Lexbase Social n°543 du 10 octobre 2013 : Procédure prud'homale

[Jurisprudence] Unicité de l'instance, pluralité d'interprétations

Réf. : Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-13.965 et 12-14.351, F-P+B ([LXB=A9303KL7 ])

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 10 Octobre 2013

Le principe de l'unicité de l'instance est de ceux qui font la spécificité du contentieux prud'homal. Ainsi, les parties sont contraintes de présenter au cours d'une même instance l'ensemble des prétentions nées d'un même contrat de travail faute de quoi, les demandes introduites postérieurement au premier procès seront jugées irrecevables. Cette règle connaît un certain nombre d'aménagements. En particulier, le Code du travail permet au justiciable d'engager une nouvelle procédure lorsque le "fondement des prétentions est né ou révélé postérieurement à la saisine du conseil de prud'homme". C'est sur cette atténuation de l'unicité de l'instance que se prononce un arrêt rendu le 25 septembre 2013 par la Chambre sociale de la Cour de cassation. L'arrêt ne bouleverse pas le régime juridique de l'unicité de l'instance et réserve la recevabilité des demandes nouvelles au cas où leur fondement est né ou révélé postérieurement à la clôture des débats (I). A défaut d'être nouvelle, l'interprétation retenue reste éloignée de la lettre du texte mais, aussi, de son esprit puisque le Code du travail semblait offrir un choix aux parties dans un tel cas, choix dont elles sont privées par le juge (II).
Résumé

Une instance ne peut être engagée postérieurement à une première procédure prud'homale que lorsque le fondement des nouvelles prétentions est né ou s'est révélé après l'extinction de l'instance primitive.

Sont recevables des demandes formées dans une nouvelle procédure dès lors que leur fondement est né après la clôture des débats de l'instance antérieure.


I - La faculté d'introduire des demandes nouvelles malgré le principe de l'unicité de l'instance

  • Unicité de l'instance, principe directeur du procès prud'homal

Quoique soumis aux règles de droit commun du procès civil issues du Code de procédure civile, le procès prud'homal répond également à des règles particulières établies par le Code du travail et destinées à aménager le cours de ce contentieux.

Parmi ces spécificités figurent notamment le principe de l'oralité des débats ou celui de la comparution personnelle obligatoire, laquelle ne cède que devant l'existence d'un motif légitime d'absence. L'un des aménagements les plus originaux demeure cependant celui de l'unicité de l'instance prud'homale.

Ainsi, comme l'énonce l'article R. 1452-6 du Code du travail (N° Lexbase : L0932IAR), "toutes les demandes liées au contrat de travail entre les mêmes parties font, qu'elles émanent du demandeur ou du défendeur, l'objet d'une seule instance".

  • Aménagements et atténuations de l'unicité de l'instance

A bien des égards la règle peut paraître sévère, cela d'autant qu'elle est en grande partie unilatérale puisque l'immense majorité des demandes introduites devant le conseil de prud'hommes sont à l'initiative du salarié. C'est pour ces raisons que le principe d'unicité de l'instance connaît différents tempéraments qui permettent d'en atténuer les effets.

D'abord, contrairement au procès civil, de nouvelles prétentions peuvent être présentées à tout stade de l'instance, y compris en cause d'appel (1). Ensuite, la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation a précisé ces dernières années que le principe de l'unicité de l'instance ne pouvait produire d'effets lorsque le procès n'a donné lieu à aucune décision sur le fond (2). Enfin, le second alinéa de l'article R. 1252-6 du Code du travail, dispose que le principe de l'unicité de l'instance "n'est pas applicable lorsque le fondement des prétentions est né ou révélé postérieurement à la saisine du conseil de prud'hommes".

Ainsi, le principe de l'unicité de l'instance n'interdit pas d'engager une nouvelle action devant la juridiction prud'homale, à la condition que les demandes nouvelles soient fondées sur des prétentions apparues après la saisine de la juridiction dans la première affaire. La règle est parfaitement logique puisqu'il n'est pas possible de présenter au juge des demandes qui n'existent pas encore au moment de la première saisine. Formulée de cette manière, elle semble cependant généreuse à l'égard du demandeur qui a la possibilité d'ajouter des demandes nouvelles à tout stade de l'instance (3), si bien que la règle aurait pu être limitée par le texte aux prétentions nées ou apparues après la fin de l'instance de la première affaire.

C'est probablement cette idée qui a justifié les différentes interprétations retenues de ce texte. Celui-ci prévoit que ne sont pas concernées par le principe de l'unicité, les prétentions nées ou révélées "postérieurement à la saisine du conseil de prud'hommes", règle parfois appliquée par la Chambre sociale de la Cour de cassation (4). Le plus souvent cependant, la Chambre sociale a pris des libertés avec cette règle en jugeant, par exemple, que les prétentions doivent être nées ou révélées "postérieurement au premier jugement du conseil de prud'hommes" (5), ce qui est nettement plus tardif que la "saisine" du conseil. D'autres décisions, encore, ont exigé que les prétentions nouvelles soient nées ou révélées "avant la clôture des débats devant la cour d'appel", ce qui là encore est plus tardif que la date de la saisine du juge prud'homal (6).

  • L'espèce

Dans cette affaire, un salarié avait introduit différentes demandes devant le conseil de prud'hommes par une première action qui s'était terminée par un arrêt rendu le 23 février 2007, arrêt contre lequel le salarié avait formé pourvoi en cassation mais avait finalement préféré se désister le 7 août 2007. La cour d'appel de Douai, saisie de nouvelles prétentions du salarié, jugeait le 16 décembre 2011 que les demandes du salarié relatives à la période antérieure au 7 août 2007 étaient irrecevables en application du principe de l'unicité de l'instance.

Par un arrêt rendu le 25 septembre 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision au visa de l'article R. 1452-6 du Code du travail. Elle précise qu'en application de ce texte, "une instance ne peut être engagée postérieurement à une première procédure prud'homale que lorsque le fondement des nouvelles prétentions est né ou s'est révélé après l'extinction de l'instance primitive" et que, par conséquent, "sont recevables des demandes formées dans une nouvelle procédure dès lors que leur fondement est né après la clôture des débats de l'instance antérieure".

Par conséquent, les demandes résultant de prétentions nées après la clôture des débats devant le juge d'appel étaient recevables, sans qu'il soit nécessaire de tenir compte du pourvoi en cassation formé duquel le salarié s'était désisté.

II - Une interprétation destinée à limiter la faculté de présenter des demandes nouvelles

  • Interprétations à géométrie variable

La motivation de la décision montre, à nouveau, que la règle tirée de l'article R. 1452-6, alinéa 2, du Code du travail fait l'objet d'interprétations variables et, en tous les cas, que le juge prend des libertés avec le texte. Celui-ci exclut clairement les prétentions nées avant la "saisine" de la juridiction prud'homale, acte qui introduit le procès, qui l'initie. Au contraire, la Chambre sociale reporte le moment auquel les prétentions doivent être nées ou s'être révélées à "l'extinction de l'instance primitive".

Outre que cette interprétation s'éloigne de la lettre du texte, elle est très sévère avec les justiciables. En effet, plus le moment avant lequel les prétentions doivent être apparues est tardif, plus la règle de l'unicité étend son effet : les parties devaient présenter ces prétentions lors de l'instance initiale. Au contraire, si ce moment est fixé comme le texte le prévoit à la saisine initiale, les prétentions apparues durant l'instance peuvent faire l'objet d'un nouveau procès.

Il faut tout de même se féliciter de voir la Chambre sociale refuser de donner un effet au pourvoi en cassation formé dès lors que le salarié s'est désisté de ce pourvoi. L'indifférence à l'égard du pourvoi ayant fait l'objet d'un désistement est cohérente avec la tendance de la Chambre sociale à ignorer les effets sur le principe de l'unicité de l'instance des affaires et procédures qui n'auraient pas donné lieu à décision au fond. Le désistement, pas davantage qu'il ne permet l'application du principe de l'unicité de l'instance, ne prive pas le demandeur de la faculté d'introduire des demandes nouvelles dont les prétentions sont nées après la fin des débats au fond devant les juges d'appel.

  • D'une faculté à une obligation d'introduire des demandes nouvelles

Pour en revenir à la motivation adoptée par la Chambre sociale, il convient de rappeler que le principe de l'unicité de l'instance a été institué pour lutter contre des manoeuvres dilatoires qui consisteraient à multiplier les procès et, surtout, à morceler le litige afin d'obtenir des jugements rendus en dernier ressort et insusceptibles d'appel (7). Son utilité reste donc entière, même s'il convient cependant de la confronter à d'autres règles et principes et, en particulier, au droit d'accès à un juge soutenu notamment par l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR).

Il est vrai que, malgré le retardement du moment auquel les prétentions doivent être nées ou révélées auquel procède la Cour de cassation par rapport au texte, le droit à un procès n'est pas totalement éludé puisque, rappelons-le, les parties peuvent introduire des demandes nouvelles jusqu'à l'issue de l'instance, conformément aux dispositions de l'article R. 1452-7 du Code du travail (N° Lexbase : L0929IAN). La Chambre sociale fait donc coïncider le moment jusqu'auquel de nouvelles prétentions peuvent être introduites dans le premier procès et le moment à partir duquel de nouvelles prétentions pourront faire l'objet d'un nouveau procès. Cela étant dit, par cette interprétation, la Chambre sociale transforme ce qui n'était qu'une simple faculté de présenter des demandes nouvelles au cours de la première instance en une véritable obligation de présenter les demandes nouvelles. Le texte permettait un choix à propos de ces prétentions nouvelles nées après la saisine du juge prud'homal, la Cour de cassation impose qu'elles soient présentées au cours de l'instance primitive.

  • Une interprétation contra legem ?

Le maintien de cette interprétation est d'autant plus étonnant que le texte de l'article R. 1452-6, alinéa 2, du Code du travail, n'a fait l'objet d'aucune modification récente et, en particulier, n'a pas été amendé à l'occasion de la recodification du Code du travail. Il est donc parfaitement possible de penser que la volonté du pouvoir réglementaire et de la commission de recodification était de maintenir le moment où les prétentions étaient nées ou s'étaient révélées à celui de la saisine de la juridiction et non à celui de la fin de la clôture des débats.

C'est probablement à ce prix que la Cour de cassation parvient à concilier le droit à un procès et d'accès à un juge et une administration de la justice qui évite une multiplication des procès prud'homaux et des appels, qui tente de maîtriser l'engorgement des juridictions judiciaires.


(1) C. trav., art. R. 1452-7 (N° Lexbase : L0929IAN). V. Cass. soc., 8 décembre 2004, n° 02-40.225, FP-P+B+I (N° Lexbase : A3071DEH).
(2) Cass. soc., 16 novembre 2010, n° 09-70.404, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8155GHI), RDT 2011, p. 55, note E. Serverin ; Cass. soc., 9 mars 2011, n° 09-65.213, FS-P+B (N° Lexbase : A2480G9Q) ; Cass. soc., 23 mai 2012, n° 10-24.033, FS-P+B (N° Lexbase : A0646IMU). V. également les décisions citées par l’Ouvrage Droit du travail, "L'unicité de l'instance et les demandes dérivant d'un même contrat de travail" (N° Lexbase : E3762ETI).
(3) Dans ce cas de figure, le juge prud'homal procède à une jonction des différentes instances, v. par ex. Cass. soc., 12 octobre 2004, n° 02-43.917, FS-P+B (N° Lexbase : A6074DDC).
(4) Cass. soc., 16 octobre 2002, n° 00-43.897, F-D (N° Lexbase : A2535A3B).
(5) Cass. soc., 26 janvier 2005, n° 02-45.655, FS-P+B (N° Lexbase : A2938DGW).
(6) Cass. soc., 27 mai 1998, n° 96-42.196 (N° Lexbase : A2899ACD) ; Cass. soc., 29 octobre 2003, n°01-42.949, (N° Lexbase : A9969C94) ; Cass. soc., 16 mars 2004, n° 01-45.867 (N° Lexbase : A5958DBB).
(7) M. Pierchon, F. Guiomard, Faut-il assouplir la règle d'unicité de l'instance ?, RDT 2011, p. 156. A. Chevillard, Conseils de prud'hommes et procédure prud'homale quelles réformes ?, Dr. soc. 2010, p. 919.

Décision

Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-13.965 et n° 12-14.351, F-P+B (N° Lexbase : A9303KL7).

Texte visé : C. trav., art. R. 1452-6 (N° Lexbase : L0932IAR).

Mots-clés : contentieux prud'homal, unicité de l'instance, résentation de prétentions nouvelles.

Liens base : (N° Lexbase : E3765ETM).

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