Réf. : Cass. crim., 26 janvier 2016, n° 14-80.455, F-P+B (N° Lexbase : A3388N7M)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux
le 11 Février 2016
Résumé
Ajoute à la loi des conditions qu'elle ne comporte pas la cour d'appel qui retient que la caractérisation du délit de harcèlement moral exige, d'une part, que soient constatés des agissements répétés de nature différente, d'autre part, que ces agissements aient initialement eu pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à la dignité et à la santé de la victime. |
Commentaire
I - Précisions relatives à la répétition et aux effets des agissements de harcèlement moral
Les définitions civile et pénale du harcèlement moral. Le harcèlement moral connaît la particularité de résulter de deux définitions légales distinctes.
La première est issue de l'article L. 1152-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0724H9P) qui dispose qu'"aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".
La seconde provient de l'article 222-33-2 du Code pénal (N° Lexbase : L9324I3Q) qui l'incrimine dans des termes proches, comme "le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".
Là où la première vise des agissements répétés, la seconde est légèrement plus précise en ciblant les propos ou comportements répétés. Pour le reste, les deux définitions sont quasiment identiques (1).
Faut-il tirer une distinction de cette légère variation des définitions ?
Agissements, comportements ou propos répétés. Le caractère répété des agissements, comportements ou propos harcelant a toujours été affirmé avec une grande clarté. Si, en effet, la nouvelle définition civile du harcèlement sexuel laisse la place au chantage résultant d'un fait unique (2), la Chambre sociale exige, en revanche, fermement, la répétition, pour qualifier le harcèlement moral (3). Aucune autre considération temporelle ne semble devoir être prise en compte. Ainsi, le caractère très bref (4) ou, au contraire, très long (5) du temps séparant les divers agissements est indifférent : les juges du fond qui prennent en considération cette faible ou grande durée ajoutent à la loi une condition que celle-ci ne prévoit pas.
Au plan pénal, le délit de harcèlement moral est une infraction qui exige la répétition des comportements ou propos prohibés. L'interprétation stricte de la loi pénale pouvait, toutefois, interroger sur le sens à retenir du pluriel employé par le texte. Viser des propos et comportements répétés n'a peut-être pas exactement le même sens que viser un propos ou un comportement répété. Une interprétation littérale incite à penser que la première formule exige des agissements de nature différente, alors que la seconde nécessiterait la démonstration d'un agissement identique plusieurs fois répété (6).
Les conséquences des agissements de harcèlement. Pour le reste, les deux définitions sont identiques en ce qu'elles visent des comportements ayant "pour objet ou pour effet" d'altérer les conditions de travail, altération "susceptible de" porter atteinte à la santé, à la dignité ou à la carrière du salarié.
Les potentialités ouvertes par ces termes ont été exploitées de plusieurs manières par la Chambre sociale et la Chambre criminelle de la Cour de cassation.
Au plan civil, la Chambre sociale juge ainsi que l'intention de dégrader les conditions de travail n'est pas un élément nécessaire à la qualification de harcèlement, ce qui semble découler de la définition légale qui prévoit que les agissements peuvent avoir "pour effet" cette altération, sans avoir eu "pour objet" d'aboutir à ce résultat (7). La Chambre sociale ne recherche que rarement la réalité de la dégradation des conditions de travail, d'abord, parce qu'elle est généralement évidente, lorsque des agissements de harcèlement surviennent, ensuite, parce que ces agissements peuvent avoir eu seulement pour objet, sans avoir eu pour effet, de parvenir à une telle dégradation qui peut donc rester potentielle. Enfin, la dégradation des conditions de travail n'est que "susceptible de" porter atteinte à la santé, à la dignité ou à la carrière professionnelle du salarié, si bien qu'à nouveau, la simple potentialité d'une telle atteinte suffit à caractériser un harcèlement moral (8).
Au plan pénal, le caractère formel de l'infraction fait débat. Faut-il, comme certains auteurs le pensent, que la matérialité de l'altération des conditions de travail, de l'atteinte à la santé ou à la dignité soit démontrée (9) ? L'infraction est-elle, au contraire, caractérisée, lorsqu'est démontrée une simple potentialité d'altération ou d'atteinte (10) ?
C'est à l'ensemble de ces questions relatives à la répétition des propos et comportements, d'une part, et au caractère formel de l'infraction, d'autre part, que la Chambre criminelle de la Cour de cassation était appelée à apporter des réponses.
L'espèce. Après avoir bénéficié d'un avantage que ses collègues de travail considéraient comme indu, une salariée subit un ensemble de comportements vexatoires ou humiliants de nature variée. Aucun des salariés de son service ne lui adressait plus la parole, ne venait plus lui apporter de l'aide comme cela était de coutume entre collègues, et les altercations étaient nombreuses (11). A la suite d'un signalement de la médecine du travail, une plainte est déposée par la salariée, une information est ouverte du chef de harcèlement moral, à l'issue de laquelle plusieurs de ses collègues sont renvoyés devant le tribunal correctionnel. Le tribunal juge la prévention établie, jugement contre lequel est interjeté appel.
La chambre des appels correctionnels de la cour de Montpellier infirme le jugement et déboute la partie civile en s'appuyant essentiellement sur deux arguments. D'abord, en se fondant sur l'exigence d'interprétation stricte de la loi pénale, la cour juge que le texte d'incrimination impose la démonstration d'agissements de nature différente et répétitifs, et relève que s'il existait bien un agissement de même type ayant perduré (isolement professionnel), aucun autre agissement harcelant complémentaire ne venait s'y adjoindre pour permettre la caractérisation de l'élément matériel de l'infraction. Ensuite, la cour note que la mise à l'écart de la salariée n'avait pas "initialement" eu pour objet ou pour effet d'attenter à sa dignité ou à sa santé.
Par un arrêt rendu le 26 janvier 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation casse cette décision au visa des articles 222-33-2 du Code pénal et 593 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3977AZC). Après avoir rappelé la substance de ces deux textes, la Chambre criminelle répond à chacun des deux arguments des juges d'appel et dispose que la cour "a ajouté à la loi des conditions qu'elle ne comporte pas en retenant que la caractérisation du délit de harcèlement moral exige, d'une part, que soient constatés des agissements répétés de nature différente, d'autre part, que ces agissements aient initialement eu pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à la dignité et à la santé de la victime". La cassation des seules dispositions civiles est prononcée pour violation des textes visés.
II - Indifférence à l'égard de l'intention de l'auteur et de la temporalité des agissements
Des agissements répétés, quelle qu'en soit la nature. La Chambre criminelle précise donc que la répétition de propos ou de comportements, au sens du Code pénal, ne doit pas être entendue comme la conjonction d'agissements nécessairement différents. La réitération de comportements identiques suffit à caractériser l'infraction.
On notera, d'abord, que la Chambre criminelle reprend ici une formule déjà employée par la Chambre sociale à propos de l'étalement dans le temps des agissements de harcèlement (12). Comme ce critère temporel, l'exigence de faits différents n'est pas clairement exigée par le texte d'incrimination, si bien que la cour d'appel "ajoute à la loi des conditions qu'elle ne comporte pas". La technique est tout de même osée puisque, nous l'avons vu, l'interprétation littérale stricte du texte pouvait aboutir au raisonnement inverse sans que cela ne soit choquant, sur le plan technique tout du moins. La pluralité des interprétations du texte pouvant être retenues montre une nouvelle fois que, n'en déplaise aux Chambres criminelle et sociale de la Cour de cassation (13), la définition légale du harcèlement moral n'est peut-être pas aussi claire qu'elles le jugent (14).
Au-delà du principe de légalité criminelle, on peine à être convaincu par le raisonnement des juges d'appel. Le harcèlement, quelle qu'en soit la forme, exige la répétition, au sens d'une usure de la victime par le renouvellement persistant de comportements vexatoires. Cette répétition répond tout aussi bien au harcèlement, qu'un même comportement soit sans cesse réitéré ou qu'une variété d'agissements se succèdent.
Le harcèlement moral est une infraction d'habitude qui n'exige donc pas que soient répétés des comportements purement identiques, mais plus largement des "actes semblables" qui, pris isolément, ne seraient pas punissables (15). Si l'on ose la comparaison avec l'infraction d'habitude, la plus souvent donnée en exemple qu'est l'exercice illégal de la médecine, le raisonnement des juges d'appel conduirait à ce que cette infraction ne soit pas punissable si l'auteur réitérait systématiquement le même acte médical, ce qui serait, évidemment, bien trop restrictif.
Outre le fait qu'elle clôt le débat sur la nature exacte du terme "répétées", employé par l'article 222-33-2 du Code pénal, la solution rendue par la Chambre criminelle présente également l'intérêt de préciser davantage le sens à retenir du texte d'incrimination. Il y a fort à parier que, par effet de ricochet, la même interprétation sera retenue par la Chambre sociale, si toutefois elle devait être saisie de cette question qui ne semblait pas, jusqu'ici, faire débat en droit du travail.
La confirmation du caractère formel de l'infraction de harcèlement moral. Par la seconde partie de son argumentation, la Chambre criminelle rappelle que le délit de harcèlement moral est bien une infraction formelle et même, comme le relève Romain Ollard, doublement formelle (16).
Cette fois, en effet, le texte d'incrimination est totalement dépourvu d'ambiguïté : l'altération des conditions de travail peut n'être que potentielle, tout comme l'atteinte à l'état de santé, à la dignité ou aux perspectives de carrière du salarié victime.
L'argumentation des juges d'appel suscitait là encore la circonspection. Non seulement l'ajout de l'adverbe "initialement" modifiait l'élément légal de l'infraction, mais de plus, on peine à comprendre comment cette précision pouvait être opérationnelle. Cet élément temporel ne peut être concilié avec l'intention de dégrader les conditions de travail (pour objet) car on voit mal comment cette intention peut être différée après la commission des agissements. A l'inverse, il est le plus souvent improbable que l'altération effective des conditions de travail, de la santé ou de la dignité du salarié (pour effet) soit immédiatement concomitante à la commission des agissements. Pour le dire autrement, si les agissements ont "pour objet" la dégradation, l'intention est toujours initialement présente, alors que si les agissements ont "pour effet" la dégradation, cet effet n'est jamais initial. L'ajout opéré par la cour d'appel avait donc pour conséquence de subjectiver le délit de harcèlement moral, de le limiter aux seuls cas dans lesquels l'intention du harceleur peut être démontrée, ce qui restreint bien trop le champ d'un texte dont, nous l'avons vu, l'interprétation sur ce point semble claire.
Pour conclure, on peut donc noter que la Chambre sociale et la Chambre criminelle adoptent, par des voies différentes, des positions parfaitement harmonieuses. L'intention de l'auteur du harcèlement, pas davantage qu'un quelconque critère temporel non prévu par les textes, n'ont d'importance dans la caractérisation du harcèlement.
(1) On relèvera que la première vise la dégradation de "ses" conditions de travail, tandis que la seconde envisage la dégradation "des" conditions de travail, ce qui, par une interprétation littérale, permettrait une approche plus vaste en droit pénal et une caractérisation du harcèlement par dégradation des conditions de travail globale dans l'entreprise et non, seulement, des conditions de travail du salarié victime. Les effets de la distinction demeurent assez hypothétiques.
(2) C. trav., art. L. 1153-1, 2° (N° Lexbase : L8840ITL) : "soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers".
(3) Cass. soc., 15 avril 2008, n° 07-40.290, F-D (N° Lexbase : A9760D7M).
(4) Cass. soc., 26 mai 2010, n° 08-43.152, F-P (N° Lexbase : A7227EXX) et nos obs., La durée ne constitue pas un critère du harcèlement, Lexbase Hebdo n° 398 du 10 juin 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N3017BPG).
(5) Cass. soc., 25 septembre 2012, n° 11-17.987, F-D (N° Lexbase : A6080ITD).
(6) Sur ce débat et en faveur d'une acception large, v. V. Malabat, A la recherche du sens du droit pénal du harcèlement, Dr. soc., 2003, p. 493.
(7) Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321, FS-P+B (N° Lexbase : A1629ENN) ; Cass. soc., 1er mars 2011, n° 09-69.616, F-P+B (N° Lexbase : A1528HCL) et les obs. de Ch. Radé, Le harcèlement managérial de nouveau sanctionné, Lexbase Hebdo n° 434 du 31 mars 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N7668BRG).
(8) V., par ex., Cass. soc., 20 octobre 2011, n° 10-19.291, F-D (N° Lexbase : A8845HYA).
(9) Par ex., M. Véron, Droit pénal spécial, Sirey, 15ème éd., 2015, p. 81.
(10) En ce sens, v. Y. Mayaud, Pour une juste lecture de la qualification de harcèlement moral, RSC, 2014, p. 66.
(11) D'autres faits, dont la matérialité semblait discutée en appel, aggravaient la situation : menaces anonymes, disparition volontaire de tenues de travail, dégradation du repas de la salariée, etc.).
(12) Cass. soc., 26 mai 2010, n° 08-43.152, F-P, préc..
(13) Cass. QPC, 11 juillet 2012, n° 11-88.114, F-P+B (N° Lexbase : A8805IQ8) ; Cass. QPC, 11 juillet 2012, n° 12-40.051, F-P+B (N° Lexbase : A8804IQ7).
(14) Le principe de légalité criminelle avait permis la remise en cause de la définition pénale du harcèlement sexuel (Cons. const., décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012 n° 2012-240 QPC N° Lexbase : A5658IKR, et les obs. de Ch. Radé, Le Conseil constitutionnel et le harcèlement sexuel, Lexbase Hebdo n° 485 du 17 mai 2012 - édition sociale N° Lexbase : N1900BTK), mais la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9) ayant institué le harcèlement moral est déjà passé sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel par contrôle a priori (Cons. const., décision n° 2001-455 DC, du 12 janvier 2002 N° Lexbase : A7587AXB).
(15) V., B. Bouloc, Droit pénal général, D., 24ème éd., 2015, p. 22.
(16) V., déjà Cass. crim., 6 décembre 2011, n° 10-82.266, F-P+B (N° Lexbase : A0348H9R) ; Cass. crim., 14 janvier 2014, n° 11-81.362, F-P+B (N° Lexbase : A7905KTX) et les obs. de R. Ollard, De la nature formelle de l'infraction de harcèlement moral, Lexbase Hebdo n° 562 du 13 mars 2014 - édition privée (N° Lexbase : N1168BUS).
Décision
Cass. crim., 26 janvier 2016, n° 14-80.455, F-P+B (N° Lexbase : A3388N7M). Cassation (CA Montpellier, 19 décembre 2013). Textes visés : C. pén., art. 222-33-2 (N° Lexbase : L5358IGK) ; C. pr. pén., art. 593 (N° Lexbase : L3977AZC). Mots-clés : harcèlement moral ; délit ; répétition ; intention de l'auteur. Liens base : ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 8054437, "corpus": "encyclopedia"}, "_target": "_blank", "_class": "color-encyclopedia", "_title": "Les \u00e9l\u00e9ments constitutifs du harc\u00e8lement moral", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: E5283EXX"}}) ; (N° Lexbase : E0257E7N). |
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