La lettre juridique n°419 du 2 décembre 2010 : Éditorial

Quand le droit du travail entre dans la "Quatrième dimension"...

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Nous sommes transportés dans une autre dimension, une dimension faite de sons, mais aussi d'esprits. Un voyage au bout des ténèbres où il n'y a qu'une destination : la Quatrième dimension"... Et, si je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, c'est pour évoquer une musique bohême, celle entonnée par un doit du travail quelque peu triste et déroutant. Car, en la matière, nous sommes plus proches de la "zone crépusculaire" (twilight zone) de Rod Serling, le créateur de la série, pour désigner l'instant précis où un pilote est incapable de voir la ligne d'horizon alors qu'il est en phase d'atterrissage que, véritablement, de la "quatrième dimension", le temps, chère à Einstein.

En feuilletant l'almanach de droit social, de ces dernières semaines, la chose est, ainsi, frappante : l'Homme n'existe que sous le prisme du "travailleur". Dire que le juge social appréhende l'Homme uniquement comme un "salarié", en tout lieu, en tout temps, sans entrevoir qu'il puisse faire ou être "autre chose", c'est faire le procès du médecin qui ne voit ses patients que du point de vue pathologique, celui du peintre qui n'entrevoit pas son sujet mais uniquement la perspective, celui du fiscaliste -plaidons pour notre paroisse- qui ne voit, dans les circonvolutions historiques du monde, qu'une perpétuelle révolte fiscale... Mais, jugez plutôt sur pièce, et commençons en douceur.

Le 9 novembre 2010, la Chambre sociale de la Cour de cassation retenait que l'exercice, par le salarié, pendant le soir et la nuit, de fonctions attribuées pendant la journée à un autre membre du personnel, spécialement affecté à la réception des appels d'urgence, caractérise bel et bien l'exercice d'un travail effectif. En l'espèce, le salarié avait saisi la juridiction prud'homale en vue d'obtenir le paiement de rappels de salaires, heures supplémentaires, repos compensateurs, service continu et repos hebdomadaire. Pour la Haute juridiction, "compte tenu de l'obligation pour la société employeur d'assurer une permanence téléphonique continue de sécurité 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, le salarié exerçait le soir et la nuit les fonctions attribuées pendant la journée à un autre membre du personnel spécialement affecté à la réception des appels d'urgence, la cour d'appel de Colmar a [, à juste titre,] caractérisé l'exercice d'un travail effectif". Sans revenir sur le fait qu'un gardien concierge, à qui l'on demande, en contrepartie d'un logement, d'assurer une permanence téléphonique, effectue un travail effectif continu, on pourra être interloqué par le fait que, prosaïquement, un salarié puisse, dès lors, travailler "effectivement", 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, sans que l'on crie à l'esclavagisme... La décision, pour favorable qu'elle soit au salarié, n'en est pas moins préjudiciable, mais révélatrice, sur la condition de l'Homme vis-à-vis de la société -unité de production oblige-.

Le même jour, la cour d'appel de Versailles faisait "coucou" au Quai de l'Horloge, se dressant ainsi dans son lit, en caractérisant un lien de subordination entre les anciens participants du jeu "L'île de la tentation" et la société de production... Les douze appelants avaient signé avec la société de production, un "règlement participants", par lequel ils s'engageaient à participer au tournage de l'émission, durant douze jours, et devaient partager leur quotidien avec des personnes de sexe opposé, sous les yeux des caméras. Soumis à de nombreuses obligations qui résultaient de ce fameux "règlement participants", ils étaient assujettis au choix de vêtements de la production, à des horaires imposés, à l'obligation de vivre sur le site et l'impossibilité de se livrer à des occupations personnelles. Pour les juges du fonds, les participants se trouvaient sous la subordination juridique de la société de production et il existait entre les parties une relation d'employeur à salariés.... Là aussi, nul besoin de revenir sur la polémique opposant moralité et exégèse du droit du travail ! Toujours est-il que participer à un jeu télévisé, pour faire du jet ski sous les tropiques et s'adonner à des parades "amoureuses" des plus intimes, ne relève donc pas de la vie privée, mais de l'exercice d'une activité professionnelle -on aurait préféré, sans doute, l'absence de "règlement participants", afin que le jeu tourne sans limite aucune à la paresse et à la luxure-.

Et, le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt de trancher, le 19 novembre 2010 : des propos tenus sur le site Facebook peuvent justifier un licenciement ! Si cette décision n'emporte pas l'aliénation définitive de l'Homme au travail -nous disons au travail et non à l'employeur ou l'entreprise, la théorie marxiste étant, en l'espèce, hors de propos-, elle raye la frontière, certes ténue, entre vie privée et vie professionnelle. Pour le juge prud'homal, les salariées ont abusé de leur droit d'expression visé à l'article L. 1121-1 du Code du travail. Elles ont, également, porté atteinte à l'autorité et à la réputation de leur supérieur hiérarchique et ont nuit à l'image de l'entreprise, leurs propos pouvant être lus par des personnes extérieures à la société. Leur comportement est, ainsi, constitutif d'une faute grave. Et, pourtant, dans cette affaire, point d'insulte, point de discrédit expressif, juste quelques railleries, sans doute de mauvais ton, mais guère plus... Une fois encore, le juge social n'entrevoit le justiciable que sous l'angle salarial ; le moyen selon lequel les mêmes propos entendus au café commerce n'auraient pas entraîner une sanction équivalente ne peut être que rejeté : c'est oublier que le célèbre réseau est un social network et, dans sa terminologie originelle, le "travail" apparaît encore et toujours.

Alors que le salarié se croit en "vacances" de son entreprise, le réseau social l'anesthésie et le plonge dans un "village", un lieu virtuel et idyllique, habité par une communauté de "villageois" tous vêtus d'habits colorés et d'un badge numéroté les identifiant, et dont les meneurs, comme cet "ami" Numéro 2, passent leur temps à lui "demander des renseignements". Le "village" en question est surveillé constamment par quantité de caméras, cookies et autres vecteurs de traçabilité. Ce "village" est une caricature du monde quotidien, un univers esthétique et ludique empreint de téléphones sans fil, portes automatiques, cartes de crédit, et envahi par la publicité... Pour les soixante-huitards, cette description partiale de Facebook évoque, nécessairement, Patrick McGoohan et une série britannique mythique. Pour les autres, il s'agit du Prisonnier, cette série reprenant le thème kafkaïen de 1984 de Georges Orwell, dans laquelle un homme tente désespérément de s'évader d'un "village" qui progressivement nie son humanité... Et, dans ce "village", il faut prendre grand soin de ne pas être dupe de ses "amis" : à la lumière de la dernière jurisprudence sociale, on ne sait jamais de quel côté du "mur" leur coeur balance...

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