Le Quotidien du 31 janvier 2025 : Droit pénal spécial

[Observations] Application du délit d’escroquerie en matière de TVA en sus ou au détriment des textes réprimant fiscalement ou pénalement la fraude fiscale

Réf. : Cass. crim., 18 décembre 2024, n° 24-83.595, F-D QPC N° Lexbase : A22216PX

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N1524B3T

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[Observations] Application du délit d’escroquerie en matière de TVA en sus ou au détriment des textes réprimant fiscalement ou pénalement la fraude fiscale. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/115222026-observations-application-du-delit-descroquerie-en-matiere-de-tva-en-sus-ou-au-detriment-des-textes-r
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par Stéphane Detraz, Maître de conférences, Université Paris-Saclay, faculté Jean Monnet, IDEP

le 03 Février 2025

Mots-clés : escroquerie • TVA • fraude fiscale • manquement délibéré • cumul des répressions pénale et fiscale

La Cour de cassation juge qu’il n’est pas douteux que soit conforme à la Constitution la possibilité d’appliquer la qualification d’escroquerie en cas d’abus du régime de la taxe sur la valeur ajoutée, nonobstant le fait que les agissements frauduleux puissent donner lieu cumulativement à une majoration fiscale de 40 % et que le ministère public ait toute liberté pour poursuivre de ce chef plutôt que du chef de fraude fiscale.


 

Le fait d’obtenir indûment un crédit de taxe sur la valeur ajoutée peut être puni aussi bien par l’article 1741 du Code général des impôts N° Lexbase : L1203ML7, qui réprime, sous la qualification de fraude fiscale, le fait de soustraire frauduleusement à l’établissement de l’impôt que par l’article 313-1 du Code pénal N° Lexbase : L2012AMH, qui réprime, sous la qualification d’escroquerie, le fait d’obtenir un bien ou un acte au moyen de manœuvres frauduleuses. Des plaideurs ont, en vain, entrepris de contester, chacun par deux questions prioritaires de constitutionnalité, les conséquences qui découlent de cette dualité de qualifications pénales. 

La première question, fondée sur le principe de proportionnalité et de nécessité des délits et des peines résultant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, était dirigée contre la possibilité de sanctionner les mêmes agissements par application combinée des peines fulminées par l’article 313-1 précité et de la majoration fiscale prévue par l’article 1729, a, du Code général des impôts N° Lexbase : L1717HNW. La Haute juridiction a estimé que ce grief n’était pas sérieux dès lors que ces deux textes ne se saisissent pas des mêmes faits « qualifiés de manière identique ». 

La seconde question critiquait, sur le fondement du principe d’égalité devant la loi et devant la procédure pénale issu de l’article 1er de la Constitution et de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, le fait qu’il soit possible de poursuivre sous la qualification d’escroquerie des faits relevant aussi de l’article 1741 du Code général des impôts, lequel « emporte sans la moindre justification objective un régime répressif différent de celui de l’escroquerie ». La Chambre criminelle a nié le caractère sérieux du reproche, compte tenu des règles de poursuites applicables à la fraude fiscale et de la liberté d’appréciation dont le ministère public bénéficie de manière singulière en la matière.

En somme, l’arrêt rapporté met à l’abri d’une possible censure de la part du Conseil constitutionnel (qui, au demeurant, eût été peu vraisemblable) la faculté, pour le ministère public, en matière de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, de recourir discrétionnairement à l’article 313-1 du Code pénal, qu’il s’agisse, pour lui, d’obvier à l’impossibilité de poursuivre du chef de fraude fiscale ou de rechercher les effets juridiques attachés en propre à la qualification d’escroquerie.

1. La question du cumul de l’escroquerie et du manquement fiscal 

La Cour de cassation admet de longue date que des agissements tendant ou aboutissant à l’obtention indue d’un crédit de TVA (ou au jeu d’un régime de TVA plus favorable) soient punissables en tant que fraude fiscale ou qu’escroquerie [1]. En effet, l’article 1741 du Code général des impôts trouve à s’appliquer en ce que l’auteur des faits effectue une déclaration de TVA inexacte dans laquelle il se prévaut d’un montant de taxe d’amont ou d’aval mensonger : il y a donc de sa part dissimulation de sommes sujettes à l’impôt [2]. L’article 313-1 du Code pénal est quant à lui également susceptible de se saisir de ce comportement, dès lors que la production de la déclaration litigieuse est réalisée sous couvert de « manœuvres frauduleuses » [3] et qu’elle tend à la reconnaissance, par l’Administration fiscale, d’un crédit de taxe [4] : est ainsi commise soit une escroquerie consommée, soit une tentative d’escroquerie, selon que l’Administration se laisse berner ou non. Par ailleurs, en droit fiscal, l’article 1729, c, du Code général des impôts N° Lexbase : L7155LZZ permet lui aussi de réprimer au moyen d’une majoration de 80 % les inexactitudes ou omissions affectant une déclaration fiscale « en cas de manœuvres frauduleuses ». En l’absence de telles manœuvres, c’est-à-dire « en cas [simplement] de manquement délibéré », le a du même article prévoit une majoration de 40 %.

Il en résulte qu’il est possible de sanctionner pénalement et fiscalement l’auteur d’une fausse déclaration de TVA sur le fondement cumulé des articles 313-1 du Code pénal et 1729, a, du Code général des impôts. Ce cumul de l’escroquerie et du manquement fiscal est-il alors contraire au principe de nécessité des délits et des peines ?

La Cour de cassation juge que la critique émise en ce sens par les questions prioritaires de constitutionnalité objet de l’arrêt est dénuée de caractère sérieux car, explique-t-elle, « s’il découle du principe de nécessité des délits et des peines qu’une même personne ne peut faire l’objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux, la seule circonstance qu’une incrimination et une sanction ayant le caractère d’une punition soient susceptibles de réprimer un même comportement ne peut caractériser une identité de faits au sens des exigences résultant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 que si ces derniers sont qualifiés de manière identique ». Or, poursuit-elle, « l’escroquerie commise en matière fiscale réprime le fait de tromper l’administration fiscale afin de la déterminer à remettre des fonds ou à consentir un acte opérant décharge par l’emploi de manœuvres frauduleuses exclusives d’un simple mensonge », alors que la majoration fiscale sanctionne quant à elle « un manquement délibéré relevant d’une insuffisance, d’une omission ou d’une inexactitude constatée dans une déclaration fiscale », de sorte qu’« un simple mensonge contenu dans une déclaration constitue intrinsèquement un manquement délibéré mais ne suffit pas à caractériser les manœuvres frauduleuses exigées pour établir le délit d’escroquerie ».

Au vu de ces motifs, plusieurs observations peuvent être formulées. En premier lieu, la Cour de cassation résout la difficulté soulevée en appliquant la jurisprudence générale du Conseil constitutionnel relative au cumul des répressions pénale et para-pénale (c’est-à-dire la jurisprudence EADS [5] réformée), et non pas la jurisprudence propre au cumul des répressions pénale et fiscale (c’est-à-dire la jurisprudence Wildenstein et Cahuzac [6]). Il se confirme donc que cette jurisprudence spéciale ne concerne que la fraude fiscale stricto sensu, et non pas toute infraction ayant un caractère fiscal [7].

En deuxième lieu, il s’évince de l’arrêt rapporté que le dépôt d’une déclaration fiscale mensongère n’est pas ipso facto punissable au titre du délit d’escroquerie car il ne constitue pas en tant que tel une « manœuvre frauduleuse » [8]. Cette position est conforme à la jurisprudence antérieure, qui a toujours veillé à ne caractériser le délit d’escroquerie à la TVA qu’à la faveur de la constatation de telles manœuvres frauduleuses [9], notamment d’ordre comptable [10], s’ajoutant à la fausse déclaration. 

En troisième lieu, à l’imitation du Conseil constitutionnel [11], la Cour de cassation apprécie l’« identité de faits » de manière stricte [12] : une complète et exacte équivalence est requise. Cette rigueur s’explique par le fait que le contrôle de constitutionnalité peut conduire à l’éradication de l’un des textes sanctionnateurs en concours et que, si les deux dispositions ne s’appliquent pas à des faits légalement définis (« qualifiés ») de manière strictement identique, cette abrogation empêchera de réprimer les agissements qui tombaient sous le coup du texte supprimé mais qui n’entrent pas dans les prévisions du texte survivant. Il y a donc lieu d’approuver une telle appréciation rigoureuse, qui évite de créer de fâcheuses lacunes répressives. 

En quatrième lieu, la conformité à la Constitution du jeu cumulé des articles 313-1 du Code pénal et 1729 du Code général des impôts n’est reconnue qu’en ce qui concerne le a de ce second article (« manquement délibéré »). S’agissant du c, en revanche, cette conformité reste douteuse, puisque les deux textes ont un procédé frauduleux commun et identique (les « manœuvres frauduleuses »). Il n’est pas dit, pour autant, que ce procédé caractérise de part et d’autre exactement les mêmes faits car – comme le fait déjà comprendre en l’espèce la Cour de cassation – la fraude fiscale se consomme par la simple réalisation de la déclaration fiscale là où l’escroquerie doit rechercher ou engendrer la remise d’un bien ou d’un acte opérant obligation ou décharge.

2. La question de la différence de régime entre l’escroquerie et la fraude fiscale 

Lorsqu’une déclaration fiscale mensongère est saisie sous la qualification d’escroquerie, c’est à tous égards le régime substantiel et procédural de ce délit qui s’applique aux faits litigieux [13], à l’exclusion du régime propre au délit de fraude fiscale. Les auteurs des questions prioritaires de constitutionnalité se dont donc plaints de la différence de traitement qui résulte du choix de la qualification pénale effectué, en ce qui concerne spécifiquement les règles gouvernant la mise en mouvement de l’action publique. En effet, alors que le ministère public bénéficie du principe d’opportunité des poursuites en matière d’escroquerie à la TVA [14] (C. proc. pén., art. 40-1 N° Lexbase : L7457LBS[15], il ne peut poursuivre la fraude fiscale qu’en vertu d’une dénonciation ou d’une plainte préalables de la part de l’Administration fiscale (LPF, art. L. 228 N° Lexbase : L6506LUI). De surcroît, la décision du parquet de recourir à la qualification d’escroquerie est libre : elle ne peut être entravée ou contrecarrée par l’Administration. Les intéressés étant prévenus d’escroquerie, ils articulent donc leur critique en faisant observer que les dispositions de l’article 313-1 du Code pénal « peuvent être appliquées pour poursuivre sous la qualification d’escroquerie des faits relevant de la qualification de fraude fiscale, prévue et réprimée par l’article 1741 du code général des impôts, qui emporte sans la moindre justification objective un régime répressif radicalement différent de celui de l’escroquerie » [16].

La Cour de cassation n’y voit cependant aucun motif d’inconstitutionnalité. D’une part, elle observe qu’il résulte de l’article L. 228 du Livre des procédures fiscales (non critiqué) que, si aucune dénonciation ou plainte administrative n’a lieu, « des faits susceptibles de recevoir à la fois la qualification de fraude fiscale et celle d’escroquerie ne peuvent alors être poursuivis que sous cette seconde incrimination ». Mais, ce disant, elle ne répond pas à la critique selon laquelle aucune « justification objective » n’explique qu’il soit possible au parquet de se fonder sur l’article 313-1 du Code pénal quand l’article 1741 du Code général des impôts ne peut être in concreto utilisé. Elle aurait pu faire remarquer, dans la continuité de ses précédents développements, que ce ne sont pas les « mêmes faits » qui sont en cause et que l’alternative entre l’escroquerie et la fraude fiscale n’est donc qu’apparente. 

D’autre part, la Haute juridiction énonce que « lorsque l’administration fiscale a saisi le ministère public de faits de fraude fiscale, le fait que ce dernier soit en mesure de choisir les modalités de mise en œuvre de l’action publique ne méconnaît pas le principe d’égalité ». L’affirmation est péremptoire. De surcroît, elle est en porte à faux avec la teneur du grief invoqué : la question est relative non pas tant au choix des « modalités » des poursuites [17] qu’au fait que l’article 313-1 du Code pénal permet de se dispenser de l’aval administratif requis pour la poursuite de la fraude fiscale, et que les mêmes déclarations fiscales frauduleuses reprochées à divers justiciables pourront donc in fine, sans « justification objective », être poursuivies soit comme escroquerie pour les uns, soit comme fraude fiscale pour d’autres, soit encore sous les deux qualifications pour les derniers. Or, voilà qui pourrait effectivement heurter le principe d’égalité devant la loi [18]. En refusant de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité, la Cour de cassation entend donc ne surtout pas fragiliser le principe de l’opportunité des poursuites, si pratique en procédure pénale.

 

[1] Un cumul de ces qualifications est même possible (Cass. crim., 6 février 1969, n° 66-91.594 N° Lexbase : A2774CGT), y compris depuis l’essor jurisprudentiel, en 2016, du principe non bis in idem (Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 19-80.525, F-D N° Lexbase : A166938C : Dr. pén. 2021, comm. 20, obs. Ph. Conte. Cass. crim., 6 janvier 2021, n° 19-85.133, F-D N° Lexbase : A88834BM : Dr. pén. 2021, comm. 66, obs. Ph. Conte).

[2] V. par ex. Cass. crim., 8 mars 2017, n° 15-86.266, F-D N° Lexbase : A4428T3E. Cass. crim., 15 juin 2016, n° 15-82.530, F-D N° Lexbase : A5640RT3. Cass. crim., 14 novembre 2013, n° 12-80.184, F-D N° Lexbase : A6081KPW.

[3] Cass. crim., 6 avril 2011, n° 10-85.209, F-P+B N° Lexbase : A5728HNH.

[4] V. not. Cass. crim., 13 octobre 1971, n° 70-92.124 N° Lexbase : A8799AYK. Cass. crim., 6 février 1969, n° 66-91.594 N° Lexbase : A2774CGT. Cass. crim., 25 janvier 1967, n° 66-92.968 N° Lexbase : A8925CIE.

[5] Cons. const., décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, du 18 mars 2015 N° Lexbase : A7983NDZ, EADS.

[6] Cons. const., décision n° 2016-545 QPC et n° 2016-546 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : A0909RU9 et N° Lexbase : A0910RUA (pour la dissimulation de sommes sujettes à l’impôt).

[7] Plus encore, au sein des infractions pénales prévues par le Code général des impôts, seules sont concernées celles qui consistent en une fraude fiscale proprement dite (CGI, art. 1741 N° Lexbase : L1203ML7), et non pas, par exemple, celles qui consistent en une opposition à fonctions (CGI, art. 1746 N° Lexbase : L3322IQ4. V. Cons. const., décision n° 2022-988 QPC, du 8 avril 2022 N° Lexbase : A49337SI).

[8] L’on en déduit également que l’escroquerie ne peut se commettre en la matière par mensonge qualifié.

[9] V. par ex. Cass. crim., 5 novembre 2014, n° 13-82.483, FS-D N° Lexbase : A9202M39.

[10] Cass. crim., 6 avril 2011, n° 10-85.209, F-P+B N° Lexbase : A5728HNH ; Rev. pénit. 2012, p. 719, obs. S. Detraz. Cass. crim., 14 novembre 2007, n° 07-83.208, F-P+F N° Lexbase : A0500D3W.

[11] Cons. const., décision n° 2022-988 QPC, du 8 avril 2022 N° Lexbase : A49337SI.

[12] Plus stricte que ne le fait la Cour européenne des droits de l’Homme pour le jeu du principe non bis in idem. Mais la jurisprudence (Zolotoukhine N° Lexbase : A0804ED7) de cette Cour n’est pas (encore ?) applicable, en France, au cumul des répressions pénale et para-pénale.

[13] En ce qui concerne, par exemple, l’application de la loi pénale dans l’espace, les peines encourues, la mise en mouvement des poursuites, la prescription de l’action publique, la recevabilité et le bien-fondé de l’action civile.

[14] Cass. crim., 16 juin 2010, n° 01-86.962, F-D N° Lexbase : A5018E8D et n° 09-81.712, F_D N° Lexbase : A5018E8D.

[15] Il peut donc user de la convocation en justice prévue à l’article 390-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L6548MGM, comme le relèvent les auteurs des questions prioritaires de constitutionnalité.

[16] Notons toutefois que leur critique est de guingois : ils regrettent manifestement de ne pas avoir bénéficié du régime de poursuites propre à la fraude fiscale mais disent que, lorsque cette qualification est choisie, ledit régime s’applique « sans la moindre justification objective ».

[17] Il est vrai cependant que les auteurs des questions prioritaires de constitutionnalité se prévalent, outre le principe général d’« égalité devant la loi », d’un principe spécifique d’« égalité devant la procédure pénale ».

[18] Comp. cep. Cons. const., décision n° 2016-555 QPC, du 22 juillet 2016 N° Lexbase : A7431RXI.

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