La lettre juridique n°286 du 20 décembre 2007 : Fonction publique

[Jurisprudence] Les francs-maçons sont-ils des fonctionnaires comme les autres ?

Réf. : CEDH, 31 mai 2007, req. 26740/02, Grande Oriente d'Italia Palazzo Giustiniani c/ Italie (N° Lexbase : A0867D3I)

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Les fonctionnaires français ont acquis le droit à communication de leur dossier en cas de procédures disciplinaires grâce à l'article 65 de la loi du 22 avril 1905. "Son vote est lié à l'un des principaux scandales de la IIIème République : 'l'affaire des fiches', un des événements marquants de la période 1902-1904, pendant laquelle s'est maintenu le long ministère radical du 'petit père' Combes. Le général André étant ministre de la Guerre, un système de délation avait été organisé avec l'aide d'une organisation maçonnique (le Grand Orient de France), en vue de répertorier les officiers 'mal-pensants' c'est-à-dire essentiellement ceux, qui allant à la messe, ou autorisant leur femme à y aller, ou assistant à la première communion de leur fils, devaient être considérés comme de mauvais républicains. Des indiscrétions provoquèrent le scandale. On parlait de deux dossiers qui se trouvaient (ou se seraient trouvés) sur le bureau du ministre, l'un contenant les fiches relatives aux bons officiers, ceux qui ne fréquentent pas les églises et qui étaient promis à un avancement rapide comme à des affectations intéressantes : c'était le dossier 'Corinthe' (car 'non licet omnibus adire Corinthum') ; l'autre contenant des fiches de ceux dont la carrière serait moins brillante : ce dossier des 'cléricaux', des 'jésuites', était le dossier 'Carthage' (parce que : 'Carthago delenda est')" (R. Chapus, Droit administratif général, tome 2, Paris, Montchrestien, quinzième édition 2001, n° 69). L'Italie contemporaine, pour sa part, se méfie des sociétés francs-maçonnes. Le 15 février 2000, la région autonome du Frioul Vénétie Julienne a adopté une loi régionale qui détermine les règles relatives aux charges publiques régionales. Cette loi impose aux candidats de déclarer leur éventuelle appartenance à une loge maçonnique ou à une association à caractère secret. Le Grande Oriente d'Italia Palazzo Giustiniani a, donc, introduit un recours devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Il est vrai qu'il avait obtenu, d'ores et déjà, raison devant la Cour dans une affaire où était en cause une loi de la région des Marches qui poursuivait le même objectif (CEDH, 2 août 2001, req. 35972/97, Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani c/ Italie N° Lexbase : A6998AW4). La République italienne avait, alors, été condamnée sur le seul fondement de l'article 11 de la CESDH (N° Lexbase : L4744AQR) (liberté de réunion et d'association).

Le dispositif de loi du Frioul Vénétie Julienne n'était, toutefois, pas totalement analogue à celui de la région des Marches. La Cour, suivant la démonstration du requérant, s'est donc fondée sur l'article 11 combiné à l'article 14 de la même convention (N° Lexbase : L4747AQU) (principe de non-discrimination). Au fond, cet arrêt consolide donc la liberté d'association des fonctionnaires et, indirectement, leur liberté de conscience (I). Sur le plan procédural, il démontre la conception extensive de la notion de victime et témoigne du statut ambiguë des collectivités territoriales au regard de la CESDH (II).

I - La liberté d'association et de conscience des fonctionnaires

A. Dans l'affaire jugée en 2001, la Cour avait conclu à la violation de l'article 11 de la CESDH car la loi des Marches interdisait, purement et simplement, la nomination des francs-maçons à des charges publiques. Il existait donc une atteinte à la liberté d'association. Avec un sens de l'ellipse remarquable, la Cour avait, alors, souligné que "pour 'rassurer' l'opinion publique à un moment où il était fortement question du rôle que certains membres de la franc-maçonnerie avaient eu dans la vie du pays. La Cour admet donc que l'ingérence litigieuse tendait à la protection de la sécurité nationale et à la défense de l'ordre" (n° 21). Toutefois, elle avait estimé que cette limitation n'était pas nécessaire dans une société démocratique, autrement dit, qu'elle était disproportionnée.

La loi du Frioul Vénétie Julienne faisait simplement obligation aux candidats de déclarer leur appartenance à des associations maçonniques ou, en tout cas, à caractère secret. Cette loi pose donc une différence de traitement selon la nature des associations, d'où la nécessité de combiner les articles 11 et 14 de la CESDH. La Cour a donc examiné si cette différence de traitement pouvait se réclamer d'une justification objective et raisonnable. Elle note qu'elle "ne saurait souscrire à la thèse de la requérante selon laquelle ces impératifs, valables en 1996, avaient cessé d'exister en 2000. A cet égard, elle se borne à observer que des répercussions sociales de grande envergure, telles que celles liées aux activités des loges maçonniques déviées', ne sauraient disparaître rapidement ou par la simple raison que pendant quelques années aucun membre de la franc-maçonnerie n'a été accusé de crimes très graves". Il existait donc une justification objective, mais était-elle raisonnable ? Le rejet d'une candidature d'une personne franc-maçonne n'est pas automatique puisque, parmi tous les candidats recrutés depuis l'entrée en vigueur de la loi, un seul a déclaré appartenir à une loge et a été retenu pour remplir les fonctions de conseiller d'administration dans une société à participation régionale. La Cour estime, cependant, que de nombreuses autres associations peuvent présenter un danger pour la sécurité nationale et la défense de l'ordre, notamment les associations racistes ou xénophobes ou les sectes et, pourtant, leurs membres ne sont pas assujettis à une obligation de déclaration. La différence de traitement n'est pas raisonnable. La Cour conclut alors à la violation des articles 11 et 14 de la CESDH.

B. Indirectement, la Cour européenne des droits de l'Homme protège, ainsi, la liberté de conscience des agents publics. L'on se souviendra que, selon l'article 13 de la loi "Le Pors" du 13 juillet 1983 (loi n° 83-634, 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3), "la liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires. Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race". L'article 18 de la même loi précise qu'il ne peut être fait état dans le dossier d'un fonctionnaire de ses activités politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques. Le fonctionnaire peut en demander la suppression (CE 4° et 6° s-s-r., 25 juin 2003, n° 251833, Mme Calvet N° Lexbase : A2213C9T, Rec., p. 291). Dans un très célèbre arrêt, le Conseil d'Etat avait annulé un refus d'inscription au concours d'entrée à l'Ecole nationale d'administration de candidats appartenant au parti communiste (CE Contentieux, 28 mai 1954, n° 28238, Barel et autres N° Lexbase : A9107B8S, Rec., p. 308, conclusions Letourneur). L'Allemagne a un dispositif plus restrictif, puisqu'un individu ne saurait avoir la qualité de fonctionnaire s'il ne déclare pas adhérer aux valeurs de la République fédérale.

La seule incertitude qui subsiste, aujourd'hui, en droit français concerne l'accès des ecclésiastiques aux postes de l'enseignement public. Dans un arrêt classique, le Conseil d'Etat avait admis la légalité, "dans l'intérêt du service", d'un refus d'admettre à concourir en vue de l'obtention de l'agrégation de philosophie d'un ministre du culte (CE Contentieux, 10 mai 1912, n° 46027, Abbé Bouteyre N° Lexbase : A7183B78, Rec., p. 553). Il n'est, toutefois, pas certain que cette jurisprudence soit toujours en vigueur. Le tribunal administratif de Paris a jugé illégal le refus d'admettre un prêtre à participer au concours d'agrégation d'anglais (TA Paris, 7 juillet 1970, Spagnol, Rec., p. 851). Dans un avis rendu dans ses fonctions non-contentieuses, le Conseil d'Etat a estimé que "si les dispositions constitutionnelles qui ont établi la laïcité de l'Etat et celle de l'enseignement imposent la neutralité de l'ensemble des services publics et en particulier la neutralité du service de l'enseignement à l'égard de toutes les religions, elles ne mettent pas obstacle par elles-mêmes à ce que des fonctions de ces services soient confiées à des membres du clergé" (avis du 21 septembre 1972, EDCE, n° 55, p. 422). Pour Jean-Paul Costa, cet avis ne conduit, toutefois, pas à un abandon pur et simple de la jurisprudence "Bouteyre", car "le ministre peut toujours apprécier, sous le contrôle du juge, si l'accès à certaines fonctions peut être refusé à un membre du clergé" (Y. Gaudemet et alii, Les Grands avis du Conseil d'Etat, Paris, Dalloz, 1997, p. 108). Une telle solution est-elle, cependant, encore conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ?

II - La notion de victime et le statut des collectivités territoriales dans la procédure devant la Cour

A. Cette affaire démontre que la Cour retient une conception extensive de la notion de victime au sens de la Convention. Dans l'arrêt de 2001, la Cour avait jugé "que l'article 11 s'applique aux associations, y compris aux partis politiques [CEDH, 30 janvier 1998, req. n° 133/1996/752/951, Parti communiste unifié de Turquie et autres c/ Turquie N° Lexbase : A7800AWS, Recueil des arrêts et décisions 1998-I ; CEDH, 25 mai 1998, req. n° 20/1997/804/1007, Parti socialiste et autres c/ Turquie N° Lexbase : A7801AWT, Recueil 1998-III]. Elle a, d'une manière générale, indiqué 'qu'une association, fût-ce un parti politique, ne se trouve pas soustraite à l'empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d'un Etat et appelé des mesures restrictives' [Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, p. 17, § 2]). La Cour est d'avis que ce raisonnement vaut d'autant plus pour une association qui, comme la requérante, n'était pas soupçonnée de porter atteinte aux structures constitutionnelles. En outre et surtout, la Cour reconnaît que la mesure litigieuse peut, comme la requérante l'affirme, lui causer un préjudice, à savoir le départ d'un certain nombre de membres et une perte de prestige" (n° 15). Elle concluait, alors, que l'association avait bien la qualité de victime au sens de la convention.

Dans l'affaire de 2007, le raisonnement est évidemment identique. Le Grande Oriente d'Italia Palazzo Giustiniani appartient, ainsi, à la catégorie des victimes potentielles qui a été admise par la Cour grâce à une interprétation extensive de la notion de victime de l'article 34 de la CESDH (N° Lexbase : L4769AQP).

B. Cette affaire est, également, intéressante sur le plan procédural car la partie défenderesse devant la Cour européenne est la République italienne, alors que l'acte en cause est une loi d'une région autonome, dans une matière qui ne relève pas de la compétence du Gouvernement central. Cette solution est, en apparence, parfaitement logique, puisque c'est l'Etat italien, en tant que sujet de droit international qui est lié par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et non pas son Gouvernement central. Il doit donc répondre du comportement des collectivités infra-étatiques, y compris lorsqu'elles sont constitutionnellement autonomes. Il s'agit là de l'application d'un principe classique du droit international (article 4 du projet de codification relatif à la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite, élaboré par la Commission du droit international). Le droit communautaire adopte la même solution (CJCE, 14 janvier 1988, aff. C-230/85, Commission des Communautés européennes c/ Royaume de Belgique N° Lexbase : A7623AUU, Rec., p. 1).

Sans revenir sur cette solution qui a pour elle le mérite d'une certaine cohérence, ne faudrait-il pas admettre, au moins, que les collectivités publiques infra-étatiques puissent intervenir sans obstacle devant la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'Homme afin de défendre leur point de vue ? Cette possibilité n'est de lege lata que prévue de manière assez restrictive par l'article 36, paragraphe 2 de la Convention (N° Lexbase : L4771AQR), "dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, le président de la Cour peut inviter toute Haute Partie contractante qui n'est pas partie à l'instance ou toute personne intéressée autre que le requérant à présenter des observations écrites ou à prendre part aux audiences".

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