Le Quotidien du 7 juillet 2025 : Commissaires de justice

[Commentaire] Constat d’achat : assouplissement bienvenu du critère de l’indépendance du tiers acheteur

Réf. : Cass. mixte, 12 mai 2025, n° 22-20.739, publié au bulletin N° Lexbase : A73480W3

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N2486B3H

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par Natalie Fricéro, Professeur des Universités (Université Côte d’Azur), membre du Conseil national de la médiation, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature

le 04 Juillet 2025

Mots-clés : constat d'achat • indépendance du tiers acheteur à l'égard du requérant • garanties • défaut • force probante du constat • appréciation souveraine du juge

Résumé : à la suite du revirement de jurisprudence consacré par l’arrêt de la Chambre mixte de la Cour de cassation du 12 mai 2025 N° Lexbase : A73480W3, l'absence de garanties suffisantes d'indépendance du tiers acheteur à l'égard du requérant n'est pas de nature à entraîner la nullité du constat d'achat. Dans un tel cas, par exemple si le tiers est le stagiaire du cabinet de l’avocat du requérant, il appartient au juge d'apprécier si, au vu de l'ensemble des éléments qui lui sont soumis, ce défaut d'indépendance affecte la valeur probante du constat.


L’arrêt de la Chambre mixte consacre un revirement de jurisprudence qui doit être situé dans le cadre de la fondamentalisation du droit à la preuve et de la force probante particulière attachée au constat de commissaire de justice. Il conditionne toutefois la valeur probante du constat d’achat au respect des principes fondamentaux du droit à la preuve.

I. Le constat d’achat à l’épreuve du droit fondamental à la preuve

En 2016, la société Rimowa a constaté que la société HP Design offrait à la vente, sous la marque « Bill Tornade » exploitée par la société Intersod, une valise reproduisant les caractéristiques originales de la valise en polycarbonate rainuré qu'elle-même commercialise depuis plusieurs années sous le nom de « Limbo multiwheel ». Elle fait constater ces agissements par un commissaire de justice (huissier de justice) les 4 mai et 16 juin 2016, fait procéder à des opérations de saisie-contrefaçon, puis, le 10 novembre 2016, elle assigne les sociétés HP Design et Intersod en contrefaçon et en concurrence déloyale. Dans le cadre du pourvoi, la société Intersod fait grief à l'arrêt de déclarer valable le procès-verbal de constat d'achat du 4 mai 2016 et de la condamner, in solidum avec la société HP Design, à indemniser la société Rimowa au titre d'actes de contrefaçon et de concurrence déloyale, alors que le principe de loyauté dans l'administration de la preuve et le droit à un procès équitable commandent que la personne qui assiste l'huissier instrumentaire lors de l'établissement d'un procès-verbal de constat soit indépendante de la partie requérante. Or, en l’espèce, c’est un stagiaire du cabinet d'avocat de la requérante qui avait assisté le commissaire de justice, ce qui devait entraîner l’annulation du constat sur le fondement des articles 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR et 9 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1123H4D, ensemble le principe de loyauté dans l'administration de la preuve (seul cet aspect sera commenté, non le moyen relatif à la propriété intellectuelle).

L’élaboration de constats est une activité importante mais non monopolistique des commissaires de justice [1] : elle permet au commissaire de justice, commis par justice ou à la requête de particuliers, d’effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter. Les conditions d’intervention du commissaire de justice diffèrent selon qu’il est ou non commis par le juge. Comme en l’espèce, s’il agit à la requête d’un particulier pour réaliser un « constat d’achat », il n'est pas autorisé à pénétrer dans un lieu privé, même ouvert au public, tel qu'un magasin, pour y recueillir des preuves au bénéfice de son mandant et, en particulier, y faire un achat, sans décliner préalablement sa qualité. La seule solution pour éviter de décliner préalablement son identité, est de demander à un tiers, qui n'a pas la qualité d'officier public, qu'il pénètre dans un tel lieu pour y faire un achat, et, ensuite, relater les faits et gestes de ce tiers qu'il a personnellement constatés, se faire remettre par lui toute marchandise en sa possession à la sortie du magasin, et les documents y afférent, et recueillir toute déclaration de sa part.

En effet, le « constat d’achat » correspond à une situation originale dans laquelle le commissaire de justice n’agit pas directement, il constate la vente d’un produit ou l’engagement d’une prestation de service effectué par un tiers [2]. Cette obligation de recourir à un tiers pour effectuer l’achat est justifiée par le fait que l’achat a lieu dans un magasin qualifié de « lieu privé ouvert au public » (§ n° 8 de l’arrêt N° Lexbase : A73480W3) et que le commissaire de justice ne peut effectuer que des constatations matérielles et non jouer un rôle actif dans l’élaboration de ces constatations.

La question soulevée par le pourvoi concernait la qualité du tiers auteur de l’achat. Par un arrêt du 25 janvier 2017 [3], la Cour de cassation avait transposé une exigence qu’elle avait posée pour le constat établi en matière de saisie-contrefaçon (§12 de l’arrêt de la Chambre mixte N° Lexbase : A73480W3) : le droit à un procès équitable, consacré par l'article 6§1 de la CESDH N° Lexbase : L7558AIR, commande, à peine de nullité des opérations, que, lors de l'établissement d'un tel procès-verbal de constat, l'huissier de justice soit assisté d'un tiers indépendant de la partie requérante, ce que n'est pas le stagiaire du cabinet de l'avocat du requérant. En matière de saisie-contrefaçon, cette condition d’indépendance totale du tiers est particulièrement justifiée par le rôle intrusif de la mesure, qui peut entraîner la révélation d’informations confidentielles, voire de secrets d’affaires du prétendu contrefacteur [4].

Toutefois, s’agissant du constat d’achat, cette exigence n’est plus adaptée aux évolutions qui ont consisté à fondamentaliser le droit à la preuve. Particulièrement, l’arrêt de l’Assemblée plénière du 22 décembre 2023 [5] qui a consacré la recevabilité conditionnée de preuves déloyales ou illicites, oblige le juge à exercer un contrôle de proportionnalité sur les droits en présence et de s'assurer qu'il existe un juste équilibre entre des droits fondamentaux opposés, en l'occurrence la loyauté des preuves et la propriété intellectuelle.

En outre, elle n’assurait pas la conformité du dispositif à l'article 3 de la Directive (CE) n° 2004/48 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle N° Lexbase : L2091DY4 (transposée aux articles L. 332-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L7035IZL) qui prévoit que les mesures et procédures mises en œuvre par les États membres ne doivent pas être inutilement complexes. Le considérant 20 de la Directive N° Lexbase : L2091DY4 rappelle que la preuve est un élément capital pour l'établissement de l'atteinte à ces droits et qu'il convient de veiller à ce que des moyens de présenter, d'obtenir et de conserver les éléments de preuve existent effectivement.

Elle risquait également d’entraîner des effets pervers [6], portant notamment sur le fait que les difficultés pour le commissaire de justice d’établir un constat risquait de constituer un moyen donné aux contrefacteurs d’échapper aux conséquences de leurs activités illicites [7] !

Un revirement s’imposait pour éviter que le commissaire de justice ne soit obligé de recruter une personne rencontrée dans la rue pour être tiers acheteur, tout en vérifiant l’absence de lien de dépendance, juridique ou économique, vis à vis du mandant, ce que la personne à laquelle est opposé le procès-verbal devait pouvoir vérifier [8]. La pratique consistait parfois à établir un « panel » de tiers acheteurs volontaires pour effectuer ces constats, ce qui avait été validé par la jurisprudence [9].

II. Le constat d’achat à l’épreuve des principes fondamentaux de la preuve

Le revirement de jurisprudence ne consiste pas à autoriser toutes les pratiques. Certes, il modifie la sanction : le constat n’est pas annulé si le tiers acheteur n’est pas indépendant, c’est sa force probante qui est appréciée par le juge. Le droit à la preuve obéit à des principes de procédure fondamentaux et l’activité des commissaires de justice est soumise à des règles professionnelles spécifiques qui permettent au constat d’avoir une force probante particulière.

Le principe demeure celui de l’indépendance du tiers vis-à-vis du commissaire de justice comme du mandant pour asseoir la valeur probante du constat d’achat. Comment prouver cette indépendance ? Le procès-verbal dressé par le commissaire de justice doit identifier nommément la personne ayant acheté le produit ou le service et mentionner que celle-ci a déclaré « ne pas avoir de lien de subordination au regard des requérants, de ses conseils et de l’étude de l’huissier »[10], sans « qu’il soit nécessaire d’y adjoindre la copie d’une pièce d’identité de l’acheteur » [11].

Parce qu’il n’est pas toujours aisé de trouver un tiers sans aucun lien avec le requérant, l’avocat de ce dernier peut proposer que le stagiaire de son cabinet joue ce rôle. C’est là que se situe le revirement de jurisprudence. La Cour de cassation l’admet : « 18. Il y a lieu de juger désormais que l'absence de garanties suffisantes d'indépendance du tiers acheteur à l'égard du requérant n'est pas de nature à entraîner la nullité du constat d'achat. Dans un tel cas, il appartient au juge d'apprécier si, au vu de l'ensemble des éléments qui lui sont soumis, ce défaut d'indépendance affecte la valeur probante du constat ».

L’arrêt commenté précise les conditions dans lesquelles le constat produit sa valeur probante en dépit de l’absence d’indépendance du tiers acheteur, qui peuvent être considérées comme le « guide de rédaction du constat d’achat lorsque le tiers n’est pas totalement indépendant du requérant ». Le juge saisi apprécie souverainement le respect de ces conditions et la portée du constat :

  • le principe d’une administration contradictoire de la preuve doit être respecté (CPC, art. 15 N° Lexbase : L1132H4P et 16 N° Lexbase : L1133H4Q), le juge ne pouvant pas refuser d'examiner un constat de commissaire de justice établi à la demande d'une personne, même réalisé non contradictoirement, qui vaut à titre de preuve dès lors qu'il est soumis à la discussion des parties ;
  • aucun stratagème ne doit avoir été mis en place par le commissaire de justice ou le tiers. En l’espèce, cela résultait du procès-verbal de constat d'achat dressé par l'huissier de justice le 4 mai 2016 mentionnant l'identité et la qualité du tiers acheteur, précisant qu'il s'agissait d'un stagiaire au sein du cabinet d'avocats de la société R, partie requérante, laquelle n’avait donc pas été déloyale ni vis-à-vis de son adversaire, ni vis-à-vis du juge. Si les éléments révélaient que le tiers a participé à une mise en scène, le juge n’accorderait aucune valeur probante au constat ;
  • le tiers doit agir en permanence sous le contrôle du commissaire de justice, le défaut d'indépendance de ce tiers n'affectant pas le caractère objectif des constatations mentionnées au procès-verbal. Ceci correspond aux dispositions prévues à l’article 15 de l’arrêté du 27 février 2024 portant approbation des règles professionnelles des commissaires de justice [12] qui prévoient que « le commissaire de justice et le clerc habilité aux constats, tous les deux désignés ci-après le constatant, font preuve de la plus grande rigueur lors de l'établissement des constats. Le constatant effectue lui-même les constatations. Il se rend personnellement sur les lieux du constat. Il ne peut en aucun cas participer à une mise en scène ou un stratagème. Lorsqu'il est assisté par tiers, le constatant conserve la maîtrise intellectuelle des opérations (…) » ;
  • il n’y a pas lieu d’appliquer au tiers les exigences d’impartialité et d’indépendance que la Cour européenne des droits de l’Homme applique aux experts [13], puisque le tiers qui effectue l’achat n’est pas un expert et ne donne aucun avis, son rôle étant limité à pénétrer en un lieu privé ouvert au public pour y effectuer un achat et en remettre l'éventuelle preuve à l'officier public.

Dans ces conditions, qu’il appartient au juge saisi d’apprécier souverainement, les constatations du commissaire de justice retranscrites dans un procès-verbal font foi jusqu'à preuve contraire, le juge appréciant souverainement la force probante des mentions du procès-verbal [14]. Ces règles s’appliquent à l’identique aux clercs habilités à établir des constats à la requête de particuliers [15].

À retenir. - Pour conférer au constat d’achat toute sa force probante, le tiers acheteur doit être indépendant économiquement et juridiquement du commissaire de justice et du requérant. Toutefois, le recours à un tiers qui est lié au requérant n’entraîne pas nécessairement la nullité du constat et le juge apprécie souverainement sa valeur probante.

Des conditions doivent toutefois être remplies, permettant de garantir la loyauté de la preuve : le constat d’achat doit être soumis à la discussion contradictoire des parties, aucun stratagème ne doit avoir été mis en place par le commissaire de justice ou le tiers, le procès-verbal doit mentionner l'identité et la qualité du tiers acheteur et le tiers doit agir en permanence sous le contrôle du commissaire de justice.


[1] Ordonnance n° 45-2592, du 2 novembre 1945, relative au statut des huissiers de justice, art. 1er (abrogé) N° Lexbase : L8061AIE, remplacé par l’ordonnance n° 2016-728, du 2 juin 2016, relative au statut de commissaire de justice, article 1er, II N° Lexbase : L7700MSY : « Les commissaires de justice peuvent en outre : (...) 2° Effectuer, lorsqu'ils sont commis par justice ou à la requête de particuliers, des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter. Sauf en matière pénale où elles ont valeur de simples renseignements, ces constatations font foi jusqu'à preuve contraire (…) », entré en vigueur le 1er juillet 2022

[2] S. Dorol, Le tiers acheteur dans le constat d'achat, Propr. ind. 2015. Étude 17, n° 2 ; V. Vigneau, Les constats d'achat, Procédures 2013. Étude 10 ; v. encore, S. Dorol, S. Racine, X. Louise-Alexandrine, P. Gielen et J.-L. Bourdiec, Droit et pratique du constat d'huissier, 3e éd., LexisNexis, 2022, nos 641 et s., consacrés au constat d’achat ; M.-P. Mourre, Commissaires de justice, in Rép. pr. civ. Dalloz ; Dalloz actualité, 20 mai 2025, obs. C. Bléry

[3] Cass. civ. 1, 25 janvier 2017, n° 15-25.210, F-P+B, Bull. civ. I, n° 20 N° Lexbase : A5484TAD

[4] P. Véron, « Le secret dans les procédures juridictionnelles en matière de propriété industrielle », in La propriété industrielle et le secret, Centre Paul Roubier, Litec, 1996, p. 66 et 67.

[5] Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648, publié au bulletin N° Lexbase : A27172AU

[6] V. rapport du conseiller rapporteur, nos 44 et s., et avis de l'avocat général, nos 17 et s.

[7] P. de Candé, « III - Procédures, 1. Saisie-contrefaçon - constat d’achat », Revue Propriétés intellectuelles, avril 2019, n° 71, chron. Droit des dessins et modèles, p. 103 et s.

[8] Cass. civ. 1, 9 avril 2015, n° 14-11.853, F-P+B, Bull. civ. I, n° 83 N° Lexbase : A5310NGR : annulation des opérations de saisie-contrefaçon réalisées par l’huissier de justice avec l'assistance d'un tiers, dont il n’avait pas indiqué les qualités ni les liens de dépendance qu'il pouvait avoir vis-à-vis du requérant, ne mentionnant que ses prénom et nom

[9] CA Paris, 5-1, 30 octobre 2024, n° 22/10977 N° Lexbase : A700363R, v. avis avocat général, n° 18

[10] CA Paris, 5-1, 11 décembre 2024, n° 23/01176 N° Lexbase : A91620MB

[11] CA Lyon, 1re ch. civ. A, 19 novembre 2020, n° 18/00895 N° Lexbase : A115437U

[12] Arrêté du 27 février 2024 portant approbation des règles professionnelles des commissaires de justice, NOR : JUSC2405705A N° Lexbase : L6920MZC, qui comporte en annexe les règles professionnelles.

[13] CEDH, 18 mars 1997, Req. 21947/93, Mantovanelli c/ France, § 36 N° Lexbase : A9451KST.

[14] Ordonnance n° 2016-728 du 2 juin 2016, art. 1er N° Lexbase : L7700MSY ; Cass. com., 14 février 2018, n° 16-24.555, F-D N° Lexbase : A7640XDC

[15] Décret n° 2025-258, du 21 mars 2025, relatif au statut des clercs habilités aux constats, JORF 22 mars 2025, Texte 3 N° Lexbase : L0066M9C, qui modifie le décret n° 2022-949, du 29 juin 2022, relatif aux conditions d'exercice des commissaires de justice et aux clercs habilités N° Lexbase : L2744MYB qui peuvent « procéder aux constats établis à la requête des particuliers conformément à l'article 11 de l'ordonnance du 2 juin 2016 » (décret n° 2022-949 du 29 juin 2022, mod. par décret n° 2025-258 du 21 mars 2025, art. 59 N° Lexbase : Z67078XA). L’habilitation impose de remplir des conditions exigeantes de formation et de moralité.

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