La lettre juridique n°758 du 18 octobre 2018 : Fonction publique

[Questions à...] Les conditions de retrait de la protection fonctionnelle - Questions à Frédéric Colin, Maître de conférences HDR de droit public, Centre de Recherches Administratives, Aix-Marseille Université

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 1er octobre 2018, n° 412897, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2243X8L)

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[Questions à...] Les conditions de retrait de la protection fonctionnelle - Questions à Frédéric Colin, Maître de conférences HDR de droit public, Centre de Recherches Administratives, Aix-Marseille Université. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/48371079-questions-a-les-conditions-de-retrait-de-la-protection-fonctionnelle-questions-a-frederic-colin-mait
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 17 Octobre 2018

Dans un arrêt rendu le 1er octobre 2018, la Haute juridiction a dit pour droit qu’une décision accordant le bénéfice de la protection fonctionnelle à un agent public peut être abrogée si les éléments révélés par une décision juridictionnelle non définitive ne retenant pas la qualification de harcèlement, et ainsi nouvellement portés à sa connaissance, permettent de regarder les agissements de harcèlement allégués comme n'étant pas établis. Pour faire le point sur cette décision, Lexbase Hebdo – édition publique a rencontré Frédéric Colin, Maître de conférences HDR de droit public, Centre de Recherches Administratives, Aix-Marseille Université.

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler l'objectif de la protection fonctionnelle accordée aux fonctionnaires ?

 

Frédéric Colin : Le service public consiste à intervenir notamment dans des conditions difficiles, parfois dans des situations de tension. L’agent public, qu’il soit fonctionnaire ou non (par exemple le contractuel), est donc particulièrement sujet à être confronté, dans le cadre de sa fonction «publique», à la contestation de son action, ce qui peut aller jusqu’à des actions violentes à son égard. Le droit de la fonction publique envisage donc la question, mais avec une subtilité qui réside dans le fait qu’il faut comprendre que si le statut général de la fonction publique consacre un certain compromis entre l’administration-employeur et ses agents, il est clair que ce qui l’emporte, c’est la protection de l’intérêt général, incarné par la fonction, et la continuité du service public. Ce n’est que dans cette mesure (mais «secondairement»), qu’est protégée la personne qui accomplit la fonction. D’où l’expression consacrée de «protection fonctionnelle», qui doit être bien comprise : en protégeant leurs agents, les pouvoirs publics protègent en réalité les fonctions.

 

L’évolution contemporaine de la protection fonctionnelle a conduit à codifier la jurisprudence, et a par ailleurs complexifié son régime juridique (conditions d’octroi, de retrait, étendue).

La protection fonctionnelle fait l’objet de l’article 11 du Titre I du statut général de la fonction publique (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3, dite loi «Le Pors»). C’est une protection qui a un caractère d’automaticité, puisque l’article précise (IV) que «la collectivité publique est tenue de protéger le fonctionnaire contre les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages dont il pourrait être victime sans qu'une faute personnelle puisse lui être imputée. Elle est tenue de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté».  L’administration est donc tenue d’accorder la protection si les conditions sont remplies (CE, 28 juin 1999, n° 195348 N° Lexbase : A3954AXQ).

 

Cette protection n’est de plus pas cantonnée aux seuls fonctionnaires puisqu’elle bénéficie aussi aux contractuels, aux stagiaires, aux agents hors statut général (par exemple, un président élu de chambre consulaire, CE, Sect., 8 juin 2011, n° 312700 N° Lexbase : A5418HTT), et même aux collaborateurs occasionnels du service public (CE, 13 janvier 2017, n° 386799 N° Lexbase : A0494S98 : «aviseur des douanes») alors que ces derniers n’appartiennent pourtant pas au sens strict à la fonction publique. Elle bénéficie encore aux anciens agents (CE, 26 juillet 2011, n° 336114 N° Lexbase : A8344HWX). La protection a récemment été étendue par la loi aux proches de l’agent par la loi «déontologie» du 20 avril 2016 (loi n° 2016-483 N° Lexbase : L7825K7X) (alors que le Conseil d’Etat avait refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point : CE, 17 février 2014, n° 374227 N° Lexbase : A7801MEN).

 

Le champ de la protection fonctionnelle a donc été considérablement étendu, par le juge comme par la loi, tant en ce qui concerne la liste de ses bénéficiaires, que les faits susceptibles de l’enclencher. Elle répond en ce sens tout à fait à la conformation qui est la sienne, de principe général du droit, consacré par le juge administratif au profit de tous les agents publics, y compris ceux non couverts par le statut général.

 

Lexbase : Quelle interprétation le juge administratif en fait-il (extensive ou restrictive) ?

 

Frédéric Colin : En ce qui concerne les bénéficiaires, il est clair que le Conseil d’Etat a élargi de façon jurisprudentielle le champ de la protection fonctionnelle. Sur le «fond», c'est-à-dire en ce qui concerne l’étendue des actes susceptibles d’engager la protection, là encore, c’est la jurisprudence qui a fondé le régime aujourd’hui consacré dans la loi ; on doit donc considérer que le juge administratif a contribué à son affermissement au profit des agents. On peut légitimement considérer que le juge administratif fait donc une interprétation relativement extensive de la protection fonctionnelle. Evidemment, maintenant que la protection fonctionnelle fait l’objet d’un article vraiment détaillé dans le statut général, le Conseil d’Etat est inéluctablement amené, et c’est d’ailleurs le sens de l’arrêt du 1er octobre, à préciser, et donc à délimiter, le champ de cette protection dédiée à l’administration publique. Affirmer que le juge administratif en fait une interprétation restrictive supposerait, eu égard aux précisions susvisées l’établissant comme «inventeur» de ce régime, qu’il le dénature ou à tout le moins en transforme sa nature au bénéfice exclusif de l’administration sans tenir compte des agents, ce qui n’est pas.

 

Ainsi, le Conseil d’Etat a l’occasion, dans l’arrêt reproduit, de prendre position à l’occasion d’une demande de protection à l’occasion de faits constitutifs de harcèlement, ajoutés à la liste des faits susceptibles d’ouvrir droit à protection, par la loi du 20 avril 2016. Mais il avait déjà indiqué avant même l’intervention de la loi que le harcèlement était bien de nature à ouvrir droit à protection fonctionnelle (CE, 12 mars 2010, n° 308974 N° Lexbase : A1604ETL).

 

Lexbase : Dans quelle mesure la protection fonctionnelle peut-elle être remise en cause ?

 

Frédéric Colin : La protection fonctionnelle, même si elle bénéficie d’un certain régime d’automaticité, on l’a évoqué, n’est pas inconditionnelle.

La collectivité qui emploie l’agent peut refuser le bénéfice de la protection à l’agent, mais seulement si une faute personnelle peut lui être imputée (par exemple, CE, 9 juin 2009, n° 323745 N° Lexbase : A2876EID), ou pour un motif d’intérêt général (CE, Ass., 14 février 1975, n° 87730 N° Lexbase : A9972B7H). Le cas de la faute pénale de l’agent est aussi envisageable.

 

Mais la formulation de la loi (à son article 11-IV) reste toutefois elliptique et ne semble concerner que des décisions de refus au motif de faute personnelle, «ab initio», c'est-à-dire concomitantes au moment de la demande de protection. L’arrêt apporte une précision bienvenue, en ce qu’il s’intéresse à des situations postérieures, qui sont nécessairement évolutives. Sachant qu’il y a une logique d’octroi automatique de protection une fois les conditions remplies, le Conseil d’Etat va apporter une possibilité pour l’administration de se «défaire» de la protection qu'elle aurait accordée.

 

Dans cette mesure, l’arrêt va sans doute surprendre les agents désagréablement. En effet, le considérant de «principe» est quasiment formulé comme un principe général du droit, et ouvre la possibilité à l’administration d’abroger pour l’avenir sa décision de protection. Or, traditionnellement, les principes généraux du droit sont «consacrés» dans la perspective de procurer des garanties supplémentaires aux agents publics, en comblant les lacunes des textes. Mais la portée de l’arrêt rapporté parait à première lecture «unilatérale» et n’envisage, que le côté défavorable pour l’agent : celui du cas dans lequel la protection fonctionnelle, pourtant octroyée, peut être abrogée. On peut néanmoins lire cette décision «positivement» : le Conseil d’Etat donne en même temps, en réalité, un signe confirmant que la logique du système est bien celle d’un octroi automatique de la protection. Le juge ouvre en définitive assez logiquement la faculté de pouvoir réexaminer la décision si des éléments nouveaux sont portés à la connaissance de l’administration. Le choix d’un régime d’abrogation pour l’avenir de la décision (et non du retrait, rétroactif), permet par ailleurs de sécuriser l’agent qui, en cas d’abrogation de la protection n’aura pas, par exemple, à rembourser d’éventuels frais antérieurs exposés par l’administration.

 

Lexbase : L'arrêt rapporté innove-t-il en la matière ?

 

Frédéric Colin : La solution, dans cette affaire, combine plusieurs «contraintes» juridiques de droit administratif. Tout d’abord, la décision qui accorde la protection fonctionnelle à un agent est un acte créateur de droits (CE, 22 janvier 2007, n° 285710 N° Lexbase : A7092DTT). Son abrogation va donc devoir répondre aux exigences de l’arrêt «Ternon» (CE, Ass., 26 octobre 2001, n° 197018 N° Lexbase : A1913AX7), tel que codifié à l’article L. 242-1 du Code des relations entre le public et l’administration (N° Lexbase : L1854KNY) : en principe, le retrait (comme l’abrogation) d’une décision créatrice de droits à l’initiative de l’administration ne saurait intervenir après le délai de quatre mois à compter de la décision, et qu’à condition que la décision soit illégale. Il faut par ailleurs motiver la décision. L'arrêt ici rapporté s’intéresse plus particulièrement à une hypothèse dérogatoire : celle dans laquelle l’administration va pouvoir retirer la protection après l’expiration de ce délai de quatre mois.

 

Le Conseil n’innove pas complètement puisqu’il reprend dans son considérant n° 3 une formulation déjà consacrée à l’identique il y a dix ans, permettant l’abrogation de la protection après le délai de quatre mois, mais seulement «dans l'hypothèse où celle-ci aurait été obtenue par fraude» (CE, Sect., 14 mars 2008, n° 283943 N° Lexbase : A3803D7Y, Rec. Lebon, 2008, p. 100, concl. Boulouis ; décision concernant un militaire). Le Conseil d’Etat précisait déjà que l’administration peut mettre fin à la protection «pour l'avenir si elle constate postérieurement, sous le contrôle du juge, l'existence d'une faute personnelle».

 

Dans l’arrêt ici reproduit, il apporte aussi la précision selon laquelle «l'autorité administrative peut mettre fin à cette protection pour l'avenir si elle constate à la lumière d'éléments nouvellement portés à sa connaissance que les conditions de la protection fonctionnelle n'étaient pas réunies ou ne le sont plus, notamment si ces éléments permettent de révéler l'existence d'une faute personnelle ou que les faits allégués à l'appui de la demande de protection ne sont pas établis». Le Conseil d’Etat aménage donc le régime de la protection fonctionnelle, ouvrant l’abrogation pour l’avenir de la protection à la prise en compte d’éléments nouveaux survenus après la décision, sachant (arrêt «Portalis») qu’il avait déjà exclu la possibilité d’un octroi de protection sous condition suspensive ou résolutoire.

 

 

Le Conseil d’Etat suit par ailleurs le Rapporteur public, M. Gilles Pellissier, qui proposait d’exclure de la possibilité d’abroger la protection pour un motif d’intérêt général. Ce motif permet en effet de refuser la protection, mais «ab initio»  (CE, Sect., 18 mars 1994, Rimasson N° Lexbase : A2251B8U) ; une fois accordée, l’intérêt général ne peut plus être invoqué par l’administration que pour adapter la protection octroyée (par exemple pour en refuser certaines modalités, comme le financement d’un avocat si une action en justice envisagée par l’agent est irrecevable).

 

On ne peut enfin extraire la solution du contexte dans lequel ce contentieux s’est développé, à savoir celui du harcèlement moral : la protection avait en effet été demandée sur ce fondement. Il s’agit d’un contentieux particulier dans lequel l’administration employeur est poursuivie pour harcèlement par son agent (avec le bénéfice d’un régime de preuve par présomption), et dans le même temps reçoit une demande de protection à ce titre. On peut imaginer que, souvent, la protection sera refusée. Mais, en l’espèce, l’administration a fait le choix d’accorder sa protection. Le harcèlement moral, malgré un régime de preuve favorable, n’aboutit pas souvent au contentieux. Le Conseil d’Etat consacre ici une approche favorable aux agents dans la mesure où il affirme que «la seule intervention d'une décision juridictionnelle non définitive ne retenant pas la qualification de harcèlement ne suffit pas, par elle-même, à justifier qu'il soit mis fin à la protection fonctionnelle». L’administration a en effet l’obligation d’examiner elle-même les faits et de les qualifier, puisque la décision juridictionnelle n’est pas définitive. Il précise néanmoins que l'administration peut malgré cela «réexaminer sa position et mettre fin à la protection si elle estime, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, que les éléments révélés par l'instance, et ainsi nouvellement portés à sa connaissance, permettent de regarder les agissements de harcèlement allégués comme n'étant pas établis». On observe donc, en matière de protection fonctionnelle, un traitement de «droit commun» du harcèlement au sein de la liste des motifs y ouvrant droit : le juge ne lui donne pas de traitement préférentiel par rapport aux autres motifs. L’acceptation par le Conseil d’Etat de la prise en compte par l’administration d’éléments nouveaux, à même de lui permettre de revoir une décision s’est déjà appliquée en matière de mutation (CE, Sect., 23 novembre 2005, n° 285601 N° Lexbase : A7379DLU), et hors fonction publique (par exemple en matière de privatisations : CE, Ass., 18 décembre 1998, n° 197175 N° Lexbase : A8921AS9).

 

La solution ici donnée se fonde sur une approche rationnelle, pragmatique, et dans l’esprit des textes : alors que le harcèlement moral est un motif qui doit «naturellement» (malgré on s’en doute un climat difficile dans le service) conduire à l’octroi de la protection fonctionnelle, l’administration doit pouvoir abroger la protection dans un second temps, si le harcèlement ne s’avère pas constitué.

 

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