La lettre juridique n°398 du 10 juin 2010 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] La durée ne constitue pas un critère du harcèlement

Réf. : Cass. soc., 26 mai 2010, n° 08-43.152, Société Autocasse Bouvier, F-P (N° Lexbase : A7227EXX)

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N3017BPG

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par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Les décisions rendues par la Chambre sociale en matière de harcèlement se suivent et ont le mérite de se ressembler. Les obstacles qui ont longtemps entravé l'usage de ce concept devant les juridictions du fond tombent un à un et la reconnaissance du harcèlement moral devrait devenir de plus en plus aisée. C'est ce qu'illustre un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 26 mai 2010, arrêt à l'occasion duquel elle se prononce sur des questions relatives au harcèlement et à la résiliation judiciaire du contrat de travail (I). S'agissant du harcèlement, il faudra retenir que la Haute juridiction proscrit toute condition de durée du harcèlement : les agissements de harcèlement peuvent être intervenus au cours d'une durée brève (II). S'agissant de la résiliation judiciaire, la Chambre sociale tranche plus classiquement sur une question de modification unilatérale du contrat de travail, laquelle impose nécessairement de faire le parallèle avec les solutions adoptées en matière de prise d'acte de la rupture du contrat de travail (III).
Résumé

Il résulte de l'article L. 1152-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0724H9P) que les faits constitutifs de harcèlement moral peuvent se dérouler sur une brève période.
Lorsque le salarié subit une rétrogradation ayant un impact sur sa rémunération caractérisant une modification de son contrat de travail, le juge peut en déduire que la demande de résiliation judiciaire du contrat est fondée.

I - La résiliation judiciaire du contrat de travail en raison de faits de harcèlement

  • Approche classique du harcèlement

L'article L. 1152-1 du Code du travail offre une définition légale du harcèlement moral en droit du travail. Aucune personne ne doit subir d'"agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation [des] conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".

Le harcèlement suppose donc des agissements, des actions de la part d'un employeur ou d'un salarié dont on sait qu'ils doivent être répétés, mais qu'ils ne sont pas nécessairement intentionnels (1).

Ces agissements, par un premier lien de cause à effet, doivent avoir pour objet (intentionnel) ou pour effet (non intentionnel) d'altérer les conditions de travail du salarié. Les exemples de faits qualifiés de harcèlement sont pléthores : comportements déplacés, violences morales, procédures de licenciement à répétition, évincement du salarié, diminution de ses responsabilités, etc. (2).

Par un second lien de cause à effet, la détérioration de ses conditions de travail doit avoir des conséquences sur la santé du salarié (3), sur sa dignité ou, plus rarement, sur son avenir professionnel.

  • L'influence du temps sur le harcèlement

Outre ces caractères, le temps doit-il avoir un effet sur le harcèlement ? Plus précisément, on peut se demander si les actes de harcèlement, en plus d'être répétés dans le temps, doivent s'étaler sur une durée suffisamment longue. Deux conceptions sont en effet envisageables.

Selon la première, retenue par les juges du fond dans l'espèce commentée, il serait nécessaire que les faits de harcèlement s'étalent sur une durée relativement longue pour que le harcèlement moral puisse être caractérisé. Au contraire, selon la seconde, un harcèlement pourrait être avéré même sur une période très courte. Ainsi, par exemple, sur une durée de deux semaines, des actes de harcèlement peuvent être répétés de très nombreuses fois. Dans un sens, on peut même considérer qu'à nombre d'actes égal, le harcèlement est plus intense s'il s'effectue sur une faible durée.

  • L'espèce

A la suite d'une longue absence pour maladie, un salarié reprenait son travail après le constat d'aptitude dressé par le médecin du travail. Pourtant, très rapidement, son retour au travail fut altéré par divers comportements de l'employeur, principalement par l'affectation du salarié à des tâches subalternes au mépris de ses qualifications d'origine. Quelques semaines après son retour seulement, le salarié estima que ces agissements étaient constitutifs d'un harcèlement moral et saisit le juge prud'homal d'une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail (4).

La cour d'appel de Grenoble, saisie de l'affaire, accepta la résiliation judiciaire du contrat en raison de la modification unilatérale du contrat de travail, mais refusa de caractériser le harcèlement en raison de la brièveté de la période sur laquelle les agissements reprochés se sont produits.

La Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l'employeur s'agissant de la résiliation judiciaire (5) mais casse l'arrêt sur le moyen formé par le salarié relatif au harcèlement. Elle juge qu'il résulte de l'article L. 1152-1 du Code du travail "que les faits constitutifs de harcèlement moral peuvent se dérouler sur une brève période". La cassation est prononcée au motif d'une violation de la loi : en retenant une condition qui n'est pas exigée par les textes -la brièveté- et en s'abstenant de prendre en considération des éléments démontrant l'altération de l'état de santé du salarié, les juges d'appel ont violé les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K) du Code du travail.

On peut sérieusement s'étonner du faible degré de publicité donné par la Chambre sociale à cette décision (F-P). Si elle est bien publiée, elle ne fera pas l'objet d'une publication aux bulletins de la Cour. Or, à l'évidence, il s'agit d'une décision bien plus importante qu'il n'y paraît, primo, car c'est la première fois que la Chambre sociale est confrontée à la contestation d'un harcèlement en raison de sa courte durée et, secundo, en raison de l'influence qu'aura certainement cette décision sur les juges du fond et, plus encore, sur les conseils des salariés invoquant le harcèlement.

La solution paraît justifiée quant à la réponse apportée aux deux moyens soulevés.

II - Le rejet justifié de la condition de temps dans le harcèlement moral

  • Interprétation fidèle à la lettre du Code du travail

Le dictionnaire Littré définit l'action de harcèlement comme celle consistant à "tourmenter, inquiéter par de petites mais de fréquentes attaques". L'analyse sémantique du terme harcèlement mène donc à deux constats : d'abord, l'idée de répétition est essentielle là où celle de durée est ignorée ; ensuite, il doit exister un rapport de cause à effet entre les actes de l'auteur du harcèlement et le ressenti par la victime de ce harcèlement : si la victime des actions répétées n'est pas inquiétée ou tourmentée, il ne pourrait être question de harcèlement.

Cette analyse sémantique est fidèlement respectée par le langage juridique. L'article L. 1152-1 du Code du travail n'impose, ni même ne suggère, que le harcèlement doit intervenir sur une courte période de temps.

Il est vrai que l'un des plus fondamentaux principes d'interprétation du droit tient à l'application de règle selon laquelle il ne convient pas de distinguer là où la loi ne distingue pas. La condition de brièveté n'étant pas prévue par le texte, il n'était dès lors pas possible de l'introduire. Même si la Chambre sociale ne l'avait pas invoqué, c'est bien le même raisonnement qui avait malgré tout été adopté lorsqu'elle avait écarté l'intention de nuire comme condition nécessaire à la reconnaissance d'un harcèlement moral (6).

  • Tentative avortée d'objectivation de la notion de harcèlement

On peut cependant comprendre les raisons qui avaient poussé les juges d'appel à ériger la durée comme condition de la qualification de harcèlement (7). Cela avait, en effet, pour confortable conséquence d'introduire un élément objectif -si tant est qu'il le soit vraiment- dans un champ où demeure malgré tout une forte subjectivité.

Une "durée déraisonnable" de harcèlement, fixée par le juge, pourrait s'appliquer presque de manière identique à chaque cas, alors qu'au contraire, les effets sur la santé, la dignité ou l'avenir professionnel du salarié sont nettement plus subjectifs. Certains salariés, durs au mal, résisteront longtemps alors que d'autres cèderont aux premiers coups de boutoirs.

Les juges du fond, mal à l'aise face au caractère mouvant de la notion de harcèlement, tentent donc parfois intuitivement de fonder leurs solutions sur des critères plus objectifs. Ce n'est pas la voie choisie par la Chambre sociale.

  • Portée : la reconnaissance du harcèlement facilitée

La conséquence directe de cette solution est qu'un harcèlement pourrait être reconnu sur une très faible durée, à condition que les actes soient répétés. Or, il y a répétition à partir de deux actes. A s'en tenir aux conditions délimitées par le Code et la Chambre sociale, un employeur qui, dans une même journée, tiendrait deux fois à l'encontre d'un salarié des propos déplacés, lesquels propos auraient pour conséquence une altération de la santé ou une atteinte à la dignité du salarié, se rendrait coupable de harcèlement. La seule barrière à l'extension exponentielle des reconnaissances de harcèlement moral demeure donc les conséquences sur le salarié, le préjudice induit des comportements. Ainsi, c'est la prise en compte de l'état de santé et de la dignité du salarié qui prime.

Nous écrivions, il y a quelques semaines, que la Cour de cassation semblait prendre à bras le corps les thématiques du stress et du mal-être au travail (8), cette tendance est donc nettement renforcée par l'arrêt sous examen.

III - La résiliation judiciaire en raison de la modification du contrat de travail

  • Résiliation judiciaire et modification du contrat de travail

En l'espèce, la résiliation judiciaire du contrat aurait pu être prononcée aux torts de l'employeur pour simple manquement à son obligation de sécurité. Ce n'était cependant pas l'angle choisi par le salarié qui préférait contester la modification unilatérale de son contrat de travail.

La Chambre sociale rejette le pourvoi en estimant que "le salarié avait subi une rétrogradation ayant un impact sur sa rémunération caractérisant une modification de son contrat de travail", ce dont les juges d'appel ont "pu en déduire que la demande de résiliation judiciaire du contrat était fondée" (9).

Cette solution fait immanquablement penser à une décision rendue trois semaines plus tôt s'agissant d'une prise d'acte de la rupture du contrat de travail dont la Chambre sociale estimait indirectement qu'elle "devait" être jugée comme justifiée lorsque l'employeur modifiait la rémunération contractuelle du salarié (10).

  • Hiatus injustifié entre prise d'acte et résiliation judiciaire

On sait que, généralement, les faits permettant au salarié d'obtenir la résiliation judiciaire aux torts de l'employeur sont de même nature que ceux lui permettant de prendre acte de la rupture aux torts de celui-ci : la Chambre sociale exigeait que les faits soient d'une gravité suffisante, rajoutant récemment pour la prise d'acte que ces faits devaient rendre impossible le maintien de la relation de travail (11).

Si les mots ont un sens pour la Chambre sociale, l'usage du verbe "pouvoir " et non du verbe "devoir" introduit un hiatus entre ces deux décisions. Le juge peut résilier le contrat aux torts de l'employeur en cas de modification du contrat de travail ayant une incidence sur la rémunération du salarié, doit valider la prise d'acte en cas de modification du mode de rémunération du salarié.

Ce hiatus est purement et simplement injustifié tant sur le plan juridique que sur le plan pratique.

Sur le plan juridique, les notions de prise d'acte et de résiliation judiciaire paraissent reposer sur des problématiques proches. Dans les deux cas, le salarié souhaite que le contrat de travail soit rompu, aux torts de l'employeur, en raison de manquements qu'il lui reproche.

Sur le plan pratique, il faut remarquer qu'un tel hiatus comporterait l'inconvénient de privilégier la prise d'acte de la rupture, pourtant plus risquée pour le salarié qui ne se réserve aucune voie de retour dans l'entreprise. Cela a d'autant moins de sens que l'on ne peut avancer l'argument du désengorgement de la juridiction prud'homale, la prise d'acte exigeant que le juge se prononce sur la rupture pour produire tous ses effets.

Il reste alors à espérer que la Chambre sociale n'a pas prêté autant d'attention que nous venons de le faire au sens de l'usage du verbe "pouvoir" et, finalement, à ne plus regretter que l'arrêt n'ait fait l'objet que d'une modeste publication.


(1) Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 08-41.497, Mme Emilienne Moret, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7558ENA) et les obs. de Ch. Radé, Le harcèlement moral n'est pas nécessairement intentionnel, Lexbase Hebdo n° 375 du 10 décembre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N5940BMX).
(2) Pour quelques illustrations jurisprudentielles, v. S. Martin-Cuenot, Harcèlement moral : point sur la jurisprudence 2009, Lexbase n° 378 du 15 janvier 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N9466BMK).
(3) Le harcèlement moral conduisant à une altération de la santé mentale du salarié constitue un manquement à l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur, quand bien même il aurait pris toutes les mesures pour mettre fin au harcèlement : Cass. soc., 3 février 2010, 2 arrêts, n° 08-40.144, Mme Valérie Vigoureux, dite Collette, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6060ERU) et n° 08-44.019, Mme Christine Margotin, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6087ERU) et nos obs., La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, Lexbase Hebdo n° 383 du 19 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2358BNN).
(4) La Chambre sociale avait déjà eu l'occasion de qualifier de harcèlement moral le comportement adopté par un employeur au retour d'un salarié d'arrêt maladie consécutif à un accident du travail. V. Cass. soc., 30 juin 2009, n° 08-42.164, Mme Marie-Françoise Pires, F-D (N° Lexbase : A5950EI9) ; Cass. soc., 28 janvier 2010, n° 08-42.616, Société Leroy Merlin France, FS-P+B (N° Lexbase : A7668EQ3) et les obs. de Ch. Willmann, Un nouveau champ du harcèlement moral : les conditions de reprise du travail du salarié victime d'un accident du travail, Lexbase Hebdo n° 382 du 12 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N1697BN8).
(5) Cf. III.
(6) Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 08-41.497, préc..
(7) Il convient de relever que l'arrêt de la cour d'appel de Grenoble a été rendu antérieurement au grondement de tonnerre émis par la Chambre sociale de la Cour de cassation en 2008 et visant à reprendre le contrôle de la qualification du harcèlement moral aux juges du fond : Cass. soc., 24 septembre 2008, 6 arrêts, n° 06-46.517 (N° Lexbase : A4541EAG), n° 06-45.747 (N° Lexbase : A4540EAE), n° 06-45.579 (N° Lexbase : A4539EAD), n° 06-43.504 (N° Lexbase : A4538EAC), n° 06-46.179 (N° Lexbase : A4854EAZ) et n° 06-43.529 (N° Lexbase : A4841EAK) et les obs. de Ch. Radé, Principe 'à travail égal, salaire égal', égalité de traitement, non-discrimination et harcèlement : la Cour de cassation reprend la main, Lexbase Hebdo n° 321 du 8 octobre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3848BHY).
(8) La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, préc..
(9) Nous soulignons.
(10) Cass. soc., 5 mai 2010, n° 07-45.409, M. Jacques Bozio c/ Société Compagnie européenne des peintures Julien, FS-P+B (N° Lexbase : A0659EXP) et les obs. de G. Auzero, La modification unilatérale de la rémunération du salarié justifie nécessairement la prise d'acte de la rupture, Lexbase Hebdo n° 395 du 21 mai 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N1871BPY).
(11) Cass. soc., 20 mars 2010, n° 08-44.236, Société Bio rad laboratoires c/ Mme Nicole Rieunier-Burle (N° Lexbase : A4043EUB). Lire les obs. de Ch. Radé, Prise d'acte : la Cour de cassation plus stricte ?, Lexbase Hebdo n° 391 du 16 avril 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N7424BNB).


Décision

Cass. soc., 26 mars 2010, n° 08-43.152, Société Autocasse Bouvier, F-P ([LXB=7227EXX])

Cassation partielle, CA Grenoble, ch. soc., 7 mai 2008

Textes visés : C. trav., art. L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) et L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K)

Mots-clés : harcèlement moral ; durée brève ; condition (non) ; résiliation judiciaire ; modification du contrat de travail

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