La lettre juridique n°806 du 12 décembre 2019 : Taxe sur la valeur ajoutée (TVA)

[Jurisprudence] TVA et corridas

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 15 février 2019, n° 408228, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3478YX4) ; BOI-TVA-LIQ-30-20-20191030 (N° Lexbase : X7049ALN) ; BOI-TVA-LIQ-30-20-40-20191030 (N° Lexbase : X8932ALE)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 11 Décembre 2019

L’administration fiscale vient de prendre acte de la décision du Conseil d’Etat en date du 15 février 2019 : si la corrida est un spectacle, elle ne peut être assimilée aux spectacles de variétés et ne peut bénéficier du taux réduit de TVA (5,5 %).

Il appert que seuls certains spectacles peuvent bénéficier - sur le fondement de l’article 278 O bis du Code général des impôts - de ce taux réduit. Il en va ainsi des spectacles réalisés par les théâtres, les théâtres de chansonnier, les cirques, les concerts, les spectacles de variétés...

Les spectacles de corridas ne peuvent être intégrés dans aucune des catégories mentionnées. Dans cette décision du 15 février 2019, le Conseil d’Etat statue sur la requête présentée par la SAS Plateau de Valras, organisatrice de corridas ; l’administration avait remis en cause - pour l’année 2011 - l’application du taux réduit de TVA sur les prix des billets délivrés en 2011. La SAS avait demandé au tribunal administratif de Montpellier de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la TVA réclamés au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2011. Le tribunal administratif rejette sa demande (TA de Montpellier, 16 octobre 2014, n° 1301927) ; la cour administrative d’appel de Marseille rejette l’appel formé par la société (CAA de Marseille, 20 décembre 2016, n° 14MA04262).

Saisine du Conseil d’Etat il y a. Le Conseil d’Etat fait lecture de plusieurs articles du Code général des impôts. En vertu de l’article 278 (N° Lexbase : L0401IWR), le taux normal de TVA est de 19,60 %. En vertu de l’article 279 (N° Lexbase : L9299LHU), application du taux réduit de TVA de 5,5 % il y a aux théâtres, théâtres de chansonnier, cirques, spectacles de variétés, foires/salons/expositions autorisés, jeux et manèges forains. En vertu de l’article 261 E (N° Lexbase : L8473LHB), sont exonérés de TVA les droits d’entrée perçus par les organisateurs de réunions sportives soumises à l’impôt sur les spectacles, jeux et divertissements.

Une fois passé ce rappel textuel, le Conseil d’Etat se prononce sur les prétentions de la SAS Plateau de Valras. Selon cette dernière, la la cour administrative d’appel de Montpellier aurait commis une erreur de qualification juridique des faits en refusant la qualité de « spectacles » aux corridas. Le Conseil d’Etat récuse un tel raisonnement. Contrairement aux assertions de la SAS, la cour administrative d’appel n’a pas estimé que les corridas n’étaient pas des spectacles  au sens de l’ordonnance du 13 avril octobre 1945 relative aux spectacles ou au sens de l’article L. 7122-2 du Code du travail (N° Lexbase : L3159H9U) ; la cour administrative d’appel a estimé que les corridas n’étaient pas des « spectacles de variétés » au sens du b du bis de l’article 279 du Code général des impôts.

La cour administrative d’appel n’a donc pas commis d’erreur de qualification juridique lorsqu’il s’est agit de cogiter sur la « singularité » (tel est le terme usité par le Conseil d’Etat) de la corrida en tant que manifestation. Car si la corrida n’est pas un spectacle de variétés, c’est précisément en raison de sa « singularité » : « elle se déroule autour du thème central de l’affrontement entre l’homme et le taureau, selon un rituel comportant la mise à mort de ce dernier ». Ce n’est pas l’existence d’un combat rituel entre l’homme et l’animal qui fonde la spécificité de la corrida, c’est l’ultime conséquence de leur affrontement : la mise à mort, inéluctable, de l’animal. La césure entre un spectacle de variétés (soumis à la TVA de 5,5 %) et un spectacle qui ne mérite pas ce qualificatif (et non soumis à la TVA de 5,5 %) repose ainsi sur un critère déterministe : la mort, toujours. Un spectacle impliquant par définition la mort de l’animal n’est pas un spectacle de variétés. Reste à savoir ce que l’on entend par variétés et pourquoi la mort programmée n’entre pas dans la catégorie variétés. Le régime fiscal applicable aux spectacles de variétés semble être fondé sur deux critères : la vie versus la mort, l’incertitude versus la certitude. La corrida - pour être bien un spectacle - n’est pas un spectacle de variétés car elle est porteuse de certitude et de mort, de la certitude de la mort.

Une autre question ne peut manquer de poindre, celle du principe de neutralité fiscale ; la requérante invoque un moyen tiré de la méconnaissance de ce principe. Le Conseil d’Etat se fonde sur la politique jurisprudentielle de la CJUE telle que systématisée (notamment) dans l’arrêt du 10 novembre 2011 (CJUE, 10 novembre 2011, aff. C-259/10, «The Rank Group» N° Lexbase : A9110HZG). Il y a violation du principe de neutralité fiscale en présence d’une différence de traitement (au regard de la TVA) de deux prestations de service identiques ou semblables du point de vue du consommateur et satisfaisant aux mêmes besoins que celui-ci. Ce seul constat suffit à établir une violation dudit principe. La CJUE s’est prononcée en 2011 sur la requête de Rank, membre représentatif d’un groupe TVA exploitant des clubs de bingo et des casinos ; dans ces derniers, la clientèle peut jouer au « bingo mécanisé avec gains versés en espèces » (« mc-bingo ») et à des machines à sous. Le recours était fondé sur l’argument suivant :  différents types de « mc-bingo » et de machines à sous étaient traités de manière différente alors même qu’ils sont comparables, voire identiques, du point de vue du consommateur. La soumission à la TVA de certains types de « mc-bingo » et de machines à sous violerait le principe de neutralité fiscale. Selon la CJUE, « le principe de neutralité fiscale s’oppose en particulier à ce que des marchandises ou des prestations de services semblables, qui se trouvent donc en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA ». Il s’ensuit que « le caractère semblable de deux prestations de services entraîne la conséquence que celles-ci se trouvent en concurrence l’une avec l’autre ». Quant à l’« l’existence effective d’une concurrence entre deux prestations de services, elle ne constitue pas une condition autonome et supplémentaire de la violation du principe de neutralité fiscale si les prestations en cause sont identiques ou semblables du point de vue du consommateur et satisfont aux mêmes besoins de celui-ci ». Une telle considération « vaut également en ce qui concerne l’existence d’une distorsion de concurrence. Le fait que deux prestations identiques ou semblables et satisfaisant aux mêmes besoins sont traitées de façon différente du point de vue de la TVA entraîne en règle générale une distorsion de concurrence ».

Retour au Conseil d’Etat français : celui-ci reprend l’argumentation de la cour administrative d’appel. Cette dernière pouvait à bon droit juger que les corridas ne sont pas, du point de vue du consommateur, semblables (en raison de leurs caractéristiques) aux spectacles de variétés. Elles s’adressent à un public différent de celui des autres spectacles tauromachiques. Double distinction donc : les corridas ne peuvent être assimilées aux spectacles de variétés (critère de la nature autre) tels que visés au b bis de l’article 279 du Code général des impôts, elles ne peuvent être assimilées aux autres spectacles tauromachiques (critère du public autre). La société requérante ne peut pas se prévaloir du principe de neutralité de la TVA au motif que les courses landaises et camarguaises  - organisées par des fédérations sportives - sont exonérées de taxe sur le fondement de l’article 261 E du Code général des impôts. Via cet article 261 E, le législateur a seulement voulu maintenir l’exonération dont bénéficiaient de telles manifestations avant l’entrée en vigueur de la Directive 77/388/CEE du Conseil (17 mai 1977, harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires). Selon le Conseil d’Etat, le « motif de pur droit » ainsi mentionné doit être substitué à celui retenu par la cour administrative d’appel dans son arrêt ; l’opération de substitution réalisée lui permet d’écarter le moyen tiré de la méconnaissance du principe de neutralité. Le Conseil d’Etat fait encore mention de l’article 132 de la Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 (N° Lexbase : L7664HTZ) : il y a exonération des prestations de services et des livraisons de biens effectuées par des organismes à l’occasion de manifestations destinées à leur apporter un soutien financier (et organisées à leur profit exclusif). Encore faut-il  - à titre de condition - que l’exonération ne soit pas susceptible de provoquer des distorsions de concurrence. Toujours sur le fondement de la Directive 2006/112/CE, les Etats membres peuvent introduire toutes les restrictions nécessaires, en particulier en limitant le nombre de manifestations ou l’importance des recettes ouvrant droit à l’exonération. Selon le droit interne (CGI, art. 261), sont exonérées de TVA les recettes de six manifestations de bienfaisance ou de soutien organisées dans l’année à leur profit exclusif par les organisateurs mentionnés en amont et par les organismes permanents à caractère social des collectivités locales et des entreprises.

Pour repousser les prétentions de la requérante, le Conseil d’Etat rappelle que la cour administrative d’appel ne s’est pas prononcée sur l’application des dispositions fiscales en tant que telles mais « a seulement jugé que la société ne pouvait pas se prévaloir, sur le fondement de l’article L. 80 du Livre des procédures fiscales, des commentaires administratifs visant les coréalisations de spectacles vivants ». Cela emporte la conséquence suivante pour le juge de (non) cassation : le moyen - qui n’est pas d’ordre public - est nouveau et s’avère « sans influence sur le bien-fondé de l’arrêt ». En d’autres termes, le Conseil d’Etat refuse d’évaluer si la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en ne jugeant pas que l’exonération des corridas - organisées par les organismes permanents à caractère social des communes (ex. comités des fêtes) - était contraire aux dispositions de la Directive UE précitée et emportait méconnaissance du principe de neutralité de la TVA.

La requérante avait in fine soulevé un moyen axé sur la différence entre la TVA applicable aux corridas en France et en Espagne ; nouveau lui aussi en cassation, ce moyen est rejeté. Ajoutons que le Conseil d’Etat refuse de saisir la CJUE d’une question préjudicielle. Au regard de l’espèce telle qu’elle vient d’être lue, l’utilisation de la procédure de l’article 267 TFUE ([LXB=]) pouvait cependant ne pas être d’une totale inutilité.

Si la CJUE n’a pas été saisie dans le cadre de la question préjudicielle, le Conseil constitutionnel avait été jadis saisi dans le cadre de la QPC (Cons. const., décision n° 2012-271 QPC du 21 septembre 2012 N° Lexbase : Z95300Y4). Le propos n’est pas de revenir en détail sur cette QPC relative à l’immunité pénale en matière de courses de taureaux. Il s’agit plutôt de souligner combien il apparaît malaisé, pour les juges nationaux, de gérer le régime juridique des corridas. S’agissant du juge administratif, on peut s’interroger sur la pertinence de la différence de traitement à raison de la différence de public (corridas versus autres spectacles tauromachiques, corridas versus spectacles de variétés).

Quant au juge constitutionnel, on peut s’interroger sur la pertinence de la différence de traitement à l’aune d’une « tradition locale ininterrompue » non équivoque et des « pratiques traditionnelles ». Bref, la corrida pose souci juridique, qu’il s’agisse du droit fiscal ou du droit pénal ; la solution la plus simple pour faire disparaître une querelle herméneutique est de faire disparaître la pratique qui en est la source originelle.

⇒Quel impact dans ma pratique ?

L’arrêt permet d’appréhender la dimension subjective de certaines qualifications juridiques (et juridictionnelles), ici l’existence de régimes fiscaux différents appliqués à des entités semblant se trouver dans des situations similaires.

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