Lexbase Contentieux et Recouvrement n°9 du 27 mars 2025 : Commissaires de justice

[Observations] L’impartialité du Commissaire de justice vs le droit au procès équitable

Réf. : Cass. com., 12-02-2025, n° 23-18.415, F-B N° Lexbase : A55816UA

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par Jérémie Bouveret, Commissaire de justice associé, titulaire du certificat de spécialisation « administration judiciaire de la preuve »

le 18 Mars 2025

Mots-clés : preuve • constat • commissaire de justice • loyauté • ruse • impartialité •indépendance • déontologie • huissier de justice • ordinateur • conflit d’intérêts • communauté d’intérêts

L’obtention d’une preuve par des moyens illicites n’exclut pas systématiquement sa recevabilité en justice, mais elle doit respecter des principes fondamentaux, au premier rang desquels figure l’impartialité du commissaire de justice lors de l’établissement d’un procès-verbal de constat.


 

« Même les gens impartiaux ne sont pas impartiaux. Ils sont pour la justice », écrivait Stanislaw Jerzy Lec. Cette maxime illustre avec force l’importance cruciale de l’impartialité dans l’administration de la justice. Consacrée par la Constitution française et la Convention européenne des droits de l’homme, cette exigence de neutralité, qui s’impose tant aux magistrats qu’aux commissaires de justice [1], constitue un pilier essentiel garantissant à chaque justiciable un procès équitable et nourrit la confiance dans l’institution judiciaire.

Si, depuis le 22 décembre 2023 [2], la jurisprudence a bouleversé les conditions d’obtention de la preuve – faisant couler beaucoup d’encre [3] –, la question de l’impartialité du commissaire de justice sous cet angle restait peu explorée. Rappelons que la Cour de cassation, s’alignant sur la position de la Cour européenne des droits de l’homme, a tranché que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à son exclusion des débats ». Il revient ainsi au juge civil d’évaluer si une preuve « porte atteinte à l’équité globale de la procédure, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits opposés en présence ». Cette approche, immédiatement appliquée – notamment par la Chambre sociale de la Cour de cassation [4] – et confirmée dans un arrêt récent en matière de secret des affaires [5], trouve une nouvelle illustration dans la décision du 12 février 2025 rendue par la Chambre commerciale N° Lexbase : A55816UA.

Cette décision met une fois encore en lumière l’équilibre délicat entre le droit à la preuve et le droit à un procès équitable. Elle se distingue toutefois des précédents arrêts par l’accent qu’elle place sur le droit à un procès équitable, envisagé sous l’angle de l’impartialité et de l’indépendance du commissaire de justice. Cet arrêt souligne que ce droit vise à garantir un traitement équitable non seulement pendant le déroulement du procès, mais également en amont, lors de la constitution des preuves destinées à être présentées devant la juridiction.

Dans cette affaire, une société est opposée à son ancienne gérante, révoquée le 29 juillet 2019, jour où un nouveau gérant est nommé. À cette même date, la société mandate une étude de commissaires de justice pour établir un constat sur l’ordinateur de la gérante déchue, resté dans ses locaux. Elle mandatera la même étude trois fois par la suite.

Problème : l’un des commissaires de justice est le frère du nouveau gérant, et il a personnellement rédigé deux des quatre procès-verbaux. La gérante conteste donc sa révocation en justice, arguant d’un manque d’impartialité et d’indépendance des constats. Après une victoire en première instance et en appel (CA Amiens, 11 mai 2023, n° 21/04014 N° Lexbase : A34172B8), qui annule les constats, la Cour de cassation confirme cette décision, estimant que la méthode d’obtention des preuves traduit une intention déloyale de la société et soulève un doute raisonnable sur l’impartialité de l’étude choisie.

Cet arrêt offre de riches enseignements, fondés sur des motivations solides, mais parfois discutables. Si la décision repose fermement sur le doute d’impartialité (I), certaines de ses motivations méritent d’être débattues (II).

I. Une décision solidement fondée sur le doute d’impartialité

Parallèlement à l’obligation d’impartialité, la Cour consacre celle de son apparence (A), avant d’en faire application aux parties concernées par l’établissement d’un procès-verbal de constat, à savoir le mandant et le commissaire de justice (B).

A. Le développement de l'apparence d'impartialité

Pour saisir cette évolution, il convient d’examiner les fondements classiques de l’impartialité (1), désormais enrichis par la reconnaissance de son apparence (2).

1) Les fondements classiques de l’impartialité

Le principe selon lequel un justiciable dispose de la liberté de choisir le commissaire de justice qu’il mandate, ou que ce dernier ne peut refuser son ministère, n’est pas absolu et connaît des exceptions légitimes. En sa qualité d’officier public et ministériel, le commissaire de justice se doit d’incarner un tiers de confiance, garant de son indépendance et de son impartialité, deux exigences indissociables de sa fonction. 

Cette obligation trouve son fondement premier dans les textes régissant son statut. Ainsi, l’article 8 de l’ordonnance n° 2016-728, du 2 juin 2016, relative au statut de commissaire de justice N° Lexbase : Z24497PC [6] interdit expressément à ce dernier d’intervenir pour ses proches – parents, alliés jusqu’au quatrième degré, conjoint ou partenaire de PACS –, sous peine de nullité de ses actes. Cette règle, d’ordre public, vise à prévenir tout risque de partialité découlant de liens personnels. 

Plus récemment, le Code de déontologie de la profession, instauré postérieurement aux faits de l’espèce ici commentée, est venu renforcer cette exigence d’indépendance et d’impartialité. Il enjoint au commissaire de justice de conserver « en toutes circonstances la plus stricte indépendance dans l’exercice de ses missions d’auxiliaire de justice, afin de garantir l’impartialité subjective et objective qui est le fondement de la confiance qu’on lui porte » [7]. Cette formule consacre une double dimension de l’impartialité : subjective, liée à l’état d’esprit de l’officier, et objective, perçue par les tiers. Cette définition intègre la dichotomie formulée par le droit européen.

Ces dispositions en incluant la notion de « conflit d’intérêts » dépassent le cadre strict du statut. Cette notion, plus extensive que la simple parenté, englobe les hypothèses où le commissaire de justice, sans lien familial avec une partie, pourrait avoir un intérêt personnel à agir. Fait notable, elle est reprise au sein de deux articles du Code (Décret n° 2023-1296, du 28 décembre 2023, relatif au code de déontologie des commissaires de justice, art. 2 et 27 N° Lexbase : L4636MYD), soulignant son importance cardinale dans la régulation de la profession. 

En vertu de ces règles, le commissaire de justice n’a aucun autre choix que de s’abstenir d’intervenir ou de consulter son ordre professionnel s’il risque de susciter une suspicion légitime sur son impartialité.

Enfin, il faut souligner que depuis la loi « Béteille » de 2010 [8], les constatations matérielles des procès-verbaux de constat jouissent d’une force probante jusqu’à preuve contraire, un privilège qui confère à ces actes une autorité particulière, mais impose en contrepartie une impartialité irréprochable.

2) La reconnaissance de l’apparence d’impartialité

La Cour européenne des droits de l’homme considère qu’une preuve obtenue de manière déloyale ne doit pas être systématiquement écartée ; elle doit plutôt être examinée à la lumière du droit à un procès équitable. Dans l’affaire ici étudiée, le juge s’est précisément attaché à vérifier si l’impartialité du commissaire de justice répondait à cette exigence fondamentale.

Cependant, c’est l’apparence d’impartialité qui s’est révélée déterminante. En effet, même en l’absence de preuve tangible d’une partialité réelle, un doute raisonnable, dès lors qu’il est étayé par des faits concrets, suffit à remettre en cause la validité d’un acte. En l’espèce, la cour d’appel a ainsi sanctionné une stratégie donnant l’impression que l’étude avait été délibérément choisie pour favoriser la société et le commissaire de justice, ce dernier étant le frère du gérant. Ce n’est donc pas une collusion formellement établie qui a été reprochée, mais bien la présence d’éléments suscitant un doute légitime.

Cette approche ne constitue pas une nouveauté dans la jurisprudence. Elle avait déjà conduit à des sanctions dans des affaires antérieures, lesquelles partagent avec le cas commenté un point commun : toutes ont été tranchées en s’appuyant sur les articles 1 bis A de l’ordonnance du 2 novembre 1945 N° Lexbase : C64868TE et 6, § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR. Parmi ces décisions, qui visent à sanctionner non pas une collusion avérée, mais un doute raisonnable quant à l’impartialité et à l’indépendance du commissaire de justice, deux arrêts retiennent particulièrement l’attention.

Le premier, rendu en 2016 [9], a conduit à l’annulation d’une assignation délivrée par un commissaire de justice qui occupait également le poste de trésorier de l’ordre professionnel demandeur dans l’instance. Le second, prononcé en 2023 par la cour d’appel de Douai [10], avait déjà attiré l’attention des spécialistes du droit à la preuve. Cet arrêt mettait en évidence « l’apparence de relation d’intérêt privé » comme un facteur susceptible de compromettre l’impartialité du commissaire de justice. À l’époque, un commentateur s’était interrogé sur la portée potentielle de cette décision [11]. Or, la récente décision de la Cour de cassation vient confirmer cette orientation : le doute sur l’impartialité s’impose désormais comme un critère central dans l’évaluation du droit à un procès équitable. Il fait de l’annulation des constats une sanction logique et cohérente.

Toutefois, il est rassurant de noter que toutes les critiques ne débouchent pas nécessairement sur une sanction. Un doute purement spéculatif, dénué de fondement concret, reste insuffisant pour justifier une telle mesure. Dans l’arrêt ici commenté, comme nous le verrons, ce doute reposait néanmoins sur des éléments tangibles.

B. La notion d’apparence d’impartialité appliquée au mandant et au commissaire de justice

Pour écarter tout doute raisonnable, les deux parties principales au constat doivent se montrer exemplaires. Le mandant doit s’abstenir d’agissements pour contourner les règles de l’impartialité (1) et le commissaire de justice doit s’abstenir d’instrumenter dès lors qu’un soupçon légitime sur son indépendance peut être mis en exergue (2). Ces obligations protègent la troisième partie au constat : la partie à laquelle il peut être opposé.

1) L’apparence d’impartialité appliquée au mandant

L’une des premières questions soulevées devant les magistrats portait sur une interrogation essentielle : le mandant avait-il élaboré un stratagème pour se soustraire aux règles d’impartialité ? Face à cette problématique, la société avance un argument précis : le mandat ne proviendrait pas du gérant, mais de deux associés, en l’occurrence des personnes morales, dépourvues par nature de tout lien de parenté. Puisque ce lien suppose une relation entre deux personnes physiques, elle soutient que l’article 1 bis A de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ne saurait s’appliquer en l’espèce.

Les juges, toutefois, balayent cette ligne de défense. Ils y décèlent une ruse juridique destinée à dissimuler le lien réel entre le mandant et le commissaire de justice, ce dernier étant le frère du gérant. Cette manœuvre, qualifiée par la doctrine de « ruse positive » [12], est ici fermement rejetée. En effet, le montage mis en place trahit une intention claire : contourner les exigences d’indépendance et d’impartialité qui s’imposent au commissaire de justice.

Cependant, la seule présence d’un proche au sein d’une société mandante ne devrait pas automatiquement compromettre cette impartialité. Tout dépend des circonstances : dans le cas présent, la fonction de gérant exercée par le frère, combinée à sa proximité avec les associés, amplifie le doute de manière significative. À l’inverse, on pourrait envisager une situation différente : imaginons, par exemple, qu’un parent travaille au sein de la société mandante, mais à l’autre extrémité du pays, sans occuper de fonctions notables. Si la partie adverse venait à le découvrir – grâce, notamment, aux réseaux sociaux professionnels, faciles à exploiter à cette fin –, les chances de faire naitre un doute sérieux sur l’impartialité du commissaire de justice s’en trouveraient bien plus limitées.

2) L’apparence d’impartialité appliquée au commissaire de justice

La question de l’impartialité dans l’obtention de la preuve s’est fréquemment posée ces dernières années, notamment à propos des tiers assistant le commissaire de justice – par exemple lors de constats d’achat [13] ou d’expertises informatiques. Dans l’affaire étudiée, elle se concentre sur le commissaire de justice lui-même (a), mais aussi, de manière plus inédite, sur ses associés au sein de l’étude (b). Cette double analyse illustre une évolution significative des exigences posées à la profession.

a. Le commissaire de justice ayant une communauté d’intérêts avec le mandant

Dans l’arrêt du 12 février 2025, le commissaire de justice, frère du nouveau gérant, a lui-même rédigé deux des quatre procès-verbaux de constat, qualifiés par la Cour de « plus lourds » par leur portée ou leur contenu. Son choix d’intervenir dans une telle situation interpelle. En acceptant cette mission tout en étant pleinement conscient de son lien familial, il a laissé planer le doute d’un éventuel bénéfice personnel. Qu’il ait ou non cherché à avantager son frère, son intervention a donné l’apparence d’une connivence avec la stratégie juridique du mandant.

La défense a tenté de faire valoir l’absence de lien de parenté direct avec les mandants « officiels » et le manque de preuves tangibles de partialité. Cet argument n’a pas convaincu les juges. Ce n’est pas un lien familial direct qui a été retenu contre lui, mais une « communauté d’intérêts » entre le requérant et l’instrumentaire, que la Cour a condamnée.

La doctrine définit cette « communauté d’intérêts » comme une situation où le commissaire de justice « peut tirer un bénéfice personnel (pour lui-même ou un proche) de l’acte qu’il établit, bien qu’il n’en soit pas le requérant » [14]. Cette notion va au-delà de la simple parenté. Des auteurs avaient déjà alerté sur ce risque, exhortant les commissaires de justice à s’abstenir d’instrumenter « dès lors qu’ils pourraient en tirer un avantage, pour eux-mêmes ou leurs proches, ou que leur impartialité pourrait être mise en doute » [15].

Cette notion trouve aujourd’hui un écho dans le Code de déontologie, dont l’article 2 prohibe désormais tout « conflit d’intérêts ».

Sur le plan jurisprudentiel, la sanction n’a pas été immédiate. À titre d’exemple, la cour d’appel de Versailles en 2015 – au sujet d’un état des lieux de sortie en matière de bail d’habitation dressé par un commissaire de justice alors qu’il détenait des parts dans la société civile immobilière bailleresse – sans aller jusqu’à l’annulation des constats avait, elle aussi, invité le commissaire de justice à s’abstenir en pareille circonstance [16].  

Mais l’époque des simples recommandations est révolue : nous sommes entrés dans celle des sanctions. L’annulation des procès-verbaux de constat s’impose désormais comme une réponse claire et tranchée à cette compromission perçue.

b. L’extension des interdictions d’instrumenter aux commissaires de justice associés

Plus audacieuse encore, l’annulation englobe les constats rédigés par les associés du commissaire de justice ayant une communauté d’intérêts avérée avec la mandante. Cette portée extensive a pu surprendre, l’article 1 bis A de l’ordonnance n° 45-2592, du 2 novembre 1945, visant spécifiquement « l’huissier de justice » et ses liens avec les requérants (parents ou alliés). La société a saisi cette brèche textuelle, arguant que ni ce texte ni les règles statutaires n’interdisaient aux associés d’agir. Elle a poussé plus loin, soutenant que la société civile professionnelle (SCP), personne morale, était l’entité instrumentaire, et non l’individu.

Cet artifice juridique n’a pas dupé la Cour. Si le texte de 1945 désigne « l’huissier » en propre, son esprit protège l’intégrité de l’office tout entier. De surcroît, dans une société d’exercice, l’acte reste l’œuvre d’un commissaire de justice, personne physique, qui en assume la signature et la responsabilité – non d’une abstraction juridique.

Les associés étaient donc tenus aux mêmes interdictions que le commissaire de justice, frère du gérant de la mandante.

La cour d’appel, qui a statué en 2023 sur des faits de 2019, anticipe ainsi une clarification législative, intervenue avec l’article 8, alinéa 2, de l’ordonnance n° 2016-728, du 2 juin 2016 N° Lexbase : Z24497PC, effectif depuis 2022. Cette disposition étend désormais l’interdiction aux associés des sociétés d’exercice : « Lorsque les commissaires de justice sont associés [...], la même interdiction s’applique à l’égard de chacun d’eux. » Elle répond à l’émergence des structures sociétales pour l’exercice de la profession de commissaire de justice, impensables il y a sept décennies.

Une interrogation apparait toutefois : que se passerait-il si les commissaires de justice impliqués appartenaient à une même société, mais à des offices distincts, comme dans les grandes structures multiressorts où les associés ignorent parfois les interventions de leurs pairs ? La doctrine admet qu’un conflit d’intérêts puisse échapper à la vigilance dans certains cas – par exemple, un associé agissant pour une partie après qu’un autre a servi l’adversaire. Mais face à un lien de parenté ou une communauté d’intérêts manifeste, comme ici, la solution semble être à l’évidence une sanction systématique, car l’impartialité ne peut souffrir d’aucune exception.

On peut donc retenir qu’il existe une présomption d’impartialité à l’égard du commissaire de justice, qui peut être renversée par des éléments de nature à soulever un doute quant à l’existence d’une communauté d’intérêts. Cette notion couvrant des situations beaucoup plus importantes que celles limitativement énumérées dans les textes.

II. Une décision fondée sur des motivations qui prêtent à débat

Si les liens entre le mandant et le commissaire de justice, ainsi que les manœuvres déployées, justifient le doute sur l’impartialité, d’autres éléments avancés par la cour d’appel suscitent des réserves. Le reproche lié au choix d’un constat extrajudiciaire plutôt que judiciaire (A) et la critique du choix géographique du commissaire de justice (B) méritent un examen.

A. La sanction discutable de l’absence de recours à un constat judiciaire ou contradictoire

La cour d’appel aurait pu se contenter des « manœuvres » exposées précédemment pour justifier le doute légitime sur l’impartialité des constatations. Elle ne s’en est pas tenue là, et a conclu que le recours à un constat extrajudiciaire et non contradictoire était la preuve lui aussi d’une manœuvre.

Elle a ainsi considéré que cette façon de procéder manifeste une « volonté de se constituer des preuves de façon déloyale et inéquitable au mépris des règles d'indépendance et d'impartialité qui échoient à l'huissier instrumentaire dans sa relation avec son mandant et des règles du contradictoire ».

Cette interprétation est très fortement critiquable, tant en raison des conclusions infondées qu’elle tire de l’absence de recours à un constat judiciaire (1), qu’en ce qui concerne l’utilisation d’une ordonnance sur requête (2).

 

1) L’absence de fondement à la remise en cause d’un constat habituellement « extrajudiciaire »

Qualifier le choix d’un constat extrajudiciaire de manœuvre déloyale est un raisonnement surprenant et difficilement justifiable. En pratique, dresser un constat sur un ordinateur professionnel mis à disposition par une société relève des prérogatives courantes du commissaire de justice, sans nécessiter une autorisation judiciaire, dès lors qu’il s’agit d’un salarié de l’entreprise.

Ce choix de la société et du commissaire de justice n’a donc rien de contestable, et l’interpréter comme une volonté de déloyauté semble méconnaître les pratiques établies [17].

Jusqu’à cet arrêt, aucune jurisprudence notable n’avait traité le cas de l’ordinateur mis à disposition d’un gérant par sa société et exigé un constat judiciaire.

La cour est d’ailleurs muette sur la qualification de l’ordinateur de la gérante – elle n’indique nullement que les données qu’il contient auraient un caractère personnel présumé - et n’explique pas pour quelles raisons, ce matériel bénéficierait d’une « protection » quant à son accès pour réaliser des constatations. Cette absence de qualification ne fournit donc aucune justification quant au recours à un constat judiciaire. Ce silence fragilise son raisonnement.

La décision de la cour d’appel pose donc le principe, jusqu’ici inconnu, selon lequel l’ordinateur, l’ordinateur du gérant de société mis à sa disposition par la société, bénéficie d’une protection et par conséquent que son accès est protégé. Cette règle qui méritera d’être confirmée, oblige donc désormais le commissaire de justice à la prudence, et à recourir à des constatations contradictoires ou par la voie du constat judiciaire.

2) La proposition contestable du recours à un constat judiciaire par la voie de l’ordonnance sur requête

La cour propose comme alternative un constat judiciaire autorisé par une ordonnance sur requête. Cette suggestion pose problème. Cette proposition, au-delà du fait qu’elle soit inédite, ne tire pas les conséquences des constatations faites par la cour.

Si l’objectif était de garantir le contradictoire, la voie du référé (CPC, art. 145 N° Lexbase : L1497H49) aurait été plus appropriée, car elle assure un débat entre les parties. Rappelons, que la voie du référé est le principe, et que la voie de l’ordonnance sur requête est l’exception.

Cette dernière solution ne répond donc pas aux griefs que fait la cour, puisque les faits ne sont susceptibles de rentrer dans aucune des hypothèses permettant le recours à l’ordonnance sur requête :

  • l’inopportunité du contradictoire : il s’agit du cas où le contradictoire est susceptible de faire disparaître la preuve. En l’espèce, le matériel n’étant plus accessible à la gérante, il était en « sécurité ». La cour d’appel le rappelle d’ailleurs puisqu’elle réfute l’idée qu’il y existait une urgence à agir ;
  • l’impossibilité du contradictoire : en l’espèce, la gérante pouvait valablement être invitée aux opérations de constats.

Cette incohérence fragilise son raisonnement : la cour reproche un défaut de contradictoire, mais propose une solution qui ne le restaure pas.

On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit la cour à formuler une déduction complexe et peu évidente concernant les intentions de la partie qui n’a pas eu recours à un constat judiciaire. En effet, deux hypothèses se dessinent :

  • soit la méthode choisie – un constat extrajudiciaire – était inadéquate en elle-même, et dans ce cas, le choix du commissaire de justice devient secondaire, la sanction s’appliquant de manière identique à tout officier public et ministériel, indépendamment des motifs invoqués pour éviter une procédure judiciaire ;
  • soit c’est la présence d’une communauté d’intérêts, susceptible de compromettre l’impartialité du commissaire de justice instrumentaire, qui engendre un doute raisonnable sur sa neutralité, ce seul élément suffisant à justifier l’annulation de l’acte, sans qu’il soit nécessaire d’examiner plus avant les intentions de la partie.

 

B. Le choix géographique du commissaire de justice : une réflexion imposée

La cour d’appel relève que la requérante a opté, sans justification convaincante, pour une étude parisienne dans un contentieux situé à Soissons. Elle considère que ce choix « peut faire naitre un doute raisonnable sur l’impartialité de l’étude mandatée aux fins de constat à quatre reprises et plus particulièrement sur son indépendance et son impartialité ». 

Cette observation peut d’abord surprendre le commissaire de justice, habitué, depuis les extensions de sa compétence territoriale en matière d’activités monopolistiques ou hors monopole [18], à intervenir loin de son étude.  Certes, même si la compétence en matière de constat est désormais nationale, et que le choix d’une étude établie géographiquement loin du lieu des constatations n’a rien d’illicite, il pousse à la réflexion.

En effet, depuis ces évolutions, nombreux sont les praticiens confrontés, dans leurs missions de signification ou d’exécution, à des questionnements de la part de justiciables sur la distance entre leur domicile et l’office du commissaire de justice. Même une intervention d’un département à un autre dans le même ressort de cour d’appel peut intriguer, a fortiori lorsqu’une partie cherche à contester un acte. Ainsi, un constat établi à une centaine de kilomètres – comme ici – peut être source d’interrogations sur les raisons de ce choix et susciter un « doute ».

Dans cette affaire, la société a mis en avant la « célérité » de l’étude parisienne, mais la Cour a écarté cet argument, jugeant qu’aucune urgence ne le justifiait. La requérante aurait pu étayer sa position en démontrant avoir sollicité sans succès des études plus proches. Cependant, cette preuve aurait été difficile à apporter, tant les commissaires de justice répondent généralement avec efficacité aux demandes urgentes, rendant improbable l’absence d’une étude disponible dans un rayon géographique raisonnable.

Le raisonnement de la cour conserve donc une pertinence. Il établit que l’apparence d’une partialité entre le commissaire de justice et son mandant peut – en plus d’autres éléments de soupçons – venir du choix d’une étude éloigné géographiquement des lieux de la mission. Dès lors, un commissaire de justice mandaté loin du lieu des constatations doit veiller à écarter tout doute sur les motifs de sa désignation, idéalement par une justification claire dès le départ.

La défense de la société aurait ainsi gagné en solidité si le choix du commissaire de justice reposait sur des compétences professionnelles reconnues, et non sur des liens avec la requérante. Un commissaire de justice titulaire d’un certificat de spécialisation en « administration judiciaire de la preuve », ou dont les travaux en la matière sont notoires, aurait constitué un exemple pertinent. Ajoutons que ces motifs ne manquent pas dans la majorité des cas : compétences spécifiques (télépilote de drone par exemple), relations d’affaires habituelles, qualités rédactionnelles des procès-verbaux, connaissances techniques du commissaire de justice, ville située sur la compétence des activités monopolistiques.

À retenir : Cet arrêt marque un jalon pour les commissaires de justice. Si l’officier public et ministériel bénéficie d’une présomption d’impartialité, celle-ci n’est pas irréfragable. La justice s’appuyant sur une notion de conflit d’intérêts ne se contente plus de sanctionner les liens évidents ; elle cherche à prévenir toute situation où l’apparence d’impartialité pourrait être entachée. La profession doit redoubler de vigilance : éviter toute apparence de partialité, parfois justifier le caractère extrajudiciaire des constats et, si nécessaire, expliquer leur ancrage géographique.

 

[1] Le terme commissaire de justice sera préféré dans le présent commentaire à celui d’huissier de justice, dès lors qu’il ne s’agit pas d’une citation d’un texte.

[2] Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648 N° Lexbase : A27172AU.

[3] A. Martinez-Ohayon, Revirement de jurisprudence : quid de la recevabilité de la preuve déloyale ?, Lexbase Contentieux et Recouvrement, mars 2024 N° Lexbase : N7857BZZ ; S. Vernac, Une preuve à tout prix, Lexbase Social, février 2024, n° 972 N° Lexbase : N8275BZI.

[4] Cass. soc., 17 janvier 2024, n° 22-17.474, F-B N° Lexbase : A35522EB : C. Moronval, Recevabilité d’une preuve obtenue de manière déloyale : première application par la Chambre sociale !, Lexbase Social, janvier 2024, n° 971 N° Lexbase : N8181BZZ.

[5] Cass. com., 5 février 2025, n° 23-10.953, F-B N° Lexbase : A60416TW : M. Barba, Le secret des affaires à nouveau malmené par le droit à la preuve, Dalloz actualité, 17 février 2025 [en ligne].

[6] Cette disposition a remplacé l’article 1 bis A de l’ordonnance n° 45-2592, du 2 novembre 1945 N° Lexbase : C64868TE.

[7] Décret n° 2023-1296, du 28 décembre 2023, relatif au code de déontologie des commissaires de justice, art. 2 N° Lexbase : L9092MKX.

[8] Loi n° 2010-1609, du 22 décembre 2010, relative à l'exécution des décisions de justice, aux conditions d'exercice de certaines professions réglementées et aux experts judiciaires N° Lexbase : L9762INU.

[9] Cass. civ. 1, 1er juin 2016, n° 15-11.417, FS-P+B+I N° Lexbase : A2665RR7.

[10] CA Douai, 28 septembre 2023, n° 22/02664 N° Lexbase : A43641ML.

[11] S. Racine, Commissaire de justice et expert informatique, une indépendance et une impartialité remise en question, Lexbase Contentieux et Recouvrement, décembre 2023 N° Lexbase : N7700BZ9.

[12] S. Dorol, La preuve par ruse, Lexbase Droit Privé, décembre 2022, n° 928 N° Lexbase : N3656BZG.

[13] Bulletin d’information VENEZIA & Associés, Constat d’achat : précisions sur le tiers acheteur, Printemps 2024, n°26 [en ligne].

[14] S. Dorol, Droit et pratique du constat d’huissier, Lexis Nexis, 3e édition, Chapitre 1 – Les acteurs du constat.

[15] S. Dorol, JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V° Les constats, n° 30.

[16] CA Versailles, 28 juillet 2015, n° 15/00231 N° Lexbase : A0402NN9.

[17] Voir en ce sens le schéma proposé en matière de pratique professionnelle par A. Martinez-Ohayon, Infographie sur la procédure de récupération du matériel informatique en fin de contrat de travail par l'intervention d'un commissaire de justice, Lexbase Contentieux et Recouvrement, décembre 2023 N° Lexbase : N7703BZC.

[18] Ordonnance n° 2016-728, du 2 juin 2016, relative au statut de commissaire de justice, art. 2 N° Lexbase : Z24485PC.

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