Lexbase Social n°554 du 16 janvier 2014 : Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] De la difficulté de fermer l'entreprise pour répondre à une grève

Réf. : Cass. soc., 17 décembre 213, n° 12-23.006, FS-P+B (N° Lexbase : A7271KS4)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 16 Janvier 2014

Parmi les droits des travailleurs protégés par le Préambule de la Constitution de 1946, la grève figure très certainement parmi ceux qui bénéficient de la protection la plus forte, comme en témoigne cette nouvelle décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 17 décembre 2013 concernant la fermeture de l'entreprise quelques heures après le déclenchement d'une grève, confirmant la sévérité du juge à l'égard des entreprises qui n'ont d'autre choix que d'emprunter la voie du dialogue.
Résumé

Est illicite et constitutive d'une entrave à l'exercice du droit de grève justifiant l'octroi de dommages-intérêts la fermeture de l'entreprise intervenue alors qu'aucune voie de fait ne peut être tenue pour constituée, ni qu'aucune situation d'insécurité ou d'atteintes aux personnes n'est établie.

I - Des conditions requises pour prétendre fermer l'entreprise en riposte à une grève

Cadre juridique applicable. Le législateur n'ayant pas défini les prérogatives des employeurs dans les conflits collectifs (1), c'est à la jurisprudence qu'est revenu la tâche de définir sa marge de manoeuvre à l'aide des outils juridiques existant singulièrement en matière de référés, le juge pouvant "prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite" (2).

C'est dans ce cadre que la jurisprudence a été amenée à préciser les conditions dans lesquelles l'employeur peut fermer l'entreprise à l'occasion du conflit, une distinction sémantique ayant été opérée à partir de 2000 entre le "lock-out", qui correspond à l'hypothèse d'une fermeture illicite, et la mise en chômage technique qui répond à une situation critique justifiant la mesure (3).

Pour que la fermeture de l'entreprise soit licite, la jurisprudence exige soit que l'activité de l'entreprise soit totalement paralysée (4), soit que la sécurité des biens ou des personnes ne puisse être assurée autrement que par la fermeture des locaux (5). Tout autre motif entraînera le constat du caractère illicite de la fermeture (alors qualifiée de "lock-out") et incitera le juge des référés à ordonner la cessation du trouble, et donc la réouverture de l'entreprise (6).

C'est dans ce contexte qu'intervient cette nouvelle décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation.

Les faits. Le 18 juin 2009 à 5 heures, soixante-douze salariés d'une société de pneumatique avaient engagé une grève pour protester contre un projet de restructuration de l'entreprise. Le même jour à 21 heures, l'employeur avait fermé l'entreprise tout en maintenant la rémunération des salariés non grévistes.

Les grévistes ont alors assigné l'employeur en paiement de dommages et intérêts correspondant au montant des salaires perdus pendant la durée du conflit, pour atteinte au droit de grève, et obtenu gain de cause devant la juridiction prud'homale.

Pour obtenir la cassation de cette décision, la société faisait valoir plusieurs moyens, et notamment que les grévistes ne pouvaient prétendre obtenir le paiement de leurs salaires pendant la durée de la grève, sous couvert de prétendues fautes reprochées à leur employeur, que ce dernier avait justement fermé l'entreprise après un certain nombre d'atteintes à la liberté du travail et à la sécurité des personnes, mettant en oeuvre à cet égard son obligation de sécurité de résultat.

La solution. Ces arguments n'ont pas convaincu la Haute juridiction qui rejette le pourvoi, le conseil de prud'hommes ayant pu décider que "la fermeture de l'entreprise était illicite et constitutive d'une entrave à l'exercice du droit de grève justifiant l'octroi de dommages-intérêts" dans la mesure où "aucune voie de fait ne pouvait être tenue pour constituée ni qu'aucune situation d'insécurité ou d'atteintes aux personnes n'était établie".

II - De la protection du droit de grève pendant le déroulement du conflit

L'intérêt de la décision. Les arrêts rendus par la Haute juridiction en matière de fermeture d'entreprise pendant les conflits collectifs sont suffisamment rares pour qu'on s'y arrête quelques instants.

Pour considérer la fermeture comme illicite et condamner l'employeur à verser aux salariés grévistes une indemnité correspondant aux salaires perdus pendant la durée du conflit, la juridiction prud'homale avait ici constaté l'absence de voie de fait ou d'atteinte à la sécurité des biens et des personnes.

La notion de "voie de fait" est régulièrement évoquée par les juges du fond, mais jamais par la Haute juridiction lorsqu'elle formule les conditions d'une fermeture licite pendant la durée du conflit.

Cette notion est empruntée à la jurisprudence du Tribunal des conflits dégagée pour donner compétence au juge judiciaire pour connaître des atteintes réalisées par une personne publique au droit de propriété ou aux libertés individuelles des particuliers (7), mais surtout au registre du droit pénal applicable en matière de grève. On sait en effet que l'article 431-1 du Code pénal sanctionne "le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de menaces, l'exercice de la liberté du travail" d'une peine "d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende", et vise comme circonstance aggravante "le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code, l'exercice d'une des libertés visées à l'alinéa précédent" pour porter la sanction à "trois ans d'emprisonnement et à 45 000 euros d'amende".

Une voie de fait sera ainsi caractérisée lorsque le salarié incriminé "a participé à un barrage constitué de six personnes ayant pris place derrière le portail de la centrale et [...] interdit l'accès au directeur du site" (8).

Une protection très forte du droit de grève. Qu'il s'agisse, ici, d'invoquer des violences commises pendant le conflit ou l'impossibilité de fournir du travail aux salariés non grévistes (9), la jurisprudence se montre extrêmement protectrice du droit de grève et la Cour de cassation veille à ce que les juges du fond ne s'immiscent pas dans les conflits collectifs, la négociation collective constituant l'issue souhaitable et souhaitée du conflit (10). Cette sévérité vaut d'ailleurs également lorsque l'employeur demande au juge des référés l'autorisation de faire expulser les grévistes ; la Cour de cassation avait ainsi considéré, en 2011, que ne constitue pas un trouble manifestement illicite justifiant l'expulsion de grévistes le fait pour des salariés d'occuper l'entreprise, sans dégradation du matériel, de violence, séquestration ou autre comportement dangereux à l'égard des personnels se trouvant sur le site, et ce après que leur employeur leur eut annoncé l'arrêt des activités et la fermeture de l'unité de production, sans information, ni consultation préalable des institutions représentatives du personnel, et interdit aux salariés l'accès à leur lieu de travail en leur notifiant sans autre explication leur mise en disponibilité (11).


(1) Sur le sujet, la thèse classique de Jean-Emmanuel Ray, Les pouvoirs de l'employeur à l'occasion de la grève, Litec (coll. Jurisclasseur), Paris, 1985.
(2) CPC, art. 809 (N° Lexbase : L0696H4K).
(3) Cass. soc., 4 juillet 2000, n° 98-20.537, publié (N° Lexbase : A9159AGC), Dr. soc., 2000, p. 1091, chron. A. Cristau ; Cass. soc., 28 mars 2001, n° 99-42.945, F-D (N° Lexbase : A6763AXR). Voir également Cass. soc., 14 décembre 2005, n° 04-41.427, F-D (N° Lexbase : A0112DM4).
(4) Cass. soc., 4 juillet 2000, préc. : "la grève du secteur de production, qui était totale, avait progressivement entraîné la paralysie des autres secteurs d'activité de l'entreprise et que l'employeur avait attendu que le fonctionnement de l'entreprise soit bloqué pour recourir à la mise en chômage technique". Cass. soc., 14 février 2001, n° 99-43.521, F-D (N° Lexbase : A0717ATQ).
(5) Cass. soc. 7 novembre 1990, JCP, éd. E. 1991, I, 27, n° 14, obs. B. TEYSSIÉ (métro de Marseille).
(6) Cass. soc., 25 septembre 2001, n° 99-43.628, inédit (N° Lexbase : A1144AWB) (fermeture d'ateliers décidée pour amener les salariés à renoncer à leur mouvement de grève).
(7) Sur cette question, voir le Répertoire Dalloz de Contentieux administratif, Voie de fait, par J. Moreau.
(8) Cass. crim., 15 mars 2011, n° 09-88.083, F-D (N° Lexbase : A5765HNT), Dr. soc., 2011, p. 733, obs. F. Duquesne : Le prévenu a participé à un barrage constitué de six personnes ayant pris place derrière le portail de la centrale et en a interdit l'accès au directeur du site. Lire F. Duquesne, Entrave ou simple trouble porté à l'activité professionnelle ?, Dr. soc., 2008 p. 1260, à propos de Crim., 3 juin 2008, n° 07-80.079, F-P+F (N° Lexbase : A5033D9B). Du même auteur, M.-C. Rouault et F. Duquesne, De l'atteinte à la liberté d'aller et venir dans l'entreprise en grève, in JCP éd. S, 2009, 1435. La répression des comportements violents dans l'entreprise en grève, Dr. soc., 2009, p. 1091.
(9) L'employeur ne pourra ainsi fermer l'entreprise que s'il a été mis dans l'impossibilité de proposer aux non-grévistes, dont le secteur d'activité de l'entreprise est paralysé par la grève, des tâches supplétives en relation avec leur qualification : Cass. soc., 30 septembre 2005, n° 04-40.193, FS-P+B (N° Lexbase : A5976DKK), V. nos obs., L'employeur doit tenter de confier aux non-grévistes des tâches supplétives avant de mettre l'entreprise en chômage technique, Lexbase Hebdo n° 185 du 13 octobre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N9377AI7).
(10) Sur l'accord de fin de conflit, dernièrement.
(11) Cass. soc., 9 mars 2011, n° 10-11.588, FS-P+B (N° Lexbase : A2543G93), V. nos obs., L'occupation du lieu de travail comme moyen de légitime défense collectif, Lexbase Hebdo n° 433 du 24 mars 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N7537BRL).

Décision

Cass. soc., 17 décembre 213, n° 12-23.006, FS-P+B (N° Lexbase : A7271KS4).

Rejet (conseil de prud'hommes de Chalon-sur-Saône, section industrie, 29 mai 2012).

Textes concernés : C. trav., art. L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N).

Mots-clés : grève, fermeture, voie de fait.

Lien base : (N° Lexbase : E2572ETG).

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