Lexbase Fiscal n°866 du 27 mai 2021 : Procédures fiscales

[Jurisprudence] Location immobilière à prix minoré : à qui incombe la preuve d’une anormalité ?

Réf. : CE 9° ch., 8 mars 2021 n° 433019, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A45584KZ)

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par Cécile de Smet et Liam Hadhom, Avocats au barreau de Paris, d’Alverny Avocats

le 26 Mai 2021


Mots-clés : acte anormal de gestion • prix minoré 

Le Conseil d’État réaffirme la portée de l’arrêt « Société Croë Suisse » [1] du 21 décembre 2018, en censurant une cour administrative d’appel qui l’avait appliqué à un cas de remise en cause par l’administration d’un montant de loyers. La Haute juridiction rappelle également que pour appliquer cette théorie, l’administration doit démontrer une anormalité dans le prix pratiqué.


 

Faits et procédure

La société de droit suisse dénommée La Maisonnette est propriétaire d’une villa située à Saint-Jean-Cap-Ferrat et la loue à son associé pour un loyer annuel de 120 000 euros.

Lors d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a estimé que le loyer annuel déclaré par la société était inférieur à la valeur locative réelle de la villa et que cette minoration, constitutive d’un acte anormal de gestion, devait être réintégrée dans ses résultats.

Par un jugement du 6 avril 2018, le tribunal administratif de Nice a rejeté la demande de la société La Maisonnette tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés qui avaient été mis à sa charge.

La cour administrative d’appel de Marseille [2] a confirmé les redressements, au motif que l’administration serait présumée apporter la preuve du caractère anormal de l’opération dès lors que le contribuable n’apporte pas d’élément de nature à remettre en cause l’évaluation de l’administration, faisant ainsi sien le considérant de principe de la décision rendue par le Conseil d’État en décembre 2018 dans l’affaire de la Société « Croë Suisse ».

Le Conseil d’État casse l’arrêt de la cour pour erreurs de droit. Cette affaire est l’occasion de revenir sur les règles applicables en matière de preuve lorsque l’administration entend remettre en cause une opération sous l’angle de l’anormalité, circonscrire les cas de figure dans lesquels une présomption d’anormalité est admise (I) et faire un utile rappel de la charge qui incombe à l’administration dans la démonstration de l’anormalité du prix (II).

I. L’acte anormal de gestion et les règles d’administration de la preuve

A - Le principe de la preuve à charge de l’administration et les cas d’inversion

  • Le principe : l’administration doit prouver l’anormalité qu’elle invoque

L’acte anormal de gestion est, selon la formule désormais consacrée par la jurisprudence du Conseil d’État, celui par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt [3].

Quand l’administration considère une opération anormale, il lui incombe en principe d’apporter la preuve d’un acte anormal de gestion [4].

Cette règle ne cède qu’en cas de disposition législative contraire : lorsque le contribuable ne s’est pas opposé aux redressements dans le délai imparti [5] ou lorsqu’il fait l’objet d’une taxation d’office [6].

La charge de la preuve comprend deux volets pour l’administration :

  • d’une part, elle doit démontrer que l’opération n’a pas été réalisée à sa juste valeur, c’est-à-dire démontrer l’existence d’un écart significatif entre la valeur réelle de l’opération et son prix convenu (critère objectif) ;
  • et, d’autre part, que l’auteur de l’acte a intentionnellement agi contre l’intérêt de l’entreprise (critère subjectif).

Toutefois, la jurisprudence du Conseil d’État a identifié certaines hypothèses dans lesquelles la preuve de l’élément intentionnel est présumée dès lors que l’administration a démontré la réalité de certaines opérations, anormales par construction.

  • L’exception : la présomption d’anormalité

L’administration fiscale a été dispensée par la jurisprudence du Conseil d’État d’apporter la preuve de l’élément intentionnel dans deux cas de figure, pour lesquels la démonstration de l’élément objectif suffit à présumer l’anormalité de l’opération.

Dans ces cas-là, le contribuable n’est évidemment pas dénué de recours mais la charge de la preuve est inversée et c’est alors à lui de démontrer que l’opération a bien été faite dans l’intérêt de l’entreprise.

Tel est le cas lorsque l’opération que l’administration entend remettre en cause met en présence l’entreprise avec un tiers avec lequel elle se trouve en relation d’intérêt [7] : le caractère délibéré de l’avantage est alors présumé découler de cette relation, qui laisse penser que l’entreprise a pu souhaiter lui octroyer une libéralité [8].

De même, lorsque l’opération en cause est d’une nature si évidemment anormale que l’entreprise est présumée l’avoir sciemment consenti, ce qui recouvre notamment le cas des abondons de créance ou des prêts sans intérêt [9].

Dans ces hypothèses, c’est alors au contribuable de défendre soit la normalité du prix convenu soit que la minoration avérée a une contrepartie pour l’entreprise, autre qu’immédiatement financière, ou que l’entreprise se trouvait dans une situation où l’opération, même à bas prix, était finalement l’option la plus favorable ou, pour reprendre les termes de la Rapporteure publique dans l’affaire « Société Croë Suisse », un « moindre mal par comparaison avec des perspectives plus funestes »  [10].

B. Les opérations sur des éléments de l’actif circulant ne sont pas concernées par la présomption d’anormalité

De manière inédite, la cour administrative d’appel de Marseille a appliqué le régime de la présomption simple d’anormalité aux loyers minorés, en transposant le considérant de principe de la décision « Société Croë Suisse » : « s'agissant de l'encaissement d'un loyer, lorsque l'administration, qui n'a pas à se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que le montant est inférieur à celui de la valeur locative et que le contribuable n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l'acte de location si le contribuable ne justifie pas que l'appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l'intérêt de l'entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la location à un tel prix, soit qu'elle en ait tiré une contrepartie ».

La cour a ainsi considéré que l’administration est présumée apporter la preuve du caractère anormal de la location lorsque le montant du loyer encaissé est inférieur à celui déterminé par l’administration et que le contribuable n’apporte aucun élément remettant en cause cette évaluation.

Le Conseil d’État casse l’arrêt d’appel aux motifs qu’il est entaché de deux erreurs de droit dont la première est d’avoir appliqué la présomption d’anormalité à une opération relative à des éléments de l’actif circulant, alors même que les cas dans lesquels cette présomption est admise doit rester l’exception.

Rappelons que le Conseil d’État a déjà écarté la transposition de cette jurisprudence dans le cas de la cession d’un élément de l’actif circulant, concernant des immeubles figurant au bilan de l’entreprise comme stocks puisqu’elle agissait en tant qu’acheteur-revendeur et qu’elle avait des obligations de revente à court terme [11].

La reconnaissance d’une présomption aux cessions d’éléments de l’actif immobilisé se justifie par la nature du bien cédé, qui est un élément du patrimoine de l’entreprise (d’autant que, dans l’affaire « Croë Suisse », il s’agissait du seul bien de la société cessionnaire et que la différence de prix avérée était de plusieurs dizaines de millions d’euros).

À l’inverse, la cession d’un élément de stock constitue une opération courante. Comme le précise Madame la Rapporteure publique dans cette affaire, s’agissant d’une location, des motifs légitimes de s’éloigner d’une valeur de marché existent : « un niveau de loyer inférieur au prix de marché constitue certes un manque à gagner pour l’entreprise, mais de multiples raisons répondant à l’intérêt de l’entreprise peuvent le justifier, comme la volonté d’éviter la vacance prolongée d’un bien, l’opportunité de fidéliser un locataire solvable » [12].

Cette espèce semble faire écho aux prévisions de Madame la Rapporteure publique dans l’affaire « Croë Suisse » lorsqu’elle commentait l’affaire en soulevant la nécessité de prévoir des garde-fous à son application « Mais pour l’administration et pour les cours et les tribunaux, le seul fait que le prix de cession soit nettement inférieur à une valeur vénale théorique ne suffira-t-elle pas à entraîner leur conviction ? La référence à la théorie de l’acte anormal de gestion couvrirait alors une immixtion dans la gestion de l’entreprise » [13].

Cette espèce est l’occasion pour le Conseil d’État de réaffirmer la portée qu’elle a entendu donner à sa décision et la circonscrire à des hypothèses limitées (dans ses conclusions, Madame la Rapporteure publique distingue aussi le cas d’un abandon pur et simple de loyers, qui serait en revanche par nature anormal).

En outre, la Cour a commis une autre erreur de droit, en se bornant à rejeter les éléments apportés par le contribuable pour valider l’anormalité du montant du loyer, sans examiner si l’administration prouve ce qu’elle affirme : l’existence d’une différence de valeur par rapport à un prix de marché étayé.

II. Dans tous les cas, l’administration doit apporter la preuve d’une anormalité dans le prix

A - Le Conseil d’État rappelle que l’administration doit étayer sa méthode de valorisation

La cour administrative d’appel de Marseille dispense non seulement l’administration d’étayer l’élément intentionnel de la libéralité prétendue, mais aussi, plus indirectement, l’existence de la différence de valeur par rapport au prix de marché. En considérant que c’est au contribuable de démontrer que la valeur retenue par l’administration est fausse, elle dispense cette dernière de démontrer que sa méthode de valorisation est juste.

Le Conseil d’État entend rappeler cette règle dans l’application de l’acte anormal de gestion, d’autant qu’en l’espèce plusieurs éléments semblaient indiquer une légèreté, ou à tout le moins des imprécisions dans la méthode retenue par l’administration pour déterminer le montant « normal » du loyer.

En l’absence de biens loués comparables à la villa de la société La Maisonnette, l’administration avait évalué sa valeur locative, par application d’un taux de rendement locatif de 4 % à sa valeur vénale. Dans sa proposition de rectification, l’inspecteur s’était pourtant contenté d’invoquer une fourchette de taux, imprécises (« entre 3 % et 5 %), prétendument admises par la jurisprudence administrative, sans citer les décisions sur lesquelles il se fondait. De plus, l’administration n’apportait pas d’élément chiffré relatif au marché locatif de la commune de Saint-Jean-Cap-Ferrat.  

En censurant le raisonnement de la cour, le Conseil d’État réaffirme – que le cas soit d’ailleurs susceptible de faire bénéficier à l’administration d’une présomption d’anormalité ou non – qu’il appartient toujours à l’administration d’établir que l’opération qu’elle entend remettre en cause s’écarte de la norme, et donc, dans le cas d’une location à prix minoré, que celui-ci présente un écart significatif par rapport à une valeur de marché étayée.

Au cas d’espèce, la cour est censurée pour s’être contentée d’écarter l’argumentation de la requérante sans examiner le bien-fondé des éléments invoqués par l’administration afin de justifier une méthode de valorisation contestée.

B – Le moyen non invoqué par l’administration

De façon plus surprenante, l’administration n’avait pas utilisé les rapports existants entre la société La Maisonnette et le locataire pour invoquer la jurisprudence constante du Conseil d’État permettant de présumer l’intention libérale (notamment les affaires Conseil d’État du 5 mars 1997 « La Perdrix Rouge » précitée et plus récemment l’arrêt du 12 décembre 2018 « Société Sibuet Acquisition » [14]). 

Or dans le cas d’espèce, le locataire était bien l’associé de la société La Maisonnette, ce qui aurait pu justifier une application différente de la jurisprudence sur les cas admis de présomption d’anormalité.

Comme le rappelle Madame la Rapporteure publique, sur la charge de la preuve de l’élément intentionnel, il n’était pas possible à la Haute juridiction de procéder par substitution de motifs (qui ne sont pas d’ordre public) qui aurait confirmé l’approche de la Cour sur ce point.

Mais cette omission ne change pas le fond de l’affaire puisque la première condition d’application de la théorie d’acte anormal de gestion, qui est l’existence d’une anormalité de prix, n’a pas été suffisamment examinée par la Cour et que cette condition s’applique même dans les cas où l’administration bénéficie d’une présomption.

En refusant une application extensive des cas de présomption d’anormalité et en rappelant la charge de la preuve qui incombe à l’administration dans l’existence d’une anormalité de prix, le Conseil d’État réaffirme la portée qu’il a entendu donner à sa décision « Croë Suisse » de 2018 et les règles nécessaires au bon maniement de la théorie de l’acte anormal de gestion par l’administration.

 

[1] CE Plénière, 21 décembre 2018 n° 402006, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8394YRC).

[2] CAA Marseille 28 mai 2019 n° 18MA01709 (N° Lexbase : A7031ZNQ).

[3] CE Plénière, 21 décembre 2018, n° 402006, précité.

[4] CE Contentieux, 27 juillet 1984 n° 34588 (N° Lexbase : A7122ALD).

[5] CE 9° et 8° ssr., 16 juin 1993 n° 78950 (N° Lexbase : A0088ANL).

[6] CE 9° et 8° ssr., 8 janvier 1993 n° 87631 (N° Lexbase : A7997AM7).

[7] CE 9° et 8° ssr., 5 mars 1997 n° 80362 (N° Lexbase : A9174AD7).

[8] CE Contentieux, 21 novembre 1980 n° 17055 (N° Lexbase : A7746AIQ).

[9] CE 9° et 10° ch.-r., 26 février 2003 n° 223092, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3402A77).

[10] Conclusions de Madame Aurélie Bretonneau sous la décision CE Plénière du 21 décembre 2018, « Sté Croë Suisse » ; C246.

[11] CE 3° et 8° ch.-r., 4 juin 2019 n° 418357, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2472ZDW).

[12] Rapporteure publique Céline Guibé, Conclusions C451.

[13] A. Bretonneau, Normalisation de la preuve de l’acte anormal de gestion, FR Lefevbre 6/19 inf. 4, p. 11.

[14] CE 9° et 10° ch.-r., 12 octobre 2018, n° 405256, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3431YG8).

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