Le Quotidien du 12 février 2025 : Droit des étrangers

[Jurisprudence] Asile, éloignement et appréciations divergentes des craintes de persécution

Réf. : CE, 2°-7°, ch. réunies, 28 octobre 2024, n° 495898, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A89266CL

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N1521B3Q

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par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas

le 13 Février 2025

Mots clés : asile • étrangers • obligation de quitter le territoire français • traitements inhumains et dégradants • éloignement

Un avis du Conseil d’État en date du 28 octobre 2024 rappelle et précise les limites de l’interaction entre le droit de la protection internationale et celui de l’éloignement, confortant la complexité juridique du droit des étrangers en la matière.


 

La situation d’espèce qui a justifié la saisine du Conseil d’État et l’adoption de cet avis du 28 octobre 2024 illustre parfaitement la schizophrénie du droit des étrangers, qui place ses principaux sujets – faut-il dire objets ? – dans d’indémêlables écheveaux juridiques.

Le 12 octobre 2022, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) – siégeant à Montreuil – rejette définitivement la demande d’asile de M.J., estimant que s’il existe au Kenya, son pays d’origine, un groupe social des personnes homosexuelles, lesquelles y craignent des persécutions, celui-ci ne démontre pas en faire partie, la Cour jugeant notamment ses déclarations « générales et confuses », constitutives d’un « récit stéréotypé et impersonnel » [1]. Pourtant, le 8 janvier 2025, la cour administrative d’appel (CAA) de Marseille annule la décision préfectorale fixant le Kenya comme pays de renvoi du même M.J., motif pris des craintes de traitements inhumains et dégradants auxquelles il y est exposé du fait…de son homosexualité [2] !

Que deux juridictions distinctes – la CNDA, juge administratif spécialisé de l’asile, d’une part, et le juge administratif de droit commun, juge de l’éloignement, d’autre part – se prononcent sur les craintes identiques d’une même personne conduit nécessairement au risque, réalisé en l’espèce, de solutions divergentes, plaçant l’étranger concerné dans une situation kafkaïenne : homosexuel pour les juges marseillais, il ne l’était pas pour les juges montreuillois ; le voici plongé dans les limbes, hélas bien connues, du « ni-ni » – ni éloignable, ni protégé – qu’entre ces deux décisions le Conseil d’État est venu, par cet avis, confirmer. 

Car c’est manifestement – mais implicitement – pour tenter d’éviter de telles situations qu’avant de rendre leur jugement du 8 janvier 2025, les juges de la CAA de Marseille avaient saisi ceux du Palais-Royal d’une demande d’avis, formulée sur le fondement de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L2626ALT. Les questions posées n’étaient pas tout à fait « nouvelles », ainsi que l’exige cet article – le Conseil d’État n’a pas l’habitude de s’en formaliser – mais elles soulevaient assurément, c’est une autre exigence de cette même disposition législative, une « difficulté sérieuse se posant dans de nombreux litiges » : celle de placer l’étranger, et d’une certaine manière et avec lui les juges, dans la situation qui vient d’être décrite. Les quatre questions soulevées auraient supposé, pour trouver une réponse iréniste à laquelle la Rapporteure publique n’était pas « insensible », un bouleversement législatif et jurisprudentiel qui n’était assurément pas à la portée de la formation consultative – voire même contentieuse – de la Haute assemblée [3]. La demande d’avis permet néanmoins, au travers des questions posées, de rappeler ce qu’il y a d’insupportable : non pas tant l’examen des craintes par des autorités distinctes (I) que l’absence d’automaticité des décisions de l’une sur l’autre (II).

I. Une crainte, quatre autorités : une garantie des droits fondamentaux

En interrogeant, à travers trois de ses questions, les difficultés résultantes de l’examen des craintes par diverses autorités à différents moments de la procédure, la CAA de Marseille appelait implicitement à une rationalisation de ce processus. Elle s’interrogeait en particulier, dans sa deuxième question, sur la pertinence de la compétence du Préfet pour examiner des craintes qui n’ont pas été établies par l’OFPRA et la CNDA – et, dans sa troisième question, sur celle du juge de droit commun pour procéder de même, à tout le moins en l’absence d’éléments nouveaux.

Toutefois, en dépit de la complexité certaine de cette procédure, et des avis divergents qu’elle peut engendrer – comme en l’espèce – sur la réalité des craintes, elle est la garantie d’une protection des droits fondamentaux de l’étranger jusqu’au moment de son éloignement forcé. Dès lors en effet que le droit français repose sur une spécialisation de la procédure et du contentieux de l’asile, spécialisation qui assure un examen des demandes de protection par des instances spécialisées, et que les questions d’éloignement relèvent, de ce fait, des autorités et du juge de droit commun, l’examen des craintes doit nécessairement, pour respecter les prescriptions européennes, être opéré ex nunc à deux moments de la procédure : celui de la demande d’asile, d’une part ; celui de l’éloignement, d’autre part. Aussi, refuser au préfet – et, avec, lui, au juge, qui statue ex tunc sur la décision du premier – la compétence d’examiner les craintes de l’étranger, c’est se priver de la possibilité de prendre en compte les changements dans la situation de l’étranger ou de son pays de renvoi, survenus entre la décision des autorités de l’asile et celle des autorités d’éloignement.  Le cas d’espèce dont était saisie la CAA de Marseille en fournit la meilleure illustration : l’appréciation des craintes par le juge de droit commun a permis de protéger l’étranger d’un éloignement qui l’aurait soumis à des persécutions, dès lors que son homosexualité a été établie par les juges marseillais là où elle ne l’avait pas été par les juges montreuillois.

Quand bien même une telle évolution, même limitée à une incompétence en cas d’absence d’éléments nouveaux par rapport à la procédure d’asile, serait souhaitable, elle se heurterait en toute hypothèse à de nombreux obstacles que le Conseil d’État n’aurait pu lever par un simple avis : l’obligation d’examiner les craintes de traitements ou peines inhumains ou dégradants lorsqu’il fixe le pays de renvoi de l’étranger pèse sur le préfet au titre de l’article L. 721-4 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3723LZW. La jurisprudence constante de la CEDH exige en outre que l’étranger qui allègue risquer de tels traitements « dispose au niveau interne d’un recours effectif, en pratique comme en droit, conformément à l’article 13 de la Convention N° Lexbase : L4746AQT ». Les autorités nationales doivent examiner « de manière indépendante et rigoureuse, dans le cadre d’une procédure ayant un effet suspensif automatique, toute allégation indiquant qu’il y a de bonnes raisons de penser que l’intéressé serait exposé en cas de renvoi à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 2 ou 3 » [4]. À moins d’envisager de transférer à l’OFPRA et à la CNDA le contentieux de l’éloignement – ce qui supposerait là encore une réforme d’ampleur du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile –, priver les autorités préfectorales et les juges de droit commun de leur compétence d’examen des craintes serait assurément contraire à ces prescriptions. Qu’en revanche, les décisions des uns et des autres soient dépourvues de conséquences automatiques et nécessaires soulève des difficultés que le Conseil d’État aurait pu ici, sinon lever tout à fait, à tout le moins regretter, dès lors qu’on le sait enclin à dénoncer les incohérences et complexités du droit et du contentieux des étrangers [5].

II. Une crainte, deux décisions contradictoires : la nécessaire évolution du droit

Il n’est pas anodin que, dans ses conclusions, la Rapporteure publique se dise « sensible » à une plus grande cohérence entre asile et éloignement « afin de limiter les dissonances entre autorités et juridictions administratives et de résoudre l’impasse juridique et humaine dans laquelle se trouvent les ‘’ni ni’’ »[6]. Ce sont notamment, ici, les première et quatrième questions de la juridiction marseillaise qui soulevaient cette difficulté, en regrattant mezza voce l’absence d’effets des décisions des autorités de l’asile sur celles de l’éloignement – et vice versa. La CAA demandait ainsi au Conseil d’État s’il n’y aurait pas lieu de faire évoluer le caractère traditionnellement inopérant du moyen tiré de l’existence de craintes de persécutions à l’encontre de l’OQTF, dès lors que la reconnaissance de telles craintes ouvre droit à une protection internationale sur le fondement notamment de l’article L. 512-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3405LZ7, relatif à la protection subsidiaire. Inversement, dans sa dernière question, elle proposait que la reconnaissance, par le juge administratif de droit commun, de craintes de traitements inhumains et dégradants en cas d’éloignement de l’étranger, conduise le premier à suspendre la procédure le temps que ce dernier sollicite le réexamen de sa demande d’asile et, en cas de succès, que les décisions présidant à son éloignement soient annulées.

Ici à nouveau, les propositions, sous forme de questions, de la CAA s’inscrivent à l’encontre d’une jurisprudence bien établie [7], que le CESEDA a repris en grande partie : l’article L. 611-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3601LZE, relatif aux OQTF, ne fait aucun cas de l’existence de craintes quant aux conditions de son adoption, quand l’article L. 721-3 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3722LZU distingue clairement la décision portant obligation de quitter le territoire de celle fixant le pays de renvoi. Rien ne permet en outre dans le même code au juge de l’éloignement de suspendre une procédure le temps que l’OFPRA, voire la CNDA en cas de rejet, se prononce sur une demande de réexamen. Il apparaîtrait cependant souhaitable, sur ce point, que le droit évolue, et ce afin d’éviter que la reconnaissance de la crainte par le juge de l’éloignement soit sans effets sur la protection par les autorités de l’asile.

En l’état de la jurisprudence, rappelée ici par le Conseil d’État, deux corrélations existent entre l’asile et l’éloignement. La première de ces corrélations, établie depuis plusieurs années [8], tient à l’influence du contentieux de l’éloignement sur la demande d’asile : l’annulation de la décision fixant le pays de renvoi du fait de l’établissement de craintes par le juge de droit commun doit conduire à considérer comme recevable la demande de réexamen d’une demande d’asile, cette annulation constituant un élément nouveau au sens de l'article L. 531-42 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile N° Lexbase : L3554LZN [9]. La seconde, tout aussi établie, tient à l’inverse à l’influence de la demande et du contentieux de l’asile sur celui de l’éloignement : l’établissement des craintes par les autorités de l’asile est un élément que les autorités préfectorales et juridictionnelles doivent prendre en compte dans le cadre de la procédure d’éloignement – le Conseil mentionne ici l’hypothèse des réfugiés menaçant l’ordre public qui, perdant leur statut, conservent leur qualité de réfugié [10].

Malgré ces interprétations favorables à une plus grande cohérence, elles ne conduisent pas à établir une systématicité entre impossibilité d’éloignement pour craintes de traitements contraires à l’article 3 CESDH et droit au séjour en France. Alors que le législateur a récemment systématisé l’adoption des obligations de quitter le territoire français après le rejet définitif d’une demande d’asile [11], il n’a pas systématisé la protection internationale après l’annulation définitive d’une procédure d’éloignement. Nul ne s’en étonnera – si ce n’est, peut-être, pour rappeler que l’ensemble de ce mécanisme pèse nécessairement sur les taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français, lequel demeurent intouché, comme le Conseil d’État le rappelle ici, en cas d’annulation de la décision fixant le pays de renvoi. L’argument saura, sans nul doute, en convaincre certains, alors qu’une loi devrait intervenir prochainement pour adapter le droit français de l’asile et de l’immigration au droit européen, récemment réformé.

 

[1] CNDA, 12 octobre 2022, n° 22027129 (décision non publiée).

[2] CAA Marseille, 1ère ch., 8 janvier 2025, n° 23MA00530 N° Lexbase : A68306PN.

[3] Conclusions de Mme Dorothée Pradines, Rapporteure publique, disponibles en ligne sur ArianeWeb, not. §4.3.

[4] CEDH, Guide sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme – Immigration, 31 août 2022, § 57.

[5] Voir not. CE, Ass., avis du 15 février 2018, n°394206 N° Lexbase : A1476XEE et CE, 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous, Etude à la demande du Premier ministre, 2020.

[6] Conclusions, préc., §4.3.

[7] Voir not. CE, 17 décembre 1990, n° 119354 N° Lexbase : A5749AQY.

[8] Voir not. CE, 3 octobre 2018, n° 406222 N° Lexbase : A6577X84.

[9] Sur cette procédure, voir Th. Fleury Graff, A. Marie, Droit de l’asile, Paris PUF, 2021, §§119 sq.

[10] CJUE, 14 mai 2019, aff. C-391/16, C-77/17 et C-78/18 N° Lexbase : A1555ZB9, repris notamment par CE, 19 juin 2020, n° 416032 et 416121 N° Lexbase : A33503PR

[11] CESEDA, art. L. 542-4 N° Lexbase : L4096MLB, dans sa rédaction issue de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024, pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration N° Lexbase : L3809MLN.

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