Réf. : Cass. com., 19 janvier 2016, n° 14-18.434, FS-P+B (N° Lexbase : A5617N4S)
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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour
le 25 Février 2016
Afin d'éviter d'avoir à prononcer la cassation de l'arrêt d'appel, la Cour suprême commence par rappeler l'apport de cette décision communautaire ayant précisé que, dans le contexte particulier d'une "famille" ou d'une "série" de marques, l'usage d'une marque ne saurait être invoqué aux fins de justifier de l'usage d'une autre marque. La Cour retient ainsi que, la demanderesse à l'action s'étant prévalue de l'appartenance de sa marque "Micro Rain" à une famille de 16 marques composées autour du terme "Rain", utilisé comme suffixe ou préfixe, pour désigner les produits et services proposés dans le cadre de son activité de fabrication et de commercialisation de systèmes d'irrigation agricole, elle ne pouvait invoquer l'usage de la marque "Mini Rain" pour soustraire la marque "Micro Rain" à la sanction de la déchéance.
Où l'on constate que si la "famille de marques" bénéficie d'une protection renforcée en matière d'oppositions communautaires (I), elle se voit étrangement appliquer un régime dérogatoire et défavorable lorsqu'il s'agit de la déchéance pour défaut d'usage (III). Le principe reste toutefois que l'exploitation d'une marque sous une forme modifiée n'en altérant pas le caractère distinctif lui permet d'échapper à la sanction de la déchéance, peu important que cette forme modifiée ait elle-même fait l'objet d'un enregistrement à titre de marque (II).
I - La "famille de marques", enfant chéri du droit des marques communautaire
En l'absence de fondement textuel, le concept de "famille de marques" apparaît comme une pure création jurisprudentielle communautaire (4). Lorsqu'une opposition à une demande de marque communautaire est fondée sur plusieurs marques antérieures et que ces marques présentent des caractéristiques incitant à les considérer comme faisant partie d'une série, un risque de confusion est susceptible d'être créé par la possibilité d'association entre la marque contestée et ces marques antérieures sérielles. L'existence d'une "famille de marques" est alors prise en considération dans le cadre de l'appréciation globale du risque de confusion (5). C'est ainsi que le régime juridique des "familles de marques" est appréhendé au sein des Directives d'opposition mises en ligne par l'OHMI (Partie C), dans un chapitre 6 "autres facteurs" d'une section 2 ("double identité et risque de confusion").
La notion de concept de "famille de marques" est donc étroitement liée à une particularité procédurale communautaire (6) : la possibilité d'invoquer cumulativement différent droits antérieurs -et donc plusieurs droits de marques- pour s'opposer à une demande d'enregistrement de marque communautaire. Il est en effet admis qu'un risque d'association peut exister même lorsque la comparaison entre la marque demandée et les marques antérieures, prises chacune isolément, ne permet pas d'établir l'existence d'un risque de confusion direct (7).
A l'inverse, la notion de "famille de marques" n'a pas cours dans le cadre des oppositions dont l'INPI a à connaître, l'Office français rappelant régulièrement que les arguments tirés de l'existence d'une "famille de marques" sont extérieurs à la procédure ; pour cause, la procédure française ne permettant de fonder une opposition jusqu'à présent que sur un unique droit antérieur (8).
Pour être complet, il convient de préciser que la prise en compte des "familles de marques" a été étendue aux oppositions formées à l'encontre de marques communautaires sur le fondement d'une marque jouissant d'une renommée. Elle n'intervient pas alors au niveau de l'appréciation du risque de confusion mais comme l'un des facteurs permettant d'établir un caractère distinctif /une renommée accru de la marque antérieure opposée (9). En revanche, le Tribunal de l'Union européenne considère que le concept de "famille de marques" ne relève pas des motifs absolus de refus (10).
Afin de pouvoir bénéficier du régime de protection prétorienne élargie dont bénéficient les "familles de marques", l'opposant doit naturellement établir l'existence de cette famille. Dans le silence des textes, les contours de cette notion n'ont pu se préciser qu'au fil des décisions rendues par l'OHMI et les juridictions communautaires saisies. Depuis 2015, les Directives d'opposition de l'OHMI fixent à 3 marques (en principe enregistrées) le seuil minimum à partir duquel une famille pourrait être caractérisée (11). Au-delà de cette approche purement numérique, il est désormais admis qu'une "famille de marques" existe, notamment, lorsque plusieurs marques contiennent un même élément distinctif ou répètent un même préfixe ou suffixe extrait d'une marque originaire ; l'élément commun qui caractérise la famille occupe alors en principe la même position au sein des marques sérielles (12). En revanche, le constat que d'autres éléments des signes antérieurs ont un plus grand impact dans l'impression d'ensemble produite par ces signes est de nature à écarter l'existence d'une "famille". C'est ainsi que les marques "Unifonds", "Unirak" et "Unizins" de la société Unicrédit constituent une "famille de marques", étant composées d'un élément commun "Uni" en position initiale, auquel sont accolés, sans coupure, des termes ayant un caractère descriptif ou non distinctif des produits financiers (13) ; il en va de même s'agissant des marques "Citicorp", "Citigroup", "Citibond" et "Citequity" (14).
Ainsi que le relevait l'Avocat général dans l'affaire "Brainbridge", la "famille de marques" n'est pas enregistrée en tant que telle et ne peut donc pas bénéficier d'une protection en tant que telle. Pour qu'il existe un risque que le public se méprenne quant à l'appartenance à une "famille de marques" ou une série de la marque dont l'enregistrement est demandé, les marques antérieures faisant partie de cette "famille" ou "série" doivent donc être présentes sur le marché. En découle l'exigence, pour la partie qui entend se prévaloir d'une famille, de soumettre la preuve de l'usage "d'un nombre suffisant de marques pour être perçues par le consommateur moyen comme constituant une série" (15). L'Avocat général précisait alors que cet usage devait être "effectif", critère régulièrement rappelé par la jurisprudence communautaire ultérieure. En revanche, il n'est nullement nécessaire que le public pertinent perçoive les marques présentes sur le marché comme constituant une série (16).
A défaut de la preuve de l'usage d'un nombre suffisant de marques pour constituer une famille, le risque de confusion devra être apprécié en comparant chacune des marques antérieures prises isolément avec la marque demandée (17).
Après avoir isolé un élément commun distinctif au sein de la "famille de marques", il convient de vérifier si celui-ci est repris au sein du signe contesté, générant ainsi un risque de confusion par association. La marque objet de l'opposition devra donc non seulement être similaire à la famille dans son ensemble mais également présenter les caractéristiques capables de l'associer à cette série, amenant le public à croire que la marque contestée fait également partie de la famille c'est-à-dire que les produits et services en cause pourraient provenir de la même entreprise ou d'entreprises liées (18). Le risque d'association sera en revanché écarté si, au sein de la marque contestée, l'élément commun se situe dans une position différente de celle dans laquelle il apparaît généralement dans les marques de la série ou s'il présente un contenu sémantique différent (19).
II - Enregistrements de marques et déchéance : l'histoire d'une valse-hésitation en trois temps
Le droit des marques est un droit d'appropriation, soumis à une obligation corollaire d'usage sérieux prévue à l'article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3738ADS), transposant en droit interne l'article 10 de la Directive 89/104 du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des Etats membres sur les marques (N° Lexbase : L9827AUI) (20). Cette exigence, rigoureuse en son principe, connaît néanmoins des adaptations afin de prendre en considération les réalités propres à la vie des affaires et à la nécessaire évolution des marques dans le temps. Il est donc admis que l'usage d'une marque sous une forme modifiée n'en altérant pas le caractère distinctif est suffisant pour échapper à la sanction de la déchéance.
Afin de sécuriser leurs droits, certains titulaires avaient toutefois jugé plus prudent de procéder à de nouveaux dépôts au fur et à mesure de l'évolution de leur marque d'origine. La démarche semblait pleine de bon sens. Sauf que, par une importante affaire "Brainbridge", le Tribunal de l'Union européenne y a mis un sérieux coup de frein en jugeant que l'enregistrement à titre de marque d'un second signe empêchait que son exploitation puisse servir de preuve de l'utilisation d'une marque menacée de déchéance, quand bien mêmes les signes en cause ne différeraient que par des éléments n'en altérant pas le caractère distinctif. Il s'agissait ainsi d'empêcher qu'une même série de preuves d'usage puisse être produite afin de faire échec à la déchéance de deux enregistrements distincts (21).
Saisie sur renvoi, la CJUE a confirmé l'analyse du Tribunal (22). Sa position semblait alors d'autant plus mûrement réfléchie qu'elle était rendue dans le cadre d'un obiter dictum, c'est-à-dire sans nécessité au regard des faits de l'espèce (23) ; pour cette raison, l'Avocat général s'était, pour sa part, abstenu d'émettre une opinion, estimant "inutile" de traiter cette question.
En suite de l'arrêt "Brainbridge", la Cour de cassation avait opéré le, 16 février 2010, un premier revirement de sa jurisprudence (24), approuvant donc la cour d'appel de Paris d'avoir relevé qu'en déposant diverses marques, leur titulaire avait entendu les distinguer, de sorte que l'exploitation de l'une ne saurait constituer la preuve de l'exploitation des autres.
Dans ce contexte, c'est peu de dire que la "volte-face" apparente (25) opérée par la Cour de justice au terme de son arrêt "Rintisch" du 25 octobre 2012 (26) a été accueillie avec soulagement par la doctrine (27) aussi bien que par les titulaires de marques, que la jurisprudence antérieure privait de la date d'antériorité liée au premier dépôt. Se livrant à une analyse textuelle et téléologique des dispositions de l'article 10 §2 sous a) de la Directive 89/104, la Cour en déduit que cette disposition ne s'oppose pas à ce que l'usage d'une marque sous une forme modifiée mais n'en altérant pas le caractère distinctif puisse lui permettre d'échapper à la sanction de la déchéance, peu important le fait que cette forme différente ait elle-même été enregistrée en tant que marque.
Effectivement, le libellé de l'article 10 précité n'opère aucune distinction selon que la forme différente sous laquelle la marque est utilisée a, ou non, fait l'objet d'un enregistrement à titre de marque : conformément au principe ubi lex non distinguit, il n'y a donc pas lieu de distinguer là où la loi ne distingue pas en ajoutant une condition non prévue par les textes (28) (point 20). S'agissant de la finalité de cette disposition, la CJUE rappelle qu'elle vise à permettre au titulaire de la marque d'apporter aux signes, à l'occasion de son exploitation commerciale, les variations qui, sans en modifier le caractère distinctif, permettent de mieux l'adapter aux exigences de commercialisation et de promotion des produits ou des services concernés (point 21).
Le résultat auquel parvient la Cour de justice dans l'affaire "Rintisch" convainc pleinement, correspondant d'ailleurs à l'état de la jurisprudence de la Cour de cassation en 2006 (29). Sans surprise, la Chambre commerciale s'est dès lors empressée de revenir à sa position initiale par un revirement du 3 juin 2014, publié au Bulletin (30).
Le dénouement final viendra comme souvent du législateur communautaire. Le Règlement n° 2015/2424 du 16 décembre 2015 (N° Lexbase : L3614KWR) (31), qui entrera en vigueur le 23 mars 2016, souligne à son considérant 23, que "pour des raisons d'équité et de sécurité juridique, l'usage d'une marque de l'Union européenne (32) sous une forme qui diffère par des éléments n'altérant pas le caractère distinctif de la marque dans la forme sous laquelle celle-ci a été enregistrée devrait suffire à préserver les droits conférés, que la marque ait ou non été aussi enregistrée sous la forme sous laquelle il en est fait usage". L'article 15 §1 du Règlement dispose ainsi que l'usage faisant échec à la déchéance peut prendre la forme d'un usage sous une forme qui diffère par des éléments n'altérant pas le caractère distinctif de la marque, "que la marque soit ou non aussi enregistrée sous la forme utilisée au nom du titulaire". A noter que la formulation de l'article 15 n'a que très légèrement évolué au fil des travaux communautaires (33). Une Directive communautaire devrait également être prise dans les prochains mois afin d'organiser la refonte du droit des marques ; curieusement, le libellé français figurant dans le projet signé le 16 décembre 2015 par le président du Parlement européen et le président du Conseil diffère très légèrement de celui du Règlement (à l'inverse du libellé anglais) (34).
III - La "famille de marques", parent pauvre du régime de la déchéance
Comment la Cour de justice est-elle parvenue à justifier la "volte-face" opérée par l'arrêt "Rintisch", dont elle prend soin de préciser qu'il ne serait "pas en contradiction" avec sa jurisprudence antérieure, au grand scepticisme de la doctrine (35) ? En tentant de cantonner la solution retenue dans l'arrêt "Brainbridge" au contexte particulier de cette affaire faisant intervenir une "famille de marques" ; en d'autres termes, le principe -contrairement à ce que pouvait laisser penser l'arrêt du 13 septembre 2007- reste que l'enregistrement de la marque telle que concrètement exploitée est sans incidence, dès lors qu'elle ne diffère de la marque première que par des éléments n'en altérant pas le caractère distinctif. En revanche, s'agissant des "familles de marques", la Cour rappelle que "l'usage d'une marque ne saurait être invoqué aux fins de justifier de l'usage d'une autre marque, dès lors que le but est d'établir l'utilisation d'un nombre suffisant de marques d'une même famille" (36).
L'analyse menée par la Cour de justice peut apparaître quelque peu artificielle, l'arrêt "Braindbridge" n'évoquant précisément nullement l'hypothèse d'une "famille de marques" dans ses développements sur la déchéance (points 78 à 87). Surtout, la formulée utilisée dans l'arrêt "Rintisch" semble curieuse, présentant l'exigence de la preuve de l'usage de chacune des marques comme une condition pour établir l'existence d'une "famille de marques" (dans le cadre de la preuve du risque de confusion par association), alors pourtant que le débat est censé porter sur la déchéance pour défaut d'usage. D'ailleurs, à aucun moment, la Cour ne s'intéresse à l'exigence de modifications n'altérant pas le caractère distinctif de la marque, pourtant essentielle en matière de déchéance. La Cour amalgame donc deux notions distinctes, aboutissant apparemment à soumettre les "familles de marque" à un régime plus rigoureux que la moyenne en matière de déchéance.
Cela étant, il est constant que, pour pouvoir valablement invoquer l'existence d'une "famille de marques" et bénéficier de la protection élargie qui y est associée, le demandeur doit prouver l'usage effectif de chacune des marques de la série ; pour cette raison, il ne saurait se prévaloir de l'usage d'une marque sérielle au bénéfice d'une autre. L'affirmation de la Cour de justice dans l'affaire "Rintisch" -selon laquelle "l'usage d'une marque ne saurait être invoqué aux fins de justifier de l'usage d'une autre marque, dès lors que le but est d'établir l'utilisation d'un nombre suffisant de marques d'une même famille"- nous semble alors parfaitement valable. Toutefois, il s'agit de circonstances bien particulières, dans lesquelles l'enregistrement matérialise l'existence d'une marque distincte, certes proche de ses marques "soeur" mais s'en différenciant plus que par de simples "modifications n'en altérant pas le caractère distinctif" (37) ; par définition, nous ne sommes plus alors dans une hypothèse de déchéance telle qu'envisagée dans l'affaire "Brainbridge". L'arrêt "Rintisch" souffre malheureusement de cette incohérence.
L'arrêt rendu par la Chambre commerciale le 19 janvier 2016 mérite l'approbation, en ce qu'il fait une application fidèle des enseignements de la dernière jurisprudence communautaire. Pour autant, le résultat auquel parvient la Cour de cassation nous semble symptomatique des limites de l'arrêt "Rintisch". En premier lieu, il est permis de douter que le demandeur cherchait véritablement à établir l'existence juridique d'une "famille de marques" afin de bénéficier des effets de cette qualification ; d'ailleurs, quel intérêt aurait-il pu avoir à invoquer l'existence d'un concept, dont nous avons vu qu'il n'a pas véritablement cours en droit français et reste pour l'heure cantonné à une application communautaire ? Au surplus, il semble résulter de l'arrêt d'appel que seules deux marques étaient invoquées en demande, chiffre insuffisant pour composer une "famille". Dès lors, la "famille de marques" n'aurait-elle pas été évoquée plus qu'invoquée ?
En second lieu, il nous semblait difficile de soutenir que le signe "Mini Rain" effectivement exploité constituait une simple évolution commerciale de la marque "Micro Rain". Les différences réelles entre ces signes faisaient au contraire pencher pour deux marques bien distinctes ; pour cette raison, l'exploitation de l'une ne pouvait, selon nous, valoir exploitation de l'autre. Dès lors, si la solution juridique retenue nous semble devoir être approuvée, c'est d'avantage parce que la condition d'usage sous une forme modifiée n'en altérant pas le caractère distinctif faisait manifestement défaut (peu important l'existence d'un enregistrement à titre de marque) qu'en raison de l'application d'un régime dérogatoire propre aux "familles de marques", dont la justification reste obscure.
Où l'on constate qu'il est finalement d'un intérêt limité, voire contre-productif, d'évoquer l'existence d'une "famille de marques" devant les juridictions françaises alors que, à l'inverse, il peut être avantageux d'invoquer ce concept devant les juridictions communautaires.
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