Le Quotidien du 19 mai 2025 : Propriété intellectuelle

[Questions à...] Liberté d’expression vs droit des marques - Questions à Clara Viguié, avocate au barreau de Paris

Lecture: 8 min

N2284B3Y

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] Liberté d’expression vs droit des marques - Questions à Clara Viguié, avocate au barreau de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/119399283-questions-a-liberte-dexpression-vs-droit-des-marques-questions-a-clara-viguie-avocate-au-barreau-de-
Copier

le 16 Mai 2025

Mots clés : droit des marques • contrefaçon • propriété intellectuelle • imitation • exception de parodie

À l’occasion récent d’un conflit entre la marque Rolex et un artiste plasticien ayant repris ses cadrans les plus célèbres dans une collection d’œuvres intitulée « 3D Watches », représentant des cadrans de montres intégrant des villes, diffusée sur les réseaux sociaux et exposée au Royal Monceau, s’est rejouée l’éternelle bataille entre entreprises soucieuses de leur image de marque (et donc de leur modèle économique) et les créateurs s’inspirant d’œuvres connues du grand public pour stimuler leur imagination. Pour faire le point sur ce hiatus dont l’on peut deviner qu’il n’est pas prêt de disparaître, Lexbase a interrogé Clara Viguié, avocate au barreau de Paris, co-Présidente de la commission Propriété Intellectuelle et Droit des Marques de l’ACE*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les conditions d'usage d'une marque dans une œuvre artistique ?

Clara Viguié : Le dépôt d’une marque confère à son titulaire un monopole d’exploitation, de sorte que toute réutilisation non autorisée est en principe interdite.

Cependant, cette interdiction ne s’applique que si le signe est utilisé dans la vie des affaires, à titre de marque, c’est-à-dire pour désigner l’origine d’un produit ou d’un service (CPI, art. L. 713-6 N° Lexbase : L5886LT8).

Dans un contexte artistique, l’usage d’une marque peut être admis, à condition qu’il ne crée pas de risque de confusion dans l’esprit du public, ne porte pas atteinte à sa fonction distinctive ou ne cherche pas à tirer indûment profit de sa notoriété.

Une attention particulière s’impose en matière de marques de renommée, dont l’usage peut être sanctionné s’il vise à tirer indûment profit de leur notoriété ou à s’inscrire dans leur sillage.

La jurisprudence illustre cet équilibre. Il a été admis que la reprise du nom « Rolex » dans le titre d’une œuvre artistique relevait de la liberté de création. En revanche, l’utilisation de cette marque à des fins promotionnelles a été sanctionnée, puisqu’il pouvait laisser croire à l’existence d’un partenariat avec la maison horlogère et tirait indûment profit de la notoriété de sa marque [1].

De même, l’exploitation d’un monogramme similaire à celui de Louis Vuitton sur des pochettes de disques a été jugée illicite, la Cour de cassation ayant considéré qu’il s’agissait d’une exploitation injustifiée de la renommée de la marque à des fins commerciales [2].

À l’inverse, plusieurs décisions ont reconnu la légitimité d’usages critiques de marques dans un cadre militant, comme les noms de domaine jeboycottedanone.com ou le détournement du signe « E$$O » par Greenpeace. Ces utilisations ont été considérées comme relevant de la liberté d’expression, dès lors qu’elles n’induisaient pas le public en erreur et ne visaient pas à concurrencer les marques [3].

Lexbase : Comment concilier respect de la propriété intellectuelle et liberté artistique ? 

Clara Viguié : La liberté d’expression, protégée par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme N° Lexbase : L4743AQQ, comprend la liberté de création. Elle peut néanmoins entrer en conflit avec les droits de propriété intellectuelle, qui confèrent un droit exclusif à leur titulaire. L’enjeu réside alors dans la recherche d’un équilibre entre, d’un côté, la protection d’une œuvre ou d’un signe, et, de l’autre, la possibilité de les détourner, de les réinterpréter ou de les critiquer dans une démarche artistique.

En droit des marques, un usage non commercial, purement artistique et sans confusion possible, peut être toléré. Les juridictions examinent l’intention de l’auteur, le contexte d’exploitation de la marque et les effets produits sur le public.

En droit d’auteur, les juridictions appliquent le test dit en trois étapes : la restriction à la liberté d’expression doit notamment poursuivre un intérêt légitime, et être nécessaire et proportionnée.

Plusieurs décisions illustrent cette mise en balance. Dans l’affaire « Dialogue des Carmélites », la Cour d'appel statuant sur renvoi, à la suite d'une décision rendue par la Cour de cassation, a admis qu’une mise en scène librement interprétée ne portait pas atteinte au droit moral de l’auteur, dès lors qu’elle respectait les thèmes essentiels de l’œuvre. La liberté créative du metteur en scène a primé puisque l’intégrité de l’œuvre n’avait pas été altérée de manière manifeste [4].

À l’inverse, dans une affaire impliquant l'artiste Jeff Koons, la Cour d’appel de Paris a jugé qu’une sculpture reproduisant les éléments caractéristiques d’une photographie protégée portait atteinte aux droits de l’auteur : l’œuvre avait été reprise sans autorisation, ni citation, et la démarche artistique ne justifiait pas cette utilisation [5].

Ces décisions rappellent que la liberté artistique n’est pas absolue : cela dépend principalement du degré de transformation, de la finalité poursuivie et du respect des droits en présence.

Lexbase : Qu’en est-il de l’exception de parodie ?

Clara Viguié : L’exception de parodie est expressément prévue en droit d’auteur (CPI, art. L. 122-5 N° Lexbase : L6540L7D), permettant, sous conditions, la réutilisation d’une œuvre à des fins de parodie, de pastiche ou de caricature. En revanche, cette exception n’existe pas en droit des marques, ce qui a conduit à une construction jurisprudentielle progressive.

Dès 2000, dans une affaire relative aux « Guignols de l’info », la Cour de cassation a reconnu que la marque « Citroën » pouvait être parodiée dans le cadre d’une émission satirique, sur le fondement de la liberté d’expression [6]. Certains usages parodiques sont tolérés, à condition qu’ils ne dévalorisent pas la marque, ni ne créent de risque de confusion.

Pour exemple, la parodie de la marque « Camel » par une association de lutte contre le tabac a été jugée licite, car relevant d’un message humoristique et critique [7].

Cela étant, ces cas restent peu importants. Les tribunaux examinent avec rigueur la finalité de l’usage : en présence d’une exploitation commerciale, la parodie est en principe écartée. Ainsi, dans l’affaire « Petit Chavire » [8], l'apposition sur un un t-shirt parodiant la marque « Petit Navire » a été jugée illicite, car l’usage visait manifestement à tirer profit de la notoriété attachée à cette marque. L'analyse est similaire dans l’affaire « Tranche Dimanche » [9], où l’utilisation jugée dévalorisante de la marque « France Dimanche » a été sanctionnée et n'a donc pas pu être justifiée sur le fondement de la liberté d’expression.

Enfin, une évolution notable est intervenue en matière de dessins et modèles : la Directive (UE) n° 2024/2823 du 23 octobre 2024, sur la protection juridique des dessins ou modèles N° Lexbase : L5676MRN, consacre une exception de parodie. Entrée en vigueur le 1er mai 2025, elle devra être transposée prochainement en droit français.

Lexbase : Avec le développement de l’IA, ne risque-t-on pas d’assister à une multiplication des contentieux ?

Clara Viguié : C’est une question très actuelle, mais le cadre juridique reste encore en construction. Aux États-Unis, plusieurs affaires ont déjà émergé autour d’œuvres générées par l’IA, comme « A single piece of American cheese », reconnue comme protégeable par le droit d’auteur [10].

En France, les débats actuels se concentrent notamment sur l’utilisation d’œuvres existantes pour entraîner des modèles d’IA.

Il n’existe pas à mon sens, de vide juridique en la matière. Le droit européen prévoit une exception de « fouille de données » encadrée par la Directive (UE) n° 2019/790 du 17 avril 2019, sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique N° Lexbase : L3222LQE. Ce texte permet aux titulaires de droits de s’opposer à l’utilisation de leurs œuvres à des fins d’entraînement d’IA, sous réserve de manifester explicitement leur refus (opt-out).

En pratique, les questions portent sur la mise en œuvre concrète de cette exception, notamment sur le périmètre du consentement des ayants droit et les modalités techniques d’opposition. Le 12 mars 2025, trois syndicats français (SGDL, SNAC et SNE) ont engagé une action contre Meta devant le tribunal judiciaire de Paris pour contrefaçon et parasitisme. Il s’agit du premier contentieux connu en France sur ce sujet.

Cette affaire ouvrira sans doute la voie à d’autres actions, mais pour l’heure, le cadre juridique demeure mouvant, à la croisée du droit d’auteur, de la régulation des données et des enjeux technologiques liés à l’IA.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public

[1] TJ Paris, 2 avril 2025, 23/044114 N° Lexbase : A322008R.

[2] Cass. com., 11 mars 2008, n° 06-15.594 N° Lexbase : A3921D7D.

[3] CA Paris, 30 avril 2003, n° 2001/14371 N° Lexbase : A9199B4H ; CA Paris, 16 novembre 2005, n° 04/12417 N° Lexbase : A0612EAW.

[4] Cass. civ. 1, 22 juin 2017, n° 15-28.467 N° Lexbase : A1052WK8 ; CA Versailles, 30 novembre 2018, n° 17/08754 N° Lexbase : A7160YNI.

[5] CA Paris, 17 décembre 2019, n° 17/09695 N° Lexbase : A3886Z8G.

[6] Ass. Plén., 12 juillet 2000, n° 99-19.004 N° Lexbase : A2600ATH.

[7] Cass. civ. 2, 19 octobre 2006, n° 05-13.489 N° Lexbase : A9647DRQ.

[8] CA Rennes, 27 avril 2010, 09/00413 N° Lexbase : A0583EXU.

[9] TJ Paris, 29 octobre 2021, 20/199 N° Lexbase : A42557U7.

[10] Site publicrecords.copyright.gov.

newsid:492284

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus