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par Vincent Vantighem, Grand Reporter à 20 Minutes
le 03 Mai 2021
Il aura finalement fallu patienter quasiment deux ans après les faits. Le temps à l’inspection générale de la police nationale (IGPN) de rendre un rapport. À des magistrats d’analyser le « sérieux » d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Et au tribunal judiciaire de Créteil (Val-de-Marne) d’ordonner deux renvois. Mais Arié Alimi a fini par le reconnaître. C’était mercredi 10 mars peu après 13 heures, devant la 11e chambre correctionnelle. « On est tous conscients que cette audience n’a pas qu’une vocation juridique… Oui, elle a aussi une vocation politique... », a-t-il lâché au moment de conclure sa plaidoirie et de réclamer la relaxe de son client, Taha Bouhafs.
Devenu célèbre pour avoir immortalisé Alexandre Benalla en train d’alpaguer des manifestants sur la place de la Contrescarpe, un certain 1er mai mouvementé, Taha Bouhafs, 23 ans, a comparu pour « outrage » (C. pén., 433-5 N° Lexbase : L1223LDN) et « rébellion » (C. pén., 433-6 N° Lexbase : L2033AMA) sur une personne dépositaire de l’autorité publique. Les faits remontent donc à près de deux ans. Au 11 juin 2019 exactement. Et ils sont aussi simples que banals. Ce jour-là, le journaliste couvre une manifestation de sans-papiers devant la société Chronopost d’Alfortville. Le conflit social s’enlisant, le jeune homme a décidé de venir voir la situation de plus près. De trop près... Un incident éclate avec un policier en civil. Taha Bouhafs est plaqué au sol et interpellé. Une épaule déboîtée. Dix jours d’incapacité de travail selon son certificat médical. Le fonctionnaire de police justifie son intervention par le fait qu’il a été traité de « racaille de flic ».
Une QPC et des exceptions de nullité très… politiques
« Une affaire d’outrage à deux balles comme on en plaide 150 par an », résume prosaïquement Laurent-Franck Liénard, l’avocat de Maxime Demaire, le policier qui a donc déposé plainte pour « outrage » et « rébellion ». Peut-être. Sans doute. À ceci près qu’elle illustre parfaitement le fossé qui est en train de se former entre la police et une partie de la jeunesse française. Et que Taha Bouhafs et son avocat ne se sont pas fait prier pour empoigner une pelle et creuser plus profondément encore…
D’abord, en faisant venir leurs soutiens qui, à grands renforts de pancartes colorées et d’écharpes tricolores de La France Insoumise, sont parvenus à égayer un peu le parvis tout en béton grisâtre du palais de justice cristollien. Puis en faisant traîner les choses. Déjà lors d’une première audience en janvier en déposant une question prioritaire de constitutionnalité sur le problème que pose le lien de subordination entre les procureurs de la République et les forces de l’ordre lors des enquêtes sur de supposées violences policières (C. proc. pén., art. 39-3 N° Lexbase : L4827K8B).
Et aussi, ce mercredi 10 mars. La QPC, dénuée de « sérieux », ayant été rejetée, Arié Alimi s’est lancé dans le développement d’une longue série d’exceptions de nullité. Enquête de flagrance… Notification des droits du gardé à vue… Saisine du tribunal… Toutes avaient un accent très politique. Toutes ont été jointes au fond par le tribunal.
« Je comprends même pas qu’on doive se justifier... » lâche le policier
Il était donc quasiment 11 heures quand le procès a enfin pu entrer dans le vif du sujet. Mais alors qu’on attendait à ce que Taha Bouhafs soit soumis à la question à la barre, c’est plutôt lui et son avocat qui ont retourné l’audience. Comment ? En posant simplement des dizaines de questions au policier à l’origine de la procédure. De celles qui titillent encore et toujours l’opinion publique.
Exemples : pourquoi s’est-il permis de tutoyer Taha Bouhafs lors de l’interpellation ? « Parce que c’était un jeune local... » Ça veut dire quoi « un jeune local ? » « Euh... » Pourquoi ne portait-il ni brassard de police ni uniforme ni matricule ? « Un simple oubli hasardeux... » Et pourquoi les faits figurant au procès-verbal rédigé ne correspondent pas à ceux que l’on voit sur les vidéos ? Pourquoi la brigade anti-criminalité utilise-t-elle toujours le vocable « de type nord africain » pour désigner un individu suspect ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Une dizaine d’interrogations suffisantes pour entraîner une inversion des rôles. Comme si la victime n’était pas celle que l’on croyait. Et que, dans une parfaite asymétrie, le prévenu non plus. De fait, Taha Bouhafs n’a passé qu’un petit quart d’heure assez tranquille à la barre quand Maxime Demaire, le policier, a galéré pendant plus d’une heure. Sur le gril. Alors qu’en sa qualité de plaignant, il n’avait même pas l’obligation de venir.
C’est sans doute pour cela qu’il a fini par lâcher la phrase de trop. « Je comprends même pas qu’on doive se justifier et s’expliquer autant sur le fond et la forme. Cela me dépasse un peu. Je dois dire que dans ma carrière, j’ai déjà fait des choses bien plus graves. Et je n’ai pas dû me justifier autant... »
Une amende de 700 euros requise, la décision rendue le 11 mai
Droit comme un « i » à la barre, il a alors dû se rendre compte qu’il avait poussé le bouchon un peu trop loin. Car quelques minutes plus tard, il a décidé de ne plus répondre aux questions comme la procédure le lui permet. Mais le mal était fait. Et son avocat, Laurent-Franck Liénard, a eu toutes les peines du monde à tenter de redresser la barre sur laquelle il semblait transpirer. Bien sûr, celui-ci a rappelé les conditions de travail des policiers actuellement. Obligés « d’enfiler un gilet pare-balles le matin » sans savoir s’ils rentreront le soir. De prendre « la flotte sur la gueule toute la journée dehors ». Sans être considérés par leur hiérarchie. Dans des bagnoles qui ne roulent pas. Et contraints de se faire « insulter par des individus qui, un portable à la main, ne cherchent que la provocation ».
Taha Bouhafs, lui, assure qu’il ne cherchait pas « la provocation » ce 11 juin 2019. Qu’il ne voulait faire que son travail de journaliste. Il explique qu’il a bien prononcé le mot de « racaille » à l’attention de Maxime Demaire mais qu’il ignorait que celui-ci était policier… De quoi caractériser les faits pour la procureure qui requiert, alors, une simple peine d’amende de 700 euros. Quand elle annonce ça, Laurent-Franck Liénard a déjà quitté le prétoire. Il devait filer pour une reconstitution dans un autre dossier. Mais juste avant de partir, à l’heure de plaider, il avait fait part de son fatalisme. « Quelle que soit votre décision, j’aurais de toute façon perdu… Si vous condamnez Taha Bouhafs, son avocat ira devant les caméras dire que c’est un déni de justice et que la société va mal. Et si vous le relaxez, j’aurais perdu... » Réponse le 11 mai, date à laquelle le tribunal a prévu de rendre sa décision. Pas sûr que le fossé entre les jeunes et la police soit comblé d’ici là.
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