La lettre juridique n°543 du 10 octobre 2013 : Régimes matrimoniaux

[Jurisprudence] Financement du logement indivis en séparation de biens : une jurisprudence désormais fixée

Réf. : Cass. civ. 1, 25 septembre 2013, n° 12-21.892, F-P+B (N° Lexbase : A9497KLC)

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par Jérôme Casey, Avocat au barreau de Paris, Mulon & Casey Associés, Maître de conférences à l'Université de Bordeaux

le 10 Octobre 2013

Lors de la liquidation d'un régime séparatiste, il est presque systématique que les praticiens soient confrontés à l'hypothèse de l'arrêt commenté, en date du 25 septembre 2013 : un conjoint (hélas généralement le mari) a payé plus que la proportion dans l'indivision, finançant (bien souvent intégralement) la part incombant à l'autre époux. Face à cela comment réagir ? Faut-il accorder une créance, au nom du fait que les époux sont séparés de biens, ou au contraire faut-il s'opposer à la demande de remboursement, mais alors sur quel fondement ? Le moins que l'on puisse dire est que la réponse à ces questions a pu sembler obscure jusqu'à une date récente. Selon les ouvrages consultés, on avait l'impression que la solution était éminemment variable, et d'ailleurs la jurisprudence était incertaine et pour tout dire assez contradictoire. La récurrence de la question, et l'importance corrélative du contentieux qu'elle suscite, a sans doute pesé dans les choix de la Cour de cassation qui s'est attelée à construire un régime désormais "unifié", dont l'arrêt ici commenté constitue une pierre de plus, d'ailleurs assez impressionnante. L'amorce de cette consolidation de la jurisprudence de la Cour de cassation remonte sans doute à un arrêt du 4 juillet 2012 (1), et plus sûrement encore à trois arrêts de la première chambre civile en date du 15 mai 2013 (2), confirmés quelques semaines plus tard (3). Ce mouvement massif ne pouvait laisser de place au moindre doute quant aux intentions de la Cour de cassation, et la présente décision ne fait que confirmer ce sentiment. La réception de cet ajustement jurisprudentiel ne fut pourtant pas chaleureuse, certains auteurs allant jusqu'à évoquer une "dénaturation" du régime de la séparation de biens (4). Mais des soutiens se sont fait jour aussi, et c'est ainsi qu'un auteur, et non des moindres, a clairement approuvé la solution donnée (5). Il semble que nombre d'auteurs aient pu être trompés à ne considérer que le seul arrêt du 15 mai publié au Bulletin civil, alors que celui-ci faisait partie d'un mouvement jurisprudentiel plus fourni, ce qui ne fut pas forcément assez souligné. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt publié du 15 mai 2013 contenait un élément d'incertitude, puisque la clause usuelle du contrat de mariage selon laquelle les époux étaient réputés avoir contribué au jour le jour sans être tenus à aucun compte entre eux n'avait pas été discutée devant les juges du fond, ce que la Cour de cassation avait relevé jetant le doute sur la portée exacte de sa décision, du moins à en suivre certains auteurs. C'est, notamment, cette incertitude que la présente décision vient lever, mais pas seulement. En effet, le motif de la décision, finement rédigé, contient deux enseignements : une précision et, peut-être, une extension de la jurisprudence du 15 mai 2013.

La précision est apportée par la première partie du motif qui décide que "après avoir relevé que les époux étaient convenus en adoptant la séparation de biens qu'ils contribueraient aux charges du mariage dans la proportion de leurs facultés respectives et que chacun d'eux serait réputé avoir fourni au jour le jour sa part contributive en sorte qu'aucun compte ne serait fait entre eux à ce sujet et qu'ils n'auraient pas de recours l'un contre l'autre pour les dépenses de cette nature, les juges du fond ont souverainement estimé qu'il ressortait de la volonté des époux que cette présomption interdisait de prouver que l'un ou l'autre des conjoints ne s'était pas acquitté de son obligation". C'est un retour vers la sévérité, cette clause des contrats de séparation de biens rendant manifestement très difficile la preuve contraire. Pour autant, nous ne pensons pas qu'il s'agisse d'une affirmation du caractère irréfragable de la présomption contenue dans la clause. En effet, la Cour de cassation laisse l'appréciation de la portée de la clause à l'appréciation souveraine des juges du fond. Mais soyons bien clair : la preuve contraire, quoique sans doute possible, sera certainement très difficile à rapporter. Il importera que les juges du fond expliquent en quoi l'adoption de cette clause traduit une volonté de ne pas faire des comptes, ce que des éléments complémentaires (comme par exemple l'utilisation d'un compte-joint pour prélever les remboursements de la banque) pourront utilement compléter. Par conséquent, si la présomption contenue dans cette clause n'est pas (re)devenue irréfragable, c'est tout comme. La Cour de cassation laisse la possibilité aux juges du fond d'estimer que la volonté des époux permet la preuve contraire, mais l'on imagine que cela sera rare. C'est donc la réponse directe aux incertitudes que l'arrêt du 15 mai 2013 avait pu faire naître. Celles-ci n'ont plus de raison d'être. Désormais, le seul fait de constater que cette clause existe suffit à faire pencher la balance en faveur d'une absence de remboursement en faveur de l'époux solvens. Certes, l'appréciation des juges du fond demeure, mais elle est déjà orientée du fait de l'existence de la fameuse clause. Pour notre part, il nous semble que c'est là un choix pragmatique opéré par la Cour de cassation. Ni position dogmatique, ni directive trop vague pour être applicable, le motif ainsi rédigé autorise un élément de souplesse dans un ensemble sérieusement rigidifié. La messe n'est pas tout à fait dite, mais l'on est, précisément, l'étape juste antérieure à l'ite missa est... C'est alors que l'on touche à l'extension possible de la jurisprudence du 15 mai 2013.

L'extension, qui demande confirmation, tient à la seconde partie du motif de la Cour de cassation, qui affirme expressément que "la cour d'appel a exactement déduit" de la nature de logement familial que le mari "ne pouvait réclamer, au moment de la liquidation de leur régime matrimonial, le versement d'une indemnité compensatrice au titre d'un prétendu excès de contribution aux charges du mariage pour avoir financé seul l'acquisition de ce bien". Ce qui n'est pas nouveau, c'est de s'appuyer sur le fait qu'il s'agisse du logement de la famille pour en tirer des conséquences spécifiques. En revanche, ce qui est nouveau, et paraît marquer une extension de la jurisprudence du 15 mai 2013, c'est le fait d'affirmer que cette qualification de logement de la famille permet de déduire qu'aucune indemnité compensatrice ne peut être due lors de la liquidation au titre d'un prétendu excès de contribution aux charges du mariage. Là, il faut bien le reconnaître, la Cour de cassation va plus loin que dans les arrêts de mai et juin 2013, lesquels semblaient trouver comme limite naturelle la sur-contribution de l'époux solvens. Dans l'arrêt commenté, la Cour régulatrice estime que la déduction opérée par les juges du fond (c'est le logement, donc pas de sur-contribution possible) est "exacte". Ce genre de terminologie traduit un contrôle de la part de la Cour de cassation, qui paraît donc bien approuver, en droit, la déduction faite par les juges du fond. La nature du bien financé, le logement de la famille, emporterait donc, par déduction, une impossibilité de prouver une sur-contribution du solvens... Eh bien, ce n'est pas rien ! Si cette interprétation est la bonne, c'est une grande extension qui sera apportée à la portée des arrêts du 15 mai 2013. Cette fois, le balancier irait alors très loin dans le sens d'une absence de remboursement, au risque d'attiser plus encore l'ire des auteurs hostiles à cet élan favorable à la singularité du logement de la famille. Il nous semble cependant qu'il faille rester très prudent quant à la réalité d'une telle extension du domaine de cette nouvelle jurisprudence. Nous ne sommes pas persuadés, tant s'en faut, que la Cour de cassation ait voulu empêcher toute preuve de sur-contribution. Nous pensons au contraire que cette seconde partie du motif doit être lue en pleine cohérence avec se première partie, ci-dessus déjà examinée, qui règle la portée de la clause du contrat de mariage. Or, la mise en perspective de l'une avec l'autre conduit à un résultat conforme à la jurisprudence du 15 mai 2013, et non au-delà de celle-ci. En effet, une fois que les juges du fond ont souverainement apprécié la clause et considéré que la volonté des époux, en adoptant la clause, était de ne pas permettre de comptes entre eux, il s'en déduit que l'époux solvens ne peut plus rapporter la preuve de sa sur-contribution. C'est d'ailleurs la logique même : si la volonté des époux est de ne pas faire de comptes entre eux, on ne va pas commencer à en faire en tentant de démontrer l'existence d'une sur-contribution de l'un aux charges du mariage...

De sorte que l'apport de la présente décision est double. D'une part, il dissipe les doutes que certains ont pu avoir à la lecture du motif un rien torturé de l'arrêt du 15 mai 2013 (publié au Bulletin), en affirmant que cette clause doit se lire comme rendant plus difficile la revendication de toute créance (sous l'appréciation souveraine des juges du fond). D'autre part, il affirme nettement que lorsque les juges du fond ont acquis la conviction que les époux ont entendu ne pas faire de comptes, toute idée de sur-contribution est exclue.

A n'en pas douter, c'est une grosse pierre qui est ici posée dans l'édification d'une théorie générale du logement dans les règlements familiaux. Il est désormais difficile, sinon presque impossible, de prouver une sur-contribution du solvens, et tant pis s'il s'agit d'une dépense d'investissement qui permet à celui qui n'a pas payé sa part de se constituer un patrimoine immobilier grâce au conjoint payeur. La Cour de cassation reprend ici ses habits de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, et fait jouer à fond la carte de la destination familiale de la dépense pour éviter des comptes d'apothicaire entre les époux, quitte à permettre d'utiliser la notion de contribution aux charges du mariage pour des dépenses d'investissement, ce qui fut cependant toujours âprement discuté par une partie de la doctrine. Quand on songe au poids que le logement a pris dans les budgets familiaux (il pèse bien plus à l'achat aujourd'hui qu'il y a 30 ans), le choix opéré par la Cour de cassation n'est pas neutre. Il nous semble nécessaire d'approuver l'orientation ainsi prise, non pas pour "communautariser" le régime de la séparation de biens, mais pour permettre au régime primaire de donner sa pleine mesure en favorisant la solidarité familiale pour une dépense que l'on peut qualifier "d'essentielle" (6). Quel que soit le statut du couple, il est indiscutable que le logement est en passe de devenir une "zone franche", destinée à éviter les bas instincts spéculatifs que tel ou tel pourrait avoir. La position ici retenue par la Cour de cassation est enfin également de nature à endiguer assez commodément le flot manifestement important du contentieux entre époux séparés de biens sur la question du financement du logement indivis. Quand on songe aux comptes d'apothicaires que l'on voit dans certains dossiers, qui sont incompatibles avec toute idée de justice ou d'équité, on se dit que ce n'est pas là le moindre des mérites de la présente décision. Mais gageons que le régime complet de cette jurisprudence naissante donnera lieu encore à nombre de commentaires. Qu'importe ! L'essentiel est que le nord magnétique soit clairement donné....


(1) V., Cass. civ. 1, 4 juillet 2012, n° 11-14.391, F-D (N° Lexbase : A4753IQ4) et sur l'ensemble de la question, v., notre étude, Le financement du logement indivis en séparation de biens, Gaz. Pal. du 24 août 2013, p. 19 et les réf..
(2) Cass. civ. 1, 15 mai 2013, n° 11-26.933, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3195KDP), Dr. Fam. 2013, Comm. n° 10, B. Beignier ; RJPF, 2013/7-8/19, note F. Vauvillé ; Rev. Lamy dr. Civ. 2013, 107, note J. Revel ; PA du 25 septembre 2013, p. 11, note S. Pech-Gac ; Cass. civ. 1, 15 mai 2013, n° 11-24.322, FS-D (N° Lexbase : A5155KDB) ; Cass. civ. 1, 15 mai 2013, n° 11-22.986, FS-D (N° Lexbase : A5176KD3).
(3) Cass. civ. 1, 12 juin 2013, n° 11-26.748, F-P+B (N° Lexbase : A5830KGZ).
(4) J. Revel, note préc. ; peu enthousiaste aussi, S. Pech-Gac, préc. ; également, F. Vauvillé, préc., qui estime que l'arrêt du 15 mai 2013 ne résout pas grand-chose.
(5) B. Beignier, note préc..
(6) Sur cet aspect, différent d'une communautarisation de la séparation de biens, v., notre étude préc., à la Gazette du Palais.

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