Jurisprudence : CEDH, 02-08-2001, Req. 35972/97, Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie

CEDH, 02-08-2001, Req. 35972/97, Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie

A6998AW4

Référence

CEDH, 02-08-2001, Req. 35972/97, Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063917-cedh-02082001-req-3597297-grande-oriente-ditalia-di-palazzo-giustiniani-c-italie
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Cour européenne des droits de l'homme

2 août 2001

Requête n°35972/97

Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie



QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE GRANDE ORIENTE D'ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI c. ITALIE

(Requête n° 35972/97)

ARRÊT

STRASBOURG

2 août 2001

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. G. Ress, président,

A. Pastor Ridruejo,

B. Conforti,

L. Caflisch,

J. Makarczyk,

V. Butkevych,

M. Pellonpää, juges,

et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juillet 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 35972/97) dirigée contre la République italienne et dont une association de droit italien, Grande Oriente d'Italia di Palazzo Giustiniani (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 31 janvier 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me Anton Giulio Lana, avocat au barreau de Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, et par son coagent, M. V. Esposito.

3. La requérante alléguait la violation des articles 11, 8, 9, 10, 14 et 13 de la Convention à cause de l'adoption, par la région des Marches, d'une loi obligeant les candidats à des charges publiques à déclarer leur non-appartenance à la maçonnerie.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6. Par une décision du 21 octobre 1999, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations complémentaires sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Toutefois le président de la Chambre a décidé de ne pas accepter celles du Gouvernement car celui-ci les avait déposées en dehors du délai fixé sans solliciter aucune prorogation avant l'expiration de ce délai (article 38 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. La requérante est une association d'obédience maçonnique italienne qui regroupe plusieurs loges. Elle existe depuis 1805 et est affiliée à la Maçonnerie Universelle.

En droit italien, la requérante a le statut d'une association de droit privé non reconnue aux termes de l'article 36 du code civil. Elle ne dispose donc pas de la personnalité juridique. Elle a déposé ses statuts auprès d'un notaire et ceux-ci sont accessibles à quiconque.

Par la loi régionale n° 34 du 5 août 1996 (« la loi de 1996 »), publiée au bulletin officiel du 14 août de la même année, la région des Marches (« la Région ») adopta les règles à suivre pour les nominations et désignations à des charges publiques du ressort de la Région (« Norme per le nomine e designazioni di spettanza della Regione »).

Devant la Cour, la requérante se plaint du préjudice qu'elle subirait en raison du libellé de l'article 5 de ladite loi régionale (« l'article 5 de la loi de 1996 »).

Dans son article 1er, la loi précise que ces règles s'appliquent à toutes les nominations et désignations faites par les organes statutaires de la Région en application de lois, règlements, statuts et conventions, dans les « organes des organismes et sujets publics et privés autres que la Région. » Cette disposition indique que ces règles s'appliquent également aux nominations dans quinze organismes à caractère régional (indiqués dans l'annexe A à la même loi) ainsi que, dans certains cas, dans les autres organismes à caractère régional dont la nomination ou désignation est du ressort du conseil régional (annexe B à la loi de 1996).

L'article 5 de la loi fixe les modalités et les conditions de présentation des candidatures aux nominations et désignations. Il prévoit, entre autres, que les candidats ne doivent pas appartenir à la maçonnerie. Il est ainsi libellé :

Article 5

Candidatures

« 1. Jusqu'à trente jours avant l'expiration du délai prévu pour chaque nomination ou désignation, peuvent être adressées respectivement au président du conseil régional et au président du gouvernement régional, des candidatures par des conseillers régionaux et des groupes du conseil et par des ordres professionnels, organismes et associations actifs dans les domaines concernés.

2. La candidature doit être complétée par la présentation des raisons qui la justifient, ainsi que par un rapport contenant les renseignements suivants :

a) commune de résidence, date et lieu de naissance ;

b) diplôme ;

c) curriculum professionnel, activité habituelle, liste des charges publiques et dans les sociétés à participation publique, ainsi que dans les sociétés privées inscrites dans des registres publics, assurées à ce moment ou antérieurement ;

d) absence de conflit d'intérêt avec la charge qui est proposée ;

e) déclaration de non-appartenance à des loges maçonniques ;

f) déclaration, signée par le candidat, d'acceptation de la charge et faisant état de l'absence de causes qui l'en empêcheraient en raison de faits d'ordre pénal, civil ou administratif.

3. La déclaration d'acceptation de la candidature doit être authentifiée et doit contenir aussi la déclaration du candidat au sujet de l'existence de causes éventuelles d'incompatibilité, de l'absence de cause d'empêchement et de l'impossibilité de se porter candidat ayant également égard à ce qui est prévu par l'article 15 de la loi n° 55 du 19 mars 1990 tel que modifié par la suite. »

9. En juin 1999, la première commission du conseil régional des Marches a rejeté un projet de loi régionale (n°352/98) portant sur des modifications et ajouts à la loi n° 34 de 1996. Ce projet visait entre autres à abolir la déclaration prévue à l'article 5 de la loi de 1996.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

10. L'article 18 de la Constitution est ainsi libellé :

« Les citoyens ont le droit de s'associer librement, sans autorisation, pour des finalités qui ne sont pas interdites aux individus par la loi pénale.

Sont interdites les associations secrètes ainsi que celles qui poursuivent, même de manière indirecte, un but politique par le biais d'organisations à caractère militaire. »

La loi n° 17 du 25 janvier 1982 porte sur les dispositions d'application de l'article 18 de la Constitution en matière d'associations secrètes et sur la dissolution de l'association nommée « Loge P2 ». L'article 1er fixe les critères retenus pour considérer une association comme étant secrète.

Dans son article 4, la loi indique les mesures à prendre à l'égard des personnes – employées dans la fonction publique ou nommées à une charge publique – soupçonnées d'appartenir à une association secrète.

Cette disposition prévoit également que les régions adoptent des lois régionales pour leurs agents et des personnes nommées ou désignées par une région à une charge publique. Ces lois régionales doivent respecter les principes fixés dans cette même disposition.

Selon les renseignements fournis à la Cour par la requérante, de telles lois ont été adoptées par les régions de la Toscane (loi n° 68 du 29 août 1983), de l'Emilie-Romagne (loi n° 34 du 16 juin 1984,), de la Ligurie (loi n° 4 du 22 août 1984), du Piémont (loi n° 65 du 24 décembre 1984) et du Latium (loi n° 23 du 28 février 1985).

Aux termes de deux de ces lois régionales, les personnes nommées ou désignées à des charges publiques doivent indiquer les associations auxquelles elles appartiennent (articles 12 de la loi de Toscane et 8 de la loi du Latium). Les autres lois prévoient les sanctions à appliquer aux personnes nommées ou désignées s'il apparaît qu'elles sont membres d'une association secrète (articles 7 de la loi d'Emilie-Romagne, 8 de la loi de la Ligurie, et 8 de la loi du Piémont). La loi d'Emilie-Romagne contient également l'interdiction de nommer ou désigner des personnes affiliées à des associations secrètes (article 7 de la loi d'Emilie-Romagne).

EN DROIT

I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

11. Lors de l'examen de la recevabilité de la requête, le Gouvernement a soutenu que la requérante ne pouvait pas se prétendre victime des violations qu'elle alléguait (paragraphe 3 ci-dessus). L'article 5 de la loi de 1996 ne porterait pas préjudice à l'existence de la requérante ni à son activité. La méconnaissance alléguée ne s'appliquerait qu'à des personnes physiques et ne toucherait un membre de l'association que s'il s'est porté candidat à une charge publique. Elle ne pourrait pas concerner une association.

Dans sa décision du 21 octobre 1999 (paragraphe 6 ci-dessus), la Cour a accueilli l'exception du Gouvernement quant aux griefs tirés des articles 8, 9 et 10 de la Convention et les a déclarés irrecevables. En revanche, au sujet du grief visant l'article 11, elle a estimé que « le contrôle de la condition de victime [était] en l'espèce étroitement lié à l'examen du bien-fondé du grief et en particulier à la question de l'existence d'une ingérence dans le droit de la requérante ». Elle reviendra donc plus loin sur cette question (paragraphe 16 ci-dessous).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

12. La requérante fait valoir que l'article 5 de la loi de 1996 méconnaît son droit à la liberté d'association, garanti par l'article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat. »

Selon la requérante, l'article 5 de la loi de 1996 met ses membres devant une alternative : soit renoncer à être membres, soit renoncer à une charge dans un organe régional. De ce fait, elle limite non seulement la liberté d'association de chaque membre mais aussi celle de l'association elle-même.

A. Sur l'existence d'une ingérence

13. Selon la requérante, l'obligation de déclarer la non-appartenance à une loge maçonnique constitue une double ingérence.

D'abord, il y aurait une ingérence dans le droit de s'associer librement considéré comme droit de tout groupe social d'exister et d'agir sans subir – le groupe social ou ses associés – des limitations injustifiées de la part des autorités. Le fait de demander à ses associés de déclarer qu'ils n'appartiennent pas à la maçonnerie empêche ces derniers d'accéder à une série de charges au niveau régional. Or cette demande constitue une ingérence dans l'activité de la requérante, car soit elle entraîne une perte d'associés – lorsque ceux-ci décident de quitter l'association non pas par conviction mais par un besoin imposé par la loi, afin de se porter candidats aux charges au sein de la région des Marches –, soit elle impose à ses associés un sacrifice injustifié lorsque ces derniers décident de rester membres de l'association requérante plutôt que de postuler.

Ensuite, l'obligation litigieuse donnerait une image négative de l'association. En effet, l'article 5 de la loi de 1996 ferait apparaître la maçonnerie comme une association criminelle ou, en tout cas, non conforme à la législation de l'Italie. Or non seulement la maçonnerie a été reconnue comme une association légitime par des juridictions et par une commission d'enquête parlementaire, mais de surcroît elle bénéficie des garanties des articles 2 et 18 de la Constitution.

La requérante déduit de ces faits qu'elle subit directement les effets préjudiciables de l'article 5 de la loi de 1996.

14. De son côté, le Gouvernement conteste qu'il y ait ingérence. Selon lui, le droit à la liberté d'association peut être invoqué par l'individu qui veut s'associer mais pas par l'association qui est, elle, le résultat de l'exercice de cette liberté. D'autre part, à supposer que les garanties de l'article 11 s'appliquent aux associations, les incompatibilités qui touchent l'un de ses membres en raison de son appartenance à une association ne peuvent être contestées par l'association, car elles ne la concernent pas.

15. La Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que l'article 11 s'applique à des associations, à savoir les partis politiques (voir les arrêts Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, Recueil 1998-I, et Parti socialiste et autres c. Turquie, Recueil 1998-III). Elle a, d'une manière générale, indiqué « qu'une association, fût-ce un parti politique, ne se trouve pas soustraite à l'empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d'un Etat et appeler des mesures restrictives » (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, ibidem, p. 17, § 27). La Cour est d'avis que ce raisonnement vaut d'autant plus pour une association qui, comme la requérante, n'était pas soupçonnée de porter atteinte aux structures constitutionnelles. En outre et surtout, la Cour reconnaît que la mesure litigieuse peut causer un préjudice à la requérante – comme l'indique celle-ci –, à savoir une perte de membres et de prestige.

16. La Cour arrive donc à la conclusion qu'il y a ingérence. Il s'ensuit que le requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée et que, dès lors, l'exception du Gouvernement doit être rejetée.

B. Sur la justification de l'ingérence

1. Au regard de la première phrase du paragraphe 2 de l'article 11

17. Pareille ingérence enfreint l'article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

18. Le requérant ne conteste pas que l'ingérence était « prévue par la loi », la mesure litigieuse reposant sur une loi régionale (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).

b) But légitime

19. Le Gouvernement n'indique pas quel but parmi ceux cités au paragraphe 2 était visé par la mesure litigieuse. Cependant, après avoir affirmé que le système d'attribution des charges publiques a besoin de crédibilité et nécessite la confiance dans les personnes choisies, il souligne le doute de l'opinion publique quant au fait que certains choix pourraient avoir été conditionnés par l'appartenance à la franc-maçonnerie. Pareil doute causerait un préjudice qu'il faut absolument éviter, et cela en ayant à l'esprit le rôle que des membres de la franc-maçonnerie ont eu dans la vie démocratique de l'Italie, rôle qui a contribué à noircir l'image de la vie publique italienne, comme l'ont démontré des enquêtes du Parlement et de la magistrature.

20. Selon la requérante, l'ingérence ne visait aucun des buts légitimes cités dans la première phrase du paragraphe 2. En particulier, les justifications avancées par le Gouvernement ne sauraient être la défense de l'ordre ou la prévention du crime, car la requérante n'est pas une association secrète ou criminelle contre laquelle il serait nécessaire de prendre des mesures d'interdiction à but préventif ou répressif.

21. La Cour note que, selon le Gouvernement, l'article 5 de la loi de 1998 a été introduit pour « rassurer » l'opinion publique à un moment où il était fortement question du rôle que certains membres de la franc-maçonnerie ont eu dans la vie du pays. La Cour admet donc que l'ingérence litigieuse tendait à la protection de la sécurité nationale et à la défense de l'ordre.

c) Nécessité dans une société démocratique

i. Thèses des parties

22. La requérante affirme que la limitation à la liberté d'association n'était pas raisonnable et proportionnée, de sorte que l'ingérence litigieuse n'était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle en veut pour preuve le fait que la région des Marches est la seule région à avoir donné application à la délégation prévue par l'article 4 de la loi n° 17 de 1982 qui visait l'empêchement des membres des associations secrètes (paragraphe 10 ci-dessus) par l'introduction de l'obligation de déclarer l'appartenance à la franc-maçonnerie. De surcroît, cette obligation n'existe même pas au niveau de l'administration centrale, de sorte que rien n'interdit qu'un président du Conseil des Ministres, un ministre, un haut fonctionnaire et même le président de la République soient francs-maçons. D'autre part, la requérante rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, il est possible pour un juge d'appartenir à la franc-maçonnerie sans que son impartialité objective soit mise en doute (voir affaire Kiiskinen c. Finlande (dec.), no° 26323/95, CEDH 1999-V). En outre, le débat qui a eu lieu au Parlement après l'adoption de la loi de 1996, aurait donné la mesure du caractère déraisonnable de la disposition litigieuse. Enfin, la requérante rappelle qu'elle est une association de droit privé depuis 1805, qu'elle agit depuis lors dans la légalité et que, même s'il y a en Italie une activité de « délégitimation » de la franc-maçonnerie, celle-ci est toujours une association qui poursuit un but moral, garantie par l'article 18 de la Constitution, qui ne doit pas être confondue avec une association secrète ou criminelle. En effet, même si à l'intérieur de la franc-maçonnerie, il y a eu des activités déviantes, il n'en demeure pas moins que ces activités n'ont pas concerné la requérante et qu'elles ne suffisent pas à diaboliser toute la franc-maçonnerie.

23. Le Gouvernement fait remarquer qu'il n'y a aucune restriction à la liberté d'association mais seulement une hypothèse d'empêchement. D'autre part, la disposition litigieuse a été introduite par une loi qui concerne l'organisation de la région et, donc, rentre dans les compétences que l'article 117 de la Constitution a dévolues aux régions.

ii. Décision de la Cour

24. La Cour a examiné la mesure litigieuse à la lumière de l'ensemble du dossier, pour déterminer en particulier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.

25. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées à l'article 11 § 2 de la Convention avec ceux d'un libre exercice de la liberté d'association. La recherche d'un juste équilibre ne doit pas conduire à décourager les individus d'exercer leur droit d'association en pareille circonstance, par peur de voir leur candidature écartée.

26. Certes, le nombre des membres, effectifs ou potentiels, de l'association requérante qui peuvent être confrontés au dilemme du choix entre l'appartenance à la maçonnerie et la participation à une compétition pour les charges visées à l'article 5 de la loi de 1996 ne saurait être important par rapport au nombre total des membres de l'association requérante. Par conséquent, le préjudice dont la requérante peut pâtir est également réduit. La Cour estime cependant que la liberté d'association revêt une telle importance qu'elle ne peut subir une quelconque limitation, même pour une personne candidate à une charge publique, dans la mesure où l'intéressé ne commet par lui-même, en raison de son appartenance à l'association, aucun acte répréhensible. D'autre part, il est évident que l'association subit le contrecoup des décisions de ses membres. En résumé, l'interdiction incriminée, si minime qu'elle puisse être pour la requérante, n'apparaît pas "nécessaire dans une société démocratique".

2. Au regard de la seconde phrase du paragraphe 2 de l'article 11

27. Etant arrivée à cette conclusion, la Cour doit contrôler si l'interdiction incriminée était justifiée par la dernière phrase de l'article 11 § 2, car celle-ci habilite les Etats à imposer aux membres de certaines catégories, y compris « l'administration de l'Etat », des « restrictions légitimes » à l'exercice du droit à la liberté d'association.

28. La requérante soutient que l'ingérence n'était pas justifiée par la dernière phrase de la même disposition, car elle n'était pas « légitime ». L'article 5 serait contraire aux articles 2, 3 et 18 de la Constitution et violerait l'article 117 de la même Constitution, dépasserait les limites fixées par la loi-cadre n° 17 de 1982 qui, dans son article 4, indique que des règles d'empêchement peuvent être fixées au sujet des fonctionnaires membres des associations secrètes et, enfin, serait contraire aux articles 8, 11 et 14 de la Convention, qui fait partie du droit interne italien.

En outre, la requérante conteste que les charges objet de nomination ou désignation pour lesquelles il y a lieu de faire la déclaration prévue à l'article 5 fassent partie de « l'administration de l'Etat » proprement dite. En effet, il s'agirait de charges relevant de différentes catégories, y compris des ordres professionnels et des associations agissant dans les domaines y relatifs. Les charges concernent également des associations de droit privé ou en tout cas ayant une large autonomie (universités, associations de loisirs, culturelles, sportives, etc.) par rapport aux organes de la région.

29. De son coté, le Gouvernement estime que l'expression « administration de l'Etat » doit être comprise dans un sens large et s'entendre par l'administration dans son ensemble.

30. La Cour rappelle que le terme « légitime » figurant dans cette phrase fait référence exactement à la même notion de légitimité que celle à laquelle la Convention renvoie ailleurs, dans des termes identiques ou similaires, notamment l'expression « prévues par la loi » qui figure dans le second paragraphe des articles 9 à 11. La notion de légitimité utilisée dans la Convention, outre la conformité avec le droit interne, implique également des exigences qualitatives en droit interne telles que la prévisibilité et, de manière générale, l'absence d'arbitraire (voir Rekvényi c. Hongrie [GC], 25390/94, § 59, CEDH 1999-III).

Dans la mesure où la requérante critique la base en droit interne de la restriction contestée, la Cour rappelle qu'il incombe au premier chef aux autorités nationales d'interpréter et d'appliquer le droit interne, en particulier quand il faut élucider des points douteux (arrêt S.W. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A n° 335-B, p. 42, § 36). En l'espèce, toutefois, la requérante n'avait pas la possibilité d'attaquer en justice la constitutionnalité de la disposition litigieuse, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Dès lors, la Cour conclut que la situation juridique était suffisamment claire pour permettre à la requérante de régler sa conduite et que, par conséquent, la condition de prévisibilité était remplie. La restriction contestée était donc « légitime » au sens de l'article 11 § 2.

31. Quant à la question de savoir si les postes visés par l'article 5 de la loi de 1996 rentrent dans le cadre de « l'administration de l'Etat », la Cour note que les postes indiqués dans les annexes A et B à la loi de 1992 ne faisaient pas partie de l'organigramme régional mais rentraient dans deux autres catégories : celle des organisations régionales et celle indiquant les nominations et désignations qui reviennent au conseil régional. Or « la notion d'administration de l'Etat appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné » (arrêt Vogt du 26 septembre 1995, § 67). La Cour rappelle qu'elle s'était abstenue, dans l'arrêt Vogt, de trancher la question de savoir si un enseignant – par ailleurs fonctionnaire titulaire – faisait partie de l'administration de l'Etat (ibidem § 68). Dans la présente affaire, elle note sur la base des éléments dont elle dispose que le lien entre les postes cités dans les annexes A et B à la loi de 1995 et la région des Marches est sans doute moins étroit que le lien qui existait entre Mme Vogt, enseignante titulaire, et son employeur.

32. De ce fait, l'ingérence litigieuse ne trouve pas non plus sa justification dans la deuxième phrase du même paragraphe.

33. En conclusion, il y a eu violation de l'article 11 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 13 ET 14 DE LA CONVENTION COMBINÉS AVEC L'ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

34. La requérante allègue également une violation des articles 13 et 14 de la Convention combinés avec l'article 11. Ses griefs portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l'article 11, la Cour n'estime pas nécessaire de les examiner séparément.

IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

36. La requérante demande 125 080 euros au titre du préjudice moral. Elle arrive à ce montant en multipliant la somme symbolique de dix euros par le nombre de ses membres (12 508).

37. Le Gouvernement est de l'avis qu'un constat de violation suffit en l'espèce. Il ajoute que, d'après la jurisprudence de la Cour, les associations n'ont pas droit à un dédommagement moral.

38. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence, une personne morale, même une société commerciale, peut subir un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire (voir Comingersoll S.A. c. Portugal [GC],35382/97, CEDH 2000-IV, §§ 31-37). Toutefois, en l'espèce, compte tenu des circonstances de la cause, la Cour considère que le constat de violation de l'article 11 suffit à réparer le dommage allégué.

B. Frais et dépens

39. La requérante sollicite le remboursement d'une somme de 38 291 408 lires italiennes pour les frais exposés devant les organes de la Convention.

40. Le Gouvernement se remet à la sagesse de la Cour.

41. Statuant en équité, la Cour accorde à la requérante 10 000 000 lires italiennes.

C. Intérêts moratoires

42. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en Italie à la date d'adoption du présent arrêt est de 3,5 % l'an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention ;

3. Dit qu'il ne s'impose pas d'examiner l'affaire sur le terrain des articles 13 et 14 de la Convention combinés avec l'article 11 de la Convention ;

4. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage subi par la requérante ;

5. Dit

a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 10 000 000 (dix millions) lires italiennes pour frais et dépens,

b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 3,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 août 2001 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Georg Ress

Greffier Président

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