Lexbase Droit privé - Archive n°629 du 15 octobre 2015 : Pénal

[Jurisprudence] Immunité de la défense et caractérisation du délit d'outrage

Réf. : Cass. crim., 8 septembre 2015, n° 14-84.380, F-P+B (N° Lexbase : A3722NPK)

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N9424BUL

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par Kaltoum Gachi, Avocat au barreau de Paris, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Paris II

le 15 Octobre 2015

L'article 41 de la loi sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L9095A8D) prévoit une immunité judiciaire permettant de protéger la liberté d'expression dans le cadre du procès. Mais cette cause d'irresponsabilité pénale est soumise à certaines conditions qui résident notamment dans le lien entre les propos et le procès litigieux ainsi qu'à une certaine mesure dans l'expression. Dans cette affaire d'outrage à magistrat, si la Chambre criminelle a, par l'arrêt du 8 septembre 2015, entériné les motifs de la cour d'appel s'agissant de l'exclusion de l'immunité judiciaire, elle a, néanmoins, censuré son arrêt s'agissant de la caractérisation de l'infraction elle-même. L'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 vise à assurer la liberté d'expression judiciaire en protégeant les discours et écrits juridiques. Ainsi, l'alinéa 3 de cet article prévoit que "ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux". Cette immunité dite "judiciaire" est essentielle en ce qu'elle est "destinée à garantir le libre exercice du droit d'agir ou de se défendre en justice" (Cass. crim., 8 juin 1999, n° 96-82.519 N° Lexbase : A5126AWR, Bull. crim., n° 127), ainsi que "la sincérité des auditions" des témoins, devant les juridictions d'instruction comme de jugement ou encore, sur commission rogatoire, devant un officier de police judiciaire (Cass. crim., 4 juin 1997, n° 96-80.520 N° Lexbase : A1105ACW, Bull. crim., n° 223). Il importe qu'une certaine spontanéité puisse avoir libre cours lors du procès et que les droits de la défense puissent s'exercer pleinement.

Si l'effet de cette immunité est radical en ce qu'elle fait obstacle à toute condamnation, elle est, néanmoins, subordonnée à la réunion de certaines conditions, comme l'illustre cet arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation.

En l'espèce, un prévenu, convoqué devant le tribunal correctionnel de Privas pour y répondre de plusieurs infractions au Code rural, a déposé au greffe de la juridiction des conclusions écrites, dans lesquelles il accusait l'ancien procureur de la République de Privas, et la présidente de la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Nîmes "d'agissements mafieux", et "d'appartenance à une association de malfaiteurs pervers et corrompus". Poursuivi et condamné à trois mois d'emprisonnement, à raison de ces propos, du chef d'outrages à magistrats, au visa des articles 434-24 (N° Lexbase : L1937AMP) et 434-25 (N° Lexbase : L1849AMG) du Code pénal, il a interjeté appel ainsi que le ministère public. La cour d'appel a confirmé le jugement en estimant, d'une part, que "l'immunité judiciaire du plaideur reçoit exception dans les cas où les écrits outrageants sont étrangers à la cause, trouve des limites dans le respect de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire, et n'autorise pas des allégations virulentes, empreintes d'animosité personnelle contre un magistrat, mis en cause dans son intégrité". Or, en l'espèce, il a été relevé que "les propos du prévenu ont été proférés à l'occasion d'une procédure pour infraction aux dispositions du Code rural, qui a été le prétexte pour dénoncer l'acharnement judiciaire dont il disait être l'objet" et "que ces accusations d'une extrême gravité, en ce qu'elles font référence à l'appartenance de deux magistrats à une organisation criminelle, sont totalement étrangères à la cause soumise au tribunal, et sont inutiles à la défense du prévenu pour les faits pour lesquels il était alors poursuivi, s'agissant uniquement d'exprimer une profonde rancoeur et un mépris à l'égard de personnes à l'origine de précédentes condamnations". D'autre part, la cour d'appel a jugé, à l'instar du tribunal correctionnel, que "les expressions litigieuses caractérisent sans conteste l'élément matériel du délit d'outrage à magistrat en ce qu'elles constituent des propos outranciers, irrespectueux et injurieux portant atteinte à la dignité et à l'honneur des deux magistrats visés, agissant dans l'exercice de leurs fonctions".

Le prévenu a formé un pourvoi. La Chambre criminelle a entériné la décision des juges du fond sur le premier point et considéré que ceux-ci avaient justifié leur décision en jugeant que les propos étaient étrangers à la cause et avaient excédé les limites des droits de la défense. En revanche, elle a cassé l'arrêt d'appel en reprochant à la cour de ne pas avoir recherché en quoi les propos litigieux, s'ils ne leur avaient pas été directement adressés, seraient nécessairement rapportés aux deux magistrats concernés, la Chambre criminelle précisant que "le délit prévu par l'article 434-24 du Code pénal n'est constitué que lorsqu'il est établi que l'auteur des propos a voulu que ceux-ci soient rapportés à la personne visée".

La présente affaire est donc l'occasion de revenir, dans un premier temps, sur le domaine de l'immunité judiciaire quant à la nature des propos tenus (I) avant, dans un second temps, de s'attacher à la caractérisation de l'infraction d'outrage qui n'a pas été jugée suffisante (II).

I - L'exclusion de l'immunité judiciaire compte tenu de la nature des propos tenus

Un rappel des conditions de l'immunité judiciaire s'impose (A) afin d'examiner l'application de ces conditions à l'espèce (B).

A - Les conditions de l'immunité judiciaire

La règle de l'immunité judiciaire exclut toute condamnation à raison des propos tenus et des écrits produits devant les juridictions au cours d'une instance, que ce soit par les avocats, les parties, les témoins et les experts. Ainsi, seuls les propos tenus lors de l'audience sont protégés. Tel n'est pas le cas des commentaires d'audience tenus devant les journalistes par les parties, leurs avocats, les témoins ou les experts (Cass. crim., 26 novembre 2006, n° 05-85.085, F-P+F N° Lexbase : A9196DSE, Bull. crim., n° 298 ; Cass. crim., 3 décembre 2002, n° 01-86.088, F-P+F N° Lexbase : A5172A4C, Bull. crim., n° 217).

La condition spécialement requise est celle portant sur le lien entre les propos tenus et la cause du procès. Ainsi, la jurisprudence a toujours veillé à ce que les propos et les écrits ne soient pas étrangers à la cause en recourant traditionnellement à deux critères. D'une part, l'objet du propos doit être en lien avec celui du procès, même indirectement, et d'autre part, le support du propos doit consister dans un acte de défense, qu'il s'agisse de conclusions ou de prise de parole à l'audience (Cass. crim., 11 octobre 2005, n° 05-80.545, F-P+F N° Lexbase : A0399DLD, Bull. crim., n ° 255).

La Cour européenne des droits de l'Homme s'arroge un certain droit de regard sur cette question en manifestant une volonté de protéger efficacement une liberté d'expression maximale au cours des audiences judiciaires. Par exemple, elle a jugé qu'une condamnation pour outrage d'un prévenu ayant ainsi apostrophé le procureur de la manière suivante : "vous auriez pu siéger dans les sections spéciales", violait les dispositions de l'article 10 de la Convention européenne (N° Lexbase : L4743AQQ), ces propos devant être appréciés au regard de la personnalité de leur auteur et du contexte du procès (CEDH, 15 juillet 2010, Req. n° 34875/07 N° Lexbase : A4572E44).

En l'espèce, la Cour de cassation, qui ne fait aucune référence aux limitations qui peuvent être apportées à la liberté d'expression au titre de l'article 10 § 2 de la Convention européenne, valide les motifs des juges du fond ayant estimé que les propos tenus étaient sans rapport avec le procès et excédaient les droits de la défense.

B - Des propos sans rapport avec le procès et excédant les droits de la défense

Dans la présente affaire, le prévenu avait déposé au greffe de la juridiction des conclusions écrites, dans lesquelles il accusait l'ancien procureur de la République de Privas, et la présidente de la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Nîmes "d'agissements mafieux", et "d'appartenance à une association de malfaiteurs pervers et corrompus".

Pour écarter l'immunité judiciaire, la cour d'appel a relevé que ces propos étaient étrangers à la cause et n'autorisaient pas "des allégations virulentes, empreintes d'animosité personnelle contre un magistrat, mis en cause dans son intégrité". Elle a souligné, en outre, la nature de la procédure (infractions au Code rural) à l'occasion de laquelle avaient été tenus de tels propos pour juger que cette procédure avait constitué "le prétexte pour dénoncer l'acharnement judiciaire dont il disait être l'objet". Les juges ont ajouté que les accusations portées à l'encontre des magistrats étaient "d'une extrême gravité, en ce qu'elles font référence à l'appartenance de deux magistrats à une organisation criminelle" et étaient "totalement étrangères à la cause soumise au tribunal" mais également "inutiles à la défense du prévenu pour les faits pour lesquels il était alors poursuivi, s'agissant uniquement d'exprimer une profonde rancoeur et un mépris à l'égard de personnes à l'origine de précédentes condamnations". Il ne fait pas de doute que la teneur des passages poursuivis, par leur caractère tout à la fois excessif et étranger au procès, font obstacle au jeu de l'immunité.

Au regard de tels motifs, la Chambre criminelle ne pouvait qu'entériner l'arrêt d'appel en précisant que "ne peuvent bénéficier de l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 les discours ou écrits outrageants étrangers à la cause, et excédant les limites des droits de la défense". Cette solution se situe dans la droite ligne de la jurisprudence rendue en la matière. Ainsi, la jurisprudence a toujours refusé le bénéfice de l'immunité si ses propos délictueux sont sans rapport avec sa cause (Cass. crim., 13 février 1975, n° 91-43.574, Bull. crim., 1975, n° 54 ; Cass. crim., 21 janvier 1998, n° 96-85.001 N° Lexbase : A2945AC3, Bull. crim., 1998, n ° 29).

Si la Chambre criminelle approuve les juges du fond d'avoir écarté l'immunité judiciaire, elle censure, toutefois, l'arrêt sur le terrain de la caractérisation de l'infraction d'outrage.

II - La caractérisation insuffisante de l'outrage à magistrat

La Chambre criminelle a décidé de casser la décision en reprochant à la cour d'appel de ne pas avoir recherché en quoi les propos litigieux, s'ils ne leur avaient pas été directement adressés, seraient nécessairement rapportés aux deux magistrats concernés. Il faut revenir sur les éléments constitutifs du délit (A) et souligner l'absence de caractérisation suffisante en l'espèce de ces éléments (B).

A - Rappel des éléments constitutifs de l'outrage

Rappelons que l'article 434-24 du Code pénal punit "l'outrage par paroles, gestes ou menaces, par écrits ou images de toute nature non rendus publics ou par l'envoi d'objets quelconques adressé à un magistrat, un juré ou toute personne siégeant dans une formation juridictionnelle dans l'exercice de ses fonctions ou à l'occasion de cet exercice et tendant à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont il est investi". Ce délit pourrait être considéré comme attentatoire à la liberté d'expression. Toutefois, si l'article 10 § 1er de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme reconnaît à toute personne le droit à la liberté d'expression, ce texte prévoit, dans son deuxième paragraphe, que l'exercice de cette liberté, comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent dans une société démocratique des mesures nécessaires, notamment pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. Tel est précisément l'objet de l'article 434-24 du Code pénal (Cass. crim., 27 septembre 2000, n° 99-87.929 N° Lexbase : A3303AUU, Bull. crim., n° 28).

Les illustrations impliquant les magistrats qui rendent la justice au nom de l'Etat ne manquent pas. Ainsi, peut-on citer le prévenu qui avait qualifié "d'ignoble" le comportement d'un juge (Cass. crim., 13 avril 2010, n° 09-84.583, F-P+F N° Lexbase : A1816EXK, Bull. crim., 2010, n° 69), ou dans une autre où il avait été affirmé qu'une décision était inspirée par le désir de promotion du magistrat (CA Angers, 17 octobre 2006, n° 06/00495). Sont également outrageants les propos tendant à indiquer que le refus de visite opposé par un juge d'instruction était dû à la couleur de peau du mis en examen (CA Agen, 12 octobre 2006, n° 06/00087) ou le fait de renvoyer à un magistrat le texte de son jugement orné de commentaires désobligeants lui imputant des faits de chantage et de "magouille" (CA Bourges, 12 février 1998, n° 98-80). La Chambre criminelle a également rejeté le pourvoi contre l'arrêt de condamnation du prévenu qui avait adressé, au Garde des Sceaux et au procureur général, une lettre accusant de forfaiture, de faux en écritures publiques et authentiques et de coalition de fonctionnaire le juge de l'application des peines qui avait rejeté sa demande de libération conditionnelle et traitant ce magistrat de "fasciste" (Cass. crim., 27 septembre 2000, n° 99-87.929 N° Lexbase : A3303AUU). Dans toutes ces affaires, les propos avaient bien été "reçus" directement ou indirectement par un magistrat. C'est ce point qui posait précisément difficulté en l'espèce.

B - Les éléments constitutifs insuffisamment caractérisés

En l'espèce, les juges du fond avaient retenu que les expressions litigieuses caractérisaient sans conteste l'élément matériel du délit d'outrage à magistrat en ce qu'elles constituaient, selon eux, des propos outranciers, irrespectueux et injurieux portant atteinte à la dignité et à l'honneur des deux magistrats visés, agissant dans l'exercice de leurs fonctions. La Chambre criminelle a alors censuré ces motifs en relevant qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher en quoi les propos litigieux, s'ils ne leur avaient pas été directement adressés, seraient nécessairement rapportés aux deux magistrats concernés, alors que le délit prévu par l'article 434-24 du Code pénal n'est constitué que lorsqu'il est établi que l'auteur des propos a voulu que ceux -ci soient rapportés à la personne visée, la cour d'appel n'avait pas justifié sa décision.

Cette condition tenant à la connaissance par le magistrat de l'outrage qui est proféré à son encontre est cruciale. En effet, si contrairement aux délits de diffamation ou d'injure, l'outrage à magistrat peut résulter d'une attitude, d'un geste, d'une parole ou même de l'imputation d'une infraction qui, placée dans un certain contexte, est une remise en cause du respect dû à la justice (Cass. crim., 24 novembre 1998, n° 97-84.547 N° Lexbase : A8284CZT, Dr. pén., Comm. n° 65, obs. A. Véron), il importe, toutefois, comme l'injure ou la diffamation, que l'outrage soit directement rattaché aux magistrats concernés. Le principe est donc que la personne qualifiée qui est outragée doit être personnellement et directement visée par l'auteur de l'outrage. Cette exigence avait été posée par la loi du 13 mai 1863 (Cass. crim., 10 novembre 1899, DP, 1900, 5, 532) et n'a pas été modifiée par le Code pénal entré en vigueur en 1994.

Elle est considérée comme remplie lorsque les propos outrageants ont été connus de la personne qualifiée, parce qu'ils lui ont été adressés directement ou indirectement, notamment par l'intermédiaire d'une tierce personne que la jurisprudence qualifie de "rapporteur nécessaire". A été qualifié de "rapporteur nécessaire", la personne dont l'auteur de l'outrage savait que, par ses liens avec la personne outragée, elle rapporterait les atteintes (Cass. crim., 26 octobre 2010, n° 09-88.460, FS-D N° Lexbase : A7635GLD). Dans cette dernière affaire, la Chambre criminelle a jugé que "ne peut être qualifié de rapporteur nécessaire que celui dont le prévenu savait que par ses liens avec la personne outragée il lui rapporterait l'outrage". Le lien entre la victime de l'outrage et le "rapporteur nécessaire" peut résulter aussi bien d'une collaboration ou d'une subordination hiérarchique (Cass. crim., 30 mars 1944, Bull. crim., n° 88. Cass. crim., 3 octobre 2001, n° 01-80.157 N° Lexbase : A0253CMC) mais également d'un lien de parenté. Or, précisément en l'espèce, la Chambre criminelle reproche à la cour d'appel de ne pas avoir suffisamment motivé sa décision sur ce point puisqu'aucun élément ne permettait de savoir si les propos avaient réellement "touché" les magistrats concernés. Le présent arrêt présente le mérite de rappeler l'importance de la caractérisation du délit d'outrage en tous ses éléments.

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