La lettre juridique n°452 du 8 septembre 2011 : Procédure

[Jurisprudence] Limites de l'immunité de juridiction des personnels des ambassades

Réf. : CEDH, 29 juin 2011, req. 34869/05 (N° Lexbase : A5497HU7)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 08 Septembre 2011

Dans le cadre des relations internationales, les Etats comme les organisations non gouvernementales (1) bénéficient d'importants privilèges juridiques au titre desquels figure en bonne place une immunité de juridiction qui leur permet d'éviter de se soumettre aux juridictions de l'Etat qui les accueille. Ces immunités de juridiction doivent cependant être conciliées, dans les Etats membres du Conseil de l'Europe, avec le droit d'accès de tout citoyen à un tribunal garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR). C'est à cette conciliation que se livre la Cour européenne des droits de l'Homme dans un arrêt de Grand chambre rendu le 29 juin 2011 (2). Elle juge, ainsi, qu'en matière de licenciement d'un salarié comptable d'une ambassade, les règles de droit international ne permettent pas aux juridictions de l'Etat d'accueil de se déclarer incompétentes lorsque le salarié n'est pas un personnel diplomatique ou consulaire et qu'il n'assume pas de fonctions liées à la puissance publique de l'Etat qui l'emploie (I). Cette décision, conforme à une tendance dessinée depuis quelques années par la Cour de cassation, marque un reflux des immunités de juridictions en droit du travail (II).
Résumé

La règle de l'immunité de juridiction ne s'applique pas aux contrats de travail conclus entre un Etat et le personnel de ses missions diplomatiques à l'étranger, sauf dans un nombre limité de situations dont la présente affaire ne relève pas. En effet, le requérant, qui n'était ni agent diplomatique ou consulaire du Koweït ni ressortissant de cet Etat, ne relevait d'aucune des exceptions énumérées dans la Convention sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens de l'Assemblée générale des Nations Unies en 2004. En outre, le requérant n'a pas été engagé pour s'acquitter de fonctions particulières dans l'exercice de la puissance publique, et il n'est aucunement établi qu'il existait un risque quelconque d'interférence avec les intérêts de l'Etat du Koweït en matière de sécurité. Les dispositions de la Convention de 2004 s'appliquent aux personnels des missions diplomatiques établis en France quand bien même l'Etat français ne l'aurait pas ratifiée.

Commentaire

I - Le principe de l'exclusion des immunités de juridictions dans les relations de travail internationales

  • Immunités de juridictions et droit du travail

Dans le cadre des relations internationales, les immunités de juridiction sont pour l'essentiel encadrées par la Convention sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens de l'Assemblée générale des Nations Unies de 2004 (3).

L'article 11 de cette Convention, relatif aux relations de travail, dispose qu'"à moins que les Etats concernés n'en conviennent autrement, un Etat ne peut invoquer l'immunité de juridiction devant un tribunal d'un autre Etat, compétent en l'espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l'Etat et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre Etat". En principe donc, il n'est pas possible d'invoquer l'immunité de juridiction des Etats dans le cadre d'un litige né d'une relation de travail. Cette disposition repose, probablement, sur la volonté des signataires de la Convention de ne pas priver les salariés de ces Etats d'un droit d'accès à un tribunal (4).

La Convention prévoit néanmoins un certain nombre d'exceptions, pour certaines générales, pour d'autres spécifiques aux relations de travail. Au titre des premières, l'article 3 de la Convention prévoit par exemple que sont maintenus les privilèges de juridiction "en ce qui concerne l'exercice des fonctions [...] de ses missions diplomatiques, de ses postes consulaires, de ses missions spéciales, de ses missions auprès des organisations internationales, ou de ses délégations dans les organes des organisations internationales ou aux conférences internationales". En droit du travail, plus spécifiquement, l'article 11 § 2 rétablit l'immunité lorsque "l'employé a été engagé pour s'acquitter de fonctions particulières dans l'exercice de la puissance publique", que le salarié est "agent diplomatique" ou "fonctionnaire consulaire" ou, encore, si "cette action risque d'interférer avec les intérêts de l'Etat en matière de sécurité".

  • Position de la Cour de cassation

Quelle attitude le juge français adopte-t-il face à ces immunités de juridiction ? Sa position est malaisée, principalement parce que la France n'a pas encore ratifié la Convention de 2004 (5). Pour autant, la Cour de cassation adopte une position proche de celle de la Convention puisqu'elle ne permet le bénéfice de l'immunité que lorsque l'acte litigieux constitue un acte de puissance publique ou a été accompli dans l'exercice d'un service public (6), vérifiant ainsi que l'acte participe ou non à l'exercice de la souveraineté de l'Etat étranger (7).

L'immunité est, par exemple, exclue dans le cas d'un litige concernant l'employé d'une ambassade n'exerçant aucune responsabilité particulière dans l'exercice du service public diplomatique (8). Au contraire, en cas de fermeture d'une délégation consulaire, l'Etat bénéficie de l'immunité de juridiction quant à l'appréciation des motifs de la décision de fermeture, mais le juge français conserve le pouvoir de vérifier la réalité de la fermeture et de statuer sur les conséquences du licenciement motivé par celle-ci (9). Quoiqu'il en soit, l'appréciation du bénéfice de l'immunité relève du pouvoir souverain des juges du fond (10).

  • L'espèce

Un salarié français avait été engagé par l'ambassade du Koweït à Paris en qualité de comptable puis de chef comptable par contrat de travail à durée indéterminée. Licencié pour motif économique en mars 2000, le salarié saisit le conseil de prud'hommes qui fit droit à sa demande. Insatisfait des indemnités servies par le premier juge, il interjeta appel. Bien mal lui pris puisque la cour d'appel de Paris rejeta ses prétentions en arguant de l'irrecevabilité de son action en raison de l'immunité de juridiction dont bénéficiait l'Etat koweïtien. La Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le salarié qui, ainsi, épuisa les voies de recours internes (11).

Le salarié choisit alors de se tourner vers la Cour européenne des droits de l'Homme, estimant avoir été privé de son droit d'accès à un tribunal impartial tiré de l'article 6 § 1 de la CESDH en raison de l'application de l'immunité de juridiction de l'Etat koweïtien.

La Grand chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme fait droit à la demande du salarié et condamne la France pour violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Dans un premier temps, la Cour apprécie l'applicabilité de l'article 6 § 1 et juge qu'aucune des exceptions tenant au statut de fonctionnaire d'un Etat membre de la Convention ne pouvait être utilement avancée pour en écarter l'application (12). Dans un second temps, la Cour confronte l'immunité de juridiction accordée par le juge français au droit effectif au procès (13), estimant qu'il lui revient de "vérifier que les limitations mises en oeuvre ne restreignent pas l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même". La Cour remarque que si "l'immunité des Etats, consacrée par le droit international, vise à favoriser les bonnes relations entre Etats par le respect de la souveraineté d'un autre Etat", "l'immunité absolue des Etats a subi depuis de nombreuses années une érosion certaine".

Les juges de Strasbourg poursuivent en remarquant que l'article 11 de la Convention des Nations Unies de 2004, relatif aux contrats de travail, "a introduit une exception importante en matière d'immunité des Etats, le principe étant que la règle de l'immunité ne s'applique pas aux contrats de travail conclus entre un Etat et le personnel de ses missions diplomatiques à l'étranger, sauf exceptions limitativement énumérées au paragraphe 2 de l'article 11". Enfin, pour justifier l'application à la France d'une disposition de la Convention de 2004 qui n'a pas été ratifiée par notre pays, la Cour relève "qu'il est bien établi en droit international que, même non ratifiée, une disposition d'un traité peut avoir force contraignante, en plus des obligations créées pour les parties contractantes, si elle reflète le droit international coutumier", à condition tout de même que l'Etat en cause ne se soit pas opposé à la Convention, ce qui n'est pas le cas puisque la Convention a été signée par la France.

La Cour conclut en disposant que "le requérant, qui n'était ni agent diplomatique ou consulaire du Koweït ni ressortissant de cet Etat, ne relevait d'aucune des exceptions énumérées à l'article 11 de la Convention de 2004" et qu'il n'a "pas été engagé pour s'acquitter de fonctions particulières dans l'exercice de la puissance publique" quoiqu'il assumait des responsabilités supplémentaires à celles prévues par son contrat de travail.

II - La tendance générale au recul des immunités de juridiction dans les relations de travail

  • Le refoulement des immunités de juridiction sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'Homme

Cette décision confirme le reflux des immunités de juridiction accordées aux Etats comme aux organisations internationales dans les relations de travail. Outre que cette tendance avait déjà été amorcée par la Cour de cassation française comme par la Cour européenne des droits de l'Homme (14), plusieurs signes montrent la volonté de la cour de juguler autant que possible ces atteintes au droit au procès équitable.

Ainsi en va-t-il, notamment, de l'application au nom du droit coutumier international d'une convention non ratifiée par l'Etat défendeur. Si cette pratique n'est pas nouvelle (15) et qu'elle est conforme à la volonté de l'Etat français de ratifier la Convention (16), elle n'en reste pas moins exceptionnelle et significative d'une volonté de la Cour européenne des droits e l'Homme d'écarter autant que possible les immunités de juridictions d'une manière générale et, en l'espèce, en droit du travail. De la même manière, la Cour interprète de manière stricte l'exception prévue par la Convention relative aux fonctions particulières dans l'exercice de la puissance publique. En effet, malgré les responsabilités particulières attribuées au chef comptable d'une ambassade, fonctions qui, on peut le supposer, s'approchent des finances de l'Etat employeur et, ainsi, intéresse de près ou de loin ses fonctions régaliennes, la Cour adopte une interprétation stricte de l'exception prévue par l'article 11 § 2 de la Convention de 2004 (17).

Quoiqu'il en soit, cette position, nous l'avons vu, est conforme à celle adoptée par la Cour de cassation. Comment, dans ces conditions, est-on parvenu à ce que ce salarié soit contraint de saisir la Cour de Strasbourg ?

  • Le contrôle inapproprié de la Cour de cassation

Deux raisons permettent d'expliquer, sans le justifier pour autant, le fait que le salarié ait été contraint de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme pour obtenir gain de cause.

La première tient à la qualité de la motivation des arrêts de la Cour de cassation. L'imperatoria brevitas à laquelle notre Haute juridiction s'est toujours astreinte a parfois des avantages, comme celui par exemple de faciliter la lecture de ses décisions. Elle a cependant l'inconvénient de ne pas relever de manière exhaustive les moyens des parties ou le raisonnement juridique ayant mené à la décision (18). Cet inconvénient détone naturellement avec la tendance de la Cour européenne des droits de l'Homme, au contraire, à motiver longuement ses décisions, à permettre l'énoncé d'opinions dissidentes ou à user d'obiter dicta. Ainsi, la Cour relève le défaut de "motivation pertinente et suffisante" de nos juridictions, défaut qui ne permet pas d'apprécier si les responsabilités supplémentaires assumées par le salarié concernent des fonctions liées à la puissance publique de l'Etat employeur.

Il est cependant peu probable que la Cour européenne des droits de l'Homme, aujourd'hui plus qu'hier, parvienne à influer sur le volume de la motivation des décisions de la Cour de cassation. Une autre mesure, en revanche, pourrait plus facilement être adoptée afin que la saisine de la Cour européenne des droits de l'Homme ne soit plus nécessaire sur un point pour lequel, rappelons-le, les deux juridictions sont en accord.

En effet, comme nous le relevions, la Cour de cassation juge, en matière d'immunités de juridiction, que l'appréciation de l'application de l'immunité relève du pouvoir souverain des juges du fond. Dit autrement, la Cour n'exerce pas de contrôle sur la qualification opérée par les juges du fond. Or, c'est la Cour de cassation elle-même qui décide des points de droit soumis à son contrôle et de ceux relevant du pouvoir souverain des juges du fond. En reprenant le contrôle sur la qualification des immunités, la Cour de cassation pourrait à l'avenir éviter d'inutiles condamnations devant la Cour européenne des droits de l'Homme.


(1) Pour une illustration à propos de la Banque africaine de développement, voir Cass. soc., 11 janvier 2007, n° 05-40.157, FS-P+B (N° Lexbase : A4827DTX) et nos obs., Les privilèges juridiques des organisations internationales refoulés par le juge français, Lexbase Hebdo n° 245 du 25 janvier 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N8070A9R).
(2) V. également le communiqué de presse de la Cour européenne des droits de l'Homme.
(3) Cette convention codifie le droit international coutumier en la matière.
(4) C'est en tous les cas sur ce fondement que s'était appuyée la Chambre sociale de la Cour de cassation pour écarter l'immunité de juridiction des organisations non gouvernementales, le droit d'accès à un tribunal relevant à ses yeux de l'ordre public international, v. Cass. soc., 25 janvier 2005, n° 04-41.012, FS-P+B (N° Lexbase : A3089DGI), RGDIP, 2006, pp. 217-231, note N. Haupais ; JDI, 2005, pp. 1143-1165, note L. Corbion.
(5) La ratification est imminente, v. Loi n° 2011-734 du 28 juin 2011, autorisant la ratification de la convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens (N° Lexbase : L6496IQN).
(6) Cass. civ. 1, 25 février 1969, n° 67-10.243, Bull. civ. I, n °86.
(7) Cass. mixte, 20 juin 2003, n° 00-45.629, P (N° Lexbase : A8752C8N).
(8) Pour un concierge, v. Cass. civ. 1, 11 février 1997, n° 94-41.871 (N° Lexbase : A0194AC8) ; une infirmière, Cass. soc., 10 novembre 1998, n° 96-41.534, publié (N° Lexbase : A9665CG3) ; une employée de bureau au consulat, v. Cass. soc., 14 décembre 2005, n° 03-45.973, F-D (N° Lexbase : A9883DLM).
(9) Cass. soc., 31 mars 2009, n° 07-45.618, FS-P+B (N° Lexbase : A5170EE9).
(10) Cass. soc., 9 octobre 2001, n° 98-46.214 (N° Lexbase : A2120AWG).
(11) L'arrêt de la Cour de cassation semble malheureusement ne pas avoir été diffusé. V. cependant les considérants 28 à 34 de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme.
(12) Outre que le salarié en question n'était pas fonctionnaire, situation qui permet de faire exception aux règles de l'article 6 § 1 lorsque l'intérêt de l'Etat est en jeu (v. CEDH, 19 avril 2007, req. 63235/00 N° Lexbase : A9491DU3), il était salarié de l'Etat koweïtien et non de l'Etat français qui lui opposait l'irrecevabilité de sa demande.
(13) Comme elle l'a déjà fait par le passé, v., not., CEDH, 21 novembre 2001, req. 35763/9 (N° Lexbase : A3083AXH) et, surtout, CEDH, 23 mars 2010, req. 15869/02 (N° Lexbase : A8390ETW).
(14) Cf. supra.
(15) CEDH, 23 mars 2010, préc., spéc. § 66.
(16) La procédure de ratification est engagée depuis juillet 2009.
(17) On pourra cependant rétorquer, à raison, que par principe, les exceptions sont d'interprétation stricte, ce qui rend l'argumentation de la Cour moins surprenante.
(18) A. Tunc, A. Touffait, Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment de celles de la Cour de cassation, RTDCiv., 1974, p. 487.

Décision

CEDH, 29 juin 2011, req. 34869/05 (N° Lexbase : A5497HU7)

Condamnation de l'Etat français.

Textes cités : CESDH, art. 6 § 1 (N° Lexbase : L7558AIR)

Mots-clés : droit effectif d'accès à un tribunal. Immunités de juridiction, licenciement.

Liens base : (N° Lexbase : E3738ETM)

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