La lettre juridique n°286 du 20 décembre 2007 : Social général

[Jurisprudence] De la charge de la preuve de la réalité du motif de recours au travail temporaire

Réf. : Cass. soc., 28 novembre 2007, n° 06-44.843, M. Djamel Yahiaoui, FS-P+B (N° Lexbase : A0477D33)

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par Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Le recours au travail temporaire dans l'entreprise est enserré dans des règles strictes, spécialement s'agissant des motifs permettant d'engager un salarié intérimaire. Le Code du travail est particulièrement explicite quant à ces différents cas de recours, tout comme sur les sanctions civiles ou pénales qui pourront intervenir en cas de manquement à ces dispositions. En revanche, le législateur est demeuré bien discret concernant le régime probatoire de la réalité de ce motif. Ainsi, en cas de litige sur la légitimité du motif invoqué, est-ce l'employeur ou le salarié qui doit supporter la charge et donc le risque de cette preuve ? La Chambre sociale de la Cour de cassation, par un arrêt du 28 novembre 2007, répond à cette question et tranche, ainsi, un problème jusqu'alors inédit. Cela nous donne l'occasion de revenir sur les causes justifiant le recours à l'intérim (1) et d'établir les règles gouvernant la preuve de la réalité de celles-ci (2).

Résumé

En cas de litige sur le motif du recours au travail temporaire, il incombe à l'entreprise utilisatrice de rapporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat.

1. La règle de l'interdiction de pourvoir un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise

  • Le recours au travail temporaire strictement encadré

Le Code du travail a, très strictement, encadré l'utilisation par les entreprises du travail temporaire. Ainsi, l'article L. 124-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5598ACC) prévoit que "le contrat de travail, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise".

Cette règle est, dans un deuxième temps, précisée par l'article L. 124-2-1 (N° Lexbase : L9584GQZ), qui énumère les cas dans lesquels il est loisible à l'employeur de recourir au travail temporaire. L'ensemble de ces hypothèses se caractérise, évidemment, par le caractère temporaire de l'activité à pourvoir par le salarié intérimaire.

Les juges distinguent, de manière très nette, les nécessités provisoires, imposant à l'entreprise de recourir au travail temporaire, et son activité normale et permanente. Ainsi accepte-t-il, par exemple, qu'un surcroît temporaire d'activité, tel que prévu à l'article L. 124-2-1, 2°, rendant nécessaire un "renfort ponctuel et temporaire de personnel pour pallier des circonstances passagères", permette d'avoir recours au travail temporaire (1). En revanche, dès que le juge se trouve en face d'une situation "d'accroissement temporaire qui dure", il n'hésite pas à prononcer la requalification de la relation en contrat de travail à durée indéterminée, comme cela avait été le cas dans la retentissante affaire des salariés intérimaires du groupe Renault (2).

  • La requalification, sanction civile

La sanction relative à la violation de ces règles est, elle aussi, prévue par le Code du travail. Ainsi, l'article L. 124-7, alinéa 2 (N° Lexbase : L7797HBE) emporte la requalification du contrat conclu pour pourvoir une activité normale et permanente de l'entreprise en contrat de travail à durée indéterminée. Le texte précise qu'il doit s'agir d'une "violation caractérisée" des dispositions des articles L. 124-2 et L. 124-2-1 sans, pour autant, apporter d'éléments clairs quant à la charge de la preuve de la violation de ces obligations.

  • L'hypothèse d'une sanction pénale

A côté de la requalification qui constitue une sanction civile aux yeux de l'Administration (3), il est, également, possible que l'entreprise utilisatrice ayant recours à des travailleurs intérimaires, dans l'objectif d'effectuer des tâches normales et permanentes dans l'entreprise soit sanctionnée pénalement. En effet, l'article L. 152-2, 2,° du Code du travail (N° Lexbase : L5804ACX) qualifie un tel comportement de délictuel.

Si l'action publique est mise en marche, les questions relatives à la preuve de la violation de ces textes seront grandement facilitées pour les parties du fait du caractère inquisitoire de la procédure pénale. Mais, à défaut, on pouvait se demander sur qui reposait la charge de la preuve du caractère justifié ou injustifié du recours au travail temporaire.

2. La preuve de l'interdiction de pourvoir un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise

  • La preuve en l'absence d'action publique

D'un côté, c'est le salarié qui demande la requalification du contrat de travail. On pouvait donc estimer qu'il devait supporter la charge de la preuve du caractère illicite du recours au travail temporaire en application de l'adage "actori incumbit probatio", lui-même illustré par le premier alinéa de l'article 1315 du Code civil (N° Lexbase : L1426ABG).

Cependant, l'existence de l'obligation ne fait aucun doute. Cette obligation est légale, il s'agit d'une obligation de ne pas faire, de ne pas engager un salarié intérimaire pour un emploi permanent. Dès lors, d'un autre côté, la preuve pouvait reposer sur les épaules de celui qui prétend avoir convenablement exécuté son obligation, c'est-à-dire l'employeur.

  • Le respect des règles de preuve de droit commun

La Chambre sociale se prononce, pour la première fois nous semble-t-il, sur le régime probatoire attaché au cas de recours au travail temporaire.

Au visa des articles L. 124-2 et L. 124-2-1 du Code du travail, mais surtout de l'article 1315 du Code civil, la Cour de cassation estime "qu'en cas de litige sur le motif du recours au travail temporaire, il incombe à l'entreprise utilisatrice de rapporter la preuve de la réalité du motif énoncé dans le contrat". C'est donc, tout particulièrement, le second alinéa de l'article 1315 qui est utilisé. Le salarié, quoique demandeur, n'a pas à démontrer l'existence de l'obligation puisqu'il s'agit d'une obligation légale. En revanche, l'employeur, à qui il est reproché de ne pas avoir exécuté cette obligation, doit faire la preuve de ce qu'il s'en est convenablement acquitté.

La solution semble donc en parfaite concordance avec les règles de preuve du droit commun des obligations. L'employeur supportant la charge de la preuve de la réalité du motif, il en supportera, également, le risque et succombera s'il ne parvient pas à démontrer que le recours invoqué était légitime.

  • La concordance de la règle probatoire avec la réalité de la relation de travail

La solution rendue s'avère, en outre, tout à fait conforme à la logique de la relation de travail entre entreprise utilisatrice et salarié intérimaire. En effet, si l'on peut penser qu'il serait délicat, pour un salarié de l'entreprise, d'apprécier si tel ou tel emploi dépend de l'activité normale et permanente d'une entreprise, la tâche paraît encore plus ardue pour un salarié intérimaire qui, par définition, ne connaît que très peu l'entreprise. Le travailleur temporaire est un itinérant qui va d'entreprise en entreprise et qui ne dispose, donc, que de bien peu d'informations sur la qualité temporaire ou permanente de l'emploi sur lequel il intervient.

En revanche, l'employeur dispose de tous les éléments entre ses mains. La preuve de la réalité du cas de recours devrait lui poser bien moins de difficultés, à moins, bien sûr, qu'il n'ait été de mauvaise foi et, qu'en réalité, le motif invoqué n'existe pas.

  • L'éventuel conflit entre preuve de droit commun et preuve du droit du travail

Le doute pouvait, néanmoins, provenir des termes de l'article L. 124-7, alinéa 2, du Code du travail. En effet, ce texte prévoit la requalification de la relation de travail en contrat de travail à durée indéterminée lorsque l'entreprise utilisatrice a employé le salarié "en violation caractérisée" des dispositions relatives, notamment, au cas de recours. On aurait pu entendre par cette idée de violation caractérisée que devait être nettement apportée la preuve de cette violation. Or, par sa solution, la Cour exige, au contraire, que l'employeur fasse la preuve que cette violation n'était pas caractérisée.

On aurait donc pu imaginer qu'un conflit existait quant au régime probatoire du manquement aux obligations des articles L. 124-2 et L. 124-2-1 du Code du travail. Ce conflit opposerait la règle de droit commun de l'article 1315, alinéa 2, et la règle d'exception de l'article L. 124-7, alinéa 2. On sait qu'en matière de conflit de lois en droit du travail, l'usage du principe selon lequel c'est la norme la plus favorable au salarié qui doit s'appliquer est exclu (4). Il aurait, alors, été légitime de penser que la règle générale, celle du Code civil, devait s'incliner devant la règle spéciale, celle du Code du travail, en accord avec l'adage "specialia generalibus derogant".

Les juges ont probablement estimé qu'il se serait agi, là, d'une interprétation trop extensive des termes de "violation caractérisée". En effet, il était, également, possible de se contenter d'une interprétation a minima de cette mention et d'estimer que, si par application des règles classiques de preuve, l'employeur ne parvenait pas à démontrer qu'il avait invoqué un cas de recours légitime au travail temporaire, la violation des articles L. 124-2 et L. 124-2-1 du Code du travail se trouvait "caractérisée". Cette interprétation souple pouvait, néanmoins, surprendre quand on sait à quel point la Cour est rigoureuse quant au champ couvert par l'article L. 124-7, alinéa 2, et refuse, ainsi, la requalification pour manquement au délai de carence prévu par le troisième alinéa du même texte (5).

Quoi qu'il en soit, cette solution semble s'inscrire harmonieusement dans les règles qui guident le plus souvent la preuve quand un litige s'élève au sujet de contrats spéciaux. Ainsi, l'absence de contrat de travail écrit suffit à obtenir la requalification en contrat de travail à durée indéterminée (6). De la même manière, s'agissant d'une "requalification-sanction", seul le salarié peut demander que cette sanction intervienne. On le sent bien, cette solution s'inscrit donc dans une optique générale suivant laquelle le juge se pose, en matière de travail précaire, comme protecteur des intérêts des salariés.


(1) Cass. soc., 18 janvier 1995, n° 90-46.031, Société à responsabilité limitée Asgarde c/ M. Ezzedine Yacoubi, inédit (N° Lexbase : A2174AGM). V., également, Cass. soc., 9 avril 1996, n° 92-43.458, M. Thibault c/ Mme Fildier, ès qualités de liquidateur amiable de la Société Icad, publié (N° Lexbase : A2000AAC).
(2) Cass. soc., 21 janvier 2004, n° 03-42.754, Société Sovab c/ M. Ahmet Akin, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8845DAT) et les obs. de Ch. Radé, Abus d'intérim : attention à la requalification !, Lexbase Hebdo n° 105 du 29 janvier 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N0307ABY) ; Dr. soc. 2004, p. 892, obs. Cl. Roy-Loustaunau ; RJS 2004, p. 243, n° 352.
(3) V. l'article 5.1.2 de la circulaire de la DRT n° 90-18 du 30 octobre 1990 (N° Lexbase : L2859AIQ).
(4) V. J. Pélissier, Existe-t-il un principe de faveur en droit du travail, Mélanges dédiés à M. Despax, p. 289.
(5) V. Cass. soc., 23 février 2005, n° 02-44.098, M. Rejeb Farh c/ Société Spie Batignolles Sud-Est, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8599DGL) et les obs. de S. Martin-Cuenot, Admission limitative de la requalification : deux illustrations en matière de contrat de travail temporaire, Lexbase Hebdo n° 158 du 10 mars 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4892ABS). V., également, pour l'absence d'une mention obligatoire n'emportant pas la requalification en raison de l'absence de renvoi au texte par l'article L. 124-7, alinéa 2 ; Cass. soc., 19 juin 2002, n° 00-41.354, M. Georges Ambiehl c/ Société Eurolabor, FS-P+B (N° Lexbase : A9585AYN) et les obs. de S. Koleck-Desautel, Travail temporaire : rappel des règles relatives à la requalification du contrat en CDI, Lexbase Hebdo n° 30 du 4 juillet 2002 - édition sociale (N° Lexbase : N3353AAG).
(6) Cass. soc., 7 mars 2000, n° 97-41.463, M. Beleknaoui c/ Société Groupe Elan travail temporaire, publié (N° Lexbase : A6361AGP).
Décision

Cass. soc., 28 novembre 2007, n° 06-44.843, M. Djamel Yahiaoui, FS-P+B (N° Lexbase : A0477D33)

Cassation (CA Nancy, chambre sociale, 20 juin 2006)

Textes visés : C. trav., art. L. 124-2 (N° Lexbase : L5598ACC) et L. 124-2-1 (N° Lexbase : L9584GQZ) ; C. civ., art. 1315 (N° Lexbase : L1426ABG)

Mots-clés : contrat de travail temporaire ; preuve du motif de recours ; requalification.

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