Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 30 décembre 2015, n° 384321, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1907N3Z)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 05 Février 2016
Audrey de Montis : Les contours de la notion d'acte de Gouvernement sont difficiles à préciser puisque son existence même, au sein du paysage juridique français, a depuis toujours été remise en cause par de nombreux auteurs. Ils ont pu souligner son déclin, voire souhaiter sa disparition (1).
En s'appuyant sur la jurisprudence et les principales études doctrinales en la matière, l'acte de Gouvernement peut aujourd'hui se définir comme un acte pris par les autorités gouvernantes (Président de la République, Premier ministre...), dans deux domaines précis : les rapports des pouvoirs publics constitutionnels entre eux et les relations internationales. Son régime juridique particulier concentre les critiques puisque cet acte bénéficie d'une totale immunité contentieuse. En conséquence, dès qu'un tel acte est identifié, le recours pour excès de pouvoir et le recours de plein contentieux sont aussitôt exclus, le juge se déclare systématiquement incompétent (2).
Comme l'a récemment précisé la Cour de Cassation, le fondement de cette immunité n'est pas textuel, mais uniquement jurisprudentiel (3). De nombreux criterium ont été présentés pour tenter de justifier cette injusticiabilité : le criterium politique -l'acte poursuit une finalité politique (4) ou revêt une nature politique (5)-; ou encore le criterium juridique. Dans cette dernière hypothèse et en retenant la "thèse des fonctions juridiques" (6), l'incompétence du juge découle du fait que l'acte qui lui a été déféré n'est pas administratif. En effet, l'autorité administrative, qui est à l'origine de la décision, n'a pas exercé dans ce cadre, une fonction administrative.
L'étude de la jurisprudence permet de découvrir la variété d'hypothèses couvertes par cette catégorie spécifique d'actes. Citons ici la décision de nommer un membre du Conseil constitutionnel (7), de constituer le Gouvernement (8), de suspendre l'application d'un traité (9), ou encore d'autoriser les avions militaires américains et britanniques qui accomplissent des missions en Irak à emprunter l'espace aérien français (10).
Lexbase : Voyez-vous un danger pour les institutions démocratiques à ce que le juge s'interdise de contrôler l'action du pouvoir exécutif dans certains domaines ?
Audrey de Montis : Le fait de fermer les voies de recours à un administré, qui ne peut discuter de la légalité d'un acte ni obtenir réparation du préjudice qu'il a pu subir du fait d'un acte de Gouvernement apparaît, de prime abord, contraires aux articles 6 § 1 (N° Lexbase : L7558AIR) et 13 (N° Lexbase : L4746AQT) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, relatifs respectivement au droit à un procès équitable et à un recours effectif. En effet, certains actes du pouvoir exécutif échappent donc à tout contrôle, ce qui semble difficilement compatible avec un Etat de droit (11). En Allemagne, les actes émanant de l'exécutif sont soumis à un contrôle juridictionnel dès qu'ils ont une incidence sur les droits des individus. Cette tendance peut également être observée, avec quelques nuances, en Italie et en Espagne par exemple.
Cependant, tout dépend, en réalité, de la nature juridique que l'on retient de l'acte de Gouvernement. En acceptant la thèse selon laquelle l'acte de Gouvernement n'est pas un acte administratif mais une décision politique, prise librement par son auteur, sans être conditionnée par aucune norme et dans un contexte précis (comme le fait d'aborder tel ou tel point dans des négociations diplomatiques avec un autre Etat (12) ou de décider de dissoudre l'Assemblée nationale (13)), l'acte de Gouvernement doit échapper à un contrôle juridictionnel puisqu'il n'est tout simplement pas, un acte administratif, mais un acte essentiellement politique (14). La question est donc de savoir s'il faut permettre à un juge, administratif ou constitutionnel, de contrôler de tels actes ? Et, par effet d'entraînement, réfléchir de façon plus générale à la problématique suivante : faut-il accepter -en reprenant la formule de Favoreu-, que toute la politique soit "saisie" par le droit (15) ? Si l'on répond par l'affirmative, il sera alors nécessaire de s'interroger ensuite sur le point de savoir si l'ensemble ou juste une partie des éléments de l'acte doit être soumis à l'examen du juge. Si l'on considère toutefois que l'acte de Gouvernement est d'une toute autre nature qu'un acte administratif, il faut alors retenir la solution actuelle, qui est drastique mais logique : maintenir l'immunité juridictionnelle.
Depuis le début du XXème siècle, le juge administratif a consacré la théorie de l'acte détachable qui lui permet d'ouvrir son prétoire lorsqu'il considère que l'acte est justement, de nature administrative. Aussi, l'acte se "détache" des relations internationales de la France (16) ou des rapports des pouvoirs publics constitutionnels entre eux (17). Il s'agit d'affaires purement internes qui concernent seulement et directement la France. L'autorité administrative exerce une fonction administrative et n'entre pas en confrontation avec d'autres institutions. Le juge a ainsi fait disparaître les décrets de ratification et d'approbation des traités internationaux (18) ou encore les décisions d'expulsion et d'extradition (19) de la liste des actes de Gouvernement.
Lexbase : Quelles sont les décisions du Conseil d'Etat les plus marquantes en matière d'actes liés à la conduite des relations internationales de la France ?
Audrey de Montis : Plusieurs décisions peuvent être présentées. Pensons à celle rendue en Assemblée, le 29 septembre 1995, relative à la décision du Président de la République de reprendre les essais nucléaires (20), à celle portant sur une circulaire qui avait refusé l'inscription d'étudiants irakiens durant une année universitaire (21), celle relative au refus d'autoriser l'exportation de matériels de guerre en Libye (22), ou enfin celle relative à la décision d'engager les forces militaires en République fédérale de Yougoslavie en liaison avec les évènements du Kosovo (23). Un jugement du Tribunal des conflits, datant de 1950, mérite également d'être cité ici, relatif à l'ordre de brouiller les émissions de radio d'une station qui utilisait des fréquences attribuées à des nations étrangères (24).
Lexbase : La décision présente est-elle dans la continuité de la jurisprudence administrative ?
Audrey de Montis : L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 décembre 2015 s'inscrit pleinement dans la continuité de la jurisprudence rendue en la matière. Le fait d'accepter que l'Institut pour le commerce extérieur italien fasse désormais partie de la mission diplomatique permanente de l'Italie en France constitue une parfaite illustration des relations que la France entretient avec d'autres Etats. Si le juge avait accepté de faire un tel contrôle, en considérant que l'acte était "détachable des relations internationales de la France", il aurait directement "rencontré l'Etat étranger" (selon la formule de René Chapus) et porté une appréciation sur les choix diplomatiques de la France.
Bien que cette catégorie d'actes fasse toujours l'objet aujourd'hui des plus vives contestations, nous pouvons remarquer que la jurisprudence de ces derniers mois est elle, par contraste, relativement généreuse. En mars 2014, la Haute juridiction administrative a ainsi estimé que la décision par laquelle le groupe français de la Cour permanente d'arbitrage a écarté la candidature d'un candidat et proposé le nom d'un autre à l'élection des juges à la Cour pénale internationale n'était pas susceptible d'être discuté devant elle (25). Réunie en assemblée, elle a considéré quelques mois plus tard que les actes de saisie des oeuvres répertoriées "Musées Nationaux récupération", effectués par les forces alliées de la France, dans les zones de combat ou d'occupation (26) échappait également à son contrôle. De même, le juge des référés du Conseil d'Etat a décliné sa compétence en mai 2014, pour connaître du référé-liberté introduit par des ressortissants syriens contre la décision du Gouvernement français de s'opposer à ce qu'ils votent sur le sol français à l'élection présidentielle organisée dans ce pays (27). En juillet 2015, c'est le Tribunal des conflits qui a estimé de son côté que ni la juridiction administrative, ni la juridiction judiciaire n'étaient compétentes pour connaître du refus du Premier ministre de soumettre au Parlement un projet de loi en vue de sa transposition en droit interne (28). En octobre dernier, les juges du Palais-Royal en ont fait autant concernant l'acte par lequel le Président de la République atteste, en apposant sa signature, l'existence de la loi et donne l'ordre aux autorités publiques d'observer et de faire observer cette loi (29). Nous observons alors que le juge confirme l'immunité contentieuse des actes de Gouvernement malgré toutes les critiques émises à leur encontre depuis de très nombreuses années.
(1) Voir par exemple L. Favoreu, Pour en finir avec la 'théorie' des actes de Gouvernement, in Mélanges en l'honneur de P. Pactet. L'esprit des institutions, L'équilibre des pouvoirs, Paris, Dalloz, 2003, pp. 607-616. P. Duez, Les actes de Gouvernement (reproduction en fac-similé de l'édition de Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1935), Paris, Dalloz, 2006, p. 176 et s.. M. Virally, L'introuvable 'acte de Gouvernement', RDP, 1952, pp. 316-358 ou encore X. Dupré de Boulois, La théorie des actes de Gouvernement à l'épreuve du droit communautaire, RDP, 2000, pp. 1791-1823.
(2) Pour Y. Gaudement, "on appelle 'actes de Gouvernement' certains actes accomplis par des autorités administratives ou gouvernementales et qui ne sont susceptibles d'aucun recours devant les tribunaux. Si un tel acte viole la loi ou cause un dommage à un administré, celui-ci ne peut intenter ni le recours pour excès de pouvoir en vue de l'annulation des l'acte, ni le recours de pleine juridiction en vue d'obtenir réparation du préjudice subi" (Droit administratif, Paris, LGDJ, Lextenso, coll. Manuel, 20ème éd., 2012, p. 140).
(3) Cass. civ. 1, 4 février 2015, n° 14-21.309, FS-P+B (N° Lexbase : A2464NBU), AJDA, 2015, p. 246, obs. D. Poupeau.
(4) Initialement, le juge isolait ces actes au vu de leur finalité politique (voir CE, 1er mai 1822, Laffitte, Rec. CE 1821-1825, p. 202). Il s'agissait de s'intéresser "à l'intention de l'auteur de l'acte ou aux éléments de fait en considération desquels l'acte avait été pris" (P. Montané de la Roque, Les actes de Gouvernement, Annales de la faculté de Toulouse, 1960, p. 74, cité par P.-H. Chalvidan, Doctrine et acte de Gouvernement, AJDA, 1982, p. 5). L'idée était d'établir une frontière entre les actes contrôlés par le juge administratif (dont le contrôle, à cette période, était émergent) et ceux qui ne l'étaient pas. Mais, et cet élément est bien connu, cette théorie du "mobile politique" a été définitivement évacuée par l'arrêt "Prince Napoléon" de 1875 (Rec. CE, p. 155). L'arrêt a été rendu conformément aux conclusions du commissaire du Gouvernement David qui souhaitait limiter les qualifications variant "arbitrairement au gré des gouvernants" (M. Long, P. Weil, G. Braibant et al., Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Paris, Dalloz, 19ème éd., 2013, point n° 3, arrêt "Prince Napoléon", p. 17).
(5) Le juge administratif, de façon volontaire, exclut derechef de contrôler certains actes pour ne pas se substituer à leurs auteurs ou pour éviter un conflit. Il se met délibérément en retrait. Ainsi, il pare ces actes d'une immunité pour, ensuite, en déduire son incompétence. La liste des actes de Gouvernement est donc dressée au cas par cas. Ce n'est plus la finalité politique de l'acte en question qui invite le juge à décliner sa compétence mais sa "nature politique".
(6) Parmi ses défenseurs, citons Capitant, Laferrière, Chapus. Pour approfondir, voir la thèse de P. Serrand, L'acte de Gouvernement : contribution à la théorie des fonctions juridiques de l'Etat, Thèse Paris II, 1996, p. 549 et s.
(7) CE, Ass., 9 avril 1999, n° 195616 (N° Lexbase : A3938AX7), Rec. CE, 1999, p. 124, RFDA, 1999, p. 566, concl. Salat-Baroux, AJDA, 1999, p. 460 et p. 409, chron. Raynaud et Fombeur, Dalloz, 2000, p. 335, note Serrand.
(8) CE Sect., 29 décembre 1999, n° 196858 (N° Lexbase : A4204AXY), Rec. CE, 1999, Tables, p. 577.
(9) CE, Ass., 18 décembre 1992, n° 120461 (N° Lexbase : A8871ARY), Rec. CE, 1993, p. 446, RFDA, 1993, p. 333, concl. Lamy, note Ruzié, AJDA, 1993, p. 82, chron. Maugüé et Schwartz.
(10) CE référé, 10 avril 2003, n° 171277 (N° Lexbase : A5904ANY), Rec. CE, 2003, Tables p. 914..
(11) En ce sens, voir J. Auvret-Finck : "Aussi longtemps que l'exercice des compétences juridictionnelles sera suspendu à l'idée de préserver une marge d'autonomie au profit de l'exécutif, le cas échéant au détriment du respect de la légalité, l'Etat de droit laissera transparaître son inachèvement" ("Les actes de Gouvernement, irréductible peau de chagrin ?", RDP, 1995, p. 171).
(12) CE, 20 décembre 2013, n° 335235 (N° Lexbase : A7908KSP), Rec. CE, 2013, Tables, p. 826.
(13) CE, 20 février 1989, n° 98538 (N° Lexbase : A1606AQK), Rec. CE, 1989, p. 60, RFDA, 1989, p. 868, concl. Frydman.
(14) P. Serrand, op.cit., pp. 603-608.
(15) La politique saisie par le droit : alternances, cohabitation et Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1988, 153 p.
(16) Voir le premier arrêt qui a consacré cette théorie pour les relations internationales de la France : CE, 27 juin 1924, Goldschmidt et Strauss, Rec. CE, p. 607.
(17) Voir CE Sect., 3 décembre 1999, n° 199622 200124 (N° Lexbase : A2608B7Q), Rec. CE, 1999, p. 379, concl. F. Lamy, AJDA, 2000, p. 120, chron. M. Guyomar et P. Collin.
(18) CE, Ass., 18 décembre 1998, n° 181249 (N° Lexbase : A8721ASS), Rec. CE, 1998, p. 483, concl. G. Bachelier, AJDA, 1999, p. 127, chron. F. Raynaud et P. Fombeur, RFDA, 1999, p. 315, concl.
(19) CE, Ass., 28 mai 1937, Decerf, Rec. CE, 1937, p. 534, S., 1937, 3, p. 73, note P. Laroque.
(20) CE, Ass., 29 septembre 1995, n° 171277 (N° Lexbase : A5904ANY), Rec. CE, p. 347, AJDA, 1995, p. 749, chron. Stahl et Chauvaux, RDP, 1996, p. 256, concl. Sanson, RFDA, 1996, p. 383, chron. Ruzié.
(21) CE, 23 septembre 1992, n° 120437, 120737 (N° Lexbase : A7719ARC), Rec. CE, 1992, p. 346, AJDA, 1992, p. 752, concl. D. Kessler, obs. R.S.
(22) CE, 12 mars 1999, n° 162131 (N° Lexbase : A4516AXK).
(23) CE, 5 juillet 2000, n° 206303 (N° Lexbase : A9496AGS), Rec. CE, 2000, p. 291, AJDA, 2001, p. 95, note Gounin.
(24) T. confl., 2 février 1950, n° 01243 (N° Lexbase : A8039BD4), S., 1950. 3. 73 concl. Odent.
(25) CE Sect., 28 mars 2014, n° 373064 (N° Lexbase : A2317MIN).
(26) CE, Ass., 30 juillet 2014, n° 349789 (N° Lexbase : A7885MUL).
(27) CE, référé, 23 mai 2014, n° 380560 (N° Lexbase : A6398MPN), Rec. CE, 2014, Tables, p. 486, Dr. Adm. 2014, comm. 57, nos obs.
(28) T. confl., 6 juillet 2015, n° 3995 (N° Lexbase : A0722NN3).
(29) CE, 27 octobre 2015, n° 388807 (N° Lexbase : A2291NUE).
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