La lettre juridique n°949 du 15 juin 2023

La lettre juridique - Édition n°949

Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Jurisprudence] Les juges sont-ils tenus par la position du médecin-conseil fixant de la date de première constatation médicale ?

Réf. : Cass. civ. 2, 11 mai 2023, n° 21-17.788, F-B N° Lexbase : A39579TQ

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N5821BZM

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par Samir Bordji, Avocat Associé, AKH Avocats

Le 14 Juin 2023

Mots-clés : maladie professionnelle • certificat médical • première constatation médicale • contradictoire • secret médical • médecin-conseil

La Cour de cassation a été amenée à préciser que la pièce ayant permis au médecin-conseil de fixer la première constatation médicale n’était pas communicable à l’employeur.

De plus, les juges du fond doivent « prendre en considération » les avis du médecin-conseil figurant dans les colloques médico-administratifs, ce qui signe un affaiblissement important de leur pouvoir judiciaire.


Derrière ce titre comportant une dose d’exagération volontaire apparaît une décision qui permet d’aborder les maladies professionnelles en mettant en lumière les forces et les enjeux du droit de la Sécurité sociale.

En effet, afin que les pathologies affectant parfois les salariés relèvent de la législation des risques professionnels, certaines conditions sont imposées par les tableaux dits « tableaux des maladies professionnelles ».

L’une des conditions des tableaux impose une constatation médicale encadrée dans un délai particulier.

C’est dans ce cadre qu’un tribunal et une cour d’appel ont sanctionné la CPAM qui a refusé de transmettre le certificat médical visé par son médecin-conseil pour retenir une date de première constatation médicale spécifique.

Les juridictions du fond ont estimé que le refus de production au débat judiciaire de ce certificat médical était une violation du principe du contradictoire impliquant l’inopposabilité de la décision de prise en charge subséquente.

Il a été souligné que ce certificat n’était pas soumis au secret médical puisqu’il visait, selon le médecin-conseil, la pathologie litigieuse dont l’employeur a de toute évidence connaissance.

Pour autant, la Cour de cassation est venue trancher en faveur de la CPAM, en rejetant toute violation du contradictoire et en soulignant de manière assez claire que les juges du fond ne pouvaient pas écarter l’avis du médecin-conseil même si ce dernier visait une pièce « mystérieuse » et absente des débats.

Cet arrêt fait l’objet d’une publication au bulletin, ce qui ne laisse aucun doute sur sa portée et l’intention de la Cour de cassation quant à l’attitude que devront adopter les juges du fond.

Cependant, l’arrêt ne manque pas de laisser planer quelques interrogations autour de la charge et de la nature de la preuve des critères permettant à une pathologie de relever ou non de la législation sur les risques professionnels.

I. La première constatation médicale d’une maladie professionnelle : lorsque le juridique rencontre le médical

La date de la première constatation médicale est une notion éminemment médicale ayant toutefois de forts impacts juridiques.

A. Volet médical

La procédure de reconnaissance des maladies professionnelles fait intervenir plusieurs entités médicales avec des rôles spécifiques et particuliers.

L’un des premiers acteurs, au sens chronologique, est le médecin traitant qui, après un examen médical de l’assuré et selon ses indications et doléances, va établir un certificat médical initial constatant une pathologie.

Ce certificat médical initial accompagnera la déclaration de maladie professionnelle transmise à la CPAM qui se chargera d’informer l’employeur.

Ainsi, la première constatation médicale est, très régulièrement, identique à la date de cet examen et du certificat alors établi.

Néanmoins, au cours de l’instruction de la maladie déclarée, le médecin-conseil de la CPAM va devoir, et il s’agit là de l’une des missions prévues par les textes, déterminer la date de la première constatation médicale.

Il peut alors, en fonction du dossier présenté :

  • retenir la date du certificat médical initial comme date de première constatation médicale ;
  • retenir une date différente s’il estime que médicalement une date antérieure serait plus pertinente.

La première constatation médicale est donc le fruit d’une décision en deux temps, d’abord celle du médecin traitant ayant examiné l’assuré, puis celle du médecin-conseil à la lecture des éléments du dossier.

D’ailleurs, c’est à cette occasion que la décision du 11 mai 2023 (arrêt rapporté) commentée est intervenue.

Le médecin-conseil a fixé une date de première constatation médicale distincte de celle retenue par le médecin traitant après avoir pris connaissance d’un arrêt de travail (et d’un certificat médical afférent) figurant au dossier du salarié.

La soumission ou non de cette pièce, consultée par le médecin-conseil, au principe du contradictoire va cristalliser une partie du litige.

B. Volet juridique

Le volet juridique permet d’aborder la nature factuelle de la première constatation médicale, sa démonstration et son rapport avec le principe du contradictoire.

Il a été évoqué que le médecin-conseil de la CPAM était l’organe chargé de la détermination de cette date.

Pour cela, il dispose d’un dossier médical sur lequel il peut s’appuyer pour affiner son analyse.

C’est dans ce cadre qu’il peut être amené à retenir une date particulière en se fondant sur une pièce médicale déterminée.

Le principe du contradictoire et la motivation impérative des décisions administratives semblent imposer la transmission de cette pièce à l’employeur et le cas échéant aux juridictions.

Toutefois, comme une partie importante des principes juridiques, le contradictoire connaît des tempérances et des exceptions.

Ainsi, le secret médical pourrait être, a priori, un frein à cette communication contradictoire d’une pièce figurant au dossier de l’assuré.

Cependant, la cour d’appel l’avait justement fait remarquer (CA Versailles, 8 avril 2021, n° 19/03504 N° Lexbase : A83144NA), cet argument serait presque tautologique et donc peu pertinent :

« Il ne fait d'ailleurs aucun sens de s'appuyer sur le secret médical pour refuser la communication du certificat médical qui aurait servi de base à l'arrêt de travail, si celui-ci était justifié, précisément, par la pathologie objet du litige puisque l'employeur en a, par définition, connaissance ».

En effet, l’objectif poursuivi par le secret médical est de ne porter à la connaissance de l’employeur que les pièces du dossier médical en lien avec la pathologie déclarée par le salarié.

Ici, la pièce visée par le médecin-conseil de la CPAM comme étant une première constatation médicale de la maladie professionnelle déclarée est assurément en lien avec cette dernière.

Dans ces conditions, il apparaît délicat de soutenir qu’aucune communication de la pièce n’est possible au prétexte du secret médical.

II. Position de la Cour de cassation : le principe du contradictoire doit s’incliner

Il apparaît que la Cour de cassation a été amenée à se positionner sur deux points :

  • la communication ou non de la pièce ayant permis de fixer la date de la première constatation médicale ;
  • la force probante des mentions portées par le médecin-conseil dans le colloque médico-légal.

A. Les exceptions existantes

Rappelons que le principe du contradictoire impose la communication de toutes les pièces sur lesquelles la CPAM s’est appuyée pour rendre une décision.

Néanmoins, il existe des exceptions à ce principe qui demeurent limitatives et d’interprétation stricte :

  • le secret médical ;
  • les éléments de diagnostic de la maladie qui ne peuvent être examinés que dans le cadre d’une expertise.

La Cour de cassation a déjà motivé des refus de communication d’éléments médicaux fondamentaux, en précisant qu’il s’agissait d’un élément de diagnostic de la maladie qui ne peut être examiné que dans le cadre d’une expertise (Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 19-20.946, F-D N° Lexbase : A33143XZ).

C’est le cas des IRM imposées par les tableaux MP57 pour les affections de l’épaule.

Ainsi, le tableau impose une objectivation de certaines pathologies de l’épaule par la réalisation d’une IRM.

Cette IRM, sur laquelle le médecin-conseil s’est appuyé pour rendre sa décision, doit-elle être soumise au contradictoire ?

La Cour répond régulièrement par la négative en estimant que le principe du contradictoire souffre d’une exception en présence d’un « élément de diagnostic ».

Il faut admettre que cette notion demeure assez sujette à caution et à tout le moins à débat quant à son contenu exact.

B. Une nouvelle exception au respect du contradictoire ?

Dans cette affaire, la pièce « mystère » est un certificat médical prescrivant ou accompagnant un arrêt de travail.

Le médecin-conseil s’est limité à indiquer la nature de la pièce et sa date, sans en révéler l’essence même, à savoir les indications médicales figurant dans le certificat.

Afin de tenter de déterminer et de reconstruire le raisonnement des juges, il est possible de découper l’analyse en différents points.

  • La CPAM s’est-elle appuyée sur cette pièce pour prendre sa décision ?

Il semble que ce point ne soit pas discuté, le médecin-conseil faisant mention de cette pièce dans le colloque médico-administratif.

Cela penche en faveur d’une communicabilité de la pièce sur laquelle la décision de la CPAM s’est fondée.

  • La CPAM s’est-elle appuyée sur le contenu médical de cette pièce pour prendre sa décision ?

À nouveau, la réponse est positive, le médecin-conseil ayant consulté le certificat en a déduit qu’il s’agissait d’une première manifestation de la pathologie.

Il a donc bien réalisé une analyse du contenu de la pièce.

  • La pièce est-elle couverte par le secret médical ?

À nouveau, son lien avec la maladie instruite ressort des indications du médecin-conseil lui-même, ce qui écarte l’application du secret dans cette hypothèse.

D’ailleurs, la Cour de cassation ne mentionne aucunement le secret médical pour justifier le refus de communication de la pièce.

  • La pièce est-elle un élément de diagnostic ?

La jurisprudence, par une casuistique extrême, retient que les éléments de diagnostic ne sont pas soumis au contradictoire et n’ont pas à faire l’objet d’une communication à l’employeur.

Dans ce dossier, médicalement, il nous est impossible d’apporter la réponse quant à la nature de cette pièce, puisque la taxinomie impose l’établissement de catégories claires, ce qui n’est pas le cas de celle composant les « éléments de diagnostic » [1].

Toutefois, la Cour de cassation semble avoir aussi écarté cette motivation.

En effet, elle indique assez clairement que la première constatation médicale « concerne toute manifestation de nature à révéler l'existence de cette maladie, que la date de la première constatation médicale est celle à laquelle les premières manifestations de la maladie ont été constatées par un médecin avant même que le diagnostic ne soit établi et qu'elle est fixée par le médecin-conseil ».

La Cour de cassation précise que la première constatation médicale est la manifestation de la maladie, constatée par médecin avant même que le diagnostic ne soit établi.

Partant, il semblerait que juridiquement cette pièce ne soit pas un élément du diagnostic et qu’elle ne bénéficie pas, à ce titre, d’une exonération de communication.

Il appert donc qu’aucune des exceptions traditionnelles n’est applicable au cas de l’espèce, ce qui pourrait laisser entrevoir une certaine innovation de la part de la Cour de cassation.

C. Vers un nouveau concept pour les juges du fond « la prise en considération des avis du médecin-conseil »

L’arrêt comporte une part pédagogique indéniable en rappelant les conditions pour qu’une pièce puisse permettre l’établissement de la première constatation médicale d’une pathologie :

  • avoir été constatée par un médecin (ce qui exclut certains professionnels de santé non médecin) ;
  • être de nature à révéler l’existence de la maladie (son contenu et son analyse sont donc essentiels).

Les juges du fond devront donc veiller à ce que les pièces visées par les médecins-conseils remplissent ces conditions, mais sans pour autant prendre connaissance des pièces en question.

Voilà une activité périlleuse et clairement délicate nécessitant des capacités hors du commun.

Les juridictions administratives sont peut-être plus familières aux contrôles du fond et de la forme, en revanche, cela est plus étonnant dans le cadre d’un contentieux judiciaire.

Il en ressort une position de la Cour de cassation difficile à appréhender pleinement.

L’arrêt de la cour d’appel ayant retenu que la communication devait avoir lieu, en application du principe du contradictoire et en l’absence d’exception valable, a été cassé pour avoir violé les dispositions L. 461-1 N° Lexbase : L8868LHW, L. 461-2 N° Lexbase : L8867LHU et D. 461-1-1 N° Lexbase : L5267K8L du Code de la Sécurité sociale :

« En statuant ainsi, sans prendre en considération les avis du médecin-conseil qui fixaient au 16 octobre 2017 la date de la première constatation médicale des affections déclarées au vu de l'arrêt de travail prescrit à cette date, de sorte que le délai de prise en charge des pathologies déclarées n'était pas dépassé, la cour d'appel a violé les textes susvisés ».

La formulation interroge quelque peu, puisqu’il est reproché à la cour d’appel de ne pas avoir pris en considération les avis du médecin-conseil.

Pourtant, la lecture de l’arrêt de la cour d’appel met en lumière la position du médecin-conseil et explique les raisons pour lesquelles cela ne semble pas suffisant pour emporter la conviction des juges du fond.

D’ailleurs, la cour d’appel s’était fondée sur la position jurisprudentielle applicable jusqu’alors (CA Versailles, 8 avril 2021, n° 19/03504 N° Lexbase : A83144NA) :

« La Cour de cassation a jugé que le simple avis du médecin-conseil, non corroboré par des éléments médicaux concrets, est insuffisant pour prouver que la condition tenant au délai de prise en charge est remplie ».

La cour d’appel a donc estimé qu’il n’était pas possible de vérifier l’existence et la pertinence des éléments médicaux concrets requis en l’absence de communication de ces derniers.

C’est là que la Cour de cassation est venue ajouter une pierre complémentaire à son édifice, en soulignant qu’il fallait « prendre en considération » l’avis du médecin-conseil, même non corroboré par des éléments objectifs.

Que faut-il entendre par « prendre en considération » ?

Il semble, en l’état, que l’avis du médecin-conseil dans le colloque médico-administratif, soit devenu suffisant par lui-même pour établir ce qu’il exprime.

Il n’est plus nécessaire pour le médecin-conseil d’étayer ses constatations par des pièces objectives, qui pourront demeurer secrètes sans véritable motif au demeurant.

Les juges du fond devront donc, sans autre contrôle, prendre en considération les avis du médecin-conseil figurant dans le colloque médico-administratif, sans chercher à objectiver ou corroborer les constatations retenues.

La force probante des pièces est souvent la pierre angulaire des procès. Toutefois, ici, il s’agit de la force probante de la parole du médecin-conseil de la CPAM, ce qui pose une grande difficulté puisqu’il s’agit d’une partie au procès.

Finalement, on peut apercevoir un exemple sympathique de langage performatif pour le médecin-conseil de la CPAM, qui ne manquera pas de faire le miel des linguistes (je doute néanmoins qu’ils soient nombreux à porter leur analyse sur les décisions de la deuxième chambre civile), et assurément moins celui des juristes.


[1] Il s’agit là de nos limites intellectuelles personnelles. La Cour de cassation semble en connaître les contours qui nous échappent.

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Assurances

[Brèves] En matière d’assurance de dommages non obligatoire, les dispositions d’ordre public sont applicables

Réf. : Cass. civ. 2, 15 juin 2023, n° 21-20.538, F-B N° Lexbase : A99409Z8

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N6006BZH

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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, M2J Avocats, Chargée d’enseignements à l’UPEC, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats

Le 22 Juin 2023

► Les dispositions d’ordre public sont applicables :
- même en cas d’assurance de dommages non-obligatoire ;
- quelle que soit la loi régissant le contrat ;
L’assureur de droit étranger doit en avoir connaissance.

L’arrêt rapporté concerne une assurance de dommages donc reste parfaitement transposable au domaine de la construction et ce d’autant que le litige est relatif à des panneaux photovoltaïques dont chacun sait qu’ils peuvent être qualifiés d’ouvrage.

En l’espèce, un particulier a fait installer sur la toiture de bâtiments abritant son élevage de lapins, des panneaux photovoltaïques, affectés de dommages sériels que tous connaissent. En raison de la présence de fumées au niveau d’un module, l’installation est mise hors service et le particulier fait procéder au remplacement de la totalité des panneaux. Ils assignent l’installateur et les différents assureurs du fabricant en indemnisation des frais de remplacement des panneaux et pertes de recettes causés par les pertes de production.

L’un des assureurs de droit étranger oppose un refus de garantie en raison du caractère sériel des panneaux. Il se fonde, à cet égard, sur une clause d’exclusion de sa police et expose, aussi, que la loi applicable serait la loi du pays de l’assureur.

La cour d’appel de Poitiers, dans un arrêt rendu le 6 avril 2021, fait application de cette clause d’exclusion, qu’elle considère comme claire et précise. Les conseillers rejettent ainsi l’appel en garantie formé par les assureurs français contre cet assureur néerlandais. Ils forment un pourvoi en cassation.

Ils exposent, d’une part, qu’en application de l’article L. 181-3 du Code des assurances N° Lexbase : L0242AA9, les dispositions d’ordre public de la loi française sont applicables quelle que soit la loi régissant le contrat d’assurance. La Haute juridiction censure. En matière d’assurance de dommages non-obligatoire, les dispositions d’ordre public des articles L. 111-2 N° Lexbase : L9555LGY et L. 181-3 du Code des assurances sont applicables peu importe la loi régissant le contrat.

Ils exposent, d’autre part, que la clause d’exclusion ne répondrait pas aux exigences d’ordre public des articles L. 112-4 N° Lexbase : L0055AAB et L. 113-1 N° Lexbase : L0060AAH du même code. Là encore, la Haute juridiction censure. Le deuxième texte rappelle qu’il y a deux types d’exclusions : légales et conventionnelles. S’agissant des dernières, leur validité est strictement encadrée puisqu’elles doivent être écrites en caractères gras et apparent, mais encore, formelles, limitées et ne pas vider la police de sa substance.

La jurisprudence est d’ailleurs très stricte pour admettre la validité de ces clauses.

L’objectif est de permettre à l’assuré de connaître exactement l’étendue de la garantie convenue (pour exemple, Cass. civ. 2, 13 décembre 2012, n° 11-22.412, FS-D N° Lexbase : A1162IZ3)

Les juges du fond doivent vérifier ces conditions quand bien même il s’agit d’une police étrangère.

Cette décision est une invitation à suivre attentivement l’analyse faite par la Cour de renvoi. Le droit de la construction connaît lui aussi pas mal d’assureurs de droit étranger.

newsid:486006

Avocats

[Jurisprudence] Critiquer n'est pas diffamer : quelques rappels à propos de la liberté de parole de l'avocat

Réf. : Cass. civ. 2, 20 avril 2023, n° 21-22.206, F-B N° Lexbase : A22669QY

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par Tom Bonnifay, Avocat associé, Vouland-Grazzini & Associés

Le 28 Juillet 2023

Mots-clés : jurisprudence • avocat • diffamation • liberté • critique

L'arrêt commenté nous rappelle que si l'avocat s'expose à des sanctions civiles lorsque les écritures qu'il produit en justice sont diffamante, injurieuses ou outrageantes, il est en revanche protégé par le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse lorsqu'il ne fait qu'apporter une appréciation négative, même virulente ou excessive, sur les écritures de son adversaire.


 

La rhétorique d'un avocat peut être excessive sans être répréhensible. L'arrêt commenté (Cass. civ. 2, 20 avril 2023, n° 21-22.206, F-B) nous rappelle que si l'avocat s'expose à des sanctions civiles lorsque les écritures qu'il produit en justice sont diffamante, injurieuses ou outrageantes, il est en revanche protégé par le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse N° Lexbase : Z69519IK lorsqu'il ne fait qu'apporter une appréciation négative, même virulente ou excessive, sur les écritures de son adversaire.

La liberté de parole de l'avocat et ses limites

Longtemps, les Bâtonniers rappelaient aux jeunes stagiaires, sur le point de devenir avocats, les mots d'un magistrat. Ceux que l'illustre avocat général Portail prononça devant le Parlement de Paris le 21 janvier 1707 : « il est des espèces où l’on ne peut défendre la cause sans offenser la personne, attaquer la justice sans déshonorer la partie, expliquer les faits sans se servir de termes durs. Dans ces cas, les faits injurieux, dès qu’ils sont exempts de calomnie, sont la cause même. La partie qui s’en plaint doit plutôt accuser le dérèglement de sa conduite, que l’indiscrétion de l’avocat ».

En d'autres termes, les droits de la défense ne seraient pas garantis si la liberté de parole des avocats à la barre n'était pas reconnue et même protégée.

C'est à ce souci de protection des droits de la défense que répond le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse [1]. Devant les tribunaux, les discours prononcés et les écrits produits par les avocats, tout comme ceux des parties, des témoins et des experts, ne peuvent donner lieu « à aucune action en diffamation, injure ou outrage » (Cass. crim., 14 novembre 2006, n° 06-83.120, F-P+F N° Lexbase : A7971DSZ, Bull. crim. n° 283 ; Cass. crim., 8 juin 1999, n° 96-82.519, Bull. crim. n°127).

Cette protection s'applique devant toutes les juridictions (juridictions civiles[2], arbitrales,[3]  pénales[4]...) et couvre les paroles et tous les écrits soumis à l’appréciation du juge : assignations, citations directes, conclusions, mémoires[5].

L'immunité de la défense n'a cependant pas une portée absolue.

Premièrement, une procédure pénale peut être engagée à l'encontre d'un avocat qui tient des propos injurieux, outrageants ou diffamatoires sans lien avec l'affaire (ex : pour une partie ayant qualifié son contradicteur de « fasciste » dans le cadre d'une procédure de faux et d'usage de faux : Cass. crim., 27 septembre 2000, n° 99-87.929 N° Lexbase : A3303AUU, Bull. crim. n° 280).

Deuxièmement, l'immunité pénale ne s'étend pas aux poursuites disciplinaires (Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, n° 14-24.208, F-P+B N° Lexbase : A9400NNH, Bull. 2015, I, n°196 ; Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, n° 14-24.208, F-P+B N° Lexbase : A9400NNH, Bull. civ. I, n° 296 ; Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495 et n° 09-69.266 N° Lexbase : A8644GBR ; Cass. civ. 1, 16 décembre 2003, n° 03-13.353, FS-P N° Lexbase : A5236DA8).

En d'autres termes, « un avocat peut donc faire l'objet de poursuites disciplinaires, alors même que les propos qu'il a tenus à l'audience ne peuvent faire l'objet de poursuites pénales ; une telle situation s'est rencontrée à plusieurs reprises dans la pratique judiciaire » (F. Saint-Pierre, Pratique de la défense pénale, LGDJ, 2020, p. 288).

Troisièmement, les discours injurieux, outrageants ou diffamatoires peuvent faire l'objet de sanctions civiles.

Ainsi, lors du jugement du fond de l'affaire, le tribunal peut prononcer la suppression des termes outrageants, diffamatoires ou injurieux tenus lors de l'audience ou écrits dans les conclusions des parties.

C'est ce que l'on appelait autrefois le « bâtonnement ».

Le tribunal peut également condamner l'auteur au paiement de dommages-intérêts à la demande de la victime (loi du 29 juillet 1881, art. 41, al. 4 - Cass. civ. 2, 8 avril 2004, n° 01-16.881, FS-P+B N° Lexbase : A8255DBD, Bull. civ. II, no 183).

Les faits

Les faits de l'arrêt commenté s'inscrivent dans ce dernier cas de figure.

Dans le cadre d'une procédure de contestation d'honoraires, le conseil de l'appelant avait déposé des conclusions en réplique dans lesquelles il relevait que « les écritures des sieurs X imposent une réponse, omettant largement la réalité des faits et procédant d'une mauvaise foi qui confine à l'escroquerie ».

Saisie de conclusions en ce sens, la première présidente avait considéré que le fait d'assimiler les demandes et moyens d'une partie à une escroquerie constituait une diffamation.

En conséquence, elle avait ordonné la cancellation des termes « et procédant d'une mauvaise foi qui confine à l'escroquerie ».

Elle avait également condamné l'intéressé au paiement de 500 euros de dommages-intérêts à titre de réparation à chacun des intimés au motif que « le fait d'être présenté comme ayant la volonté d'obtenir un avantage indu par le fruit d'une action malhonnête, en utilisant un terme qualifiant une infraction cause un préjudice moral, puisqu'il remet gravement en cause l'intégrité de ceux qui sont visés. »

L'ordonnance du premier président de la cour d'appel était frappée d'un pourvoi en cassation.

Le requérant faisait notamment valoir qu'il n'avait fait qu'émettre une appréciation générale sur l'argumentation développée par la partie adverse, sans alléguer de fait précis, ce qui excluait toute diffamation.

La problématique et la solution

Critiquer les écritures de son contradicteur en lui reprochant « une mauvaise foi qui confine à l'escroquerie » constitue-t-il une diffamation au sens des articles 41 et 29, alinéa 1er, de la loi sur la liberté de la presse ?

Dans cet arrêt de principe, la Cour de cassation répond par la négative en soulignant que « les propos litigieux ne contenaient pas l'imputation d'un fait précis et déterminé de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération [...] ».

Elle casse sans renvoi l'ordonnance de la première présidente de la juridiction d'appel.

Quelques mots d'explications

On sait que l'exercice de la faculté de prononcer la suppression des écrits sur le fondement de l'article 41, alinéa 4, susvisé relève du pouvoir souverain des juges du fond (Cass. civ. 1, 7 février 1990, n° 87-10.887 N° Lexbase : A2595AHL, Bull. 1990, I, n° 37 ; Cass. civ. 2, 22 mars 2006, n° 04-13.933, FS-P+B sur le premier moyen N° Lexbase : A7931DN3).

La Cour de cassation opère toutefois un contrôle sur le caractère diffamatoire des propos dont la suppression est ordonnée.

Rappelons que la diffamation est définie par l’article 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comme « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

Il importe peu que la diffamation soit présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d'insinuation (ex : Cass. civ. 2, 8 avril 2004, n° 01-12.638, F-P+B N° Lexbase : A8243DBW ; Cass. civ. 1, 14 juin 2007, n° 06-13.320, F-D N° Lexbase : A7912DWX).

Pour que l’élément matériel de l’infraction soit caractérisé, la jurisprudence exige seulement :

  • d’une part, que le fait allégué ou imputé, qu’il soit vrai, faux ou imaginaire (Cass. crim., 22 mai 1990, n° 87-81387 N° Lexbase : A5647CIY, Bull. n° 211 ; Cass. crim., 16 décembre 1986, n° 85-96.064 N° Lexbase : A6823AAX, Bull. n° 374), soit « précis » et « de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire » (Cass. ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891 N° Lexbase : A2834E3D) ;
  • d’autre part, que ce fait soit de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps visé(e), de telles atteintes pouvant résulter aussi bien des « allégations d'infractions pénales » que des « mises en cause qui visent le mode de vie, les activités professionnelles et sociales, la vie politique ». (P. Auvret, JurisClasseur Communication, Fasc.3130 : Diffamation, n°40 et s.).

La Cour de cassation apprécie strictement le caractère diffamatoire des propos.

Ainsi, elle a pu estimer que « le fait (pour un avocat) de qualifier des critiques comme purement morosives signifie seulement qu'elles sont tardives et qu'elles sont mises en avant à des fins dilatoires et n'ont pour but que d'obtenir un délai, ce dont il résulte qu'elles ne revêtent aucun caractère diffamatoire » (Cass. civ. 1, 11février 2010, n° 08-21.742, FS-D N° Lexbase : A7735ERW).

À l'inverse, elle a confirmé la décision d'une cour d'appel qui avait déclaré diffamatoire les écrits d'une partie « qui insinuaient que la société S. avait déclaré des créances outrageusement majorées, se rendant ainsi coupable de faux et usage ainsi que de tentative d'escroquerie au jugement » (Cass. civ. 1, 14 juin 2007, n° 06-13.320, F-D N° Lexbase : A7912DWX).

Si l'on revient à notre affaire, on constate que le rédacteur des conclusions avait seulement émis une appréciation fortement négative sur les écritures de l’adversaire sous la forme d’une comparaison avec une escroquerie. Formulation certainement excessive, mais qui n’imputait en réalité aucune escroquerie à l’adversaire.

D'autant qu'on concevait mal comment une escroquerie aurait pu résulter d’écritures échangées en appel.

Cette critique ne pouvait faire l'objet d'une preuve ou donner lieu à un débat contradictoire.

Les conditions de la diffamation au sens de l'article 29 de la loi sur la liberté de la presse n'étaient donc pas remplies.

Conclusion

Les dispositions relatives à l'immunité judiciaire sont voisines de celles qui concernent les parlementaires.

Le Bâtonnier Raymond Martin y voyait un symbole, la preuve d'un lien évident entre l'avocat et la démocratie (R. Martin, Déontologie de l'avocat, LexisNexis Litec, 9ème édition, page 20). Il est vrai qu'il n'y a pas de système judiciaire équitable sans avocat indépendant (CEDH, 22 mars 2017, n°8932/05, Sialkowska c/ Pologne), c'est-à-dire de plaideur libre de « se comporter de manière virulente, excessive et même de mauvaise foi » (Ch. Bigot, Pratique du droit de la presse, 2020, n° 333.24).

Aucune société démocratique ne peut tolérer de limitation de ce droit en dehors de cas tout à fait exceptionnels (CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/01, Kyprianou c/ Chypre N° Lexbase : A9564DLS).

La Cour de cassation vient nous rappeler que de telles limitations doivent être appréciées strictement.

A retenir. Les écrits que l'avocat produit devant les tribunaux sont en principe protégés par le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ils ne peuvent donner lieu à aucune action pénale ou civile.

Ces écrits peuvent toutefois être supprimés, et leur rédacteur condamné à des dommages-intérêts, si le tribunal estime qu'ils sont diffamatoires, injurieux ou outrageants.

Toutefois, ne peut être considérée comme diffamante, et donc donner lieu à suppression et dommages-intérêts, une appréciation fortement négative des écritures de l’adversaire exprimée sous la forme d’une comparaison avec une escroquerie, en l'absence d'allégation d'un fait précis.


[1]Ce texte reprend les dispositions de l'article 23 de la loi du 17 mai 1819 sur la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication.

[2] Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 15-12.150, F-P+B N° Lexbase : A4401QDD.

[3] CA Paris, 27 janvier 1988, D., 1988, page 180 note Mayer.

[4] Cass. crim., 13 mai 1933, Bull. crim. n° 111 ; Cass. crim., 23 décembre 1986, Bull. crim. n° 391.

[5] Cass. crim., 10 août 1883, Bull. crim. n° 207 ; Cass. crim., 1er décembre 1987, n° 86-92314 N° Lexbase : A6986CEH.

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Avocats/Procédure

[Jurisprudence] Unicité de représentation par avocat versus défense des intérêts des assurés d’un même assureur partie au procès

Réf. : Cass. Avis, 9 mars 2023, n° 22-70.017, FS-B N° Lexbase : A08939HK

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par David Noguéro, Professeur à l’Université Paris Cité (IDS - UMR-INSERM 1145)

Le 14 Juin 2023

Mots-clés : Assurance de responsabilité • procédure civile • avocat • représentation de l’assureur en justice • unicité de postulation • CPC, art. 414 • déontologie • art. 53 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 • conflit d’intérêts • art. 7 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 • société d’assurance unique • partie au litige • plusieurs contrats d’assurance couvrant différents assurés • intérêts divergents • C. assur., art. L. 113-17 • clause de direction du procès • représentation par plusieurs avocats • pas d’obstacle à la représentation par autant d’avocats que de personnes assurées.

La Cour de cassation est d’avis que lorsqu’une société d’assurance est partie à un litige à raison de plusieurs contrats couvrant différentes personnes, dont les intérêts peuvent être divergents, l’article 414 du Code de procédure civile ne fait pas obstacle à ce qu’elle soit représentée par autant d’avocats que de personnes assurées, pour éviter le risque de conflit d’intérêts et un manquement aux obligations déontologiques de l’avocat.


 

L’assureur dans le procès. La voie judiciaire est fréquente pour l’assureur. On traite ici des procès non en opposition à son propre assuré mais de « ceux où l’assureur, souvent aux côtés de son assuré, ou derrière lui, est en procès avec un tiers : soit qu’une victime exerce contre lui l’action directe, soit que l’assureur tente un recours contre un tiers responsable après avoir indemnisé son assuré ou la victime si elle est un tiers »[1]. Dans le contentieux, va apparaître la figure de l’avocat (L’Avocat.e, Arch. Phil. Dr., Dalloz, tome 64, 2023.) qui représente une partie dès lors qu’il est bien investi dans ce but[2]. Selon quelles modalités ? En l’espèce, plusieurs avocats semblaient constitués. Assurément important, l’avis commenté[3] privilégie le pragmatisme de l’interprétation audacieuse sur la rigidité d’une lecture cloisonnée.

Faits. Le 21 octobre 2022, le tribunal judiciaire de Pontoise a formé une demande d’avis[4] reçue le 1er décembre suivant à la Cour de cassation. Dans l’instance concernée, certains copropriétaires d’une résidence étaient opposés aux différentes sociétés intervenues dans la construction de cette résidence[5] et à leurs assureurs. L’interrogation soulevée présente un enjeu pratique évident tant pour les avocats que pour les compagnies d’assurance et leurs assurés. Elle résulte de la situation de fait dans laquelle une société d’assurance qui couvre plusieurs assurés se trouve dans une procédure avec eux pour un litige face à des tiers. Il ne s’agit pas d’affaires distinctes. Comment peut alors s’organiser la représentation par avocat ? Pour la réponse, l’articulation est à réaliser avec l’article 414 du Code de procédure civile qui énonce : « Une partie n’est admise à se faire représenter que par une seule des personnes, physiques ou morales, habilitées par la loi ». Le texte est situé dans le Titre XII Représentation et assistance en justice du Livre 1er Dispositions communes à toutes les juridictions. Il faut identifier ce représentant[6] qui seul sera à même de représenter autrui[7], interlocuteur attitré, pour éviter contradictions et incohérences que pourrait générer une représentation plurielle. La règle est dite de l’unicité de la représentation ou de la postulation[8]. Elle paraît d’airain à la lettre.

Question posée et optique. Avant de statuer[9], le tribunal judiciaire a ainsi formulé sa demande (§ 2 de l’arrêt) : « Dans un même litige, la représentation d’une société d’assurance prise en ses qualités d’assureur de plusieurs personnes morales distinctes, par autant d’avocats que de personnes assurées, est-elle conforme aux dispositions de l’article 414 du Code de procédure civile ? » La perspective est de savoir si la représentation par avocat doit être unifiée ou, au contraire, si elle peut être diversifiée. Unique ou multiple ? La deuxième chambre civile[10] réalise un rappel de différentes dispositions (§ 3-5) avant de livrer son avis (§ 7). Il est inutile d’insister sur la force de l’avis qui ne lie certes pas la juridiction qui interroge[11], ni les juges en dehors du présent contentieux, mais qui par sa délivrance rapide, a une vertu explicative (§ 6) qui ne peut laisser indifférents les destinataires de l’interprétation des normes. En effet, la représentation de l’assureur « est une question empoisonnante, qui n’a pas fait couler beaucoup d’encre jusqu’à présent »[12]. Le constat de 2010 conserve son actualité en 2023. Assurément, nous sommes confrontés à une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges[13].

Difficulté pratique identifiée. La doctrine autorisée a pu s’intéresser à la problématique soulevée, car « il arrive évidemment que l’assureur, soit mis en cause, soit par la victime exerçant l’action directe, soit par un recours exercé par un responsable ou son assureur solvens. Jusqu’à une époque récente [observation faite en 2010], la question n’était pas vraiment abordée. Un même assureur, figurant au procès sous des qualités différentes, procédait en étant représenté par plusieurs avocats. Et c’est encore peu ou prou le cas. Mais assez récemment, certains juges se sont avisés qu’il existait dans le Code de procédure civile un article 414 […] Et ils exigent que le même assureur ne soit représenté que par un avocat »[14]. La représentation unique est donc un sujet à traiter. La Cour de cassation l’aborde frontalement[15]. Par conséquent, envisageons successivement les fondements et explications de la représentation multiple admise (I) puis l’approbation de la solution dérogatoire pertinente pour la défense des intérêts des assurés (II).

I. Les fondements et explications de la représentation multiple admise

La Cour de cassation choisit d’abord l’angle de l’auxiliaire de justice pour décrire les modalités de l’exercice de sa profession en mettant en exergue la déontologie de l’avocat (A). Elle énonce ensuite les limites de la « représentation individualisée » pour énumérer les hypothèses, dont le risque de conflit d’intérêts (B).

A. La déontologie de l’avocat

La Cour énonce d’emblée la disposition reproduite sur l’unicité de représentation (§ 3) qui a vocation à s’appliquer à la personne morale de l’assureur[16]. Elle se réfère encore à la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques N° Lexbase : L6343AGZ, modifiée par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire (art. 42) N° Lexbase : Z459921T. Elle reproduit fidèlement l’article 53 de cette loi, alinéas 1er et 2, 2° : « dans le respect de l’indépendance de l’avocat, de l’autonomie des conseils de l’Ordre et du caractère libéral de la profession » un décret en Conseil d’État présente « le Code de déontologie préparé par le conseil national des barreaux ainsi que les procédures et les sanctions disciplinaires » (§ 4).

Nul doute que, discipliné, l’avocat doit respecter dans l’exercice de sa profession le corpus en vigueur des règles déontologiques. La Cour va considérer que ne pas permettre à plusieurs avocats de représenter l’assureur couvrant plusieurs de ses cocontractants - distincts par leur personnalité juridique propre - dans un litige pourrait constituer un « manquement aux obligations déontologiques » de l’avocat (§ 6)[17]. Elle va même expliciter le cas afin de renforcer son argumentation. Observons à ce stade que la description de la mission que doit mener l’avocat participe fortement de l’analyse prétorienne menée. L’approche sous l’angle des devoirs du professionnel du droit est à coupler avec la protection des intérêts des assurés dans le prolongement de la déontologie, qui permet d’ouvrir un champ à la validation de la représentation multiple. La déontologie dicte le tempérament à l’article 414 par l’interprétation combinée adoptée[18].

B. Le risque de conflit d’intérêts

Dans la mesure où l’avocat est censé agir dans l’intérêt de son client, il est certain que la prise en considération du conflit d’intérêts est prégnante et « consubstantielle » à la profession, d’où l’idée de leur prévention[19], notamment par le devoir d’abstention du professionnel du droit[20]. La Cour se réfère au décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat[21], « pris en application du texte » de l’article 53 de la loi de 1971 modifié en 2021 (§ 5). Plus précisément, elle s’arrête sur son article 7, alinéas 1er et 2 littéralement restitués : « l’avocat ne peut être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client dans une même affaire s’il y a conflit entre les intérêts de ses clients ou, sauf accord des parties, s’il existe un risque sérieux d’un tel conflit. Sauf accord écrit des parties, il s’abstient de s’occuper des affaires de tous les clients concernés lorsque surgit un conflit d’intérêt, lorsque le secret professionnel risque d’être violé ou lorsque son indépendance risque de ne plus être entière »[22].

En le séparant pour le mettre en avant des principes guidant la profession comme l’indépendance, la disposition distingue le conflit d’intérêts avéré de la potentialité étayée de celui-ci. On retrouve la préoccupation d’anticipation pour éviter de se trouver en situation de conflit comme, le cas échéant, pour traiter celui-ci. Comme cela a pu être souligné[23], ni la loi ni le décret ne définit le conflit d’intérêts. Il faut, pour cela, se reporter au règlement intérieur national de la profession d’avocat (RIN) élaboré par le Conseil national des barreaux, socle de la déontologie commune des avocats, qui contient un article 4 dédié aux conflits d’intérêts. L’article 4.1 Principes répète le droit positif[24]. L’article 4.2 Définition apporte d’utiles précisions. Il envisage successivement le conflit d’intérêts - la deuxième occurrence doit retenir l’attention au regard de la question soumise à avis - et son risque. Pour le premier, il est énoncé : « Il y a conflit d’intérêts : dans la fonction de conseil, lorsque, au jour de sa saisine, l’avocat qui a l’obligation de donner une information complète, loyale et sans réserve à ses clients ne peut mener sa mission sans compromettre, soit par l’analyse de la situation présentée, soit par l’utilisation des moyens juridiques préconisés, soit par la concrétisation du résultat recherché, les intérêts d’une ou plusieurs parties ; dans la fonction de représentation et de défense, lorsque, au jour de sa saisine, l’assistance de plusieurs parties conduirait l’avocat à présenter une défense différente, notamment dans son développement, son argumentation et sa finalité, de celle qu’il aurait choisie si lui avait été confiés les intérêts d’une seule partie ; lorsqu’une modification ou une évolution de la situation qui lui a été initialement soumise révèle à l’avocat une des difficultés visées ci-dessus ». Pour le second, le règlement affirme : « Il existe un risque sérieux de conflits d’intérêts, lorsqu’une modification ou une évolution prévisible de la situation qui lui a été initialement soumise fait craindre à l’avocat une des difficultés visées ci-dessus ».

La Cour de cassation s’attarde sur l’hypothèse de la représentation par un unique avocat de la société d’assurance partie à un litige dans lequel les intérêts de ses assurés sont susceptibles de ne pas concorder (§ 6)[25]. Elle va ainsi bâtir sa réponse à approuver en s’appuyant sur le risque de conflit d’intérêts qui figure dans le cadre déontologique. La conciliation des dispositions réglementaires[26] s’opère ainsi avec l’article 414 qui fixe le principe général. Ne soyons pas dupes de l’opportunité également d’une telle interprétation.

II. L’approbation de la solution dérogatoire pertinente pour la défense des intérêts des assurés

Avant l’avis, l’embarras a pu s’exprimer en doctrine. « Cette situation est assez ennuyeuse et peut même dans certains cas confiner à la quadrature du cercle lorsque les assurés sont en cause et ont des intérêts opposés. (…) Comment faire ? Dans une telle hypothèse, il [semble à l’auteur] qu’il n’y a pas de solution »[27]. Plus d’une décennie après, la Cour donne clairement la voie à suivre. Par son utilité concrète et sa justification théorique, l’avis justifié (A) est à approuver. Doit être explicitée l’adhésion à la portée de l’avis (B).

A. L’avis justifié

L’avantage de la procédure de saisine pour avis est d’accélérer la formation-interprétation de la règle de droit. Mais on se passe de la construction progressive auprès des juridictions du fond qui peut faire ressortir différents aspects du problème. Toutefois, face à une question technique appelant forcément une réponse tranchée, la vitesse a sa vertu. Grâce à la prise de position prétorienne, il devient inutile d’attendre une réaction législative.

Elle était attendue pour résoudre le nœud gordien jusque-là souligné. Pour Jean Beauchard : « La solution ne peut passer, à mon sens, que par une réforme législative, admettant qu’un même assureur, ou plus généralement une même partie, puisse être représenté par des avocats différents lorsque les intérêts de ses assurés ou représentés sont distincts (je pense notamment au mandataire judiciaire ou au liquidateur qui pourrait se retrouver dans la même situation), même sans être carrément opposés. Ce ne sera toujours qu’une solution imparfaite ou une cote mal taillée. Mais ce serait mieux que rien »[28]. Saluons le résultat visionnaire préconisé par l’éminent auteur indépendamment de la source suggérée. Précédemment, il avait fait part de sa légitime perplexité, en se demandant « si l’application pratique de ce principe [représentation unique] ne conduira pas à une impasse et si l’on ne sera pas contraint d’y apporter des tempéraments. Il est fréquent que l’assureur en particulier soit attrait dans une cause pour plusieurs parties et qu’il y ait une opposition d’intérêts entre ses assurés. Il nous paraît douteux et contraire à la déontologie qu’un avocat puisse défendre des intérêts contradictoires, par exemple ceux de la victime et ceux du responsable ou ceux de deux co-responsables qui se renvoient la balle. Que fait-on alors ? Il faudra que la Cour de cassation nous le dise »[29]. Dit ! La Haute Cour dose néanmoins la solution retenue autour de la notion de conflit d’intérêts.

Afin de parvenir à la conclusion d’une réponse positive à la question posée, la deuxième chambre civile livre une explication convaincante dans le principe : « La société d’assurance partie à un litige à raison de plusieurs contrats couvrant différentes personnes, dont les intérêts peuvent être divergents, ne peut pas être représentée par un seul et même avocat sans risque de conflit d’intérêts et de manquement aux obligations déontologiques de ce dernier, plus particulièrement encore lorsqu’en application des dispositions de l’article L. 113-17 du Code des assurances, l’assureur prend la direction du procès intenté à son assuré » (§ 6). Pour appréhender les contours de la solution consacrée, il y a lieu d’y intégrer sa justification sinon elle pourrait paraître elliptique ou susciter des hésitations[30]. L’interdiction de la représentation unique qui résulte du risque de conflit d’intérêts n’offre pas l’alternative autre que la représentation multiple.

Par un effort bienvenu de transparence, la Cour souligne la spécificité de l’instance dans laquelle l’assureur intervient de la façon décrite. Elle met justement l’accent sur les intérêts concrètement en cause à savoir ceux des assurés du même assureur[31]. Relevons qu’il importe peu que l’avocat représente pour la demande ou la défense[32]. Il peut effectivement advenir que les intérêts des assurés garantis auprès du même assureur, partie au procès contre un adversaire commun, divergent. L’assureur peut être directement assigné.

Sans qu’il soit besoin de s’attarder sur la prise de direction du procès par l’assureur[33], dans laquelle ce dernier gouverne la stratégie, notons toutefois que l’article L. 113-17 prévoit cette prise de direction dans l’hypothèse d’un procès intenté à l’assuré lui-même[34]. Dans l’espèce, il n’y a pas d’éléments factuels confortant une telle direction après que les assurés ont été eux-mêmes assignés[35]. On sait surtout que l’assureur est attrait en justice certes avec les sociétés responsables de la construction de la résidence pour laquelle les copropriétaires ont visiblement agi. Il demeure que la Cour semble renforcer son appréciation juridique (« plus particulièrement ») en ajoutant l’hypothèse décrite qui, en effet, dans le contexte décrit, entre assurés, peut mener à une opposition assuré-assureur. Ce dernier ayant normalement la maîtrise (ligne de conduite ; exercice d’une voie de recours…), si jamais les intérêts se heurtent grandement dans telle ou telle affaire, il ne pourrait qu’être suggéré de mettre en cause l’assureur dans la procédure si tel n’était pas encore le cas. Dans ce contexte, il est justement affirmé qu’« un seul avocat ne saurait représenter un assureur dirigeant le procès d’assurés multiples aux intérêts contradictoires » [36].

Par simple comparaison, on se reportera à la gestion du conflit d’intérêts dans le contrat d’assurance de protection juridique. Un tel conflit est circonscrit entre l’assureur et l’assuré[37]. En vertu de l’article L. 127-5 du Code des assurances N° Lexbase : L0120AAP, « En cas de conflit d’intérêt entre l’assureur et l’assuré ou de désaccord quant au règlement du litige, l’assureur de protection juridique informe l’assuré du droit mentionné à l’article L. 127-3 N° Lexbase : L6585HWS et de la possibilité de recourir à la procédure mentionnée à l’article L. 127-4 ». L’article L. 127-3 du même code rappelle le principe du libre choix de l’avocat par l’assuré[38], y compris en dehors du réseau proposé par l’assureur (dans le respect néanmoins du montant de la couverture accordée)[39] ou en l’absence de conflit. En application de l’alinéa 1er, il en va ainsi « pour défendre, représenter ou servir les intérêts de l’assuré ». Selon son alinéa 2, une information est due pour détecter la situation : « Le contrat stipule également que l’assuré a la liberté de choisir un avocat ou, s’il le préfère, une personne qualifiée pour l’assister, chaque fois que survient un conflit d’intérêts entre lui-même et l’assureur ». L’assuré est alors libre de juger de l’opportunité de recourir à l’avocat de son choix, sans contrainte d’y recourir (dans ce cadre de la PJ).

La réponse affirmative intervient ainsi motivée : « Il résulte de ce qui précède que, lorsqu’une société d’assurance est partie à un litige à raison de plusieurs contrats couvrant différentes personnes, l’article 414 du Code de procédure civile ne fait pas obstacle à ce qu’elle soit représentée par autant d’avocats que de personnes assurées » (§ 7). La défense simultanée des intérêts divergents est ainsi encadrée. Même s’ils ne sont pas expressément évoqués dans l’attendu de principe, ils sont implicitement exigés pour échapper à l’article 414[40]. L’ouverture accordée permet la pluralité d’avocats.

C’est appréciable surtout en matière de construction où il existe plusieurs intervenants pour lesquels l’assureur peut délivrer différentes garanties et dans un marché où le nombre des opérateurs offrant leur couverture n’est pas immense[41]. En outre, en cas de désordres, une fois l’éventuel préfinancement effectué (dommages-ouvrage) ou même indépendamment de lui pour l’obligation à la dette de responsabilité, il ne faut pas négliger les recours qui vont conduire à l’attribution définitive de la dette par la contribution obtenue avec parfois des partages de responsabilité ou des exonérations. La formulation de la solution de principe n’est pas sans nuance[42] qui permet de s’adapter à la variété des situations rencontrées.

B. L’adhésion à la portée de l’avis

L’exception à l’article 414 semble cantonnée littéralement à la société d’assurance. Dès lors que plusieurs avocats sont investis pour représenter l’assureur, et non un seul, dans les conditions décrites, il n’y a pas à craindre la sanction qui a pu précédemment être rappelée - outre, éventuellement, celle disciplinaire de l’avocat. « La sanction peut être grave puisque la nullité des actes de procédure faits par un second avocat peut être prononcée sur le fondement de l’article 117 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1403H4Q. Il s’agit donc d’une nullité de fond »[43]. Dans cette optique, il faut considérer que constituent des irrégularités de fond[44] affectant la validité de l’acte « Le défaut de capacité ou de pouvoir d’une personne assurant la représentation d’une partie en justice »[45]. Il ne faut donc pas négliger l’obstacle possible[46].

L’avocat unique n’est pas pour autant totalement supprimé[47]. Malgré son silence sur ce point, il ne semble pas que l’avis exprime une interdiction absolue d’intervention de l’avocat unique au profit de l’assureur, dans une même affaire, dans laquelle il y aurait plusieurs personnes assurées par celui-ci. Dans le libellé de l’avis émis, la Cour souligne en ce sens que la situation décrite « ne fait pas obstacle » à la représentation multiple[48]. On peut penser que les intérêts des assurés auprès du même assureur pourraient être convergents. Il demeure que toute situation peut évoluer et que, même d’emblée, des divergences peuvent se manifester, si bien que l’admission de la pluralité d’avocats qui s’impose alors a sa grande utilité qui séduira chacun. Les commentaires de l’avis sont généralement approbatifs de l’équilibre trouvé, avec plus ou moins d’enthousiasme[49].

La réserve faite qui est une condition posée est celle d’une intervention de l’avocat en présence ou en raison d’un risque d’intérêts divergents des clients, ici fut-ce au travers de l’assureur représenté. Le risque potentiel assez sérieux de conflit est aligné sur le risque existant de conflit. Faudra-t-il en justifier pour prétendre à la représentation multiple ou une vérification sera-t-elle opérée a posteriori ? Les conséquences sont différentes selon que serait mis en cause l’assureur (sa gestion du sinistre) ou l’avocat (sa discipline). En toute hypothèse, le plaideur aura intérêt à disposer d’arguments dans le sens de la dérogation en cas de contestation. L’assureur sera plutôt enclin à détecter le conflit pour offrir le jeu de la représentation multiple aux assurés. Au nom de sa déontologie, l’avocat pourra aider à la décision si besoin[50]. Lorsque la Cour rappelle que l’avocat ne peut être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client, elle indique que tel est le cas « s’il existe un risque sérieux d’un tel conflit » entre les intérêts de ses clients « sauf accord des parties » (§ 5). Cette dernière précision pourrait rendre la précaution-interdiction supplétive, car possiblement écartée par la volonté. Néanmoins, dans l’hypothèse en vue de l’avis, l’assureur est incité fortement à éviter le conflit dans un but protecteur des intérêts des assurés.

L’avis peut être transposé au stade procédural de la Cour de cassation. En vigueur deux mois après sa publication (art. 66), a été adopté le décret n° 2023-146 du 1er mars 2023 relatif au Code de déontologie des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation N° Lexbase : L0638MH4 (publié le 2 mars ; sur l’ordonnance n° 2022-544 du 13 avril 2022 relative à la déontologie et à la discipline des officiers publics et le décret n° 2023-146 du 1er mars 2023, V., F. Molinié, Le Code de déontologie et le règlement professionnel des avocats aux Conseil d’État et à la Cour de cassation, GPL, 23 mai 2023, n° GPL449r8, p. 15), indépendants (art. 5, 7, 11), soumis à des règles propres en ce domaine (art. 2, al. 3) outre le respect des principes et devoirs essentiels de la profession (art. 3), sauf sanctions (art. 63). « L’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation s’interdit tout conflit d’intérêts et prend toutes mesures nécessaires pour les prévenir » (art. 18). Il est ajouté qu’il « ne peut défendre, dans une même instance, deux parties qui ont des intérêts opposés » (art. 19, al. 1er). Dès lors, à partir de cette même exigence, qui fait la dérogation admise, l’extension paraît possible[51].

La solution équilibrée retenue par l’avis publié mérite approbation[52]. Sa diffusion fait connaître le cadre fixé. Il convient d’organiser désormais la coordination pratique des avocats sollicités[53].

À retenir. L’assureur partie au procès lié à plusieurs assurés peut être représenté par plusieurs avocats.
 

[1] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA, 2010, p. 542.

[2] Exemple, Cass. civ. 2, 21 octobre 2010, n° 09-16.068, F-D N° Lexbase : A4197GCG.

[3] Assurance (avocat) : autant d’avocats que de personnes assurées, D., 2023, AJ, p. 502 ; Dalloz actualité 24 mars 2023, obs. G. Guerlin, Avocats : la règle de l’unicité de la représentation n’est pas une fin en soi ; JCP G, 2023, Veille, 401, obs. S. Choisez, Le procès, l’assureur et ses avocats ; GPL, 28 mars 2023, n° 11, GPL447d8, p. 24, obs. C. Berlaud, Représentation d’une société d’assurance par plusieurs avocats ; RCA, 2023, comm. 140, note L. Bloch, Plusieurs avocats peuvent représenter plusieurs assurés d’un même assureur ; GPL, 9 mai 2023, n° 15, GPL448z4, p. 53, obs. S. Amrani-Mekki, Possible représentation d’assurés d’une même société d’assurance par plusieurs avocats ; Procédures, 2023, comm. 136, note Y. Strickler, Pluralité ou unicité d’avocats.

[4] COJ, art. L. 441-1, al. 1er.

[5] Constructeurs et sous-traitants responsables.

[6] C. proc. civ., art. 415 : « Le nom du représentant et sa qualité doivent être portés à la connaissance du juge par déclaration au greffier de la juridiction ».

[7] S. Amrani-Mekki, préc. : « la règle de l’unité de postulation, qui veut qu’une partie soit représentée par un seul avocat devant une juridiction » ; « donc : une partie = un postulant ».

[8] S. Amrani-Mekki, préc. : « La règle ainsi posée d’unicité de postulant permet de faciliter les rapports avec la juridiction qui n’a dès lors qu’un seul interlocuteur, ce qui n’empêche nullement la partie de s’entourer de plusieurs avocats pour l’assister » ; G. Guerlin, préc. ; Y. Strickler, préc..

[9] C. proc. civ., art. 1031-1, al. 2. Visé.

[10] COJ, art. L. 441-2, al. 1er.

[11] COJ, art. L. 441-3.

[12] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA, 2010, p. 542, spéc. p. 545.

[13] COJ, art. L. 441-1, visé.

[14] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA, 2010, p. 542, spéc. pp. 545-546. L’auteur précise néanmoins que « rien n’interdit toutefois de plaider par plusieurs avocats différents, dès lors qu’un seul et même avocat représente la partie ». - V. L. Bloch, préc. : en l’espèce, « nous n’étions pas face à des avocats assistant un avocat principal mais bien face à plusieurs constitutions d’avocats ».

[15] Les auteurs peuvent évoquer différemment un arrêt du 24 janvier 2008. S. Amrani-Mekki, préc. : « La question n’était donc pas totalement nouvelle, mais présentait une difficulté sérieuse dès lors qu’une société d’assurance agit pour plusieurs assurés qui peuvent avoir des intérêts divergents » ; S. Choisez, préc. : l’arrêt de 2008 « avait créé des interrogations » ; L. Bloch, préc. : « Cette solution semblait donc indiquer qu’un assureur, nonobstant des polices ou des assurés différents, doit être représenté par un seul et même avocat ». C’est peut-être prêter beaucoup à cette décision justement critiquée par J. Beauchard.

[16] G. Guerlin, préc. : « L’assureur, fût-il garant d’une pluralité d’assurés, n’en conserve pas moins qu’une seule personnalité morale, de sorte qu’il ne forme qu’« une partie » à l’instance ».

[17] Il n’y a rien d’automatique, mais la difficulté est susceptible de se présenter. V. le (risque de) conflit d’intérêts.

[18] G. Guerlin, préc. : pour l’auteur « à première lecture, la Cour de cassation paraît s’émanciper de la lettre de l’article 414 ». « Cependant, c’est une interprétation systémique, et non littérale, de l’article 414 qu’opère la Cour de cassation. La méthode est classique. Elle est dite systémique car elle se fonde sur la cohérence de l’ordre juridique ». Ainsi, « la règle de l’unicité de représentation doit être écartée lorsque son application contribue à porter atteinte aux règles déontologiques régissant la profession d’avocat ». 

[19] T. Douville, Les conflits d’intérêts en droit privé, Institut Universitaire Varennes, Collection des thèses, n° 104, 2014, n° 211, p. 252.

[20] Ibid., n° 215, p. 256.

[21] Déjà, art. 155 du décret n° 91-1197 du 27 nov. 1991 organisant la profession d’avocat (abrogé en 2005 ; reprise). Et art. 84 du décret n° 72-468 du 9 juin 1972 organisant la profession d’avocat, pris pour l’application de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques : « Les parties ayant des intérêts opposés ne peuvent être ni assistées ni représentées par un même avocat ; (…) ».

[22] Article 7, alinéa 4 : « Lorsque des avocats sont membres d’un groupement d’exercice, les dispositions des alinéas qui précèdent sont applicables à ce groupement dans son ensemble et à tous ses membres. Elles s’appliquent également aux avocats qui exercent leur profession en mettant en commun des moyens, dès lors qu’il existe un risque de violation du secret professionnel ». L’organisation collective est aussi appréhendée.

[23] T. Douville, Les conflits d’intérêts en droit privé, Institut Universitaire Varennes, Collection des thèses, n° 104, 2014, n° 212, p. 253. L’auteur regrette une approche réductrice - oublieuse par exemple de l’intérêt personnel de l’avocat à l’affaire dont il a la charge - qui « laisse à penser que les conflits d’intérêts de l’avocat ne se produiraient qu’entre les intérêts de plusieurs de ses clients et seulement dans ses fonctions de conseil et d’assistance ».

[24] Ajout en art. 4.1, al. 5 : « Les mêmes règles s’appliquent entre l’avocat collaborateur, pour ses dossiers personnels, et l’avocat ou la structure d’exercice avec lequel ou laquelle il collabore ».

[25] Adde J. de Salve de Bruneton, Le procès, facteur de conflits d’intérêts pour l’assureur, RGDA, 2010, p. 887.

[26] En ce sens, G. Guerlin, préc. : « Les textes articulés par la Cour étant de même valeur, réglementaire, il s’est agi de les coordonner utilement, ce qui conduit à autoriser une pluralité de postulations apte à prévenir les manquements disciplinaires ».

[27] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA, 2010, p. 542, spéc. p. 546 : « Nous sommes dans une opposition irréductible des textes [CPC, art. 414 ; art. 7, Décr. 12 juill. 2005]. Et on ne peut pas envisager une dichotomie entre la défense de l’assuré et celle de l’assureur, sauf opposition d’intérêts ».

[28] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA 2010, p. 542, spéc. p. 546.

[29] J. Beauchard, note sous Cass. civ. 2, 24 janvier 2008, n° 06-14.276, FS-P+B N° Lexbase : A0896D4X, RGDA, 2008, p. 544, spéc. p. 547. Relevant l’analyse délicate de l’arrêt au regard de sa motivation insuffisante, l’auteur s’interrogeait sur un possible revirement.

[30] Voire susciter une interprétation déformante à écarter. V. G. Guerlin, préc. : l’auteur juge la formule employée (« ne fait pas obstacle ») « presque équivoque, [qui] pourrait à tort laisser croire que le texte ne fait pas non plus obstacle à ce que l’assureur recoure à une représentation unique ! Ce qui, au regard de la configuration procédurale exposée et du risque de violation des règles impérieuses de déontologie, ne paraît pas acceptable ».

[31] S. Amrani-Mekki, préc. : selon l’auteur, « dans une hypothèse où une société d’assurance a conclu plusieurs contrats, il peut y avoir un conflit d’intérêts entre assurés (constructeurs, sous-traitants), alors même que la compagnie d’assurance est seule partie à la procédure quand elle prend en charge la direction du procès » (C. assur., art. L. 113-17).

[32] Cass. civ. 1, 14 mars 2000, n° 97-15.636, inédit au bulletin N° Lexbase : A0310CTN : « l’article 155 du décret du 27 novembre 1991, qui interdit à des avocats, membres d’une même société civile professionnelle de représenter dans une affaire deux parties en conflit d’intérêts, s’impose aussi bien à l’avocat du demandeur qu’à celui du défendeur ».

[33] V. not., sur les contours de la prise de direction du procès par l’assureur responsabilité, Cass. civ. 2, 21 avril 2022, n° 20-20.976, F-B N° Lexbase : A28097UL: Bull. civ. II ; Lexbase Avocats, juin 2022, note D. Noguéro N° Lexbase : A28097UL, Lexbase Droit privé, 5 mai 2022, n° 904, obs. J. Mel N° Lexbase : A28097UL ; Trib. assur. 3 mai 2022, obs. S. Choisez ; D., 2022, AJ, p. 837 ; RLDC, juin 2022, n° 204, obs. E. Golosov ; LEDA, juin 2022, DAS200s6, p. 3, obs. A. Astegiano-La Rizza ; RGDA, juin 2022, RGA200v2, p. 37, note L. Mayaux ; JCP G 2022, 704, note A. Pimbert ; GPL 12 juillet 2022, n° 23, GPL483i3, p. 55, note P. Giraudel ; RTD civ., 2022, p. 967, obs. N. Cayrol. - Adde F. Leborgne, Les aménagements conventionnels du procès, RGDA, 2010, p. 850, spéc. p. 862 s..

[34] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA, 2010, p. 542, spéc. pp. 542-543 : « l’assureur peut aussi être dans le procès sans y être au sens procédural du terme, c’est-à-dire sans être officiellement une partie au litige : dans ce cas l’assureur gère le procès pour le compte de son assuré, et parfois pour son propre compte, mais il n’apparaît pas en nom, comme partie dans la procédure » ; il y a « trois cas de figures distincts qui sont de plus en plus fréquents : la direction du procès, la prise en charge de la défense recours et la protection juridique ».

[35] S. Choisez, préc. : « il arrive fréquemment qu’un même assureur soit mis en cause dans un même litige au titre de divers contrats via les différents assurés qu’il assure, assumant au surplus souvent la « direction du procès » de l’article L. 113-17 du Code des assurances quand ses assurés sont également mis en cause. Au pire l’assureur peut donc être à la fois assigné « ès qualités » de chacun de ses assurés, mais également indirectement via la direction du procès qu’il assume ».

[36] G. Guerlin, préc..

[37] T. Douville, Les conflits d’intérêts en droit privé, Institut Universitaire Varennes, Collection des thèses, n° 104, 2014, n° 77, p. 111 : à l’analyse des textes, l’auteur indique que « l’assureur est en conflit d’intérêts soit parce qu’il assure « deux assurés » ou parce qu’un assuré bénéficie de « deux garanties » ».

[38] C. assur., art. L. 127-3, al. 3 : « Aucune clause du contrat ne doit porter atteinte, dans les limites de la garantie, au libre choix ouvert à l’assuré par les deux alinéas précédents ». Et al. 1er : « l’assuré a la liberté de le choisir ».

[39] C. assur., art. L. 127-3, al. 4 : « L’assureur ne peut proposer le nom d’un avocat à l’assuré sans demande écrite de sa part ».

[40] S. Amrani-Mekki, préc. : « Cela ne signifie pas pour autant que la compagnie d’assurance doit systématiquement prendre autant d’avocats postulants que d’assurés. La règle reste celle de l’unicité de postulant, qui ne souffrira une exception que dans l’hypothèse d’un risque de conflit d’intérêts ».

[41] Sur ce dernier point, aussi, S. Choisez, préc..

[42] S. Amrani-Mekki, préc. : « L’avis est mesuré ». - G. Guerlin, préc. : « un assureur peut certes recourir aux services d’un seul avocat, lorsque ses assurés ont un intérêt commun. Mais dès lors que les intérêts des assurés divergent, la pluralité de représentations nous semble impérative » - Y. Strickler, préc. : « Dans un souci d’éviter un conflit d’intérêts, la représentation en justice par plusieurs avocats devient obligatoire en cas d’opposition ou de divergences des intérêts de différentes parties représentées à l’instance ».

[43] J. Beauchard, L’assureur dans le procès civil, RGDA, 2010, p. 542, spéc. p. 546.

[44] C. proc. civ., art. 121 : « Dans les cas où elle est susceptible d’être couverte, la nullité ne sera pas prononcée si sa cause a disparu au moment où le juge statue ». Cass. civ. 2, 5 mai 2011, n° 10-14.066, F-P+B {LXB=A2641HQU] : Bull. civ. II, n° 105 : irrégularité couverte (visa C. proc. civ., art. 414 N° Lexbase : L6515H7G et art. 121 N° Lexbase : L1412H43).

[45] C. proc. civ., art. 117 N° Lexbase : L1403H4Q.

[46] Pour des avocats aux Conseils et une succession de SCP, Cass. civ. 3, 30 novembre 2017, n°s 16-18.563 N° Lexbase : A4777W4P et 16-19.130 N° Lexbase : A4777W4P et Cass. civ. 3, 14 décembre 2017, n°s 16-24.096 N° Lexbase : A1211W8D et 16-24.108 : « une partie n’est admise à se faire représenter que par une seule des personnes, physiques ou morales, habilitées par la loi » (visa C. proc. civ., art. 414) ; « le second pourvoi, formé au nom de la même personne agissant en la même qualité, n’est pas recevable ». - Cass. civ. 2, 24 janv. 2008, n°s 06-14.276 N° Lexbase : A0896D4X et 06-11.435 : Bull. civ. II, n° 17 ; RGDA, 2008, p. 544, note J. Beauchard ; JCP G, 2008, IV, 1345 ; D., 2008, p. 490 ; Dalloz actualité, 11 février 2008, obs. L. Dargent : « ce second pourvoi, formé contre la même décision, au nom de la même personne morale agissant en la même qualité, peu important à cet égard qu’elle soit poursuivie sur le fondement de deux contrats d’assurance distincts, n’est pas recevable » (visa C. proc. civ., art. 414).

[47] G. Guerlin, préc. : pour l’auteur, pas de remise en cause de « la jurisprudence, traditionnelle et bien assise, permettant à plusieurs parties de choisir un avocat commun, lorsqu’elles ont des intérêts identiques. Pour limiter les frais et simplifier la procédure, ces parties plurielles peuvent classiquement demander à un seul avocat de défendre leur intérêt commun » - Y. Strickler, préc..

[48] En ce sens, S. Amrani-Mekki, préc. : « La Cour de cassation ne vise que le cas des sociétés d’assurance et ne fait qu’entrouvrir une porte en utilisant la formule » ; S. Choisez, préc. - Comp. G. Guerlin, préc..

[49] L. Bloch, préc. : « La représentation par plusieurs avocats d’un même assureur est donc admise, elle est même indispensable en présence d’assurés ayant des intérêts divergents ». La « représentation multiple d’un même assureur est sans doute le meilleur moyen de préserver les intérêts des différents assurés. On peut même penser qu’en cas d’intérêts divergents cette possibilité devient une obligation » - S. Choisez, préc. : « Cette réponse est bienvenue » ; G. Guerlin, préc. : « cet avis nous semble bon » ; « on est enclin à approuver la Cour de cassation » ; Y. Strickler, préc. : « L’arrêt vient opportunément rappeler les règles et poser la solution ». - Comp. S. Amrani-Mekki, préc. : « la justification de cette soupape de sûreté étant d’éviter le risque de conflit d’intérêts, elle invite à la prudence ».

[50] S. Choisez, préc. : pour l’auteur, l’initiative semble réservée à l’avocat pour « se garder des situations de conflits d’intérêts » ; « chaque avocat appréciant, dans le respect de sa déontologie s’il doit ou non porter un ou plusieurs mandats dans le cadre d’un même litige au titre d’un même assureur, ou dans le cadre d’une direction du procès ». 

[51] En ce sens, G. Guerlin, préc..

[52] Elle pourra susciter aussi des réflexions plus larges. S. Amrani-Mekki, préc. : « l’avis interroge, au-delà, la notion de « partie au procès ». Le contentieux spécifique des assurances est révélateur des difficultés à cerner cette notion mystérieuse où une compagnie d’assurance peut représenter seule des personnes aux intérêts potentiellement divers. C’est là la difficulté sérieuse qu’il faudra, un jour, résoudre ».

[53] L. Bloch, préc. : « Reste maintenant à gérer du point de vue du calendrier procédural, notamment au niveau des échanges d’écritures et des dates de clôture, la multiplicité de ces représentants pour une seule et même partie ».

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Baux commerciaux

[Brèves] « Loyers covid » : la Cour de cassation confirme l’exclusion de la force majeure

Réf. : Cass. civ. 3, 15 juin 2023, n° 21-10.119, FS-B N° Lexbase : A99419Z9

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par Vincent Téchené

Le 21 Juin 2023

► Le débiteur d'une obligation contractuelle de somme d'argent inexécutée ne peut s'exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure. Il en résulte que l'impossibilité d'exercer une activité du fait des mesures gouvernementales prises pour lutter contre la propagation du virus covid-19 ne peut exonérer un locataire à bail commercial du paiement des loyers.

Faits et procédure. Le 27 septembre 2012, le propriétaire de deux appartements situés dans une résidence de tourisme les a donnés à bail commercial à une société. Le 22 avril 2014, le bailleur a assigné la locataire en paiement d'un arriéré locatif, indemnisation de ses préjudices, remboursement de frais d'huissier de justice et communication de documents comptables de la résidence.

Actualisant, en cause d'appel, sa demande au titre de l'arriéré locatif, le bailleur l'a étendue au solde des loyers des premier et deuxième trimestres 2020, soit ceux échus, pour partie, alors que les mesures gouvernementales d'interdiction de recevoir du public afin de lutter contre la propagation du virus covid-19, étaient en vigueur.

Le locataire, ayant été condamné par la cour d’appel (CA Grenoble, 5 novembre 2020, n° 16/04533 N° Lexbase : A643333N, J.-P. Dumur, Lexbase Affaires, novembre 2020, n° 656 N° Lexbase : N5458BYS), a formé un pourvoi en cassation invoquant différent moyen.

Décision. Le moyen qui retiendra essentiellement notre attention ici est celui relatif à la force majeure qui résulterait, selon le preneur, de l'impossibilité d'exercer son activité, en raison des interdictions prononcées pour lutter contre la pandémie de covid-19.

On sait que dans l’un des trois arrêts « loyers covid » de mars 2022, la Cour de cassation l’a clairement exclue, estimant que la cour d’appel avait exactement retenu que le locataire, créancier de l’obligation de délivrance de la chose louée, n’était pas fondé à invoquer à son profit la force majeure (Cass. civ. 3, 30 juin 2022, n° 21-20.190, FS-B N° Lexbase : A859678U).

Dans son arrêt du 15 juin 2023, la Cour de cassation confirme cette solution acquise en étayant un peu plus son raisonnement. Ainsi elle y affirme qu’aux termes de l'article 1148 du Code civil N° Lexbase : L1249ABU, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016, il n'y a lieu à aucuns dommages et intérêts lorsque, par suite d'une force majeure ou d'un cas fortuit, le débiteur a été empêché de donner ou de faire ce à quoi il était obligé, ou a fait ce qui lui était interdit.

Elle rappelle que constitue un cas de force majeure un événement présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution (Cass. ass. plén., 14 avril 2006, n° 02-11.168, P N° Lexbase : A2034DPZ), l'irrésistibilité n'étant pas caractérisée si l'exécution est seulement rendue plus difficile ou onéreuse.

Dès lors, le débiteur d'une obligation contractuelle de somme d'argent inexécutée ne peut s'exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure (Cass. com., 16 septembre 2014, n° 13-20.306, F-P+B N° Lexbase : A8468MWK).

Il en résulte donc logiquement, selon la Haute cour, que l'impossibilité d'exercer une activité du fait des mesures gouvernementales prises pour lutter contre la propagation du virus covid-19, ne pouvait exonérer la locataire du paiement des loyers échus pendant les premier et deuxième trimestres 2020.

Plus généralement, sur la question des « loyers covid », la Cour de cassation a fermé la porte à la plupart des moyens développés par les preneurs. En effet, la mesure générale et temporaire d'interdiction de recevoir du public n’entraîne pas la perte de la chose louée et n’est pas constitutive d'une inexécution, par le bailleur, de son obligation de délivrance (Cass. civ. 3, 30 juin 2022, trois arrêts, n° 21-20.127, FS-B  N° Lexbase : A858778K ; n° 21-20.190, FS-B N° Lexbase : A859678U et n° 21-19.889, FS-D N° Lexbase : A194279S, B. Brignon, Lexbase Affaires, juillet 2022, n° 726 N° Lexbase : N2205BZP ; v. également, Cass. civ. 3, 23 novembre 2022, deux arrêts, n° 21-21.867, FS-B N° Lexbase : A10758UD et n° 22-12.753, FS-B N° Lexbase : A10768UE, D. Houtcieff, Lexbase Affaires, janvier 2023, n° 742 N° Lexbase : N3986BZN). Dans ces deux arrêts du 23 novembre, la troisième chambre civile a également écarté l’application des clauses ordinaires admettant la suspension des loyers en cas de circonstances exceptionnelles.

Pour terminer et être complet sur l’arrêt rapporté du 15 juin, il convient de noter que la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel sur trois points.

Tout d’abord, elle retient au visa de l’article 4 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1113H4Y qu’en  condamnant la locataire à payer au bailleur une certaine somme au titre du loyer dû pour le quatrième trimestre de l'année 2014, au motif que le montant des loyers de retard fixé dans la décision déférée n'est pas contesté, la cour d'appel a modifié l'objet du litige dès lors que la locataire soutenait être à jour de l'ensemble des loyers au début de l'année 2020.

Ensuite, elle rappelle que selon l’article 1153, alinéa 4, du Code civil N° Lexbase : L1254AB3, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, le créancier auquel son débiteur en retard a causé, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant de ce retard, peut obtenir des dommages et intérêts distincts des intérêts moratoires de la créance.

Or, pour condamner la locataire à payer au bailleur une certaine somme à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait des retards de paiement du loyer, l'arrêt d’appel retient que ces retards ont entraîné l'impossibilité de régler certaines dépenses afférentes aux biens donnés à bail, le rejet de prélèvements bancaires et l'engagement de frais de recouvrement.

Ainsi, pour la Cour de cassation, en statuant ainsi, sans constater la mauvaise foi de la locataire, la cour d'appel a violé l’article 1153 précité.

Enfin, elle relève que pour condamner la locataire à communiquer sous astreinte les comptes d'exploitation des années 2013 et 2014, l'arrêt d’appel retient qu'il résulte de ses conclusions que ces documents ne sont pas régulièrement communiqués. En outre, il ajoute que concernant les années ultérieures, la preuve de l'envoi au bailleur des comptes d'exploitation n'est pas rapportée.

Ainsi, pour la Haute juridiction, en statuant ainsi, sans examiner, même sommairement, les courriers des 25 juin et 20 juillet 2016, 11 avril 2019 et 24 avril 2020, relatifs à la communication au bailleur des documents en litige pour les années 2013 à 2019, la cour d'appel a violé l’article 455 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6565H7B (le juge doit procéder à l'examen, même sommaire, des pièces produites par les parties).

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : L'obligation du locataire de payer le loyer du bail commercial, L'exigibilité du loyer du bail commercial en période de crise sanitaire (Covid-19), in Baux commerciaux, (dir. J. Prigent), Lexbase N° Lexbase : E504834Q.

 

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Comité social et économique

[Brèves] Installation d’un dispositif RH d’évaluation occulte : l’absence de consultation du CSE constitue un délit d’entrave

Réf. : Cass. crim., 6 juin 2023, n° 22-83.037, F-D N° Lexbase : A07449ZL

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par Lisa Poinsot

Le 11 Juillet 2023

► Une entreprise qui met en place, sans consultation du CSE, un outil RH qui est, en réalité, un système d’évaluation occulte, commet un délit d’entrave au fonctionnement régulier des instances.

Faits et procédure. Une société a mis en place de dispositif dit « la revue du personnel » afin de doter les managers du groupe d’un outil de gestion leur permettant de mieux appréhender les entretiens d’évaluation et d’améliorer l’appréciation des collaborateurs.

Le CHSCT (désormais CSE) a cité à comparaître cette société et le président du CHSCT devant le tribunal correctionnel du chef de délit d’entrave pour ne pas avoir été informé et consulté de la mise en œuvre de ce dispositif RH.

La cour d’appel souligne que le document intitulé « la revue du personnel » se présente comme une grille d’évaluation des compétences professionnelles du personnel avec des critères qualitatifs précis et non un document support de formation des cadres destiné à améliorer l’entretien annuel d’évaluation des salariés.

Elle précise que cette grille est différente de celle utilisée à l’occasion des entretiens annuels d’évaluation, notifiée aux salariés, de sorte qu’elle constitue une évaluation occulte.

Elle relève par ailleurs que si « la revue du personnel » est mentionnée dans un accord collectif d’entreprise, les items utilisés dans les fiches de cette revue ne sont pas précisés, n’étant pas destinés à répondre aux souhaits des collaborateurs, mais à les évaluer.

Enfin, en qualité d’outil d’évaluation, « la revue du personnel » est de nature à générer une pression psychologique importante sur les salariés dès lors que sa finalité est de servir à déterminer les modalités de promotion interne.

Compte tenu de son impact potentiel sur le comportement et la santé des salariés, ce dispositif RH doit être présenté à chacun des CSE du groupe dans le cadre d’une consultation. La cour d’appel précise que l’instance de coordination des CSE n’a pas vocation à se substituer auxdits comités et n’a été constituée, en l’espèce, que postérieurement à la dénonciation du système d’évaluation occulte.

À noter. La cour d’appel souligne que l’élément intentionnel du délit est caractérisé puisque, lorsque « la revue du personnel » a été dénoncée, la société prévenue a tenté de détruire les fiches d’évaluation et n’en a été empêchée que par une décision du juge des référés.

En conséquence, la cour d’appel caractérise le délit d’entrave.

La société forme alors un pourvoi en cassation en soutenant que seule la survenance d'un changement substantiel et significatif des conditions de travail par rapport à la situation antérieure au projet est susceptible de caractériser un projet important, ce qui ne correspond pas au document « la revue du personnel ».

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi en application des articles L. 4742-1 N° Lexbase : L2095KGP et L. 4612-8-1 N° Lexbase : L5580KGR du Code du travail.

Pour aller plus loin :

  • v. ÉTUDE : Le délit d’entrave, La définition du délit d’entrave, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E5810YSY ;
  • v. aussi ÉTUDE : Droit du travail et nouvelles technologies de l’information et de la communication, L’impact des NTIC dans les relations collectives du travail, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E1371Y9N.

 

newsid:485952

Consommation

[Brèves] Covid-19 et voyages à forfait : la règlementation française d’exception est contraire au droit de l’Union européenne

Réf. : CJUE, 8 juin 2023, aff. C-407/21 N° Lexbase : A80959YH

Lecture: 4 min

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par Vincent Téchené

Le 14 Juin 2023

La réglementation nationale française libérant temporairement les organisateurs de leur obligation de remboursement intégral en cas de résiliation n’est pas compatible avec le droit de l’Union ;

Par ailleurs, un État membre ne peut invoquer la crainte de difficultés internes pour justifier l’inobservation des obligations résultant du droit de l’Union lorsque cette inobservation ne répond pas aux conditions de la force majeure.

Faits et procédure. Deux associations de défense des intérêts des consommateurs, ont saisi le Conseil d’État d’une demande d’annulation de l’ordonnance relative aux conditions financières de résolution de certains contrats de voyages touristiques et de séjours en cas de circonstances exceptionnelles et inévitables ou de force majeure (ordonnance n° 2020-315, du 25 mars 2020 N° Lexbase : L5732LW9, M. Rouanne, Lexbase Droit privé, mars 2020, n° 819 N° Lexbase : N2790BYY).

Cette réglementation française a été adoptée dans le cadre de la pandémie de Covid-19, afin de permettre aux organisateurs de voyages, en cas de résiliation du contrat de voyage à forfait intervenue en raison de circonstances exceptionnelles et inévitables, d’émettre un bon à valoir ayant une durée de validité de 18 mois et ne pouvant donner lieu au remboursement des paiements effectués par les voyageurs qu’après la non-utilisation de ce bon pendant ce délai. Cela constituait une dérogation aux exigences de la Directive relative aux voyages à forfait (Directive n° 2015/2302, du 25 novembre 2015 N° Lexbase : L6878KUB) prévoyant un remboursement intégral de ces paiements dans les quatorze jours au plus tard après la résiliation.

Selon le Gouvernement français, cette mesure visait à préserver la viabilité du secteur touristique en évitant que, en raison du nombre important de demandes de remboursement liées à la pandémie de Covid-19, la solvabilité des organisateurs de voyages soit affectée au point de mettre en péril leur existence.

Décision. La Cour juge que les États membres ne peuvent invoquer la force majeure pour libérer, même temporairement, les organisateurs de voyages à forfait de l’obligation de remboursement prévue par la Directive. Elle précise que le « remboursement » doit s’entendre comme une restitution sous forme d’argent. Le législateur de l’Union n’a pas envisagé la possibilité de remplacer cette obligation de paiement par une prestation revêtant une autre forme, comme la proposition de bons à valoir.

S’agissant des motifs de résiliation d’un contrat de voyage à forfait, la Cour considère qu’une crise sanitaire mondiale telle que la pandémie de Covid-19 doit être considérée comme étant susceptible de relever des « circonstances exceptionnelles et inévitables » au titre desquelles la Directive prévoit un remboursement intégral, en tant qu’événement échappant manifestement à tout contrôle et dont les conséquences n’auraient pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises.

De plus, elle constate que les conditions de la force majeure ne sont, en tout état de cause, pas remplies, puisque :

  • la réglementation litigieuse aboutit à une suspension provisoire généralisée de l’obligation de remboursement, sans prendre en compte la situation financière concrète et individuelle des organisateurs de voyages concernés ;
  • les conséquences financières déplorées par le Gouvernement français auraient pu être évitées par l’adoption, par exemple, de certaines aides d’État au bénéfice des organisateurs de voyages concernés ;
  • ladite réglementation (qui libère les organisateurs de voyages de leur obligation de remboursement pendant une période pouvant aller jusqu’à 21 mois) n’est pas conçue de manière à limiter ses effets à la période nécessaire pour remédier aux difficultés causées par l’événement susceptible de relever de la force majeure.

La CJUE ajoute que la faculté d’aménager, dans des circonstances exceptionnelles les effets d’une décision d’annulation n’est pas applicable en l’espèce.

La Cour suit, en substance, le même raisonnement dans un autre arrêt rendu le même jour dans une affaire concernant cette fois-ci la Slovaquie (CJUE, 8 juin 2023, aff. C-540/21 N° Lexbase : A80999YM). Elle constate qu’en adoptant une modification législative privant temporairement les voyageurs de leur droit de résilier un contrat de voyage à forfait sans frais et de recevoir un remboursement intégral, la Slovaquie a manqué à l’obligation qui lui incombe en vertu de la directive relative aux voyages à forfait.

Enfin, on relèvera que la CJUE a précisé dans un arrêt du 12 janvier 2023 qu’un voyageur a droit à une réduction du prix de son voyage à forfait lorsqu’une non-conformité des services de voyage compris dans son forfait est due à des restrictions qui ont été imposées sur son lieu de destination pour lutter contre la propagation d’une maladie infectieuse, telle que la Covid-19 (CJUE, 12 janvier 2023, aff. C-396/21 N° Lexbase : A644287Q, V. Téchené, Lexbase Affaires, janvier 2023, n° 742 N° Lexbase : N3964BZT).

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Contrôle fiscal

[Jurisprudence] Droit de communication de l’administration, rejet de la comptabilité et reconstitution du chiffre d’affaires, majoration pour manquement délibéré

Réf. : CAA Douai, 13 avril 2023, n° 21DA02714 N° Lexbase : A93599PC

Lecture: 9 min

N5830BZX

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Paris XIII

Le 14 Juin 2023

Mots-clés : droit de communication • pénalités • chiffre d’affaires • comptabilité

Dans cette espèce, le contribuable exploite - dans le cadre d’une entreprise individuelle - deux établissements de restauration rapide à emporter. À la suite d’un contrôle de comptabilité, l’administration fiscale écarte ladite comptabilité comme non probante. Elle reconstitue son chiffre d’affaires puis lui adresse deux propositions de rectification. Lui sont alors notifiées des cotisations supplémentaires d’IR (BIC) et des rappels de TVA, assortis de pénalités mis en recouvrement. Saisi par le contribuable, le TA de Lille rejette sa demande. Devant la CAA de Douai, les moyens suivants sont avancés : la procédure d’imposition est fondée sur un droit de communication mis en œuvre de manière irrégulière par l’administration … c’est à tort que cette dernière a écarté sa comptabilité … la méthode de reconstitution de son chiffre d’affaires n’est pas opératoire … la majoration pour manquement délibéré (CGI, art. 1729 N° Lexbase : L4733ICB) est infondée.

Trois questions méritent étude : quid de la régularité de la procédure d’imposition ? Quid du bien-fondé des impositions en litige ? Quid des pénalités subies par le requérant ?


 

1er point : La régularité de la procédure d’imposition (reconstitution du chiffre d’affaires, exercice par l’administration de son droit de communication)

Il s’agit ici de cogiter sur la reconstitution du chiffre d’affaires, ladite reconstitution ayant été opérée sur le fondement du droit de communication qui appartient à l’administration. La CAA fait lecture de plusieurs dispositions législatives. En vertu de l’article L. 10 du LPF N° Lexbase : L3156KWS, il revient à l’administration de contrôler les déclarations et actes utilisés afin d’établir impôts, droits, taxes, redevances ; il en va de même s’agissant des documents déposés en vue d’obtenir des déductions, restitutions, remboursements ou en vue d’acquitter tout ou partie d’une imposition via une créance sur l’État. Quant à l’article L. 81 du LPF N° Lexbase : L5795MAU, il dispose que le droit de communication permet aux agents de l’État – afin d’établir l’assiette et le contrôle des impôts - de prendre connaissance des documents et renseignements, justifications ou éclaircissements relatifs aux déclarations (souscrites) ou aux actes (déposés). Ce droit de communication s’exerce indépendamment du support usité pour la conservation des documents. Toute demande de renseignements relative à des écritures comptables d’exercices vérifiés doit être regardée – nous dit-on – comme « un élément du dialogue » inhérent à la vérification de comptabilité. En d’autres termes, une demande de renseignement (entrevue comme un élément de dialogue) ne relève pas de l’exercice du droit de communication (visé à l’article L. 81 du LPF). Dans ce contentieux, il a été demandé au contribuable de compléter des relevés de vente - pour chacun de ses établissements – afin de procéder à la reconstitution du chiffre d’affaires. Cette dernière opération aurait été établie – selon le requérant – sur la base de l’exercice irrégulier, par l’administration, de son doit de communication. Il soutient que la reconstitution du chiffre d’affaires serait le fruit de l’exercice du droit de communication de l’administration auprès d’une société créée au cours des opérations de vérification. La CAA ne retient pas fondée l’argumentation du requérant. Certes, constate le juge, nous sommes en présence d’une personne morale nouvellement créée ; cependant, il appert que la demande de l’administration n’a pas été adressée à cette société mais au contribuable vérifié. D’ailleurs, celui-ci a fait droit à cette demande, communiquant en son nom propre les documents complétés ; il ne s’est aucunement prévalu de cette société nouvellement instituée. Il s’ensuit que le requérant ne peut soutenir que la demande a été adressée à cette société autre. Un ultime argument est soulevé par lui : il dénonce le fait que le courrier reçu ne comporte pas explicitement une mention indiquant qu’il s’agissait d’une simple demande d’information dépourvue de caractère contraignant. À cela, le juge répond : eu égard aux termes mêmes de cette demande, celle-ci ne saurait présenter un caractère contraignant vis-à-vis du contribuable. À l’aune des divers éléments mentionnés en amont, la procédure de reconstitution du chiffre d’affaires n’est pas viciée ; elle n’a pas été réalisée sur la base de l’exercice irrégulier, par l’administration, de son droit de communication.

2ème point : le bien-fondé des impositions en litige (rejet de la comptabilité, méthode de reconstitution des résultats et chiffres d’affaires)

Voyons, de prime abord, la question du rejet de la comptabilité. La CAA fait lecture de l’article L. 192 du LPF N° Lexbase : L9265LNH : la charge de la preuve échoit à l’administration lorsqu’elle écarte la comptabilité d’un contribuable à raison de l’existence de graves irrégularités. Si l’administration a écarté ici la comptabilité du contribuable, c’est à raison de l’absence de production de pièces justificatives des recettes comptabilisées et de la globalisation des recettes journalières. Cette double carence – non justification des recettes comptabilisées, globalisation des recettes journalières – font obstacle au processus d’individualisation des recettes et au suivi des produits (achat puis revente). La CAA prend acte de cette double carence et rejette les prétentions du requérant. Autre grief émanant de l’administration : la faiblesse du taux de marge des résultats déclarés. Là encore, la CAA fait sien le raisonnement de l’administration : alors que le taux de marge du contribuable est de 2,10 (2006) et 2,12 (2007), celui des entreprises de restauration rapide (cf. les données départementales) et des friteries (cf. le même secteur géographique) se situe entre 2,66 et 2,91. L’argumentation du requérant est simple : la faiblesse de son taux de marge découle des tarifs qu’il pratique, inférieurs à ceux de ses concurrents. La CAA n’est pas convaincue : il n’existe, à ses yeux, « aucun élément » attestant que la faiblesse du taux de marge des résultats est fille d’une concurrence conduisant le contribuable à pratiquer des prix inférieurs à ceux des autres opérateurs exerçant, mutatis mutandis, une activité similaire. Au regard des irrégularités constatées et de l’absence d’élément de nature à prouver les dires du requérant, l’administration était fondée à écarter sa comptabilité à raison de son caractère non probant. Certes, certes… La logique herméneutique du juge nous semble biaisée tant il fait peser le fardeau probatoire sur les épaules du contribuable. Selon nous, il revenait à l’administration de prouver que le fameux écart - entre le taux de marge du contribuable et celui des entreprises de restauration rapide et des friteries – était anormal au regard du marché ciblé. D’autant que rien de substantiel ne nous est dit quant à la teneur de la césure entre d’un côté les chiffres du contribuable (2,10 puis 2,12), et de l’autre la fourchette retenue par l’administration (entre 2,66 et 2,91). Ce n’est pas à un contribuable de démontrer – alors que l’administration est par définition l’entité à laquelle s’applique le principe actori incumbit probatio – qu’il pratique des prix inférieurs à ses concurrents.

Voyons ensuite ce qui a trait à la méthode de reconstitution des résultats et chiffres d’affaires. Le contribuable soutient que cette reconstitution ne pouvait être fondée sur les éléments recueillis à la suite de la demande initiale de l’administration : ces éléments portent sur une période trop courte (postérieure à la période vérifiée), et concernent une autre entreprise juridiquement distincte. La CAA ne suit pas le requérant. Elle estime que la reconstitution des résultats et chiffres d’affaires n’a pas seulement été opérée sur le fondement des éléments fournis par le contribuable à la suite de la demande initiale de l’administration. Ont été prises en compte ses observations « tout au long de la procédure de vérification » : factures d’achats des marchandises comptabilisées, tarifs pratiqués, quantité d’aliments par produit vendu, pourcentage de pertes sur le chiffre d’affaires et sur divers ingrédients. Il a encore été tenu compte d’un taux d’offerts de 3 % (cf. notamment les aliments et boissons consommés par le personnel). Puis le juge en vient au fardeau probatoire : le requérant « n’apporte aucun élément permettant d’établir que les éléments transmis relatifs à l’activité de ses deux établissements diffèreraient notablement [1] de l’activité qu’il a exercée au cours de la période vérifiée ». Pourtant, le requérant propose une méthode de reconstitution différente, rectifiant selon lui le bâton tordu, à savoir les incohérences inhérentes à la méthode retenue par l’administration. Il estime notamment – le diable est dans les détails factuels en droit fiscal – que l’administration a indument minoré la quantité de sauce ou de condiment, tout comme elle a sous-évalué le nombre de repas consommés chaque jour par les salariés. La CAA rejette les prétentions du requérant : il n’apporte pas « d’élément probant de nature à démontrer que la méthode retenue par l’administration serait viciée et non conforme à son activité au cours des exercices vérifiés ». Le raisonnement du juge apparaît vicié : il ne revient pas au contribuable de prouver - tâche ardue sinon impossible - les errements interprétatifs de l’administration quand celle-ci remet en cause ses déclarations via des assertions postulatoires et généralisantes. La méthode herméneutique du juge conduit à une inversion de la logique probatoire, au détriment du contribuable-requérant, au profit de l’État (alors même que pèse une substantielle dissymétrie entre les acteurs en présence).

3ème et dernier point : quid des pénalités ?

Les dispositions législatives concernées ici sont l’article 1729 du CGI et l’article L. 195 A du LPF. En vertu de l’article 1729 du CGI, application de la majoration de 40 % il y a en cas de manquement délibéré en présence d’inexactitudes ou d’omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt ; il en va de même s’agissant de la restitution d’une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenue de l’État. En vertu de l’article L. 195 A du LPF, la preuve de la mauvaise foi revient à l’administration dans l’hypothèse où sont contestées des pénalités fiscales appliquées à un contribuable au titre des impôts directs, de la TVA. Dans le cas présent, l’administration avance – pour justifier l’application du a de l’article 1729 du CGI (emportant application de la majoration de 40% en cas de manquement délibéré) – une violation « des règles élémentaires de la comptabilité qui ne peuvent résulter d’une simple erreur matérielle ». En outre, l’administration relève des « omissions importantes et répétées des recettes » : elles génèrent une minoration du chiffre d’affaires (49 644 pour 2005, 53 154 pour 2006, 78 336 pour 2007). Par ce simple constat, l’administration est réputée apporter la preuve d’une intention délibérée d’éluder l’impôt ; c’est à bon droit qu’elle pouvait appliquer aux droits en litige la majoration de 40 %.

 

[1] Par nous souligné.

newsid:485830

Conventions et accords collectifs

[Brèves] Convention Syntec : que comprend l’assiette de calcul de la prime de vacances ?

Réf. : Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-25.955, FS-B N° Lexbase : A69069YG

Lecture: 3 min

N5801BZU

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par Lisa Poinsot

Le 14 Juin 2023

Selon l’interprétation faite de la Convention collective nationale Syntec, la prime de vacances est calculée sur l’ensemble des indemnités de congés payés versées aux salariés de l’entreprise durant la période de référence, peu important qu’ils aient quitté l’entreprise en cours d’exercice.

Faits et procédure. Un CSE et un syndicat d’une entreprise saisissent le tribunal judiciaire afin que soit constatée la violation par la société de l’article 31 de la Convention collective nationale des bureaux d'études techniques, des cabinets d'ingénieurs-conseils et des sociétés de conseils du 15 décembre 1987, dite « Syntec » N° Lexbase : X8488AP3.

Ils demandent en outre que l'assiette de calcul de la prime de vacances soit calculée en intégrant les indemnités de congés payés versées aux salariés ayant quitté la société durant la période de référence.

La cour d’appel (CA Paris, 28 octobre 2021, n° 19/16068 N° Lexbase : A44987AT) retient que seuls les salariés présents dans l’entreprise au 31 mai d’une année donnée peuvent prétendre au bénéfice de la prime de vacances.

Les juges du fond ajoutent que la prime de vacances doit être calculée sur l’ensemble de la période annuelle. Cette prime est payable annuellement. Elle n’a à être payée qu’aux salariés présents dans l’entreprise au 31 mai.

Le CSE et le syndicat forment alors un pourvoi en cassation.

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule la décision de la cour d’appel en interprétant l’article 31, alinéa 1er de la Convention collective nationale « Syntec ».

Pour apporter sa solution, la Haute juridiction rappelle d’abord les principes d’interprétation des conventions collectives.

Si une convention collective manque de clarté, elle doit être interprétée comme la loi, c'est-à-dire :

  • d'abord, en respectant la lettre du texte ;
  • ensuite en tenant compte d'un éventuel texte législatif ayant le même objet ;
  • et, en dernier recours, en utilisant la méthode téléologique consistant à rechercher l'objectif social du texte.

L’article en question prévoit que l’employeur réserve chaque année l’équivalent d’au moins 10 % de la masse globale des indemnités de congés payés acquis prévus par la Convention collective, au paiement d’une prime de vacances à l'ensemble des salariés.

La Chambre sociale de la Cour de cassation considère qu’au regard de cette disposition conventionnelle, il n’est pas possible de déduire de l’assiette de calcul les indemnités des salariés ayant quitté la société.

Pour aller plus loin : rappel d’une jurisprudence établie sur la méthode d’interprétation des conventions collectives manquant de clarté : v. par exemple, Cass. soc., 14 décembre 2022, n° 21-15.805, FS-B N° Lexbase : A49518ZE.

 

newsid:485801

Distribution

[Jurisprudence] L’agent commercial habilité par l’agent immobilier : possibilité nouvelle d’habilitation d’une personne morale et impossibilité maintenue de soumission volontaire au statut

Réf. : Cass. com., 17 mai 2023, n° 21-23.533, FS-B N° Lexbase : A39329U8

Lecture: 9 min

N5982BZL

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par Stéphane Brena, Maître de conférences HDR en droit privé, Directeur de l’Institut de droit des affaires internationales de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne au Caire (Égypte)

Le 28 Juin 2023

Mots-clés : agent commercial • agent immobilier • habilitation d’une personne morale (oui) • soumission volontaire au statut d’agent commercial (non)

À rebours de la position de la première chambre civile, la Chambre commerciale de la Cour de cassation admet que l’agent commercial habilité par l’agent immobilier à négocier pour son compte soit une personne morale. Elle maintient en revanche l’exclusion, sévère, de toute possibilité de soumission volontaire au statut d’agent commercial.


 

Instrument de diffusion des produits ou services de mandants professionnels, l’agence commerciale a vocation à être utilisée en matière immobilière. Cette utilisation n’est pas sans poser de difficulté en raison de l’existence de statuts régissant, pour l’un, les agents immobiliers [1] et, pour l’autre, les agents commerciaux [2]. Si un intermédiaire dans des opérations portant sur des immeubles et des fonds de commerce relève en principe du statut des agents immobiliers et non de celui des agents commerciaux [3], une loi du 13 juillet 2006 [4] a clairement soumis les intermédiaires indépendants utilisés par un agent immobilier au statut des agents commerciaux. Lorsque l’agent immobilier habilite un tiers, comme le lui permet l’article 4 de la loi du 2 janvier 1970, le cas échéant agent commercial, à diffuser les biens qu’il est lui-même chargé de commercialiser, il doit lui remettre une attestation justifiant de sa qualité et de ses pouvoirs, sans que ce diffuseur ne soit tenu de détenir la carte professionnelle d’agent immobilier. C’est dans ce contexte qu’est intervenue cette importante décision.

La société SGIP, agent immobilier, chargée de la commercialisation de programmes immobiliers pour le compte de promoteurs, avait conclu, en 2005 et en 2013, des « mandats commerciaux » avec la société BDM, contrats au titre desquels cette dernière était spécialement chargée de la diffusion de biens auprès de certains clients. L’agent immobilier ayant décidé de rompre unilatéralement ces mandats en 2018, la société BDM, se prévalant du statut d’agent commercial, réclamait le versement de l’indemnité de fin de relation prévue par l’article L. 134-12 du Code de commerce N° Lexbase : L5660AIH. L’agent immobilier contestant à l’intermédiaire le statut d’agent commercial, ce dernier agissait à son encontre.

La cour d’appel de Versailles [5] accueillait sa demande d’indemnité, retenant l’application du statut des agents commerciaux. L’agent immobilier introduisait un pourvoi en cassation, sur la base d’un moyen contestant cette application. Il estimait, d’abord, « que seules peuvent être habilitées, en vue de la négociation ou du démarchage par le titulaire de la carte professionnelle d’agent immobilier, des personnes physiques ». L’agent immobilier reprochait ensuite aux juges du fond d’avoir retenu la qualification de contrat d’agence sur la base de la seule volonté exprimée des parties au contrat en faveur de l’application du statut, indépendamment du contenu des prestations réalisées par le diffuseur. Enfin, il estimait que les juges du fond ne pouvaient, pour retenir la qualification d’agent commercial, se fonder uniquement sur les missions confiées à l’intermédiaire par le contrat, sans vérifier que le diffuseur avait effectivement prospecté de la clientèle et négocier des contrats pour le compte du mandant.

La Cour de cassation était ainsi confrontée à trois difficultés. La première consistait à savoir si l’agent immobilier peut habiliter un diffuseur personne morale au titre de l’article 4 de la loi du 2 janvier 1970. La deuxième portait sur la possibilité, pour les parties, de soumettre volontairement leur relation au statut de l’agence commerciale. La troisième conduisait à s’interroger sur les modalités de qualification de la relation contractuelle : faut-il s’en tenir à la mission contractuelle confiée à l’intermédiaire ou le juge doit-il examiner concrètement les actions menées par l’intermédiaire ?

La Haute juridiction, adoptant une position originale, répond positivement à la première question, considérant que la personne habilitée par l’agent immobilier à négocier pour son compte peut être un agent commercial personne morale. Quant au deuxième problème, elle estime que « l’application du statut d’agent commercial ne dépend pas de la volonté exprimée par dans le contrat » et que cette volonté est par conséquent inapte à soumettre la relation contractuelle au statut. Au sujet de la troisième et dernière difficulté, elle pose que la qualification d’agent commercial ne peut dépendre des seules missions confiées à l’intermédiaire par le contrat, mais suppose que soient recherchées « les conditions de fait dans lesquelles [le diffuseur] exerc[e] effectivement son activité ».

La Chambre commerciale de la Cour de cassation, rompant avec la position de la première chambre civile, étend ainsi le droit d’habilitation aux agents commerciaux personnes morales (I). Dans le même temps, elle maintient, à l’égard de l’influence de la volonté des parties sur la qualification de la relation, une défiance qui paraît fort discutable (II).

I. L’extension du droit d’habilitation de l’agent immobilier aux personnes morales

La Chambre commerciale de la Cour de cassation, par cette décision, adopte une position contraire à celle de la première chambre civile. En effet, dans un arrêt du 8 février 2005 [6], la première chambre civile de la Cour de cassation avait en effet estimé que « si l'article 4 de cette loi donne au titulaire de la carte la possibilité d'habiliter une personne physique à négocier, s'entremettre ou s'engager pour son compte dans les conditions prévues à l'article 9 du décret du 20 juillet 1972, il ne permet pas de conférer à une personne morale l'autorisation d'exercer l'activité d'agent immobilier, sans être elle-même titulaire de cette carte » . Plus récemment, cette même première chambre civile a considéré que l’agent commercial personne physique habilitée par l’agent immobilier pouvait, comme l’y autorisait le contrat, se substituer un tiers personne morale, à condition que cette dernière soit titulaire de la carte d’agent immobilier  [7] ; autre manière d’exprimer la réservation de l’habilitation aux seules personnes physiques.

L’extension de l’habilitation aux agents commerciaux personnes morales paraît bienvenue. En effet, le recours à des collaborateurs agents commerciaux est expressément autorisé par l’article 4 de la loi du 2 janvier 1970 et le statut des agents commerciaux s’applique indistinctement aux personnes physiques et aux personnes morales [8].

La portée de la solution interroge cependant.

Sous l’empire du droit antérieur au décret n° 2015-702 du 19 juin 2015 N° Lexbase : L9201I8B, modifiant l’article 9 du décret du 20 juillet 1972, l’exclusion des personnes morales du champ de l’habilitation reposait sur les silences des textes ne comportant aucune indication sur leurs modalités d’application aux personnes morales et, tout particulièrement, à leurs dirigeants. L’argument peine cependant à convaincre, ce qui invite à pleinement souscrire à la position adoptée par la Chambre commerciale et à souhaiter son maintien

Toutefois, l’article 9 du décret n° 72-678 du 20 juillet 1972 a été modifié par le décret n° 2015-702 du 19 juin 2015 et ne fait désormais référence, au titre de l’attestation que la personne habilitée doit être en mesure de produire, qu’à la seule « personne physique habilitée ». Or, en l’espèce, les contrats portant habilitation avaient été conclus avant cette modification réglementaire et l’on peut se demander si la Haute juridiction aurait statué dans le même sens à l’égard de contrats conclus postérieurement à ladite modification. Un argument plaide pour une réponse positive : la Cour de cassation ne recourt pas à la notion de « version applicable à l’espèce » de l’article 9 du décret, ce qui pourrait être compris comme une manifestation d’une approche intemporelle du texte.

Il est, de surcroît, légitime de s’interroger sur la légalité de l’exclusion réglementaire – et quasi-implicite – des personnes morales du champ de l’habilitation. En effet, une telle exclusion porte atteinte au principe du libre exercice d’une activité professionnelle et cette atteinte, qu’il faudrait alors justifier, relève de la compétence législative. Et si cette décision vient ajouter aux dissonances des textes législatifs et réglementaires, une cacophonie jurisprudentielle, une clarification législative est alors urgente.

Ceci étant, la personne habilitée par l’agent immobilier ne pourra prétendre au statut d’agent commercial qu’à la condition d’entrer dans son champ d’application.

II. La défiance discutable à l’égard du rôle de la volonté des parties dans l’application du statut d’agent commercial

Par principe, le négociateur indépendant habilité par l’agent immobilier bénéficiera du statut d’agent commercial dès lors que sa mission consistera, selon l’article L. 134-1 du Code de commerce, à titre de profession indépendante, de façon permanente, à négocier et, éventuellement, à conclure des contrats pour le compte d’un professionnel.

Lorsque ces conditions ne sont pas remplies, les parties peuvent envisager de soumettre volontairement leur relation au statut. Cette possibilité est, en d’autres domaines, largement admise, en particulier en matière de baux commerciaux [9]. Elle rejette pourtant la possibilité d’une extension conventionnelle du statut des agents commerciaux. La solution n’est pas nouvelle [10] ; elle n’en est pas moins discutable.

Il est en effet difficile de comprendre les raisons de refuser à l’intermédiaire la protection complémentaire qu’est susceptible de lui conférer cette soumission volontaire au statut. Il s’agira, certes, de s’assurer de la volonté claire des parties sur cette extension, de sorte que le titre du contrat, des références aux dispositions des articles L. 134-1 et suivants du Code de commerce ou encore la reproduction de mécanismes spécifiques à ce statut pourraient ne pas être considérés comme suffisants pour caractériser une telle extension. En l’espèce, la cour d’appel est censurée, non pas pour la faiblesse des indices sur lesquels elle s’est fondée pour caractériser la soumission volontaire au statut – mention de l’application des articles L. 134-1 et suivants du Code de commerce, références multiples au statut, exigence d’immatriculation au registre des agents commerciaux, exigence de mention sur tous documents de la qualité d’agent commercial –, mais pour avoir admis le principe même d’une telle soumission, conduisant à une cassation pour violation de la loi.

Dans le prolongement de ce rejet de la soumission volontaire au statut, la Cour de cassation reproche aux juges du fond de ne pas être allés au-delà de la lettre du contrat, quant à la définition des missions de l’intermédiaire. Seule la réalité de ces missions peut donner lieu à application du statut d’agent commercial. L’approche est plus classique. Elle est cependant utilisée à des fins de dégradation de la protection du diffuseur. Pour cohérente qu’elle soit avec le rejet de toute soumission volontaire au statut d’agent commercial, une telle approche ne parvient pas à totalement convaincre.

 

[1] Loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 N° Lexbase : L7536AIX et décret n° 72-678 du 20 juillet 1972 N° Lexbase : L8042AIP, régissant les activités d’intermédiaire dans les opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce.

[2] C. com., art. L. 134-1 et suiv. N° Lexbase : L9693L77, régissant les activités de négociation et, le cas échéant, de conclusion de contrats pour le compte de professionnels.

[3] C. com., art. L. 134-1, al. 2.

[4] Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, modifiant l’article 4 de la loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 N° Lexbase : L2466HKK.

[5] CA Versailles, 30 septembre 2021, n° 19/08586 N° Lexbase : A852147Q.

[6] Cass. civ. 1, 8 févier 2005, n° 02-10.643, F-D N° Lexbase : A6821DGQ, AJDI 2005, p. 856, note M. Thioye.

[7] Cass. civ. 1, 3 février 2021, n° 19-21.403, FS-P N° Lexbase : A01634G7.

[8] C. com., art. L. 134-1.

[9] Cass. ass. plén., 17 mai 2002, n° 00-11.664, publié N° Lexbase : A6534AYN.

[10] Cass. com., 10 décembre 2003, n° 01-11.923, FS-P+B N° Lexbase : A4236DA7.

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Domaine public

[Brèves] Possibilité pour un fossé de faire partie du domaine public routier et fluvial

Réf. : CE, 3°-8° ch. réunies, 5 juin 2023, n° 466548, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A70699YH

Lecture: 3 min

N5778BZZ

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par Yann Le Foll

Le 14 Juin 2023

► Un fossé peut faire partie du domaine public routier et fluvial et, partant, faire l’objet d’une convention d’occupation de Voies navigables de France (VNF) ouvrant droit au versement de redevances d’occupation.

Faits. La société CenturyLink Communications France a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'établissement public Voies navigables de France (VNF) à lui verser la somme de 507 723,60 euros, assortie des intérêts capitalisés, en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi à raison du versement de redevances d'occupation du domaine public recouvrées sur le fondement d'une convention d'occupation du domaine public que VNF n'avait selon elle pas compétence pour conclure. Ce tribunal a fait droit à sa demande.

Position CAA. Pour annuler ce jugement, la cour administrative d’appel (CAA Douai, 1re ch., 14 juin 2022, n° 21DA00474 N° Lexbase : A89728AK) a estimé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, qu'il résultait d'un rapport de l'inspection générale des ponts et chaussées de 1859, d'une lettre du ministère des travaux publics de 1882 et d'un procès-verbal de récolement de 1912 que le canal de la Colme était bordé, sur tout son cours et ses deux rives, de digues artificielles permettant d'en assurer la sûreté.

Elle a également relevé, par une appréciation souveraine non entachée de dénaturation, qu'il résultait de la configuration des lieux, dont témoignaient plusieurs photographies produites par les parties, que le talus sur lequel reposait la route départementale n° 3, d'une largeur au demeurant modeste, formait, en ce compris le fossé situé en contrebas de l'accotement de la route opposé au canal, un tout indissociable constitutif d'un ouvrage de défense des berges du canal.

Décision CE. Elle a pu en déduire sans erreur de droit que, contrairement à ce que soutenait la société Lumen Technologies France, le fossé en cause constituait une dépendance du domaine public fluvial et avait pu légalement faire l'objet d'une convention d'occupation à ce titre.
Double appartenance à un domaine public. Aucune règle de la domanialité publique ne s'oppose à ce qu'une dépendance du domaine public fasse l'objet d'une superposition d'affectations lorsqu'une affectation supplémentaire est compatible avec son affectation initiale.

La cour n'a pas davantage commis d'erreur de droit en jugeant, après avoir relevé que l'affectation supplémentaire de la digue au domaine public routier était compatible avec son affectation initiale au domaine public fluvial, que la circonstance que le fossé en cause constitue également l'accessoire de la route départementale, ce dont la société Lumen Technologies France se prévalait devant elle sur la foi d'un courrier par lequel le conseil départemental du Nord lui avait fait savoir que ce fossé relevait de son domaine public routier, ne faisait pas par elle-même obstacle à son appartenance au domaine public fluvial et, partant, à la compétence de VNF pour en autoriser l'occupation.

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Droit des étrangers

[Brèves] Expulsion d’un imam controversé vers le Maroc : irrecevabilité de la requête devant la CESDH

Réf. : CEDH, 25 mai 2023, Req. 37550/22, Hassan Iquioussen c/ France N° Lexbase : A204893A

Lecture: 3 min

N5964BZW

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par Yann Le Foll

Le 21 Juin 2023

► La requête devant la CEDH d’un imam controversé, expulsé par la Belgique vers son pays d’origine (le Maroc) à la suite de sa fuite du territoire français, est irrecevable.

Rappel. Le requérant, de nationalité marocaine, résidait régulièrement en France depuis sa naissance, bénéficiant d'une carte de résident de 1982 jusqu'à l'expiration de son dernier titre de séjour le 2 juin 2022. Il officiait en tant qu'imam et était également conférencier, notamment sur YouTube. Il est marié à une compatriote en situation régulière sur le territoire français avec laquelle il a eu cinq enfants et seize petits-enfants, de nationalité française.
Le 23 juin 2022, la commission d'expulsion de Lille saisie après engagement d'une procédure d'expulsion, rendit, après audition du requérant, un avis favorable à son expulsion.

Griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention. La Cour considère que les atteintes alléguées aux articles 3 N° Lexbase : L4764AQI (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants) et 8 N° Lexbase : L4798AQR (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention du fait de son renvoi au Maroc ne sont pas imputables aux autorités de l’État défendeur, compte tenu de son départ volontaire vers la Belgique et de la décision d’éloignement vers le Maroc prise par l’Office des Étrangers du Royaume de Belgique (voir, pour la responsabilité de l’État qui renvoie, CEDH, 23 février 2016, Req. 44883/09, Nasr et Ghali c/ Italie N° Lexbase : A5130PZZ).

Griefs tirés des articles 9 N° Lexbase : L4799AQS et 10 N° Lexbase : L4743AQQ de la Convention. La Cour rappelle que le requérant est tenu d’épuiser le recours en annulation à l’encontre des arrêtés ministériels pris par les autorités françaises portant expulsion, retrait de la carte de résident et fixant le pays de destination (CEDH, 19 avril 2018, Req. 46240/15, A.S. c/ France N° Lexbase : A3328XLT).

Ce recours au fond étant actuellement pendant devant le tribunal administratif de Paris, la Cour juge que, contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention N° Lexbase : L4770AQQ, les voies de recours internes n’ont pas été épuisées.

Grief tiré de l’article 13 N° Lexbase : L4746AQT combiné à l’article 8 de la Convention. Le grief tiré de l’article 8 de la Convention ayant été déclaré incompatible avec les dispositions de la Convention, la Cour constate que le grief tiré de l’article 13 combiné à l’article 8 se trouve également incompatible avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a).

Enfin, la Cour observe que les griefs du requérant tirés de l’article 6 de la Convention (droit à un procès équitable) N° Lexbase : L7558AIR ne relèvent pas du champ d’application de cette disposition et sont de ce fait également incompatibles avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a).

Décision. La requête est donc déclarée irrecevable.

newsid:485964

Droit pénal de l'environnement

[Focus] Pour une écologisation de l’état de nécessité et de la légitime défense

Lecture: 24 min

N5788BZE

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par Julien Lagoutte, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Bordeaux, Institut de sciences criminelles et de la justice

Le 21 Juin 2023

Cet article est issu du dossier spécial de publication des actes du colloque « Écologisme et droit pénal » qui s’est tenu à Agen le jeudi 6 avril 2023 sous la direction scientifique de Julien Lagoutte. Le sommaire de ce dossier et les enregistrements audio du colloque sont à retrouver en intégralité sous ce lien : N° Lexbase : N5892BZA

Mots-clés : droit pénal de l’environnement • état de nécessité • faits justificatifs • légitime défense • infraction écologiste

Poursuivis pour des infractions écologistes, les militants adoptent souvent une stratégie consistant à invoquer l’état de nécessité mais qui, en l’état du droit positif, est vouée à l’échec. Une réforme s’impose donc en faveur d’une écologisation de l’état de nécessité mais aussi de la légitime défense, et ce, aux fins d’une mise en cohérence du droit pénal avec les enjeux de notre temps, d’une part, et pour sécuriser l’action militante des écologistes, d’autre part, compte tenu de l’anathème outrancière dont ils font l’objet aujourd’hui.


 

1. Responsabilité ou irresponsabilité? – « Nous sommes la Dernière Génération de l'ancien monde… et nous ferons tout ce qui est nécessaire pour protéger notre génération et toutes celles à venir… Nous ne sommes pas là pour sensibiliser, supplier ou divertir. Nous sommes là pour forcer le changement requis pour que ce monde advienne… Nous sommes là pour des actions, pas des mots… Si nous ne sommes pas entendus, nous perturberons, semaine après semaine, comme l’ont fait maintes fois celles et ceux qui nous ont précédés dans leur lutte pour les droits humains… Nous nous engageons à désobéir… Nous sommes ouverts et non violents… Nous accepterons les conséquences de nos actions. » [1] Voilà quelques extraits, allégés des envolées lyriques et romantiques qu’on y retrouve aussi, de l’appel du Réseau A22, auquel adhère, notamment et pour la France, le groupe Dernière Rénovation. Un manifeste écologiste en quelque sorte, tel celui rédigé par Marx et Engels pour le parti communiste ; le manifeste, en tous cas, d’un certain écologisme international, bien qu’ancré localement, le manifeste de ceux que certains appellent la Blocadie [2].

Les mots employés sont éloquents ; ils résonnent en tout cas particulièrement à l’oreille des juristes. Outre la référence évidente à Malcolm X [3], qui n’étonne pas puisqu’il s’agit bien de désobéissance civile [4] !, on devine que l’infraction écologiste est une option qui n’est pas exclue, voire qui est privilégiée [5]… dès lors qu’elle semblera nécessaire. « Nous accepterons les conséquences de nos actions » : ces militants acceptent une éventuelle responsabilité, y compris pénale ! Il est pourtant question ici de justification, de légitime défense, d’état de nécessité : s’agit-il alors de vouloir sauver ceux qui ne le souhaitent pas et qui, pour rester fidèles à leur engagement, devraient se résoudre à être réprimés ? Pas forcément, car, en prenant les faits tels qu’ils sont, il faut bien admettre que là où il y a des infractions écologistes, il y a en pratique une recherche d’irresponsabilité pénale. Et d’ailleurs, si vraiment il pouvait ou devait y avoir irresponsabilité pénale en cas d’infraction écologiste, ce serait que le droit lui-même n’attache aucune conséquence pénale à une telle action !

2. Infractions écologistes. Les infractions écologistes, infractions commises aux fins de défense de l’environnement, sont on ne peut plus actuelles et pourtant fort anciennes – l’histoire moderne ne se résumant pas à celle d’une longue inertie face aux désastres de l’industrialisation et de la mondialisation [6]. Elles peuvent être réparties en deux catégories [7].

D’un côté, certaines actions ont pour objectif de faire véritablement obstacle à une atteinte qui menace concrètement une entité naturelle (écosystème, animal, arbre, cours d’eau, etc.). C’est le cas de zadistes protégeant une zone humide sensible, de faucheurs d’OGM craignant un ensemencement de champs voisins, de militants bloquant les travaux d’extension d’une mine à ciel ouvert, de promeneurs obstruant le passage des chevaux d’amateurs de chasse à courre. D’un autre côté, on trouve des opérations consistant exclusivement à alerter les pouvoirs publics, les médias, les citoyens, à propos d’une menace écologique plus ou moins connue, diffuse ou actuelle. Ainsi des décrocheurs de portraits, des jets de peinture de Dernière Rénovation sur des œuvres d’art, des intrusions de Greenpeace dans des enceintes nucléaires ou des campagnes de sensibilisation de ceux qui aspergeaient de faux sang les manteaux de fourrure, il y a longtemps déjà.

3. Moyens de défense. Ces infractions sont assez globalement poursuivies et les prévenus ne manquent pas alors d’invoquer des moyens de défense. S’ils sont prêts à accepter les conséquences pénales de leurs actions, c’est donc à la condition, toutefois, qu’ils ne puissent pas bénéficier de légitimes causes d’irresponsabilité pénale ! Car en leur présence, le droit prive précisément la commission d’une infraction de toutes conséquences.

Ces moyens de défense sont multiples. On ne reviendra pas sur la liberté d’expression, qui semble aujourd’hui être la seule – et étroite [8] – porte de sortie des militants écologistes [9] : l’invoquer n’a pas été le premier réflexe des auteurs d’infractions écologistes. Ils ont, d’abord, pensé à de très classiques faits justificatifs : la légitime défense de l’article 122-5 du Code pénal N° Lexbase : L2171AMD, très rarement [10], alors pourtant que ce sont bien des attaques que subit l’environnement [11] ; et l’état de nécessité de l’article 122-7 du même code N° Lexbase : L2248AM9, trop souvent [12], la question étant dès lors envisagée sous le prisme de ce seul fondement en doctrine [13]. Ces faits justificatifs sont presque systématiquement invoqués en défense avec toujours le même résultat : un inévitable échec [14] ! Le droit positif est trop restrictif pour que les militants puissent échapper aux conséquences pénales de leurs actions sur le fondement de ces textes.

4. État de nécessité environnemental et légitime défense environnementale. Ce qu’il faudrait pour que l’on reconnaisse une légitime défense environnementale ou un état de nécessité environnemental, c’est donc une réforme. Mais précisément : faut-il une réforme ? Faut-il une écologisation de l’état de la légitime défense et de l’état de nécessité ?

Sans même évoquer le caractère inhérent, voire salvateur de la désobéissance civile à toute vraie démocratie [15], on peut soutenir qu’une telle évolution s’impose, ne serait-ce que pour sécuriser juridiquement les actions militantes, pour inverser le rapport de force qui fait qu’alors que seuls 24 % des quelques infractions contre l’environnement constatées font l’objet de procès pénaux en bonne et due forme [16], la poursuite des infractions pour l’environnement, certes beaucoup moins insidieuses et clandestines, semble presque systématique [17]. Il faut une écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité ! Il en sera ici défendu le principe et proposé des modalités.

I. Le principe d'écologisation de l’état de nécessité et de la légitime défense

5. Pourquoi défendre l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité ? Pour des raisons simples répondant à deux exigences classiques en droit : cela serait juste et utile.

A. Justice de l’évolution

6. Nécessité.

L’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité apparaît conforme à une exigence de justice, de légitimité. C’est ce que l’on peut conclure en mettant les choses en perspectives avec un certain nombre de principes du droit pénal.

Au regard, d’abord, du principe de nécessité, la légitimité d’un état de nécessité ou d’une légitime défense environnementale se justifie pleinement au regard des menaces qui pèsent sur l’environnement  [18], d’un côté, et de la valeur juridique que ce dernier, ainsi que sa protection, se voient reconnaître aujourd’hui, d’un autre côté . Sur ce dernier point, il suffit de citer quelques grands textes internationaux [19] – des premières conventions utilitaristes, comme celle de 1883 sur la protection des phoques à fourrure, au récent traité sur la conservation de la biodiversité marine en haute mer en cours de finalisation [20], en passant par la Déclaration de Stockholm en 1972 – et européens [21], complétés de sources tirées de notre droit constitutionnel, la Charte de l’environnement inspirant de plus en plus le Conseil constitutionnel [22].

Plus spécifiquement, l’environnement est aussi valorisé par des normes pénales, et ce, à l’échelle globale [23], régionale [24] et nationale. Le Code pénal lui-même, en effet, fait de « l’équilibre de son milieu naturel et son environnement » un des « intérêts fondamentaux de la nation » [25]. C’est l’ériger en bien juridico-pénal méritant que l’on incrimine des comportements qui pourraient lui nuire et, par là même, qu’on puisse commettre des infractions en son nom. Question de cohérence.

7. Proportionnalité. La cohérence du système répressif est encore en cause lorsqu’il est question, ensuite, du principe de proportionnalité de la loi pénale. On admet déjà aujourd’hui que des infractions puissent être commises pour sauvegarder non seulement des personnes mais aussi des biens. Il semblerait logique, proportionné, qu’il puisse en être de même pour l’environnement.

S’agissant des biens – soit de la propriété – pour commencer, on peut sans doute concéder aujourd’hui, en dépit de l’équivalence des valeurs juridiques de cette dernière et de l’environnement, que celui-ci est plus important que les biens que nous possédons. De quoi sommes-nous propriétaires ? De quoi sont faits nos biens, si ce n’est d’entités naturelles transformées ou à l’état brut ? Pour le dire clairement : sans l’environnement, sans les éléments qui le composent, pas de biens, pas de propriété. La seconde est forcément ordonnée à la première. Qui peut le plus peut le moins : le système répressif qui autorise la légitime défense de la propriété privée peut – doit ! – autoriser celle de l’environnement !

Quant aux personnes, pour finir, on pourrait tenir le même raisonnement : sans biosphère équilibrée, climat suffisamment modéré ou ressources naturelles en quantité suffisante, pas de vie possible, pas d’humanité, pas d'êtres humains… Mais on ne le fera pas par attachement à l’idée que les personnes sont des fins en soi et qu’il n’est ni possible ni souhaitable de les subordonner à d’autres valeurs. Deux précisions, en revanche. Premièrement, lorsque l’on envisage la personne dans les articles 122-5 N° Lexbase : L2171AMD et 122-7 N° Lexbase : L2248AM9, on ne se réfère pas seulement à leur vie ou leur intégrité corporelle mais à l’ensemble de leurs intérêts extrapatrimoniaux – vie privée, liberté sexuelle, intégrité morale. Or s’il est difficile d’admettre qu’on mette l’environnement au-dessus de la vie d’une personne, on peut avoir moins de scrupule à le placer au-dessus de son honneur ou de son image… Secondement, il suffit, pour ne vexer personne, de considérer que l’environnement a au moins autant de valeur que la personne humaine pour tenir pour juste et proportionnée l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité.

8. Légalité. Enfin, une telle évolution serait légitime au regard du principe de légalité, simplement car il ne le violerait pas – à l’inverse de ce qui est couramment dit sur la contrariété de principe de la matière environnementale à ses exigences.

Le terme « environnement » lui-même, polysémique et renvoyant à des représentations et des réalités diverses [26], n’est peut-être – la nuance est importante ! – pas conforme à la légalité. Mais le plus souvent, c’est à d’autres notions, plus précises, que se réfèrent les textes : les eaux, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, les bois, forêts, landes ou maquis, la faune et la flore, voire les individus appartenant à telle ou telle espèce ou catégorie. Elles ne heurtent aucunement les exigences de précisions et de clarté de la loi pénale... pour qui veut s’instruire ou, au moins, s’informer.

La justice commande donc l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité.

B. Utilité de l’évolution

9. Inadéquation de l’état de nécessité et de la légitime défense actuels. L’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité peut encore sembler utile, voire nécessaire au regard de l’insuffisance du droit positif.

Cette insuffisance, c’est évidemment, pour commencer, celle de la légitime défense et de l’état de nécessité, lesquels sont envisagés de manière trop stricte pour être invocables par les militants écologistes.

Tout d’abord, ces faits justificatifs supposent que l’infraction réponde à un danger actuel. Cela conduit la jurisprudence à exclure la justification d’infractions écologistes commises pour éviter la réalisation d’un risque incertain : quant au moment de sa survenance – ce qui fonde le refus de l’état de nécessité aux militants agissant contre l’inaction climatique [27] ou pour alerter de la vulnérabilité de sites nucléaires à des attaques terroristes [28] ; voire quant au principe même de son existence – impliquant un rejet du risque de précaution, ne faisant pas l’objet d’un consensus scientifique, au détriment des faucheurs d’OGM [29], par exemple.

Ensuite, l’état de nécessité et la légitime défense ne peuvent être invoqués que pour sauver une personne ou un bien concrètement menacé et non l’environnement [30]. On plaide ainsi en vain en affirmant que les conséquences du réchauffement climatique se font déjà sentir, que la modification de la composition de l’atmosphère peut être analysée comme un préjudice écologique d’ores et déjà caractérisé. On ne peut, en droit positif, agir pour sauver le climat mais seulement pour sauver une personne ou un bien qui serait actuellement mis en danger par le changement climatique. Il n’existe qu’une possibilité : admettre ces faits justificatifs au profit de celui qui aura agi pour sauver une entité naturelle appropriée, ayant le statut juridique de bien, tel un animal domestique [31], une parcelle de terrain. Mais une autre limite se révèle alors : on ne saurait défendre un bien contre son propriétaire ! Celui qui bat son chien ou défriche entièrement son terrain ne peut subir d’infraction commise en légitime défense ou en état de nécessité [32].

Ensuite encore, la Chambre criminelle juge que l’infraction n’est commise en état de nécessité ou de légitime défense qu’autant qu’elle a été nécessaire, c’est-à-dire qu’elle a constitué le seul moyen d’éviter effectivement la réalisation du danger qui l’a motivée [33]. L’infraction, seul moyen : cela avait déjà conduit la Chambre criminelle à ne pas justifier le fauchage d’OGM [34] ; c’est ce qu’elle vient de juger à propos de militants ayant enduit de peinture des bidons de glyphosate dans un magasin de jardinage : « ils avaient accès à de nombreux moyens d’action, politiques, militants, institutionnels qui existent dans tout État démocratique » [35]. L’infraction, moyen utile : c’est ce que n’est pas le décrochage d’un portrait présidentiel affirme aussi la Cour de cassation [36]. Elle en dirait autant du fait d’asperger de soupe ou de peinture un tableau.

Enfin, la loi, pour la légitime défense, la jurisprudence, pour l’état de nécessité, ne justifient que les infractions commises contre des attaques ou des dangers injustes [37]. Cela interdit la justification d’infractions écologistes commises pour empêcher l’exercice d’activités peut-être dangereuses pour l’environnement mais néanmoins autorisées par l’administration. On ne saurait ni faucher les plants transgéniques de celui qui détient l’agrément requis pour les cultiver ni commettre des dégradations pour empêcher l’extension d’une mine dont l’exploitation a été autorisée.

10. Insuffisance de l’article 73 du Code de procédure pénale. Pour finir, l’insuffisance du droit positif tient à l’absence de palliatifs ou pis-aller satisfaisants. On songe spécialement à l’article 73 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3153I38, qui autorise toute personne à interrompre la commission d’une infraction punie d’une peine privative de liberté et à appréhender son auteur afin de le conduire à un officier de police judiciaire. Cela offre une possibilité aux militants car les infractions environnementales punies d’emprisonnement sont de plus en plus nombreuses. Mais cette possibilité est limitée : d’abord, le texte n’est applicable qu’en cas d’infraction flagrante, ce qui implique, en pratique, d’en être témoin – comme en matière de légitime défense et d’état de nécessité, du reste ; ensuite, cela laisse hors d’atteinte les contraventions, certains délits [38] et, a fortiori, les atteintes non manifestement illicites à l’environnement ; enfin, les actions des militants écologistes ne s’inscrivent pas, en pratique, dans cette logique d’auxiliaire de police.

On le voit, l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité, juste et utile, peut être défendue en son principe même !

II. Les modalités de l’écologisation de l’état de nécessité et de la légitime défense

11. Comment instituer la légitime défense environnementale et l’état de nécessité environnemental ? Par une évolution du droit positif, bien entendu, spécialement sous forme d’extensions des articles 122-5 N° Lexbase : L2171AMD et 122-7 N° Lexbase : L2248AM9 du Code pénal. Dans la mesure du possible car s’il y a des extensions possibles de ces faits justificatifs, il faut bien admettre que d’autres sont impossibles à opérer. Ils existent donc des limites à rappeler.

A. Les extensions possibles

12. Objet sauvegardé. L’optimisme, d’une part, conduit à considérer qu’un certain nombre d’extensions de la légitime défense et de l’état de nécessité est possible. Elles touchent à trois éléments.

C’est le cas, d’abord, de l’objet sauvegardé par l’infraction. Les choses sont assez simples. Le problème actuel tient au fait qu’on ne peut sauvegarder par la commission d’une infraction qu’une personne ou un bien [39]. La solution, quant à elle, est facilitée par le fait que le principe de légalité ne s’oppose pas par principe à ce que l’on se réfère, dans une norme pénale, à la notion d’environnement ou à une autre plus précise représentant ce bien juridique [40]. Il suffit donc d’intégrer aux articles 122-5 et 122-7 du Code pénal une telle référence, que l’on situerait idéalement juste après les personnes et juste avant les biens.

13. Actualité du péril. S’agissant, ensuite, du caractère actuel du péril pesant sur l’environnement, une extension est également possible, par la voie de l’interprétation des textes actuels comme par celle de leur modification.

La difficulté actuelle tient en effet à ce que la jurisprudence – et parfois la doctrine [41] – concentre dans le qualificatif « actuel » deux mots au sens légèrement différents : premièrement, le mot français « actuel » dont le sens commun est « qui se produit, qui existe au moment présent » [42] ; secondement, le même mot français, mais dans une acception philosophique qui rejoint le terme anglais « actual », signifiant « effectif » ou « véritable », par opposition à ce qui n’est que pensé comme tel [43]. Alors que le premier justifie que l’on écarte du champ de la justification les infractions commises avec trop d’anticipation, le second conduit à exclure également celle des faits qui, potentiellement présents, ne sont incertains que parce que manque un consensus scientifique en faveur de la reconnaissance de leur existence. Les deux situations sont très différentes. Lorsqu’en 1633, l’Inquisition force Galilée à renier sa théorie suivant laquelle la Terre tourne, cette réalité n’est précisément qu’une opinion, qui ne fait pas encore consensus : elle n’est pas certaine, on ne sait pas si la Terre tourne effectivement. Et pourtant, elle tourne au moment où parle Galilée ! Le consensus n’a pas fait démarrer ce phénomène par la suite. Il n’a fait qu’en admettre la réalité scientifique. Savoir si l’on doit admettre ou non que l’on puisse commettre une infraction pour protéger l’environnement contre un danger incertain dans ce sens précis revient finalement à se demander s’il est possible de faire pénétrer, à ce point, le principe de précaution dans le droit pénal. Rien n’empêche de penser qu’on le puisse à condition toutefois de respecter, évidemment, le strict cadre du principe de précaution [44]. Sous réserve, autrement dit, qu’en dépit de l’absence de consensus scientifique, une minorité de scientifiques sérieux soutiennent la thèse de l’existence du risque en question et qu’il s’agisse d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou la santé publique. Ainsi cantonnée – et textuellement encadrée – une telle évolution paraît à la fois nécessaire et raisonnable du double point de vue de la gravité des dommages environnementaux et des libertés individuelles.

14. Nécessité de l’infraction. C’est aussi par la voie de l’interprétation, enfin, que l’on peut faire évoluer l’appréciation du caractère nécessaire de l’infraction. Car exiger qu’elle constitue le seul moyen est une lecture très rigide et restrictive des articles 122-5 et 122-7 du Code pénal. Une lecture que l’on n’a pas toujours. On considère parfois qu’il suffit que l’infraction constitue le ou l’un des meilleurs moyens de mettre un terme à l’attaque ou au péril [45]. C’est sur ce fondement que les anciens enseignaient que, face à une attaque, une victime peut se défendre, y compris si elle aurait pu s’échapper [46]. Il ne semble pas qu’à celui qui se fait agresser, on rétorque qu’après tout, « il avait accès à d’autres moyens de se protéger, telle que la fuite ou la dissimulation ». Lorsque le danger est véritablement imminent ou actuel, les voies légales sont précisément insuffisantes. Si vraiment des plantations ou des personnes sont exposées à une substance telle que le glyphosate, manifester ou former des recours n’est plus utile ; la dégradation peut s’imposer. Dans l’arrêt du 29 mars 2023, c’est peut-être davantage l’actualité du péril qui faisait défaut…

B. Les extensions impossibles

15. Injustice du péril. Il faut cependant faire preuve de réalisme, d’autre part, en reconnaissant que certaines extensions de la légitime défense et de l’état de nécessité sont impossibles. Les difficultés sont, cela dit, variables, l’impossibilité étant tantôt relative, tantôt absolue.

L’impossibilité n’est, dans un premier temps, que relative pour ce qui est du caractère injuste de la menace pesant sur l’environnement.

D’un côté, aujourd’hui déjà, les atteintes illicites à l’environnement sont d’ores et déjà suffisamment nombreuses pour que les militants écologistes aient tout le loisir de commettre des infractions satisfaisant les exigences de la loi et de la jurisprudence en matière de légitime défense et d’état de nécessité. Empêcher l’exploitation d’un élevage industriel n’ayant pas obtenu d’autorisation administrative, bloquer un transport de déchets radioactifs si le transporteur n’est pas porteur du document requis par le Code de l’environnement, empêcher des chasseurs landais de chasser l’ortolan ou à la glu, faire cesser le fonctionnement de mégabassines jugées illégales : tout cela est possible dès lors, bien entendu, que le reste des conditions de la justification – spécialement la nécessité et la proportionnalité de l’infraction commise – sont réunies !

D’un autre côté, dans une perspective prospective, le caractère injuste de la menace n’est un obstacle pratique important que parce que le droit pénal français de l’environnement est, dans sa très grande majorité, une discipline accessoire, dépendante du droit administratif et, donc, des autorisations et dérogations distribuées par l’autorité administrative ou des mises en demeure qu’elle ne délivre pas. L’évolution de la matière vers un modèle autonome, protégeant l’environnement en tant que tel et non pas le droit administratif de l’environnement, aurait, entre autres intérêts, l’avantage de diminuer les occurrences d’atteintes licites à l’environnement.

16. Utilité de l’infraction. L’impossibilité, dans un second temps, est en revanche absolue si l’on s’intéresse au caractère utile de l’infraction commise.

Lorsque, d’un côté, l’acte militant consistera à faire véritablement obstacle à une atteinte qui menace concrètement l’environnement, l’infraction commise présentera une véritable utilité. S’il n’existe immédiatement aucun meilleur moyen d’empêcher sa réalisation, elle sera donc nécessaire. Elle pourra aussi être proportionnée, au moins dans la même mesure – c’est une question de cohérence, encore ! – que la légitime défense des biens : autrement dit, sauf le cas de l’homicide volontaire.

D’un autre côté, lorsque l’infraction aura, en revanche, pour seul but de lancer l’alerte, alors, il ne pourra y avoir état de nécessité ou légitime défense environnementales. Jamais une infraction ne pourra empêcher le réchauffement climatique ou l’attaque terroriste simplement crainte d’une centrale nucléaire ! Dans ce cas, seule la liberté d’expression [47] paraît un moyen de défense adapté.

17. Dernières rénovations du Code pénal? En conclusion, voici ce que pourrait donner concrètement l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité :

Article 122-5, alinéa 2, nouveau, du Code pénal [48] :

« N’est pas pénalement responsable, la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers l’eau, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, la faune et la flore, un animal ou une plante, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'atteinte. »

Article 122-7, nouveau, du Code pénal :

« N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui, un bien, l’eau, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, la faune et la flore, un animal ou une plante, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne, du bien ou de l’environnement, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »

Article 122-7-1, nouveau, du Code pénal :

« Lorsque l’atteinte visée à l’article 122-5 du Code pénal ou le danger mentionné à l’article 122-7 du même code, bien qu’incertains en l’état des connaissances scientifiques, pourraient affecter de manière grave et irréversible l’eau, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, la faune ou la flore [49], est également pénalement irresponsable celui qui accomplit un acte de défense ou un acte nécessaire à la sauvegarde de l’environnement dans les conditions posées aux articles susvisés. »

Dernières rénovations pour un nouveau monde ?

 

[1] Réseau A22 – Déclaration sur la Crise, avril 2022 [en ligne].

[2] N. Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, trad. G. Boulanger et N. Calvé, Babel Lux, 2015, p. 433 et s.

[3] Et à son « by any means necessary » prononcé lors d’un de ses discours, en 1964. L’expression est elle-même reprise de la conférence « Pourquoi nous employons la violence » prononcée par le grand Fanon à Accra en 1960 et employée, encore avant, par Sartre dans Les mains sales (1948).

[4] D. Bourg, C. Demay et B. Favre (dir.), Désobéir pour la Terre. Défense de l’état de nécessité, PUF, 2021, passim. ; P.-F. Laslier, La légitimation pénale des actions écologistes : une liberté de la désobéissance civile écologiste ?, Dr. pénal, 2023, Étude à paraître.

[5] « Nous nous engageons à désobéir ». V. à cet égard, D. Porchon et B. Villalba, Jusqu’où assumer la contre-violence en Anthropocène ?, AOC, 22 mai 2023.

[6] A.-C. Ambroise-Rendu, S. Hagimont, Ch.-F. Mathis et A. Vrignon (dir.), Une histoire des luttes pour l’environnement. 18e-20e Trois siècles de débats et de combats, Textuel, 2021.

[7] A. Dejean de la Bâtie, Droit pénal et mobiles militants : de l'indifférence à la déférence, AJ Pénal, 2020, p. 21.

[8] Encore que tout ne tient peut-être qu’à une question d’effort de motivation des juges du fond. V. Cass. crim., 29 mars 2023, n° 22-83.458, FS-B N° Lexbase : A53059L3. Sur la prédominance, en la matière, de la méthode des juges du fond sur le fond de ce qui est jugé, v. A. Costes, Décrochage des portraits officiels du Président de la République : quelques précisions à propos du contrôle de conventionnalité en droit pénal, obs. sous Cass. crim., 30 novembre 2022, n° 22-80.959, F-D N° Lexbase : A34938XN, Lexbase Pénal, février 2023, n° 57 N° Lexbase : N4391BZN.

[9] P. Roujou de Boubée, L’argument conventionnel de la légitimité : les décrocheurs de portraits sont-ils des « criminels légaux » ?, ce numéro. Adde S. Detraz, Le contrôle de proportionnalité en droit pénal environnemental, à paraître ; P.-F. Laslier, op. cit.

[10] Le seul exemple trouvé – et encore le moyen de défense est-il sous-exploité – est Cass. crim., 7 février 2007, n° 06-80.108, F-D N° Lexbase : A3018D9N.

[11] J. Lagoutte, La légitime défense environnementale : inspirations puisées dans l’œuvre d’Hayao Miyazaki (et d’Isao Takahata), in Miyazaki et le droit. Du rêve à la réalité, PUAM, coll. Inter normes, 2023, à paraître.

[12] Cass. crim., 19 novembre 2002, n° 02-80.788, inédit N° Lexbase : A2434CXG ; Cass. crim., 7 février 2007, préc. ; Cass. crim., 3 mai 2011, n° 10-81.529, FS-D N° Lexbase : A2474HQP ; Cass. crim., 15 juin 2021, n° 20-83.749, F-B N° Lexbase : A00954WG ; Cass. crim., 22 septembre 2021, n° 20-80.489, FS-B N° Lexbase : A134647Y, n° 20-80.895, FS-D N° Lexbase : A442447Y et n° 20-85.434, FS-B N° Lexbase : A134747Z ; Cass. crim., 29 mars 2023, n° 22-83.911, F-B N° Lexbase : A39239LU.

[13] D. Bourg, C. Demay et B. Favre, op. cit. ; S. Detraz, op. cit. ; P.-F. Laslier, op. cit.

[14] Si l’on excepte quelques décisions hasardeuses de juridictions audacieuses.

[15] D. Bourg, C. Demay et B. Favre, Introduction. La désobéissance civile environnementale en état de nécessité ?, p. 7 et s., et D. Bourg, Des fondements et fonctions de la désobéissance civile, p. 15 et s., in D. Bourg, C. Demay et B. Favre, préc.

[16] M. Bouhoute et M. Diakhaté, Le traitement du contentieux de l’environnement par la justice pénale entre 2015 et 2019, Infostat Justice, 2021, n° 182.

[17] Et il ne s’agit que de l’une des asymétries – des iniquités  : – caractérisant la manière dont est traité le militantisme, écologiste en particulier. La violence de la répression policière (S. Foucart, Mégabassines : « La débauche de moyens dépêchés par l’État contre les opposants contraste avec la tranquillité dont jouissent les tenants de l’agro-industrie », Le Monde, 26 mars 2023 [en ligne] ; M. Kokoreff, Raconter Sainte-Soline : mégabassines et violences d’État, AOC, 4 avril 2023 [en ligne]), du discours politique (G. d’Allens, « Écoterrorisme », un mot prétexte contre la lutte écologique, Reporterre, 3 novembre 2022 [en ligne]) mais aussi des pratiques, telles que la cellule Demeter (A. Massiot, «Agribashing» : enquête sur la cellule Demeter, dispositif politique contre une menace fantôme, Libération, 8 septembre 2020 [en ligne] ; Cellule Demeter : enquête sur les dérives de la lutte contre les violences agricoles, France Culture, 30 octobre 2021 [en ligne]) ou le marquage par PMC (F. Buisson, Sainte-Soline ou la politique de la zone, AOC, 24 avril 2023 [en ligne]), voire des politiques publiques n’ayant, a priori, aucun rapport avec la question environnementale, comme celle des contrats d’engagement républicain issus de la loi du 24 août 2021 N° Lexbase : L6128L74 (J. Talpin, Loi séparatisme : la critique associative face au contrat d’engagement républicain, AOC, 17 février 2023 [en ligne]) en sont d’autres. Et, comme le rappelle Maxime Brenaut (in « La qualification des "infractions écologistes" », ce numéro), cela n’est pas une nouveauté…

[18] À cet égard, v. simplement Giec, Synthesis Report of the IPCC Sixth Assessment Report (AR6). Longer Report, 20 mars 2023.

[19] J.-M. Lavieille, H. Delzangles et C. Le Bris, Droit international et européen de l’environnement, Ellipses, 4e, 2018.

[20] Communications des Nations Unies relatives à l'élaboration d'un texte sur la conservation de la biodiversité marine au-delà des zones de juridiction nationale [en ligne]. V. D. Bailly, P.-Y. Cadalen, B. Guilloux et alii, Biodiversité marine, vers un nouveau traité de l’ONU, AOC, 4 avril 2023 [en ligne].

[21] Sans même détailler la jurisprudence de la Cour europénne des droits de l’Homme (v. pour une synthèse, CEDH, Guide sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Environnement, mise à jour 31 août 2022) et les mille et cent règlements et directives de l’Union européenne en la matière, on citera l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne N° Lexbase : L2497IP8 et l’article 37 de sa Charte des droits fondamentaux N° Lexbase : L0230LGM.

[22] Jusqu’à le mener à considérer la protection de l’environnement comme un objectif à valeur constitutionnelle pouvant limiter la liberté d’entreprendre (Cons. const., décision n° 2019-823 QPC, du 31 janvier 2020 N° Lexbase : A85123CA).

[23] V. ainsi les conventions Marpol, relative aux pollutions maritimes, et CITES, sur le commerce des espèces protégées, de 1973. Pour d’autres exemples, v. J. Lagoutte, L’apport du droit pénal international à la réaction aux risques et dommages environnementaux, in L’apport du droit privé à la protection de l’environnement, dir. J. Lagoutte, Mare & Martin, 2022.

[24] Où l’on retrouve spécialement la Directive du 19 novembre 2008 relative à la protection de l'environnement par le droit pénal N° Lexbase : L1148ICI, actuellement en pleine révision. V. J. Lagoutte, L’influence (toute relative) du droit de l’Union européenne sur le droit pénal de l’environnement, in L’influence du droit de l’Union européenne sur le droit pénal spécial, dir. M. Bardet et T. Herran, IFJD, 2023, à paraître.

[25] C. pén., art. 410-1 N° Lexbase : L1980AMB.

[26] L. Fonbaustier, Environnement, Anamosa, coll. Le mot est faible, 2021.

[27] Cass. crim., 3 mai 2011, préc.

[28] Cass. crim., 15 juin 2021, préc.

[29] Cass. crim., 19 novembre 2002, préc. ; Cass. crim., 7 février 2007, préc.

[30] Comme l’a très tôt remarqué le Professeur Jacques-Henri Robert, in Droit pénal général, 3e, PUF, 1998, p. 250, et 258.

[31] V. not. Cass. crim., 8 mars 2011, n° 10-82.078, F-D N° Lexbase : A4085HMA cité à tort (A. Vouland, Portrait de l’état de nécessité en droit français, in D. Bourg, C. Demay et B. Favre, op. cit., p. 207 et s.) comme témoignant d’une approche large de l’état de nécessité en droit français…

[32] Quoi qu’en dise le site du ministère de l’Intérieur… [en ligne]. Précisons que cela est sans incidence sur la responsabilité pénale du propriétaire lui-même au titre de la contravention de mauvais traitement envers un animal (C. pén., art. R. 654-1) ou du délit de défrichement non autorisé (C. for., art. L. 363-1).

[33] Cass. crim., 22 septembre 2021, préc.

[34] Cass. crim., 19 novembre 2002, préc. ; Cass. crim., 7 février 2007, préc. ; Cass. crim., 3 mai 2011, préc. ;

[35] Cass. crim., 29 mars 2023, préc.

[36] Cass. crim., 3 mai 2011, préc. Adde Cass. crim., 15 juin 2021, préc.

[37] S. Detraz, op. cit.

[38] Ainsi de certains délits forestiers (C. for., not. art. L. 163-2 N° Lexbase : L0408MDH, L. 163-5 N° Lexbase : L0410MDK, L. 163-6 N° Lexbase : L0308MDR, L. 163-9 N° Lexbase : L0309MDS) ou des pollutions maritimes commises au-delà de la mer territoriale (C. env., art. L. 218-22 N° Lexbase : L2133IBM).

[39] Supra, n° 9.

[40] Supra, n° 8.

[41] S. Detraz, op. cit. ; P.-F. Laslier, op. cit. ; J.-Ch. Saint-Pau, op. cit.

[42] TLFi, V° « Actuel ».

[43] Ibid.

[44] Ph. Kourilsky et G. Viney, Le principe de précaution, Odile Jacob, 2000.

[45] Not. P.-F. Laslier, op. cit. ; X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, 14e, 2023, n° 260 ; J. Pradel, Droit pénal général, 21e, Cujas, 2016, n° 344 ; F. Rousseau, L’imputation dans la responsabilité pénale, Dalloz, NBT, 2009, n° 128.

[46] H. Donnedieu de Vabres, Traité élémentaire de droit criminel et de législation pénale comparée, Sirey, 1947, n° 397 ; R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français, t. 2, Sirey, 3e, 1914 n° 446 ; G. Vidal et J. Magnol, Cours de droit criminel et de science pénitentiaire, Arthur Rousseau, 9e, 1947 n° 203.

[47] Ou, dans le cadre des strictes limites qu’il pose, l’article 122-9 du Code pénal N° Lexbase : L0902MCE.

[48] À glisser entre les deux alinéas existants, l’environnement devant primer au moins la propriété. 

[49] Il s’agit des termes de l’article 5 de la Charte de l’environnement.

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Fiscalité des entreprises

[Focus] Plus-values professionnelles : l’exclusion des régimes d’exonération en présence d’un mandat de gestion

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N5941BZ3

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par Jérôme Mazeres, Fiscaliste - Diplômé en gestion de patrimoine, Les fourmis du patrimoine

Le 21 Juin 2023

Mots-clés : plus-value professionnelle • actif immobilisé • mandat de gestion • sociétés

1.- Lors de la cession d’un élément d’actif immobilisé, affecté à l’exercice d’une activité relevant des bénéfices industriels et commerciaux, des bénéfices agricoles ou des bénéfices non commerciaux, il est possible de bénéficier de plusieurs régimes d’exonération de la plus-value professionnelle. Certains régimes peuvent se cumuler entre eux. Ces régimes trouvent à s’appliquent lorsque l’activité opérationnelle est exercée par une entreprise individuelle, ou une société de personnes relevant de l’impôt sur le revenu. Ces régimes ne trouvent pas à s’appliquer en présence d’une entreprise ou d’une société relevant de l’impôt sur les sociétés.


 

Nous pouvons notamment citer les régimes suivants :

  • article 238 quindecies du Code général des impôts N° Lexbase : L8929MCP (exonération en fonction de la valeur des éléments cédés) ;
  • article 151 septies A du Code général des impôts N° Lexbase : L0305MGE (exonération en cas de départ à la retraite) ;
  • article 151 septies B du Code général des impôts N° Lexbase : L1142IEZ (exonération des plus-values immobilières professionnelles à long terme).

2.- L’article 151 septies du Code général des impôts permet quant à lui de bénéficier d’un régime d’exonération en fonction du chiffre d’affaires de l’entreprise. Plusieurs conditions cumulatives doivent être respectées :

  • exercice d’une activité artisanale, commerciale, industrielle, agricole ou libérale ;
  • à titre professionnel,
  • durant à minima 5 ans ;
  • le chiffre d’affaires doit être en deçà d’un certain seuil :
  • Inférieur à 250 000 euros pour des activités de vente, afin de bénéficier d’une exonération totale de plus-values. Entre 250 000 euros et 350 000 euros de chiffre d’affaires, l’exonération sera partielle ;
  • Inférieur à 90 000 euros pour des activités de service, afin de bénéficier d’une exonération totale des plus-values. Entre 90 000 euros et 126 000 euros  de chiffres d’affaires, l’exonération sera partielle.

I. L’activité doit être exercée à titre professionnel

3.- Parmi les conditions devant être remplies pour l’application de ce régime, il est nécessaire que l’activité soit exercée à titre professionnel. Les commentaires administratifs [1] précisent pour le cas de l’entreprise individuelle : « L'exercice à titre professionnel implique la participation personnelle, directe et continue à l'accomplissement des actes nécessaires à l'activité. En revanche, le volume de l'activité déployée est sans incidence sur son exercice à titre professionnel, sans préjudice, notamment, de la condition tenant à une participation continue à cette activité ».

4.- Les contrats déléguant l’exercice de l’activité opérationnelle de l’entreprise à un tiers sont susceptibles de remettre en cause l’exercice de l’activité à titre professionnel, et notamment l’exigence d’une participation personnelle, directe et continue. À ce titre, les commentaires administratifs précisent [2] : « La notion de participation directe exige du contribuable qu'il s'implique dans la gestion opérationnelle de l'activité. Les contribuables qui se bornent à exercer leurs seules prérogatives d'associés ou de propriétaires de l'entreprise en participant aux conseils de direction ou aux assemblées générales, ou en exerçant un contrôle a posteriori de la gestion, ne peuvent pas être considérés comme participant directement à l'activité de l'entreprise ».

À titre d’exemple, les propriétaires d’un fonds de commerce donnant celui-ci en location-gérance [3] ne peuvent pas bénéficier du régime d’exonération en fonction du chiffre d’affaires.

5.- Lorsque l’activité opérationnelle est exercée par une société, les commentaires administratifs semblent poser une présomption relative à l’exercice à titre professionnel. Ceux-ci précisent [4] : « Les sociétés ou groupements qui exercent une activité de nature industrielle, commerciale, artisanale, libérale ou agricole de manière continue sont réputés exercer une activité professionnelle ».

Cependant, elle tempère celle-ci en indiquant : « Cela étant, les activités qui ne requièrent pas le déploiement de diligences régulières ou continues ne sont pas éligibles à la présente exonération. Les entités qui se bornent à exercer leurs seules prérogatives d'associés ou de propriétaires d'une entreprise en participant aux conseils de direction ou aux assemblées générales, ou en exerçant un contrôle a posteriori de la gestion, ne peuvent pas être considérés comme participant directement à l'activité de l'entreprise au sens des dispositions de l'article 151 septies du CGI ».

6.- Ainsi, l’activité doit être poursuivie par le contribuable lui-même, ce qui explique que la location-gérance ne permet pas au bailleur de bénéficier du régime prévu à l’article 151 septies du Code général des impôts [5].

Par ailleurs, la jurisprudence a eu l’occasion de préciser, qu’en cas de cession d’un élément d’actif par une société, la notion d’exercice de l’activité à titre professionnel s’apprécie au niveau de la société de personnes et non au niveau de ces associés [6]. En effet, la société de personnes dispose d’une personnalité distincte de celle de ses membres [7].

II. L’appréciation de la condition relative à l’activité à titre professionnel est appréciée différemment au cas de la location meublée 

7.- L’analyse de la condition relative à l’exercice de l’activité à titre professionnel s’apprécie de manière différente pour les activités de location en meublé.

En effet, l’article 155 du Code général des impôts N° Lexbase : L6174LU9 précise pour ce type d’activité, que celle-ci est exercée à titre professionnel, dès lors que les deux conditions cumulatives suivantes sont respectées :

  • les recettes annuelles retirées de cette activité par l’ensemble des membres du foyer fiscal excèdent 23 000 euros ;
  • les recettes issues de la location meublée excèdent les autres revenus professionnels du foyer.

Si l’activité est qualifiée de professionnelle, la plus-value portant sur l’immeuble ouvre droit au régime des plus-values professionnelles, et notamment à l’application de l’article 151 septies du Code général des impôts. Si tel n’est pas le cas, c’est le régime des plus-values immobilières privées qui s’applique [8].

III. Les conséquences liées à la mise en place d’un mandat de gestion: le risque de perte du régime de faveur !

8.- La cour administrative d’appel de Lyon vient de rendre un arrêt [9] publié au recueil Lebon, le 20 avril 2023, concernant les risques liés à la mise en place d’un mandat de gestion pour l’application de l’article 151 septies du Code général des impôts.

9.- Dans cette affaire, une EURL était propriétaire de plusieurs lots d’un ensemble immobilier. Ceux-ci étaient affectés à une activité hôtelière. L’EURL ainsi que les autres investisseurs avaient délégué la gestion de l’hôtel à une SNC. En outre, l’EURL était associée d’une société en participation. La gérance de la société en participation avait été confiée à la SNC.

L’EURL a cédé les lots qu’elle détenait, et a fait application de l’article 151 septies du Code général des impôts.

L’administration fiscale a remis en cause l’application du régime d’exonération, considérant que l’EURL n’exerçait pas une activité professionnelle d’exploitant hôtelier.

10.- L’interrogation portait ainsi sur le fait de savoir si le mandat de gestion est susceptible de déqualifier l’exercice à titre professionnel.

Si la doctrine administrative pose une présomption d’exercice d’activité à titre professionnel, lorsque l’activité est exercée par une société, il ne s’agit que d’une présomption simple.

Le fait de déléguer la gestion d’une activité à un tiers est susceptible de déqualifier l’exercice de l’activité à titre professionnel.

La cour administrative d’appel de Lyon s’inscrit ainsi complètement dans cette logique, lorsqu’elle précise : « Pour bénéficier de l'exonération prévue par les dispositions précitées, le contribuable doit justifier que le bien dont la cession a dégagé une plus-value a été affecté à l'une des activités professionnelles visées à cet article, que celle-ci a été exercée pendant cinq ans avant la cession et que sa participation à l'accomplissement des actes nécessaires à l'activité a été personnelle, directe et continue.

Si, en principe, tout membre d'une société en participation qui a pour objet une activité imposable dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux, des bénéfices agricoles ou des bénéfices non commerciaux doit être présumé y exercer une activité professionnelle, il en va, en revanche, différemment lorsqu'une ou plusieurs personnes autres que l'intéressé, qu'il s'agisse des associés ou non, ont été désignées pour gérer la société. Dans ce cas, il ne peut être regardé comme exerçant personnellement l'activité mise en société que si sa participation effective à cette activité est établie ».

11.- Dans cette affaire, la juridiction administrative lyonnaise relève l’existence d’un mandat de gestion. On comprend que c’est la SNC qui gérait l’hôtel.

On rappellera que la participation doit être effective, et qu’elle ne peut pas se cantonner à l’exercice de ses droits d’associés. Il faut aller au-delà.

Cela explique également pourquoi l’attestation du gérant de la société en participation, attestant de la présence du gérant de l’EURL à chaque réunion, et son intervention sur chaque décision n’avait que peu de chance de prospérer.

La jurisprudence [10] considère être en présence d’une activité à titre professionnel lorsque des tâches d’exécution sont réalisées comme par exemple : l’accueil téléphonique de la clientèle, l’accueil des clients, la réception des commandes, la préparation des livraisons…

Au cas présent, il semble que l’associé unique de l’EURL n’ait pas cherché à démontrer l’exercice de tâches spécifiques à la gestion de l’hôtel, comme la gestion des clients ou des fournisseurs par exemple.

On peut cependant penser que si de tels éléments de preuve avaient été apportés, que la solution n’aurait certainement pas été la même.

12.- Cependant, un point peut surprendre quant au raisonnement mis en œuvre par la cour administrative d’appel de Lyon. En effet, celle-ci considère que « c’est à bon droit que l’administration a estimé que l’EURL, ainsi que son associé » n’exerçaient pas une activité professionnelle » au sens des articles 151 septies et 155, IV du Code général des impôts.

On doit avouer que l’on a un peu de mal à comprendre pourquoi l’associé est visé. Il s’agit ici de la cession de lots d’immeubles détenus par l’EURL.

Ce point surprend dans la mesure où, en cas de cessions des éléments d’actif par l’EURL, il nous semble, conformément à la jurisprudence citée précédemment, que dans la mesure où celle-ci dispose d’une personne morale distincte de ses membres, c’est à son niveau que doit être caractérisé l’exercice à titre professionnel.

Ce type de raisonnement amenant à s’interroger sur la participation de l’associé nous semble plutôt découler de l’article 151 nonies du Code général des impôts N° Lexbase : L9116LKT (voir de l’article 70 du même Code pour les sociétés agricoles).

La position de la CAA de Lyon nous semble être une référence à la position du Conseil d’Etat [11], notamment sur la participation de l’associé d’une société en participation. Cette affaire concernait là encore le secteur hôtelier. La problématique portait sur la déduction des intérêts de l’emprunt contracté par l’associé pour acquérir des parts.

13.- Au final, cet arrêt qui est susceptible de poser certaines questions entraine la perte des régimes d’exonération des contribuables.

Autant dire, qu’il convient de bien mesurer les conséquences liées à la conclusion d’un mandat de gestion, et ceux d’autant plus que la CAA de Lyon a écarté l’application du régime des plus-values immobilières privées.

 

[1] BOI-BIC-PVMV-40-10-10-10 n° 90 et suivants, du 9 janvier 2013 N° Lexbase : X6643ALM.

[2] BOI-BIC-PVMV-40-10-10-10 n° 180 et suivants.

[3] Pour un exemple voir CAA de Paris, 9 novembre 2011, n° 10PA05595 N° Lexbase : A5404H8N.

[4] BOI-BIC-PVMV-40-10-10-10 n° 230.

[5] CAA de Nantes, 12 décembre 2019, n° 17NT03228 N° Lexbase : A9094Z9P.

[6] TA Toulouse, 19 mars 2019, n° 1705932 et n° 1706034.

[7] CE Contentieux, 11 juillet 2011, n° 317024, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0239HWR.

[8] BOI-BIC-CHAMP-40-20 n° 240 et suivant, du 3 mai 2023 N° Lexbase : X6921ALW.

[9] CAA Lyon, 20 avril 2023, n° 21LY03722 N° Lexbase : A67419SH.

[10] CE 9° et 10° ch.-r., 8 juin 2016, n° 387826 N° Lexbase : A2415RSA.

[11] CE 3° et 8° ssr., 9 juillet 2003, n° 230116 N° Lexbase : A1935C9K.

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Fiscalité du patrimoine

[Brèves] Déclaration d’ISF et respect des droits de la défense du contribuable

Réf. : Cass. com., 1er juin 2023, n° 21-19.311, FS-B N° Lexbase : A63879XT

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par Maxime Loriot, Notaire Stagiaire - Doctorant en droit international privé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le 27 Juin 2023

► Par un arrêt rendu le 1er juin 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation était amenée à apprécier un litige relatif à l’étendue des pouvoirs de l’administration fiscale relatif aux demandes d’éclaircissements ou de justifications en matière d’ISF.

Rappel des faits et procédure :

  • un contribuable monégasque est porteur de 99,9 % des parts d’une société civile immobilière française. À cet effet, il souscrit chaque année une déclaration au titre de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ;
  • à la suite d’un contrôle, l’administration fiscale a demandé au contribuable la fourniture de justificatifs relatifs au passif déclaré sous l’intitulé « capital non libéré ». Face à l’absence de réponse de celui-ci, elle lui a adressé une proposition de rectification au titre des années 2012 à 2014 ;
  • le contribuable a assigné l’administration fiscale afin d’obtenir la décharge des impositions et pénalités contestées. En première instance, les juges du fond ont débouté le contribuable de ses prétentions. Par conséquent, celui-ci a interjeté appel ;
  • en appel, la cour d’appel d’Aix-en-Provence (CA Aix-en-Provence, 11 mai 2021, n° 18/16830 N° Lexbase : A47204RA) a débouté le requérant de ses prétentions. Elle a notamment estimé que les dispositions de l’article L. 23 A du LPF N° Lexbase : L9087LKR ne faisaient pas obstacle à la mise en œuvre de la procédure de contrôle prévue par l’article L10, eu égard à son caractère facultatif. Dès lors, elle en déduit une absence de détournement de procédure et d’irrégularité de la procédure d’imposition.
  • en conséquence, le contribuable a formé un pourvoi en cassation. Au soutien de ses prétentions, il faisait notamment valoir que la Cour d’appel aurait méconnu l’article L. 10 du LPF N° Lexbase : L3156KWS, L. 23 du même Code et l’article 768 du CGI N° Lexbase : L8137HLX dès lors que le passif déductible de l’assiette de l’ISF pouvait être justifié par tous modes de preuves. Ainsi, il estimait que la preuve pouvait être valablement rapportée par le biais de la production du grand livre de la SCI faisant état d’un capital non libéré.

Question de droit. Était posée à la Chambre commerciale de la Cour de cassation la question suivante : L’erreur consistant pour l'administration à fonder sa demande sur l'article L. 10 du LPF, au lieu de l'article L. 23 A du même Livre, emporte-t-elle décharge des droits mis en recouvrement à la suite d’une rectification de la déclaration d’ISF?

Solution

La Chambre commerciale de la Cour de cassation rend un arrêt de rejet. Elle rappelle tout d’abord que l’administration a la faculté de demander aux redevables de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) tous renseignements, justifications ou éclaircissements relatifs aux déclarations qu’ils ont souscrites sur le fondement de l’article L. 10 du LPF.

Toutefois, c'est sur le fondement de l'article L. 23 A du même Livre qu'elle doit, si elle l'estime nécessaire, leur adresser une demande d'éclaircissements et de justifications portant sur la composition de l'actif et du passif de leur patrimoine ou sur le caractère insuffisant de la réponse à cette demande.

Or, en l’espèce, si selon l’administration fiscale la preuve de l'existence d'une dette a bien été rapportée par la production de la page du bilan de la SCI correspondante, il restait à l'administration de s'assurer que cette dette n'avait pas déjà été prise en compte dans la valorisation de la SCI, soit en la mettant au passif de la SCI, soit en minorant l’actif.

Les juges de la Haute Cour en déduisent que la production d’un extrait du grand livre général portant la somme litigieuse sous l’intitulé « capital non libéré », ne permettait pas de procéder à un examen global de la situation comptable de la SCI.

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Fiscalité internationale

[Brèves] Revenus réputés distribués et application de la convention franco-brésilienne

Réf. : CE 8 ch., 12 mai 2023, n° 466665 N° Lexbase : A14389US

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N5832BZZ

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par Maxime Loriot, Notaire Stagiaire - Doctorant en droit international privé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le 20 Juin 2023

Le Conseil d’État est venu trancher un litige, le 12 mai 2023, relatif à la qualification de revenus réputés distribués en application de la convention franco-brésilienne.

Par principe, l’article 109 du CGI N° Lexbase : L2060HLU prévoit que sont considérés comme revenus distribués :

  • tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital ;
  • toutes les sommes ou valeurs mises à la disposition des associés, actionnaires ou porteurs de parts et non prélevées sur les bénéfices.

Le 1° du 1 de l’article 109 du CGI établit une présomption de distribution à l’égard de tous les bénéfices non investis dans l’entreprise, quelle que soit la forme de la distribution.

Par ailleurs, les revenus distribués par une société française à des bénéficiaires non-résidents font l’objet d’une retenue à la source, prélevée au taux de 25 %. Traditionnellement, l’administration estime que la retenue à la source prévue par l’article 119 bis, 2 du CGI doit être entendue comme s’appliquant à tout versement de dividendes de source française dont le bénéficiaire effectif est un non-résident (BOI-RPPM-RCM-30-30-10-10, n° 1 N° Lexbase : X5049ALL).

Rappel des faits

  • Une société a fait l’objet d’un redressement sur le fondement de l’article 57 du CGI N° Lexbase : L9738I33 à hauteur des prestations non facturées en 2010 à sa filiale brésilienne au motif que le transfert indirect de bénéfices à l’étranger constituait des renonciations à recettes.
  • L’administration fiscale a qualifié les sommes litigieuses de revenus distribués au sens de l’article 109, 1, 1° du CGI et les a soumises à la retenue à la source, au taux de 25 % de l’article 119 bis du CGI N° Lexbase : L6035LMH.
  • En conséquence, la société a contesté la qualification retenue par l’administration fiscale et a engagé une action en justice. Au soutien de ses prétentions, la société s’appuyait notamment sur une instruction administrative de 1972 (BOI 14-B-17-73) dans laquelle l’administration avait indiqué que la convention franco-brésilienne avait vocation à couvrir, du côté français, « tous les produits considérés comme revenus distribués au sens du CGI ».

 

Procédure

  • En première instance, les juges du fond ont fait droit à la demande de la société et lui ont reconnu le bénéfice du taux réduit de 15 % prévu par la convention franco-brésilienne, par application de l’instruction administrative susvisée.
  • L’administration fiscale a interjeté appel de cette décision devant la CAA de Versailles. En appel, la cour administrative d’appel de Versailles, dans un arrêt rendu le 21 juin 2022 (CAA Versailles, 21 juin 2022, n° 20VE02607 N° Lexbase : A2529788), a fait droit à la demande de l’administration fiscale. Selon les juges d’appel,  une instruction contraire avait été publiée au BOI en 1991, de sorte que l’instruction plus favorable de 1972 ne pouvait être opposable, ayant été reprise au BOFiP uniquement à compter du 12 septembre 2012.
  • Un pourvoi en cassation a été formé contre cet arrêt par la société requérante.

Question de droit. Était posée au Conseil d’État la question suivante : Un contribuable peut-il se prévaloir d’une instruction administrative n’ayant pas encore fait l’objet d’une reprise au BOFiP, en vue de faire opposition à la qualification de revenus réputés distribués et à la retenue à la source au sens des articles 109, 1, 1° et 119 bis du CGI ?

Solution

Par un arrêt rendu le 12 mai 2023, le Conseil d’État a rejeté le pourvoi formé par le contribuable et a rendu un arrêt confirmatif de l’arrêt rendu par la CAA de Versailles. Les juges du Conseil d’État ont refusé de faire application à des revenus réputés distribués le bénéfice du taux réduit de 15 % prévu par la Convention franco-brésilienne relative aux dividendes.

En conséquence, la CAA de Versailles a jugé à bon droit que la doctrine administrative la plus favorable ne pouvait être opposable à l’administration fiscale.

newsid:485832

Procédure administrative

[Jurisprudence] Le renouvellement des limites de la distinction des recours dans la contestation des décisions à objet pécuniaire : la mise à jour de l’option offerte par la jurisprudence « Lafage »

Réf. : CE, 2°-7° ch. réunies, 25 mai 2023, n° 471035, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A70499WY

Lecture: 26 min

N5839BZB

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine, directeur scientifique de l'Encyclopédie "Procédure administrative"

Le 14 Juin 2023

Mots clés : titre de perception • plein contentieux • recours pour excès de pouvoir • créance • comptable public

Le recours contre un titre de perception, en l'occurrence un courrier informant un agent public de l'intention de son employeur d'opérer des retenues sur ses traitements pour absence de service fait à la suite de l'exercice de son droit de retrait, ne relève pas du plein contentieux mais du recours pour excès de pouvoir car la décision ne comporte pas l'indication du montant de la créance ou qu'elle émane d'un organisme employeur qui n'est pas doté d'un comptable public.


 

On ne peut, aujourd’hui, faire du contentieux administratif sans appréhender la distinction fondamentale entre recours pour excès de pouvoir (REP) et recours de plein contentieux ou de pleine juridiction (RPJ). Pourtant ni le Code de justice administrative, ni aucun autre texte ne définissent les deux recours. La construction de la distinction, fort ancienne, a été jurisprudentielle et, partiellement, doctrinale. C’est Edouard Laferrière qui a, la première fois, œuvré en distinguant, suivant les pouvoirs du juge, le contentieux de la pleine juridiction, le contentieux de l’annulation, le contentieux de l’interprétation et le contentieux de la répression [1] avant que Léon Duguit [2] ne distingue, à son tour, le contentieux objectif [3] du contentieux subjectif [4]. Puis, c’est sur la base de ces deux interprétations qu’on a, plus ou moins, perpétué la distinction entre le REP et le RPJ.

Alors qu’on pourrait penser le contraire, le RPJ est, en premier lieu, le recours de droit commun, historiquement le premier à être apparu en contentieux administratif. Il est un recours subjectif en ce qu’il permet d’obtenir du juge qu’il statue sur l’existence, le contenu et les effets des droits subjectifs du requérant [5]. Le juge détient ici des pouvoirs entiers qui lui permettent d’épuiser la question qui lui est soumise. Il lui est donc possible d’annuler la décision, de la réformer, de lui substituer sa propre décision ou encore de condamner l’administration. Les RPJ sont, classiquement, divisés en deux catégories. Les RPJ subjectifs ou « la pleine juridiction intégrale » [6] soumettent au juge la question de l’existence et de l’étendue d’un droit subjectif (droit à réparation, droit à l’exécution d’un contrat). Les RPC objectifs ou « la pleine juridiction de légalité » [7] posent au juge une question de conformité d’un acte administratif aux normes supérieures.

Ils se rapprochent du REP par leur objet mais s’en écartent au regard des pouvoirs du juge vis-à-vis de l’acte. C’est la loi et la jurisprudence qui déterminent les actes administratifs pour lesquels le recours ouvert est un RPJ. Dans ces cas, l’administré n’a alors pas d’autre choix que d’intenter un RPJ car l’exception du recours parallèle rend irrecevable le REP lorsque le requérant dispose d’un autre recours juridictionnel lui permettant d’obtenir une satisfaction équivalente. Le REP est, en second lieu, un recours objectif qui permet, quant à lui, d’annuler, sommairement, l’acte administratif si celui-ci est susceptible d’être illégal. C’est une création jurisprudentielle qui est apparue au XIXème siècle [8] et qui a reçu une consécration législative par la loi du 24 mai 1872 [9].  

Au-delà de ces définitions, il n’y a jamais eu de véritable consensus sur la distinction entre les deux recours principaux et « l’on doit bien se résigner à admettre que l’absence de consensus trahit la vanité des tentatives de classification, lesquelles semblent irrémédiablement vouées à l’échec » [10]. Si la remise en cause de la distinction, malgré des critiques de plus en plus fortes [11], n’est toujours pas d’actualité, il faut, de plus, relever que le REP et le RPJ ne sont pas séparés par une frontière étanche. Ils peuvent, depuis longtemps, être cumulés au sein d’une même requête afin que l’administré obtienne, par une même décision, l’annulation de l’acte administratif illégal et la réparation du dommage qui résulte de l’illégalité commise par l’administration [12]. Un fonctionnaire qui fait l’objet, par exemple, d’une sanction disciplinaire illégale peut déposer une requête afin d’obtenir l’annulation de la sanction (conclusions d’excès de pouvoir) et la réparation du préjudice subi (conclusions de pleine juridiction). La combinaison des deux recours dans une même requête permet au requérant d’obtenir une pleine satisfaction en une seule action juridictionnelle.

Les deux types de recours sont, ensuite, interchangeables lorsqu’est en cause une décision dont l’objet est purement pécuniaire. Par dérogation à l’exception du recours parallèle, la jurisprudence autorise l’administré à intenter un REP contre les décisions administratives à objet purement pécuniaire plutôt qu’un RPJ. C’est le cas de la jurisprudence « Lafage »  [13] où la nature du contentieux peut, dans certains cas, dépendre de la nature des conclusions présentées et des moyens soulevés à l’appui de ces conclusions : REP lorsque le requérant se borne à demander l’annulation de la décision qu’il conteste et ne présente, à l’appui de son recours, que des moyens de légalité, RPJ dans le cas contraire. Cette jurisprudence permet, notamment, au requérant, dans des contentieux formés contre des décisions à caractère pécuniaire (par exemple les décisions par lesquelles l’administration refuse une somme d’argent : refus d’une prime à un fonctionnaire, refus d’une subvention), de bénéficier de la dispense du ministère d’avocat qui n’existe qu’à l’égard du REP. Imposer au requérant des frais d’instance largement supérieurs à l’intérêt pécuniaire en jeu ne pouvait avoir, en effet, qu’une incidence dissuasive et pouvait porter atteinte à l’effectivité du droit au recours juridictionnel.

Si cette jurisprudence a mis à mal la distinction entre les deux recours, elle a, néanmoins, été canalisée puisque le juge administratif a choisi de favoriser, objectivement, la voie du RPJ dans de nombreux contentieux qui relèvent « par nature » du plein contentieux. On assiste, cependant, parfois, à une sorte de renaissance ou de retour de la jurisprudence « Lafage » comme en témoigne la décision « Marcou » par laquelle le juge administratif admet la recevabilité du REP contre le refus de versement, à un universitaire, de la prime de recherche et d’enseignement supérieur [14]. La circonstance selon laquelle lorsqu’un requérant demande, d’une part, l’annulation d’une décision lui refusant un avantage financier et, d’autre part, la condamnation de l’État à lui verser les sommes en litige n’a plus pour effet de donner à l’ensemble des conclusions le caractère d’une demande de plein contentieux comme c’était le cas auparavant [15]. La jurisprudence « Lafage » est en quelque sorte réactivée « dans son esprit et son utilité » [16], dans la mesure où il est désormais possible de former un REP contre une décision pécuniaire refusant le versement d’une somme d’argent tout en demandant l’annulation de la décision qui l’a privé des intérêts et qu’il soit enjoint à la personne publique le versement de ces intérêts. L’objet pécuniaire de telles conclusions ne faisant pas obstacle à la recevabilité des demandes dès lors qu’elles sont dispensées du ministère d’avocat

C’est dans cette même logique qu’apparait la demande d’avis faite au Conseil d’État en application de l’article L. 113-1 du CJA N° Lexbase : L2626ALT que nous sommes amenés ici à commenter. C’est la cour administrative d’appel de Versailles qui, dans un litige qui concerne à nouveau le recours d’un agent public contre une décision à objet pécuniaire, est à l’origine de la demande d’avis. Elle pose une première question visant à savoir quelle est la nature d’un recours dirigé contre une lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait. Le Conseil d'État répond en commençant par rappeler la règle issue de la jurisprudence « Lafage » selon laquelle « la nature d’un recours exercé contre une décision à objet pécuniaire est fonction […] tant des conclusions de la demande soumise à la juridiction que de la nature des moyens présentés à l’appui de ces conclusions » puis en rappelant que le principe issu de cette même jurisprudence se heurte aux recours qui revêtent « par nature le caractère d’un recours de plein contentieux ».

Ce dernier rajoute, ensuite, que si « le recours dirigé contre un titre de perception relève par nature du plein contentieux, la lettre informant un agent public de ce que des retenues pour absence de service fait vont être effectuées sur son traitement ne peut à cet égard être assimilée à une telle décision lorsqu'elle ne comporte pas l'indication du montant de la créance ou qu'elle émane d'un organisme employeur qui n'est pas doté d'un comptable public. Des conclusions tendant à l'annulation de cette décision et du rejet du recours gracieux formé contre celle-ci doivent être regardées comme présentées en excès de pouvoir ». Le fait que ce recours pour excès de pouvoir soit assorti de conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint à l’administration de rembourser la somme prélevée, « qui relèvent du plein contentieux, n’a pas pour effet de donner à l’ensemble des conclusions le caractère d'une demande de plein contentieux ».

Le juge d’appel a posé une seconde question visant à savoir si l’erreur commise par le juge sur son office, en raison d’une méprise sur la nature du recours dont il est saisi, constitue un moyen d’ordre public susceptible d’être relevé d’office dans le cadre de l’exercice d’une voie de recours. Le Conseil d’État a répondu par l’affirmative en restant fidèle, sur ce point, à sa jurisprudence.

La réponse aux deux questions posées montre une volonté certaine du juge administratif de renouveler, quelque peu, les limites de la distinction des recours dans la contestation des décisions à objet pécuniaire en rappelant et remettant à jour l’option offerte par la jurisprudence « Lafage » tout particulièrement quand la décision en cause n’est pas assimilable à un titre de perception. Si l’option n’a jamais été remise en cause dans son principe, elle est ici réactualisée ainsi que toute la question de la frontière entre les différents recours dans la contestation des décisions à objet pécuniaire (I). Mais en agissant de la sorte, le juge renouvelle, aussi, en même temps, toute la question de l’utilité même, aujourd’hui encore, de la distinction des recours en la matière (II) même si l’erreur commise par un juge sur l’étendue de ses pouvoirs en raison de la méprise sur la nature du recours continue d’être toujours qualifiée comme un moyen d’ordre public.

I. Un juge qui réactualise la question de la frontière entre les différents recours dans la contestation des décisions à objet pécuniaire

C’est toute la question de la frontière entre les deux principaux recours en contentieux administratif qui est examiné, en l’espèce, par le juge quand ces derniers concernent la contestation de décisions à objet pécuniaire. C’est, plus précisément, la frontière entre le champ d’action de la jurisprudence « Lafage » et celui de la pleine juridiction par nature. Le juge avait œuvré depuis peu dans une logique visant à favoriser le RPJ en faisant relever, par nature, toute une série de contentieux de recours. Cette logique avait amené à mettre quelque peu à l’écart l’option définie par la jurisprudence « Lafage » (A). La décision d’espèce va à l’encontre de cette logique en mettant, plutôt, en avant la constance et l’opiniâtreté de l’option de la jurisprudence « Lafage » (B)

A. La non-prise en compte de la jurisprudence définissant les recours contre les titres de perception comme des recours de pleine juridiction par nature

La solution de la jurisprudence « Lafage » s’est plus ou moins développée, que ce soit dans le contentieux de la fonction publique [17] ou en dehors [18]. Puis c’est l’intervention de la loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif [19] qui a largement remis en cause l’équilibre jurisprudentiel. Le Conseil d’État, craignant que la jurisprudence « Lafage » ne contrarie l’objectif de diminution de sa charge de travail durant cette période transitoire, a réduit son champ d’application afin d’éviter que les requérants ne privilégient le REP au détriment du RPJ pour pouvoir continuer à le saisir en appel [20]. Le Conseil d’État a, ainsi, fermé la voie du REP au bénéfice du contentieux objectif de pleine juridiction en faisant relever, par nature, du RPJ, la contestation de différentes décisions à objet pécuniaire, telles que les titres exécutoires [21] ou les ordres de versement [22], ces derniers étant, désormais, confondus en une seule et même catégorie : les titres de perception [23]. Le Conseil d’État a prolongé sa jurisprudence au-delà des difficultés liées à la transition de la réforme des cours d’appel. Il a considéré que le bénéfice de la jurisprudence « Lafage » devait être, également, écarté pour la contestation de décisions qui sont assimilables à des titres de perception et a étendu la solution à d’autres configurations plus proches du cas d’espèce.  Dans un litige qui portait sur le régime à appliquer à une lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indument payée, le Conseil d’État a qualifié la lettre de mesure préparatoire du titre de perception non susceptible de recours sauf si elle informe qu’en cas d’absence de paiement spontané du militaire, la somme sera retenue sur sa solde. Dans ce cas, elle peut et doit faire l’objet d’un RPJ [24]. La solution a été, ensuite, généralisée au-delà du cas des militaires [25].

Enfin relèvent aussi, par nature, du RPJ, la contestation de certaines décisions à objet pécuniaire comme les sanctions pécuniaires infligées par certaines autorités de régulation. La solution a été matérialisée par le législateur (CJA, art. L. 311-4 N° Lexbase : L7393L8C) et le juge à travers l’arrêt d’assemblée « Société ATOM » [26]. Le Conseil d’État précisant, récemment, que relève, également, du plein contentieux, le recours contre une décision de la commission de l’Autorité des marchés financiers refusant d’homologuer, dans le cadre d’une procédure de composition administrative, l’accord proposé et validé par le collège de la même autorité [27]. Cela étant, cette jurisprudence est cantonnée aux seules sanctions administratives c’est-à-dire aux sanctions ayant un caractère pénal. La jurisprudence « Société ATOM » ne concerne donc pas les sanctions professionnelles ou les sanctions disciplinaires prises à l’égard des agents publics [28] ou encore les sanctions prises par les fédérations sportives envers les athlètes convaincus de dopage [29].

Si on regarde, ainsi, l’ensemble de cette jurisprudence, on peut légitimement se demander, comme certains, « si la jurisprudence Lafage n’est pas devenue une complication dont on pourrait se passer » [30] ou si « la "perturbation" générée par cette jurisprudence est révolue, le Conseil d’État ayant fermé la voie de l’excès de pouvoir au bénéfice du contentieux, objectif, de pleine juridiction » [31]. Certaines inquiétudes persistent néanmoins notamment lorsque les sommes concernées par le titre de perception sont faibles dans la mesure où le RPJ est de fait interdit aux débiteurs compte tenu des frais engendrés par le caractère obligatoire du ministère d'avocat et ceci, même si la jurisprudence « Lafage » reste applicable aux actes de recouvrement de certaines créances ordinaires [32]. Le Conseil d’État va monter et montre encore que la jurisprudence « Lafage » peut, en certaines circonstances, garder toute sa pertinence alors qu’on pensait justement « révolue ».

B. La mise en avant de la constance et de l’opiniâtreté de l’option offerte par la jurisprudence « Lafage »

Le Conseil d’État a admis, avec la jurisprudence « Lafage » que, si l’agent disposait de la possibilité d’exercer un recours de plein contentieux tendant à ce que ce que son employeur public soit condamné à lui verser l'indemnité litigieuse, il pouvait, aussi, saisir le juge de l'excès de pouvoir, mais seulement pour lui demander l'annulation, pour illégalité, de la décision refusant le bénéfice de ladite indemnité. Une telle solution préserve le droit au recours des agents à agir en justice lorsque les enjeux financiers sont relativement faibles tout en sauvegardant les principes structurants du recours pour excès de pouvoir puisqu’on ne peut alors demander au juge que l'annulation du refus de verser la somme d'argent en litige.

La constance et l’opiniâtreté de cette décision avaient déjà été rappelées à la faveur d’une décision « Marcou » [33] dans laquelle le Conseil d’État confirme la jurisprudence « Lafage » en la précisant et en l’étendant. Il indique, ainsi, dans le cas où, dans une même instance, il y a présentation de conclusions tendant à l'annulation pour excès de pouvoir d'une décision et des conclusions relevant du plein contentieux tendant au versement d’une indemnité pour réparation du préjudice causé par l’illégalité fautive que le requérant estime constituée par cette même décision, que cette circonstance n’a pas pour effet de donner à l’ensemble des conclusions le caractère d’une demande de plein contentieux. Dans un litige portant sur le versement d’une somme d’argent, les conclusions ayant trait au principal et celles ayant trait aux intérêts sont, ainsi, de même nature : il en résulte que, lorsqu’un requérant est recevable à demander, par la voie d’un REP, l’annulation de la décision administrative qui l’a privé de cette somme, il est également recevable à demander, par la même voie, l’annulation de la décision qui l’a privé des intérêts qui y sont attachés. De telles conclusions à fin d’injonction, bien qu’ayant un objet pécuniaire, ne doivent pas, à peine d'irrecevabilité, être présentées par le ministère d'un avocat.

La jurisprudence refusait, jusqu’alors l’exercice de conclusions aux versements d’intérêt au taux légal, pourtant de droit (C. civ., art. 1231-7 N° Lexbase : L0619KZX), en excès de pouvoir [34]. Elle estimait qu’une décision juridictionnelle annulant le refus de versement d'une aide ne constituait pas une condamnation à une indemnité ou une condamnation pécuniaire parce que le juge de l'excès de pouvoir ne fait que se prononcer sur la légalité d'une décision et qu’il ordonne à l'administration non pas de payer mais de prendre une nouvelle décision [35].

Dans la ligne de cet arrêt « Marcou », le Conseil d’État est revenu sur cette solution concernant les intérêts moratoires en jugeant que, lorsqu’un juge a annulé pour excès de pouvoir la décision refusant de requalifier en contrat d’agent non titulaire le contrat du requérant et enjoint à la personne publique de reconnaître à l’intéressé la qualité d’agent non titulaire et de lui verser les sommes qu’il aurait perçues si cette qualité lui avait été reconnue, cette personne peut prétendre, en exécution de ce jugement, au bénéfice d’intérêts moratoires sur la somme qui lui a été allouée au titre de la régularisation de sa rémunération même si le litige relevait du contentieux de l’excès de pouvoir [36]. Le requérant peut, désormais, clairement présenter des conclusions ayant trait aux intérêts moratoires dans un litige en excès de pouvoir portant sur le versement d'une somme d'argent.

Dans la même logique, toute la question, dans l’arrêt d’espèce, était de savoir si la lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées, en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait, est au nombre des décisions à objet pécuniaire dont la contestation peut relever du recours pour excès de pouvoir, et non du recours de plein contentieux, en fonction de la formulation de la demande du requérant. Pour le Conseil d’État, si on est bien en présence d’un titre de perception qui relève par nature du plein contentieux, la lettre informant un agent public que des retenues sur son traitement vont être effectuées, en raison de l’exercice injustifié de son droit de retrait, ne peut être assimilée à une telle décision si elle ne comporte pas le montant de la somme à prélever, ou si elle émane d’un organisme qui ne dispose pas d’un comptable public. En pareil cas, sa contestation ne relève donc pas par nature du recours de plein contentieux, mais peut aussi relever du recours pour excès de pouvoir en application de la jurisprudence « Lafage ». Autrement dit, le Conseil d’État rappelle bien que dès lors que la décision en cause n’est pas assimilable à un titre de perception, l’option offerte par la jurisprudence « Lafage » peut et doit jouer pleinement, cette dernière gardant, en ce sens, toute sa pertinence. Comme le note le rapporteur public sous l’avis, « dans une telle hypothèse, c’est le droit commun qui prévaut, c’est-à-dire la jurisprudence Lafage : si les conclusions dont le juge est saisi tendent à l’annulation de la décision de procéder aux retenues sur traitement, alors il s’agit d’un REP ». La circonstance que ces conclusions soient assorties d’une demande d’injonction de restituer les sommes prélevées n’y change rien. Le juge donne, ainsi, son plein effet à la décision d’annulation du juge en l’accompagnant d’une injonction de faire pour l’administration, sans que l’intérêt de la jurisprudence « Lafage », qui consiste principalement à contourner l’obligation du ministère d’avocat, ne soit perdu.

Au-delà du rappel de la survie et de la pertinence toujours actuelle de la jurisprudence « Lafage », l’avis d’espèce amène le Conseil d’État à se questionner, également, sur l’acuité de l’utilité de la distinction des recours dans la contestation des décisions à objet pécuniaire. 

II. Un juge qui renouvelle la question de l’utilité de la distinction des recours dans la contestation des décisions à objet pécuniaire

Si on met de côté la question de la nature du recours, le juge d’appel a, dans l’arrêt d’espèce, posé une seconde question au Conseil d’État visant à demander à ce dernier si l’erreur commise par le juge sur son office, en raison d’une méprise sur la nature du recours dont il est saisi, constitue un moyen d’ordre public susceptible d’être relevé d’office dans le cadre de l’exercice d’une voie de recours. En vertu de sa jurisprudence traditionnelle, le juge suprême a répondu par l’affirmative (A) alors que le rapporteur public lui proposait, pourtant une autre solution et, qu’au final, il y a, de plus en plus d’arguments qui militent pour la fin de la distinction des recours, la détermination d’un REP ou d’un RPJ ne changeant, en définitive, rien à l’office effectif du juge (B).

A. L’erreur commise par un juge sur l’étendue de ses pouvoirs en raison de la méprise sur la nature du recours continue d’être un moyen d’ordre public

Le juge administratif exerce logiquement son office au regard des seuls moyens et conclusions dont il est saisi par les parties au litige. Il a de larges pouvoirs inquisitoriaux avec beaucoup de possibilités d’interprétation mais il ne peut remplacer les protagonistes au litige, notamment si ces derniers se montrent défaillants sauf à statuer ultra petita ce qui est formellement prohibé. Il existe cependant une exception au principe ainsi établi et à l’interdiction de statuer ultra petita. Celle-ci se retrouve dans le cadre des moyens d’ordre public. Au même titre que les moyens tirés de l’irrecevabilité de la requête [37], de l’incompétence territoriale de la juridiction saisie au sein de l’ordre administratif [38] ou encore de la violation du principe de l’autorité absolue de la chose jugée [39], figure, au rang de moyen d’ordre public, le moyen de l’erreur commise par un juge sur l’étendue de ses pouvoirs en raison de la méprise sur la nature du recours dont il est saisi [40].

C’est donc en restant fidèle à sa jurisprudence antérieure que le Conseil d’État répond à la seconde question posée par le juge d’appel quant à l’erreur commise par un juge sur l’étendue de ses pouvoirs en raison de la méprise sur la nature du recours. Il se borne, en ce sens, à retenir que « dans l’hypothèse où le juge a méconnu tout ou partie de son office en raison d’une erreur quant à la nature du recours concernant la lettre informant un agent public de ce que des retenues pour absence de service fait vont être effectuées sur son traitement, le moyen tiré de la méconnaissance de son office est d’ordre public ».

C’est un moyen qui doit donc être relevé d’office par le juge de cassation [41] en suivant la procédure définie à l’article R. 611-7 du CJA c’est-à-dire qu’il doit en informer les parties et les mettre à même de présenter des observations sur celui-ci. Il en va de même, en toute logique, pour le juge d’appel quand l’erreur est le fait du juge de première instance [42]. Enfin, une partie peut, également, soulever le moyen pour la première fois en cassation comme cela a été rappelé récemment [43] et comme cela peut aussi exister devant la Cour de cassation qui considère que peut être soulevé devant elle le moyen d’ordre public, de pur droit, que le juge du fond aurait dû, même en l’absence de toute demande en ce sens, relever d’office [44].

Le rapporteur public, Philippe Ranquet, proposait, pourtant, au Conseil d’État de changer quelque peu sa jurisprudence en tenant compte de l’ « office effectif » du juge [45]. L’erreur sur la nature du contentieux et de l’étendue des pouvoirs du juge ne devant être censurée d’office que « si elle a eu une incidence sur les réponses apportées aux conclusions et moyens dont il était saisi, ou du moins si elle est susceptible d’en avoir eu une » [46], autrement dit que quand l’erreur est susceptible d’avoir des conséquences concrètes sur l’issue du litige. C’est très souvent le cas en pratique[ 47] mais le juge pourrait ainsi « ignorer l’erreur qui n’a rien changé à la procédure, à la substance du raisonnement et à la solution, et ne se manifesterait que par les termes employés. La conséquence extrême serait, sinon, de devoir censurer d’office le jugement du seul fait qu’y figure l’expression : « il ressort des pièces du dossier » au lieu de : « il résulte de l’instruction », ou inversement ».   

B. La détermination d’un REP ou d’un RPJ ne change pourtant rien à l’office effectif du juge

Cette distinction classique, cloisonnée, est aujourd’hui révolue. Des mouvements ont parcouru les deux grandes catégories de recours contentieux au point qu’on peut réellement se demander si on peut encore les distinguer et si la structure classique du contentieux administratif a encore un sens aujourd’hui. Car elle est dans un premier temps remise en question par la coexistence des deux recours et l’évolution récente du recours pour excès de pouvoir et dans un second temps bouleversée par la montée en puissance du plein contentieux objectif.

Comme le note le rapporteur public, quand il évoque la distinction des recours, « toute cardinale et pertinente que reste cette distinction, les évolutions de long terme vont plutôt dans le sens du rapprochement entre le REP et une partie des pleins contentieux dit objectifs – le pluriel étant ici de rigueur tant l’office du juge est fonction de la matière ».

L’une comme l’autre voie permet d’examiner l’ensemble des questions de légalité de la décision de retenue, y compris de légalité externe ; combinée à l’injonction de restituer les retenues, leur annulation aura le même effet qu’on annule en excès de pouvoir la décision proprement dite ou la lettre à l’agent concerné assimilée à un titre de perception.

Si elle peut heurter les défenseurs de la distinction des recours en contentieux administratif, une telle proposition repose pourtant sur des arguments indéniables en ce qui concerne la contestation des décisions à objet pécuniaire.

D’une part, en ce qui concerne les règles qui leur sont applicables, les recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux ont connu au fil du temps un rapprochement. Notamment, alors que la jurisprudence Lafage était justifiée par la volonté de faire échapper certains litiges à l’obligation du ministère d’avocat, les recours de plein contentieux soustraits à cette obligation se sont multipliés, faisant alors perdre à la jurisprudence Lafage une partie de son intérêt (voir CJA, art. R. 431-3 N° Lexbase : L9937LAB).

D’autre part, dans le cadre de la contestation d’une décision à objet pécuniaire, la saisine du juge de l’excès de pouvoir ou du plein contentieux peut avoir la même issue. Comme le relève P. Ranquet, « l’une comme l’autre voie permet d’examiner l’ensemble des questions de légalité de la décision de retenue, y compris de légalité externe ; combinée à l’injonction de restituer les retenues, leur annulation aura le même effet qu’on annule en excès de pouvoir la décision proprement dite ou la lettre à l’agent concerné assimilée à un titre de perception ».

En liant l’erreur sur la nature du contentieux à la méconnaissance de l’étendue de son office par le juge, le Conseil d’État a vraisemblablement souhaité sauver les apparences de la distinction des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux.

Pour autant, sa formule laisse ouverte la question de savoir si le juge doit censurer d’office l’erreur sur la nature du contentieux, même si elle n’a pas pour autant pour effet de conduire le juge à méconnaître son office…


[1] E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Paris, Berger-Levrault., 1887, tome 1, p. 15 et suiv., voire site Revue Générale du droit.

[2] L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, Boccard, 1928, tome 2, p. 458 et suiv.

[3] Le contentieux objectif traité de l’ensemble des demandes tendant à ce qu’il soit statué sur la légalité de l’acte.

[4] Le contentieux subjectif traité de l’’ensemble des demandes tendant à la reconnaissance et la satisfaction d’un droit subjectif.

[5] Le juge doit, en l’occurrence, se prononcer sur les droits du requérant (par ex., reconnaissance d’un droit à réparation, d’un droit à l’exécution d’un contrat, ou encore d’un droit à une décharge d’impôt.

[6] D. Botteghi et A. Lallet, Le plein contentieux et ses faux-semblants, AJDA, 2011, p. 157 et P. Caille, Manuel de contentieux administratif, Paris, Editions juridiques franco-allemandes, 2018, 3ème éd., § 23, site Revue Générale du droit.

[7] Ibid. et P. Caille, Manuel de contentieux administratif, Paris, Editions juridiques franco-allemandes, 2018, 3ème éd., § 23, site Revue Générale du droit, § 25.

[8] Voir, par ex., N. Sild, Les origines historiques du recours pour excès de pouvoir : nouvelles perspectives, Droits, 2017, n° 65, p. 131 et suiv. ; Notions générales et historiques sur le recours pour excès de pouvoir  (chapitre 1er) in E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Paris, Berger-Levrault, 2ème édition, 1896, n°52438, site Revue Générale du droit.

[9] L’article 9 de la loi du 24 mai 1872 (JO, 31 mai 1872, p. 1) portant réorganisation du Conseil d’État dispose que « le Conseil d’État statue souverainement… sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs ».

[10] P. Caille, Manuel de contentieux administratif, op. cit., chapitre introductif § 20, n° 25894, site Revue Générale du droit.

[11] Voir, par ex., F. Melleray, La distinction des contentieux est-elle un archaïsme ?, JCP éd. A, 2005, A, n° 1296 ; H. Lepetit-Collin et A. Perrin, La distinction des recours contentieux en matière administrative. Nouvelles perspectives, RFDA, 2011, p. 813 et suiv. ; D. Truchet, Office du juge et distinction des contentieux : renoncer "aux branches", RFDA, 2015, p. 657 et suiv.

[12] CE, 31 mars 1911, n° 34272, n° 34270 et n° 34271, Rec. CE, p. 407, 409 et 410, S. 1912, 3, p. 129, note M. Hauriou ; CE, Sect., 3 décembre 1952, Sieur Dubois, Rec. CE, p. 555, JCP 1953, II, n°7353, note G. Vedel. À noter que, toutefois, dans cette hypothèse, les conclusions aux fins d’annulation et les conclusions aux fins d’indemnisation conservent leur autonomie : examinées séparément par le juge, elles sont, en outre, soumises à des régimes juridiques distincts

[13] CE, 8 mars 1912, Lafage, req. n°42612 N° Lexbase : A5471B7R, Rec. CE, p. 348, concl. G. Pichat, D. 1914, 3, p. 49, concl. G. Pichat, S. 1913, 3, p. 1, concl. G. Pichat et note M. Hauriou, RDP, 1912, p. 266, note G. Jèze.

[14] CE, Sect., 9 décembre 2011, n° 337255 N° Lexbase : A1768H4A, Rec. CE, p. 616, concl. R. Keller, AJDA, 2012, p. 897, note A. Legrand, RFDA, 2012, p. 441, note R. Rambaud, RFDA, 2012, p. 279, concl. R. Keller.

[15] Tirant les conclusions de la reconnaissance des pouvoirs d’injonction pour l’exécution des décisions, le juge administratif abandonne, de la sorte, la jurisprudence CE, 7 novembre 1990, n° 113217 N° Lexbase : A6112AQG, AJDA, 1991, p. 142, concl. C. de Montgolfier.

[16] R. Rambaud, Les avatars de la jurisprudence 'Lafage', RFDA, 2012, p. 441 et suiv.

[17] V. par exemple, CE, 12 février 1954, Bierge, Rec. CE, 1954, p. 99.

[18] V. notamment CE, ass., 7 juill. 1950, Oeuvre de Saint-Nicolas et Assoc. parents d'élèves de l'enseignement technique privé de la Seine, Rec. CE, 1950, p. 422 ; CE, 9 février 1968, Sté La Foncière des Champs-Élysées, Rec. CE, 1968, p. 109 ; CE, 1er juillet 1970, n° 78905 N° Lexbase : A1216B78, Rec. CE, 1970, p. 452.

[19] Loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987, portant réforme du contentieux administratif N° Lexbase : L4326A3M.

[20] Transfert de la compétence d'appel aux cours administratives d'appel créées à cette occasion s'est fait de manière progressive, portant initialement sur le plein contentieux (à compter de l'installation des cours administratives d'appel le 1er janvier 1989) et ensuite, en trois étapes (1er septembre 1992, 1er janvier 1994 et 1er octobre 1995), sur l'excès de pouvoir.

[21] CE, Sect., 27 avril 1988, n° 74319 N° Lexbase : A7642APQ, Rec., p. 172, AJDA, 1988, p. 438, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre.

[22] CE, Sect., 23 décembre 1988, n° 70113 N° Lexbase : A7895AP4, Rec., p. 465, AJDA, 1989, p. 254, concl. M. Fornacciari.

[23] Voir le décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962, portant règlement général sur la comptabilité publique (RGCP), puis la création des titres de perception en 1992 (loi n° 92-1476 du 31 décembre 1992 N° Lexbase : L5405H7C et décret n° 92-

1369 du 29 décembre 1992 N° Lexbase : L7550HKT), enfin l’état actuel du droit dans le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012, relatif à la gestion budgétaire et comptable publique N° Lexbase : L3961IUA.

[24] Voir notamment CE, avis, 25 juin 2018, n° 419227 N° Lexbase : A9112XTN. Par cet avis, après avoir considéré que « La lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indûment payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, un titre de perception lui sera notifié, est une mesure préparatoire de ce titre, qui n’est pas susceptible de recours », le Conseil d’État a retenu que « La lettre par laquelle l’administration informe un militaire qu’il doit rembourser une somme indûment payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, cette somme sera retenue sur sa solde est, en revanche, une décision susceptible de faire l’objet d’un recours de plein contentieux » (jurisprudence citée par le rapporteur public).

[25] Dans une décision certes inédite n° 425728-429165 du 29 décembre 2020 N° Lexbase : A27384BZ: quand l’administration se borne à informer un fonctionnaire qu’il doit rembourser une somme indument payée et qu’en l’absence de paiement spontané de sa part, un titre de perception sera émis, ou encore que les modalités de remboursement seront ultérieurement précisées, il n’y a pas là d’acte susceptible de recours ; la requête dirigée contre un titre de perception relève, quant à elle, du plein contentieux, et « il en va de même pour la requête dirigée contre la lettre par laquelle l’administration informe un fonctionnaire qu’une somme indument payée fera l’objet d’une retenue sur son traitement » (jurisprudence citée par le rapporteur public).

[26] L'arrêt d’Assemblée « Société ATOM » du 16 février 2009 (n° 274000 N° Lexbase : A2581EDX), Rec. p.25, concl. Legras, AJDA, 2009, p.583, chron. Liéber et Botteghi, JCP éd. A, 2009, comm. 2089, note Bailleul, RFDA, 2009, p.259, concl. Legras, RJEP, 2009, comm. 30, note Melleray ; v. également sur la question du retrait du permis de conduire à points CE, avis, 9 juillet 2010, n° 336556 N° Lexbase : A1398E4K, Rec. p. 287, Dr. adm., 2011, comm. 133, note Bailleul.

[27] CE, ass., 20 mars 2020, n° 422186 N° Lexbase : A03613KL, Rec. CE, p. 107, RFDA, 2020. 473, concl. Dutheillet de Lamothe, AJDA, 2020. 654, ibid. 934 , chron. C. Malverti et C. Beaufilsa., préc. Cette solution s’explique par le fait que si cette procédure constitue une alternative à la procédure de sanction, le refus d’homologation de la transaction a pour effet de rebasculer l’affaire dans la procédure de sanction.

[28] CE, 27 juillet 2009, n° 313588 N° Lexbase : A1332EKK, JCP éd. A, 2009, 2245.

[29] CE, 2 mars 2010, n° 324439 N° Lexbase : A6450ESP.

[30] R. Chapus, Droit du contentieux administratif , Montchtestien, 13e éd., 2008, n° 836.

[31] P. Caille, Manuel de contentieux administratif, op. cit.

[32] Ainsi la contestation par un commissaire enquêteur de l'indemnité qui lui est allouée par le préfet est toujours rattachée au contentieux de l'excès de pouvoir : CE, sect., 8 mars 1991, n° 100180 N° Lexbase : A9851AQW, Lebon, p. 86, AJDA, 1991, p. 463, concl. M. Fornacciari, RFDA, 1991, p. 786, note M. Beyssac, Rev. adm., 1991, p. 330, note H. Ruiz-Fabri, D. 1992, somm. p. 381, note P. Bon.

[33] P. Caille, Manuel de contentieux administratif, op. cit., chapitre introductif, § 24.

[34] Dans son arrêt « Crégut » du 11 juillet 1991, le Conseil d’État avait estimé que les litiges relatifs au versement d’intérêts moratoires avaient toujours le caractère de plein contentieux, y compris lorsque le versement des intérêts était la conséquence directe de l’annulation d’une décision administrative refusant un avantage financier (CE, 11 juill. 1991, nº 91758 N° Lexbase : A0446ARX, Rec. CE 1991, p. 1032).

[35] CE, 28 juillet 2000, n° 191373 N° Lexbase : A9324AGG, Lebon T., p. 1172.

[36] CE, 7 février 2020, n° 420567 N° Lexbase : A93893D4.

[37] Par exemple au regard des délais : CE, 21 janvier 1970, n° 76924 N° Lexbase : A4178B8A, p. 35 ; ou de l’absence d’intérêt à agir : CE, 5 mai 1961, Librairie Aristide Quillet, p. 297.

[38] CE, 4 octobre 1967, n° 60608 N° Lexbase : A3030B7D, p. 352.

[39] CE, 28 juillet 1999, n° 195572 N° Lexbase : A3936AX3.

[40] CE, 27 avril 2007, n° 274992 N° Lexbase : A9778DUP, Lebon T. p. 1046.

[41] Bien que n’étant pas d’ordre public, certains moyens peuvent néanmoins être relevés d’office. Il en ira ainsi, par exemple, si la décision contestée ne fait pas grief (CE, 8 avril 1994, n° 145780 N° Lexbase : A0673ASQ, p. 185), ou s’il résulte de l’instruction qu’il n’y a plus lieu de statuer sur la requête (CE, 3 décembre 1993, n° 137417 N° Lexbase : A1610ANX) ; ou si la composition d’un jury de concours a été jugée irrégulière par le tribunal (TA Versailles, 30 août 1993, Département des Yvelines).

[42] Voir en ce sens, pour l’application par le Conseil d’État statuant comme juge d’appel après cassation, CE, 4 juillet 2012, n° 352417 N° Lexbase : A4718IQS.

[43] CE, 24 janvier 2023, n° 450834 N° Lexbase : A08619A7.

[44] Cass. crim., 23 novembre 2021, n° 21-83.892, FS-B N° Lexbase : A65147CA.

[45] Conclusions de Philippe Ranquet sur Ariane.

[46] Ibid. 

[47] Cf. jurisprudence citée par le rapporteur public…. Dans les autres décisions, la différence tient au champ d’application de la loi (application de la loi nouvelle plus douce en plein contentieux des sanctions prononcées par l’administration, (voir CE, ass., 16 février 2009, n° 274000, oréc.), à l’utilisation à tort ou au contraire à l’omission à tort d’utiliser les pouvoirs propres du juge du plein contentieux des contrats (voir à nouveau CE, 4 juillet 2012, n° 352417 et CE, 9 octobre 2020, n° 422483 N° Lexbase : A33913XU), ou encore au fait que le juge aurait dû se prononcer lui-même sur les droits de l’intéressé (comme dans les pleins contentieux dits « sociaux » (voir CE, 28 septembre 2020, n° 429026 N° Lexbase : A14093W4).

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Procédure civile

[Panorama] Procédure d'appel : l’expression d’un formalisme raisonné

Réf. : Cass. civ. 2, 8 juin 2023, trois arrêts, n° 21-22.263 N° Lexbase : A79179YU, n° 21-19.997 N° Lexbase : A79169YT, n° 21-23.684 N° Lexbase : A79209YY ; Cass. com., 14 juin 2023, n° 21-15.445, FS-B N° Lexbase : A79949Z4

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par Claire Perret, avocate au Barreau de Paris

Le 31 Juillet 2023

Le formalisme qui a cours dans les procédures d’appel n’est pas étranger, tant s’en faut, aux exigences du procès équitable, comme à l’impératif de sécurité juridique, qui suppose que le comportement procédural des parties au procès d’appel réponde à des normes prévisibles qui encadrent son déroulement.
Ainsi, si la Cour de cassation apprécie plus souplement le respect de certaines exigences formelles au sujet de procédures dérogatoires, elle ne peut, sans méconnaître les principes précités, renoncer à appliquer les sanctions prévues par le législateur en cas de manquement substantiel mettant en péril l’intérêt bien compris des justiciables.

Mots clés : appel • formalisme • constitution • droit à l’exercice d’un recours • réformation du jugement • annulation du jugement • effet dévolutif • procédure à jour fixe • appel-compétence


 

Par trois arrêts rendus le 8 juin 2023, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation fait œuvre de pédagogie à l’attention des plaideurs négligents, tant sur les conditions dans lesquelles l’acte d’appel saisit valablement la cour que sur les obligations de notification des actes de procédure incombant à l’appelant, tout en veillant à ne pas imposer aux parties au procès d’appel un formalisme qui ne serait pas justifié par la nécessité de satisfaire aux principes directeurs du procès civil. Par un premier arrêt (n° 21-23.684), la Cour suprême, au sujet d’un recours formé contre une ordonnance de taxe d’un bâtonnier, rappelle, au visa de l’article 932 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1007H43, que la déclaration d’appel doit nécessairement être adressée au greffe de la juridiction d’appel et non à celui du tribunal ayant rendu la décision de première instance. Le deuxième arrêt (n° 21-22.263) ayant, pour sa part, trait au contenu de l’acte d’appel, confirme une jurisprudence désormais bien établie au sujet de l’effet dévolutif qui s’attache à une déclaration contenant à la fois un appel-nullité et un appel-réformation. Le troisième arrêt (n° 21-19.997), daté du même jour, revient sur les conditions d’opposabilité d’une constitution dans l’intérêt d’une partie intimée à l’avocat de l’appelant qui constitue une question distincte de celle de son traitement administratif par le greffe de la cour. Enfin, aux termes d’un arrêt en date du 14 juin 2023 (n° 21-15.445), la Chambre commerciale de la Cour de cassation met en exergue le régime procédural spécifique auquel obéit l’appel des décisions statuant exclusivement sur la compétence qui se caractérise, à certains égards, par un formalisme moins rigoureux pour les plaideurs et leurs conseils.

  • De la nécessité pour l’appelant d’adresser sa déclaration à la juridiction amenée à statuer sur son recours (Cass. civ. 2, 8 juin 2023, n° 21-23.684, F-B N° Lexbase : A79209YY)

Résumé : la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle, au sujet d’une procédure sans représentation obligatoire et au visa de l’article 932 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1007H43, que la déclaration d’appel doit, à peine d’irrecevabilité, être adressée au greffe de la cour. Cette obligation ne fait pas peser sur les appelants, fussent-ils non représentés par un avocat, une charge procédurale excessive qui méconnaîtrait les exigences du procès équitable.

La solution semble relever de l’évidence. Pourtant, la Cour de cassation ne se contente pas d’un rappel laconique au sujet de la nécessité pour l’appelant d’adresser son acte de saisine à la juridiction d’appel et non à la juridiction de première instance.

Elle fait, en effet, œuvre de pédagogie en justifiant le devoir de rigueur imposé à l’appelant à ce titre, au regard des principes directeurs du procès civil dont certains ont directement trait à la garantie du procès équitable énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR.

En l’espèce, deux clients mécontents relèvent appel de deux ordonnances de taxe rendues par un bâtonnier de l’ordre des avocats les ayant condamnés à payer à leur conseil diverses sommes.

L’auxiliaire de justice soulève l’irrecevabilité de l’appel ainsi formé au motif que la déclaration a été adressée au greffe du tribunal d’instance et non à celui de la cour d’appel, méconnaissant ainsi les termes de l’article 932 du Code de procédure civile.

Dans leur pourvoi, les demandeurs faisaient grief à l’arrêt d’avoir déclaré cet appel irrecevable alors que dans le cadre d’une procédure sans représentation obligatoire, l’article 932 précité instaure un formalisme allégé, destiné à mettre les parties en mesure d’accomplir les actes de la procédure d’appel. Or, selon eux, en jugeant l’acte de saisine irrecevable, motif pris de ce qu’il était libellé et adressé au greffier en chef du tribunal d’instance, la cour avait fait montre d’un excès de formalisme qui restreignait de manière déraisonnable leur droit d’exercer un recours et portait atteinte à l’équité de la procédure, en violation des articles 176 du décret n°91-1197 N° Lexbase : L8168AID et 932 du Code de procédure civile, ensemble l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

Au soutien de cet unique moyen, les anciens clients de l’avocat faisaient également valoir le fait que leur acte de saisine avait faire l’objet d’une transmission administrative de la part du greffe du tribunal à l’attention de celui de la juridiction d’appel.

Aux termes de cet arrêt, la Cour suprême, au visa de ce même article 932 du Code de procédure civile, rejette le pourvoi et rappelle qu’en application de ce texte, est irrecevable la déclaration d’appel faite au greffe de la juridiction ayant rendu la décision de première instance.

Elle écarte donc le moyen tiré de la violation des exigences du procès équitable en relevant que la formalité qui incombe à l’appelant est énoncée clairement et que ce dernier peut y procéder sans s’adjoindre les services d’un avocat.

En outre, cette diligence est indispensable à la détermination de l’intention de l’appelant de former appel et, partant, participe d’une bonne administration de la justice comme de la nécessaire préservation de la sécurité juridique.

Enfin, elle rappelle que la transmission de la déclaration d’appel par le greffe du tribunal au greffe de la cour ne saurait suppléer la carence de l’appelant à cet égard sans méconnaître le principe de l’égalité qui doit prévaloir entre les justiciables.

En d’autres termes, une telle transmission ne revêt qu’un caractère purement administratif et ne peut valoir saisine régulière de la cour.

En premier lieu, bien que cette exigence relève d’un élémentaire bon sens procédural, elle semble contraster avec la relative souplesse dont fait preuve la Cour de cassation à l’égard des plaideurs dans le cadre de la procédure d’appel sans représentation obligatoire.

Que l’on songe, par exemple, à la jurisprudence de la deuxième chambre civile rendue à propos du contenu de la déclaration d’appel qui ne mentionne ni les chefs critiqués ni l’objet de l’appel et qui, pourtant, opère dévolution pour le tout, même lorsque la partie est effectivement représentée (Cass. civ. 2, 29 septembre 2022, n° 21-23.456, FS-B N° Lexbase : A34268LH ; Cass. civ. 2, 9 septembre 2021, n° 20-13.662, FS-B+R N° Lexbase : A256044L).

À ce sujet, la Cour suprême avait excipé des dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pour alléger le formalisme pesant sur les plaideurs dans le cadre de ces procédures sans représentation obligatoire.

En second lieu, la cour paraît faire du respect de la formalité incombant à l’appelant en vertu de l’article 932 du Code de procédure civile une condition sine qua non de la garantie des principes du procès équitable ou, à tout le moins, de certains d’entre eux, à l’instar de l’égalité des armes, qui interdit, en pareille occurrence, que la juridiction saisie par erreur remédie elle-même à la défaillance de la partie ayant introduit un recours.

Autrement dit, le formalisme entourant les procédures d’appel coïncide parfois avec l’intérêt bien compris des justiciables et est de nature à préserver leurs droits processuels.

À retenir : il importe de prêter une attention particulière aux mentions figurant sur l’acte de notification d’un jugement de première instance relatives aux modalités d’exercice des voies de recours et, notamment, à celle ayant trait à la juridiction à laquelle doit s’adresser ce recours.

On ne saurait trop recommander aux plaideurs de s’adjoindre les services d’un avocat, à tout le moins pour la rédaction de la déclaration d’appel, s’agissant des procédures sans représentation obligatoire.

 

  • De l’absence de vocation subsidiaire de l’appel-nullité (Cass. civ. 2, 8 juin 2023, n° 21-22.263, F-B N° Lexbase : A79179YU)

Résumé : il est loisible à l’appelant de former, dans une même déclaration d’appel, un appel-nullité à titre principal, et à un appel-réformation à titre subsidiaire, aucune irrecevabilité de l’acte de saisine ne pouvant être relevée par la juridiction d’appel pour ce motif.

L’arrêt n° 21-22.263 du 8 juin 2023 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’inscrit dans la continuité des précédents arrêts de cette chambre au sujet de l’effet dévolutif qui s’attache à l’acte de saisine comportant un appel-nullité, en application des dispositions de l’article 542 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7230LEI.

Pour autant, il met à mal l’idée du caractère subsidiaire de l’appel-nullité maintes fois rappelé par la Cour suprême.

En l’espèce, la cour d’appel, statuant sur déféré, avait confirmé l’ordonnance d’un conseiller de la mise en état ayant déclaré irrecevable l’appel-nullité formé à titre principal et l’appel-réformation formé à titre subsidiaire à l’encontre d’un jugement d’un conseil de prud’hommes.

Le demandeur au pourvoi, critiquant l’arrêt en ce qu’il avait confirmé ladite ordonnance, faisait valoir que dans l’hypothèse d’un appel-nullité portant sur la nullité du jugement et non sur celle de l’acte introductif d’instance, la cour d’appel, saisie de l’entier litige par l’effet dévolutif de l’appel, était tenue de statuer sur le fond quelle que soit sa décision sur la nullité ; qu’en retenant que l’appelant ne pouvait, sans encourir l’irrecevabilité de son appel, présenter dans un même acte un appel-nullité à titre principal et un appel-réformation à titre subsidiaire, elle avait méconnu les dispositions des articles 561 N° Lexbase : L7232LEL, 562 N° Lexbase : L7233LEM et 549 N° Lexbase : L6700H7B du Code de procédure civile.

La Cour suprême, au visa des articles 542 et 562 du Code de procédure civile, censure le raisonnement de la cour d’appel.

Après avoir rappelé que, conformément à ce même article 542, l’appel tend à la réformation ou à l’annulation par la cour d’appel du jugement rendu et qu’en application de l’article 562 du même code, la dévolution ne s’opère pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible, la Cour rappelle qu’il est loisible à l’appelant de faire, dans la même déclaration d’appel, un appel-nullité principal et un appel-réformation subsidiaire.

Par là même, elle désapprouve la cour d’appel qui, motif pris de ce que l’appel-nullité est une voie de recours d’exception fondée sur un excès de pouvoir qui ne se conçoit qu’à titre subsidiaire lorsque l’appel ordinaire est temporairement ou définitivement impossible, juge irrecevables tant l’appel-nullité principal que l’appel-réformation subsidiaire après avoir constaté que le jugement critiqué était susceptible d’appel.

En premier lieu, il importe de relever que cette solution jurisprudentielle remédie à ce que peut être regardée comme une ambiguïté du texte de l’article 542 du Code de procédure civile.

En effet, aux termes de cet article, il est précisé que l’appel tend à la réformation ou à l’annulation du jugement querellé.

Ainsi, il semble que celui-ci instaure une alternative entre annulation et réformation de la décision de première instance déférée à la cour.

On sait pourtant que cette impression est trompeuse et c’est un des mérites de l’arrêt que de le souligner.

En cela, la jurisprudence remplit véritablement son office d’interprétation des dispositions de la loi dont l’obscurité peut s’avérer facteur d’insécurité juridique.

En second lieu et comme évoqué précédemment, cet arrêt n’est pas novateur en ce que la Cour de cassation avait déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de rappeler que l’appel tendant à l’annulation d’un jugement emporte un effet dévolutif, de sorte que la cour d’appel ne peut refuser de statuer et de réformer le jugement entrepris. Il ne peut en aller autrement que lorsque l’acte introductif d’instance est entaché d’une irrégularité (Cass. civ. 2, 4 mars 2021, n° 19-22.193, F-P N° Lexbase : A01114KC ; Cass. civ. 1, 23 novembre 2022, n° 21-19.490, FS-B N° Lexbase : A10658UY ; Cass. civ. 2, 19 mars 2020, n° 19-11.387, F-P+B+I N° Lexbase : A05663MW ; Cass. civ. 2, 17 mai 2018, n° 16-28.390, F-B+B N° Lexbase : A4440XNR).

Cette solution est au demeurant conforme à la lettre du second alinéa de l’article 562 du Code de procédure civile dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 N° Lexbase : L2696LEL.

Toutefois, il convient de souligner le fait que le caractère subsidiaire de l’appel-nullité paraît désormais clairement battu en brèche puisqu’en l’occurrence, la cour d’appel avait déclaré l’acte d’appel hybride irrecevable au motif, notamment, que le jugement critiqué était susceptible de faire l’objet d’un appel ordinaire.

En effet, la solution tendant à rappeler que l’appel-nullité n’est pas une voie de recours autonome et qu’il ne peut, dès lors, se concevoir en présence d’un appel de droit commun déjà formé a longtemps prévalu (Cass. civ. 2, 8 décembre 2011, n° 10-18.413, FS-P+ B N° Lexbase : A1930H4A).

En d’autres termes, les deux finalités de l’appel mentionnées à l’article 542 du Code de procédure civile ne s’excluent pas l’une l’autre.

À retenir : il importe de ne pas négliger la voie de l’appel-nullité lors de la rédaction de l’acte de saisine, ce qui suppose d’examiner les éventuels motifs pouvant conduire à l’annulation de la décision de première instance dans le délai imparti pour interjeter appel.

 

  • Une constitution d’intimé notifiée est une constitution opposable au conseil de l’appelant (Cass. civ. 2, 8 juin 2023, n° 21-19.997, FS-B N° Lexbase : A79169YT)

Résumé : la Cour de cassation reprend une jurisprudence désormais bien établie au sujet de l’opposabilité d’un acte de constitution dans l’intérêt d’une partie intimée au conseil de l’appelant qui est conditionnée par une notification régulière de celui-ci, conformément aux dispositions de l’article 960 du Code de procédure civile N° Lexbase : L0359ITH. En revanche, est sans incidence sur l’existence et l’opposabilité de cet acte à l’avocat de l’appelant le traitement administratif qui lui est réservé par le greffe de la cour d’appel. La Cour suprême rappelle également, à l’occasion de l’examen de la seconde branche du moyen du demandeur au pourvoi, que l’obligation faite à l’appelant de notifier ses conclusions dans le délai de trois mois prévu à l’article 908 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7239LET à l’avocat de l’intimé, dès lors que ce dernier s’est constitué, ne porte pas une atteinte disproportionnée à l’accès au juge d’appel au regard du but légitime poursuivi par l’exigence ainsi formulée.

Les diligences incombant à l’appelant en vertu des articles 908 et 911 N° Lexbase : L7242LEX du Code de procédure civile ne constituent pas en elles-mêmes des atteintes injustifiées et disproportionnées au droit d’accès au juge garanti par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L7558AIR.

Telle est la position désormais classique de la Cour de cassation dans un contexte de plus en plus critique à l’égard du formalisme regardé comme excessif de la procédure d’appel.

En l’espèce, l’appelante avait relevé appel du jugement d’un tribunal d’instance et, dans le délai de trois mois prévu à l’article 908 du Code de procédure civile, remis ses conclusions au greffe et signifié celles-ci à la partie intimée qui avait constitué avocat avant l’expiration dudit délai.

Postérieurement à l’expiration du délai de l’article 908 du code précité, l’avocat de l’appelant avait dénoncé ses écritures à son contradicteur qui n’a pas manqué d’exciper de la caducité de la déclaration d’appel pour défaut de notification des conclusions au conseil de l’intimée dans les trois mois de la déclaration d’appel.

Le conseiller de la mise en état a suivi le raisonnement de l’intimée et, partant, a prononcé la caducité de cette déclaration.

L’ordonnance ainsi rendue a été déférée à la cour d’appel qui a appliqué la même sanction procédurale.

Au soutien de son pourvoi, l’appelante faisait valoir qu’elle avait satisfait à son obligation de notification de ses conclusions à l’intimée en les lui signifiant dès lors que le traitement administratif par le greffe de la constitution de l’intimée était postérieur à la remise de ses conclusions au greffe et à leur signification, ce qui pouvait légitimement lui faire croire que la notification de la constitution était irrégulière au jour desdites remise et signification de ses écritures. Elle estimait qu’en jugeant le contraire, la cour d’appel avait privé sa décision de base légale au regard des articles 908 et 911 du Code de procédure civile dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 N° Lexbase : L2696LEL.

Par la seconde branche de son moyen, l’appelante soutenait qu’en sanctionnant par une caducité le défaut de notification de ses conclusions à l’avocat de l’intimée dans le délai de l’article 908 précité, la cour d’appel avait fait montre d’un formalisme excessif et, en conséquence, porté une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge garanti par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

La Cour de cassation rejette le pourvoi au moyen d’un raisonnement devenu classique.

Elle rappelle, tout d’abord, que l’obligation de notification des conclusions de l’appelant à l’avocat de l’intimé dans le délai de l’article 908 résulte des dispositions explicites de l’article 911 du Code de procédure civile.

Cette formalité incombant à l’appelant découle du fait qu’en vertu de la notification de l’acte de constitution de l’intimé qui lui est faite, en application de l’article 960 du Code de procédure civile, cet acte lui est opposable, nonobstant les aléas inhérents au traitement administratif de la constitution par le greffe.

Ce faisant, la Cour de cassation approuve les juges d’appel d’avoir retenu que ce traitement, laissé aux bons soins du greffe, est sans incidence procédurale sur l’existence, la date et l’opposabilité de la constitution notifiée à l’avocat de l’appelant.

La date de notification de l’acte de constitution à retenir pour l’avocat de l’appelant ne souffre, en effet, d’aucune ambiguïté dans la mesure où celle-ci coïncide avec l’accusé de réception RPVA du message contenant cette notification, généré de manière automatique.

Par conséquent, l’avocat de l’appelant ne pouvait prétendre ignorer l’existence procédurale de son contradicteur.

Par la suite, la Cour suprême reprend les critères de restriction du droit d’accès à un juge du second degré admis par la Cour européenne des droits de l’Homme, au premier rang desquels, sa prévisibilité aux yeux du justiciable, l’existence d’une charge excessive pesant sur le plaideur en raison des erreurs éventuellement commises en cours de procédure et le caractère excessif du formalisme entourant cette restriction.

Or, en l’occurrence, les diligences incombant à l’appelant en application de l’article 911 précité répondent à l’objectif légitime de préservation des droits de la défense de l’intimé qui est assuré, par là même, de disposer de l’intégralité de son délai pour conclure, prévu à l’article 909 du même code.

En effet, il importe de souligner qu’une signification des conclusions de l’appelant à la partie intimée fait courir le délai dont celle-ci dispose pour conclure, de sorte que l’avocat constitué dans ses intérêts doit supporter, dans ce cas de figure, l’aléa inhérent à la transmission des écritures de son contradicteur par son client qui ne mesure pas nécessairement les incidences procédurales d’une telle signification.

La formalité imposée à l’appelant n’est ainsi nullement imprévisible et répond à un souci d’équité puisqu’il est constant qu’elle résulte de manière non équivoque de l’article 911 susmentionné, éclairé par la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

Le formalisme qui caractérise cette obligation n’est donc nullement excessif au regard du but légitime poursuivi, étant précisé que l’appelant dispose toujours, en vertu du texte applicable, d’une alternative entre notification de ses conclusions à l’avocat de l’intimé et signification de celles-ci à la partie, en fonction de la date de la notification de la constitution qui lui est faite.

Dans un premier temps, il convient de revenir sur le fait que cet arrêt reprend, comme évoqué précédemment, une solution désormais classique au sujet des conditions d’opposabilité de l’acte de constitution à l’avocat de l’appelant (Cass. civ. 2, 4 juin 2020, n° 19-12.959, F-P+B+I N° Lexbase : N3902BY8).

À ce sujet, l’intérêt pratique que revêt l’arrêt du 8 juin 2023 réside dans le fait qu’il est expressément précisé que le traitement administratif de la constitution par le greffe et les difficultés qu’il est susceptible de générer ne sont pas de nature à dispenser l’appelant des obligations qui lui sont imposées par l’article 911 du Code de procédure civile.

Dans un second temps, il est permis, à la lumière de la jurisprudence actuelle, d’inférer de l’irrégularité d’une notification d’un acte de constitution à l’avocat de l’appelant l’inopposabilité de celle-ci, lui autorisant alors la signification de ses écritures à la partie intimée.

En effet, cette notification obéit au formalisme imposé par l’article 960 du Code de procédure civile précité.

C’est, en substance, ce qu’a rappelé la deuxième chambre civile de la Cour de cassation aux termes d’un arrêt du 25 mars 2021 (Cass. civ. 2, 25 mars 2021, n° 18-13.940, F-P N° Lexbase : A67304M9).

Ce rappel permet de conforter l’idée que la Cour de cassation fait ici la preuve d’un formalisme de bon aloi dans l’intérêt des justiciables puisqu’en accord avec les exigences de l’équité, elle impose célérité et diligence à l’appelant comme à l’intimé, lesquels ne peuvent arguer des aléas inhérents au travail du greffe pour se soustraire à leurs obligations.

À retenir : on ne saurait trop recommander à l’avocat de l’appelant de veiller, au cours du délai mentionné à l’article 908 du Code de procédure civile, à toute notification qui lui serait faite au moyen du réseau virtuel privé des avocats. Ce n’est qu’à l’expiration de ce délai que ce dernier peut être assuré de satisfaire à l’obligation qui lui est imposée de notifier ses conclusions au moyen d’une signification à l’attention de la partie intimée.

À l’attention de l’avocat de l’intimé, il est conseillé de notifier, au moyen d’un message distinct, l’acte de constitution à l’avocat de l’appelant et de doubler ce message d’un second destiné au greffe avec copie à l’avocat de cet appelant.

  • De la spécificité du régime de la procédure sur appel-compétence des articles 84 et suivants du code de procédure civile (Cass. com., 14 juin 2023, n° 21-15.445, FS-B N° Lexbase : A79949Z4)

Résumé : Aux termes de son arrêt en date du 14 juin 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a notamment rappelé que la procédure d’appel relative aux jugements statuant exclusivement sur la compétence obéit à un régime procédural spécifique prévu aux articles 84 N° Lexbase : L1424LGT et suivants du Code de procédure civile qui diffère en partie de celui mentionné aux articles 917 N° Lexbase : L0969H4N et suivants du même code ayant trait à la procédure à jour fixe. Par conséquent, le fait que la copie de la requête adressée au premier président de la cour d’appel ne soit pas jointe à l’assignation délivrée aux intimés n’est pas de nature à rendre l’appel irrecevable.

L’arrêt du 14 juin 2023 de la Chambre commerciale offre l’illustration d’un formalisme atténué, s’agissant de la procédure d’appel applicable aux jugements de première instance statuant exclusivement sur la compétence.

C’est le moyen du pourvoi incident et, notamment, sa seconde branche qui requiert à cet égard l’attention du lecteur.

En l’espèce, il était reproché à l’arrêt d’avoir déclaré l’appel recevable alors qu’en cas de représentation obligatoire, l’appel d’un jugement statuant sur la compétence est instruit et jugé comme en matière de procédure à jour fixe et que dans ce cadre procédural, copies de la requête adressée au premier président et de son ordonnance sont jointes à l’assignation délivrée aux intimés, à peine d’irrecevabilité de l’appel.

La cour d’appel n’avait pas fait droit à cette demande d’irrecevabilité et c’est ce qui justifiait l’introduction de la seconde branche du moyen du pourvoi incident.

La Cour suprême écarte ce moyen et, partant, approuve le raisonnement des juges du fond, motif pris de ce que la procédure relative à l’appel-compétence emprunte certes à la procédure à jour fixe pour l’instruction et le jugement de l’appel, conformément aux dispositions de l’article 920 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6857LEP, mais obéit néanmoins à un régime spécifique, comme le confirme l’examen des articles 84 et suivants du même code.

À ce titre, la requête adressée au premier président de la cour d’appel, qui ne doit pas contenir la justification d’un péril, ne vise qu’à obtenir une date d’audience en vue de l’assignation qui doit, par la suite, être délivrée aux intimés.

C’est la raison pour laquelle l’assignation délivrée (à laquelle sont jointes la déclaration d’appel, l’ordonnance sur requête, les conclusions d’appel sur la compétence et les pièces) suffit à satisfaire à l’obligation d’information des intimés quant à la date et l’enjeu du litige auquel ils sont attraits.

En premier lieu, il convient de saluer la relative souplesse dont la Cour de cassation fait ici preuve, dès lors qu’est assurée une complète information des intimés au sujet de l’objet du litige dont la juridiction d’appel a été saisie.

En second lieu, cette position, quoique bienvenue, ne laisse pas de surprendre si on la compare avec celle qui prévaut au sujet d’autres procédures à jour fixe.

Ainsi, à titre d’exemple, il a été jugé que l’appel dirigé contre un jugement d’orientation était irrecevable, en application de l’article 920 du Code de procédure civile, dès lors que la copie de la requête adressée au premier président n’était pas jointe à l’assignation (Cass. civ. 2, 27 septembre 2018, n° 17-21.833, FS-P+B N° Lexbase : A2026X8K).

La même rigueur s’impose, au regard de la lettre du texte de l’article 920, lorsque l’appelant omet de joindre à l’assignation qu’il fait délivrer aux intimés la copie de l’ordonnance l’autorisant à assigner à jour fixe, la deuxième chambre civile ayant écarté, aux termes de son arrêt du 20 mai 2021, le moyen tiré de la violation des exigences du procès équitable (Cass. civ. 2, 20 mai 2021, n° 19-19.258 et n° 19-19.259, F-P N° Lexbase : A80294S8).

En définitive, il apparaît que le sort finalement réservé à l’appel par la Chambre commerciale, aux termes de l’arrêt du 14 juin 2023, s’explique par le régime dérogatoire prévu aux articles 84 et suivants du Code de procédure civile qui fait de la requête adressée au premier président de la cour une simple modalité d’obtention d’une date d’audience.

Dès lors, le fait que les intimés ne se voient pas remettre la copie de la requête avec l’assignation qui leur est délivrée n’est pas de nature à les priver d’une information qui leur est nécessaire dans le cadre du litige, contrairement à l’absence d’annexion à l’acte de la requête comportant un argumentaire au sujet de l’existence d’un péril justifiant que l’affaire soit appelée à une date fixe que le président de la juridiction d’appel détermine.  

Autrement dit, l’absence d’exigence de justification d’un péril légitime l’application d’un formalisme moins rigoureux pour l’appelant.

À retenir : il convient, pour éviter toute contestation ultérieure, de joindre l’ensemble des actes ayant trait à la demande d’autorisation d’assigner à jour fixe adressée au premier président de la cour d’appel.

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Procédure pénale/Audience criminelle

[Le point sur...] Le jury, « Dieu merci » ! Cinq propositions de QPC pour lutter contre les cours criminelles départementales

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par Benjamin Fiorini, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris 8

Le 21 Juin 2023

Mots-clés : cour d’assises • cour criminelle départementale • jury • PFRLR • égalité devant la justice

Depuis plusieurs mois, un combat est mené sur le front politique en vue de préserver le jury populaire de cours d’assises – notamment à travers une pétition citoyenne déposée sur le site du Sénat [1], une proposition de loi [2] défendue par la députée Francesca Pasquini (EELV), et la création de l’association Sauvons les assises ! [3]. Pour prolonger cette lutte sur le terrain juridique, les plus farouches partisans d’une justice pénale démocratique et citoyenne trouveront ci-dessous des munitions de choix : cinq propositions de questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) remettant en cause les cours criminelles départementales (CCD), tantôt dans leur existence, tantôt dans leur fonctionnement. Les deux premières invitent à la consécration d’un principe d’intervention du jury – dont la portée serait plus ou moins large –, tandis que les trois dernières s’appuient sur le principe d’égalité des citoyens devant la justice pour critiquer les règles de vote applicables aux délibérations des CCD, lesquelles sont moins favorables aux accusés que celles prévalant aux assises.


 

Outre le fait que ces questions paraissent sérieuses – nous l’espérons ! –, elles sont également nouvelles, puisque le Conseil constitutionnel ne s’est jamais prononcé, dans le cadre de son contrôle a priori, sur la constitutionnalité des dispositions concernées, que ce soit dans les motifs ou le dispositif de ses décisions. En effet, dans sa décision n° 2019-778, du 21 mars 2019 [4], le Conseil s’est uniquement intéressé, s’agissant des CCD, à la constitutionnalité du premier alinéa de l’article 63, III, de la loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC. Ce faisant, il a validé le principe de l’expérimentation des CCD – considérant que l’inégalité qu’elle instaurait entre les justiciables était une conséquence nécessaire de la démarche expérimentale [5] –, sans toutefois se prononcer sur les dispositions organisant leur compétence et leur fonctionnement. En outre, dans sa décision n° 2021-829, du 17 décembre 2021 [6], le Conseil a seulement conclu à la constitutionnalité des règles fixant la composition des CCD, en s’intéressant exclusivement aux dispositions de la loi n° 2021-1729, du 22 décembre 2021, pour la confiance dans l’institution judiciaire N° Lexbase : Z459921T déterminant la composition des CCD, en validant la possibilité d’y faire siéger des avocats honoraires [7] et jusqu’à deux juges n’étant pas des magistrats en exercice [8].

Ces QPC pourront, de façon classique, être posées à la suite d’un arrêt de mise en accusation devant la cour criminelle départementale. En outre, il faut noter que contrairement à la règle qui prévaut devant la cour d’assises en première instance, rien ne s'oppose à ce que les QPC soient soulevées devant la cour criminelle départementale elle-même. En effet, la restriction prévue au dernier alinéa de l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067, du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel N° Lexbase : L0276AI3, selon laquelle le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution « ne peut être soulevé devant la cour d’assises », mais seulement au stade de l’appel, n’est pas applicable à la cour criminelle départementale, qui peut donc recevoir les QPC à l’instar des tribunaux correctionnels. Pour contourner tout risque d’irrecevabilité, ces questions devront être soulevées avant toute défense au fond, en raisonnant par analogie avec la procédure applicable en matière correctionnelle prévue à l’article 386 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3793AZI.

Parmi toutes celles que nous proposons, la question la plus importante – parce qu’elle renvoie à un véritable débat de société – concerne l’éventuelle consécration de l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR), sur le fondement du premier alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 [9] intégrée au bloc de constitutionnalité (I.). De façon subsidiaire et plus modeste, la deuxième question tend également à faire reconnaître l’intervention du jury comme un principe en matière criminelle, mais ayant seulement vocation à jouer pour la plupart des crimes de droit commun (II.). Enfin, les autres questions portent sur le principe d’égalité devant la loi, qui paraît maltraité par des dispositions mettant l’accusé renvoyé devant une CCD dans une position défavorable par rapport à l’accusé renvoyé aux assises, sans que la différence de traitement paraisse justifiée. Ces dispositions concernent le vote de la culpabilité lors des délibérations (III.), mais aussi celui de la peine maximale (IV.) et de la peine en cas d’altération du discernement au moment des faits (V.).

I. Le principe d’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun : un PFRLR

Premièrement, peut être soulevée l'existence d'un principe d'intervention du jury pour juger les crimes de droit commun. Pour le moment, la seule occasion où le Conseil constitutionnel aurait pu se prononcer sur l’existence d’un tel principe est sa décision n° 86-213, du 3 septembre 1986, portant sur la loi relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'État [10]. Cette loi a institué les cours d'assises spécialement composées en matière de terrorisme, lesquelles comportent exclusivement des magistrats professionnels, à l’instar des cours criminelles départementales. Dans leur saisine, les soixante sénateurs requérants invoquaient le « principe de l'intervention du jury en matière criminelle » pour s'opposer à la création de ces cours d'assises sans jury – sans toutefois qualifier ce principe de PFRLR. Le Conseil a répondu à cet argument de la manière suivante :

« 10. Considérant que les infractions criminelles énumérées à l'article 706-16 nouveau ne sont justiciables de la cour d'assises composée selon les termes de l'article 698-6 qu'autant qu'il est établi qu'elles sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ; qu'ainsi, à s'en tenir au seul texte de l'article 706-16 nouveau, l'exception apportée au principe de l'intervention du jury a un caractère limité ; que l'argument invoqué par les auteurs de la saisine manque par suite en fait. » 

Comme l’a relevé en 1996 le Haut comité consultatif sur la procédure de jugement en matière criminelle, il s'ensuit que le Conseil constitutionnel, s'il n'a pas explicitement érigé le principe d'intervention du jury au rang des PFRLR, n’a pas non plus écarté cette possibilité, réservant cette question pour l’avenir [11]. La lecture du compte-rendu de la séance du Conseil [12] montre que cette position intermédiaire est le résultat d'un compromis entre celui qui présidait alors l’institution, à savoir Robert Badinter – selon lequel l'intervention du jury pour juger les crimes de droit commun constitue un « principe constitutionnel et républicain [13] » –, et le professeur Georges Vedel qui soutenait la position contraire. 

Résumant son point de vue à l’occasion de la séance, l’ancien garde des Sceaux affirmait que « la liaison entre crime de droit commun et cours d’assises composées de jurys populaires est une constante, tant constitutionnelle que législative, de la tradition française depuis 1791 [14] ».  Pour appuyer cette thèse, il relève que le principe d’intervention des jurés pour juger les crimes a été consacré par l’article 9 de la Constitution de 1791 [15], par l’article 96 de la Constitution de 1793 [16], par les articles 237 et 238 de la Constitution de 1795 [17], par l’article 62 de la Constitution de l’An VIII [18] – ce à quoi il faut ajouter l’article 82 de la Constitution de la Deuxième République [19] – , et que « les lois de la IIIRépublique ont renforcé ce principe et n’ont jamais supprimé le jury populaire ». Il souligne également qu’en dehors des infractions politiques et militaires, « en matière de droit commun donc, de tradition constante, les cours d’assises avec jury ont seules été compétentes pour juger les crimes ». Bref, pour reprendre ses mots : « s’il y a un principe républicain, […] c’est bien celui-là [20] ».

Quoique solidement assise, cette argumentation n’emporte guère la conviction de Georges Vedel. Pour commencer, celui-ci rappelle que la règle d’intervention du jury pour juger les crimes « ne figure pas dans le texte même de la Constitution », tout en admettant qu’« on pourrait, le cas échéant, la trouver parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République [21] ». Cependant, deux motifs le retiennent de s’engager dans cette voie.

Premièrement, il remarque qu’au cours de l’histoire républicaine, de nombreux crimes ont échappé à la compétence du jury. Ainsi, il note que « « [s]ous la IIIème république, il existait des tribunaux spéciaux et des tribunaux militaires qui avaient des compétences fort étendues ». Il mentionne également un texte constitutionnel qui lui apparaît comme « la négation même du principe du jury qui consacre le principe de la juridiction politique, à savoir la loi constitutionnelle de 1875 qui constituait le Sénat en Haute-Cour en tant que de besoin ». Il rappelle que cette Haute-Cour était « compétente rationae materiae pour juger les attentats contre la sûreté de l’État commis par les particuliers [22] ». À ses yeux, ces multiples entorses à la règle d’intervention du jury pour le jugement des crimes interdisent de l’ériger au rang des PFRLR. 

Deuxièmement, Georges Vedel observe que « le jury a eu une existence mouvementée », les règles concernant sa compétence, sa composition et son fonctionnement ayant considérablement varié depuis son apparition en 1791. Il note que « les jurés et la Cour statuaient, les uns sur les faits, les autres sur la peine », rappelle que « Vichy a poussé à l’échevinage », et souligne que « le législateur républicain n’a pas été sans défiance à l’encontre du jury [23] », lui retirant la connaissance des délits de presse. Ces constats l’amènent à conclure « qu’il n’existe pas […] un principe du jugement par jury, sauf à dire que ce principe est du type de celui du médecin qui reçoit tous les jours de la semaine, sauf le lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi [24] ».

À la suite de la confrontation de ces deux argumentaires, le Conseil opte pour une position médiane, parfaitement résumée par Pierre Joxe qui y siégeait alors : « il convient que le Conseil marque sa fidélité à la notion de jury et de jurés populaires, mais il doit le faire selon une formule qui ne le conduise pas à dépasser ses compétences [25] ». Il s’agissait d’ailleurs de la position défendue par Georges Vedel qui, s’il ne souhaitait aller jusqu’à reconnaître le principe d’intervention du jury en tant que PFRLR, a préféré ne pas exclure cette possibilité : « cette question n’a pas à être tranchée », argue-t-il, « puisque le moyen n’a pas été soulevé par les auteurs de la saisine ». Plus précisément, Georges Vedel affirme « qu’il ne se mettra pas dans le cas de déclarer que le jugement par jury est un principe fondamental reconnu par les lois de la République », mais qu’« il ne se mettra pas non plus, "Dieu merci", dans le cas contraire [26] ». Ce « Dieu merci » est frappant, puisqu’il montre que Georges Vedel, s’il n’était pas favorable à la reconnaissance de l’intervention du jury comme PFRLR, mesurait la nécessité pour le Conseil de montrer son attachement cette institution, et répugnait à endosser la responsabilité historique d’apparaître comme son fossoyeur.

À l’analyse, et quoique justes d’un point de vue historique, les deux arguments développés par Georges Vedel apparaissent fragiles. Premièrement, s’il est exact que certaines juridictions spéciales ont été créées, notamment sous la Troisième République, pour juger certains crimes hors la présence de jurés citoyens, ce sont exclusivement les crimes militaires ou politiques – de par leur objet, leur mobile ou la qualité officielle des personnes accusées – qui étaient concernés [27]. Or, Robert Badinter entendant explicitement circonscrire le principe d’intervention du jury au crimes de droit commun, ces exceptions n’y font aucunement obstacle [28].

Secondement, l’argument de l’instabilité du jury dans sa compétence, sa composition et son fonctionnement apparaît insuffisant, puisque c’est le principe de son « intervention » pour juger les crimes qui est en cause, indépendamment de la forme qu’il revêt ou de ses attributions précises. A minima, il faut reconnaître que le jury populaire a toujours été amené, depuis son institution consécutive à la Révolution, à statuer sur la culpabilité concernant les crimes de droit commun.

Il résulte de ce qui précède que si, saisi d’une QPC, le Conseil constitutionnel décidait de reprendre à son compte l’analyse développée par Robert Badinter en 1986, cela l’amènerait à constater l’inconstitutionnalité des dispositions prévoyant la généralisation des cours criminelles départementales. La QPC pourrait être formulée de la façon suivante :

« Les articles 181-1, 181-2, 380-16, 380-17, 380-18, 380-19, 380-20, 380-21, 380-22 et 888-1 du Code de procédure pénale, qui déterminent la compétence et organisent le fonctionnement des cours criminelles départementales, portent-ils atteinte au principe d'intervention du jury pour juger les crimes de droit commun, lequel constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ? »

II. Le principe d’intervention du jury : le droit commun du jugement des crimes

Deuxièmement, peut être soulevée, de manière subsidiaire – et, d’une certaine façon, moins ambitieuse –, l'existence d'un principe à valeur constitutionnelle selon lequel l'intervention du jury est le droit commun du jugement criminel. Ce principe, distinct du premier, consisterait à affirmer que la majorité des crimes doivent être jugés par un jury populaire. Il semble directement s’évincer de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 3 septembre 1986, puisque dans son dixième considérant susmentionné, le Conseil reprend à son compte le principe d'intervention du jury, tout en estimant qu'il n'est pas violé en raison de la compétence restreinte des cours d'assises spécialement composées en matière de terrorisme. Cela laisse entendre qu’a contrario, ce principe serait bafoué si un nombre significatif de crimes étaient soustraits à la compétence du jury. Or, tel est le cas avec les cours criminelles départementales qui, selon l’étude d’impact ayant précédé la loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC, sont désormais compétentes pour juger 57 % des affaires criminelles [29].

La reconnaissance d’un tel principe serait conforme à l’interprétation doctrinale de la décision du 3 septembre 1986. Ainsi, dans sa thèse intitulée L’avenir du jury criminel, William Roumier relève qui si le Conseil constitutionnel n’a pas explicitement consacré le principe d’intervention du jury en tant que PFRLR, il a toutefois « posé pour principe que l’institution du jury constitue le droit commun du jugement en matière criminelle [30] ». De même, dans le rapport Deniau en date de 1996, le Haut comité consultatif sur la procédure de jugement en matière criminelle relève que la décision du 3 septembre 1986 « permet d’établir que le Conseil considère l’institution du jury comme la procédure normale de jugement en matière criminelle [31] ».

Ainsi, dans l’hypothèse où le Conseil constitutionnel conclurait que le principe d’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun ne constitue pas un PFRLR, il pourrait néanmoins conclure que les cours criminelles départementales violent la Constitution en raison d’une compétence matérielle trop étendue, laquelle porte atteinte au principe selon lequel le jury constitue le droit commun du jugement en matière criminelle. La QPC permettant de le faire reconnaître serait ainsi formulée :

« Les articles 181-1, 181-2, 380-16, 380-17, 380-18, 380-19, 380-20, 380-21, 380-22 et 888-1 du Code de procédure pénale, qui déterminent la compétence et organisent le fonctionnement des cours criminelles départementales, portent-ils atteinte au principe à valeur constitutionnelle selon lequel l’intervention du jury constitue le droit commun du jugement en matière criminelle ? »

III. Une rupture du principe d’égalité des citoyens devant la justice lors du vote sur la culpabilité

Troisièmement, peut être soulevée une difficulté relative au principe d'égalité des citoyens devant la justice. En effet, la différence de traitement entre les personnes accusées de crimes jugées par une CCD – juridiction composée de cinq magistrats, où la culpabilité est acquise à une majorité de trois voix contre deux – et celles jugées par une cour d'assises – juridiction composée de trois magistrats et six citoyens, où la culpabilité est acquise à une majorité de sept voix contre deux (selon le principe de minorité de faveur) – pose un problème constitutionnel sérieux, puisque selon la juridiction criminelle devant laquelle les accusés sont poursuivis, la proportion de juges à convaincre pour obtenir un acquittement est plus ou moins forte.

Le problème est manifeste si l’on compare la situation de deux individus poursuivis pour les mêmes faits, mais qui ne seront pas jugés par la même juridiction criminelle. Cela est rendu possible par l’article 380-16 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1539MAA qui, s’il donne globalement compétence aux cours criminelles départementales pour juger l’auteur d’un crime puni de quinze ou vingt ans de réclusion criminelle, donne toutefois compétence à la cour d’assises si cette personne a agi avec un coauteur en état de récidive légale. Comparons, par exemple, la situation de deux personnes accusées de viol commis avec un coauteur, l’une étant renvoyée devant une CCD car le coauteur n'est pas récidiviste, et l’autre devant une cour d’assises car le coauteur est récidiviste : si le second bénéficie du principe de minorité de faveur, tel ne sera pas le cas du premier, qui s’en trouve désavantagé.

Une autre situation particulièrement problématique est celle où une infraction qui relève de la compétence de la CCD, au sens de l’article 380-16 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1539MAA, est néanmoins jugée par une cour d’assises. Tel est le cas, par exemple, si un accusé est renvoyé aux assises du chef de meurtre, mais qu’il est condamné pour coups mortels, la cour d’assises ne retenant pas l’existence de l’intention homicide : cet accusé aura bénéficié du principe de minorité de faveur, à l'inverse d’un accusé directement poursuivi pour coups mortels devant une CCD, qui s’en trouve défavorisé.

Cette difficulté vis-à-vis du principe d’égalité des citoyens devant la justice avait déjà été soulevée en 1986 – le compte-rendu de la séance du Conseil constitutionnel en atteste [32] – pour contester la constitutionnalité des cours d'assises spécialement composées en matière de terrorisme : la culpabilité y était acquise, en première instance, à une majorité simple de quatre voix sur sept, au lieu de la majorité qualifiée de huit voix sur douze qui prévalait à l’époque devant les cours d’assises classiques. Le Conseil, pour conclure à la constitutionnalité du dispositif, avait raisonné de la façon suivante :

« 13. Considérant que la différence de traitement établie par l'article 706-25 nouveau du Code de procédure pénale entre les auteurs des infractions visées par l'article 706-16 nouveau selon que ces infractions sont ou non en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur tend, selon l'intention du législateur, à déjouer l'effet des pressions ou des menaces pouvant altérer la sérénité de la juridiction de jugement ; que cette différence de traitement ne procède donc pas d'une discrimination injustifiée ; qu'en outre, par sa composition, la cour d'assises instituée par l'article 698-6 du Code de procédure pénale présente les garanties requises d'indépendance et d'impartialité ; que devant cette juridiction les droits de la défense sont sauvegardés ; que, dans ces conditions, le moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la justice doit être écarté. »

Ainsi, aux yeux du Conseil, la différence de traitement se justifie essentiellement au regard du but poursuivi par le législateur – en l'occurrence, protéger les jurés des pressions. Or, les buts justifiant la création des CCD sont de natures très différentes, puisqu'il ne s'agit pas de se passer des jurés au prétexte qu'ils s’exposeraient à des risques en jugeant certaines affaires (contrairement à la logique qui a prévalu non seulement pour les crimes terroristes, mais aussi, depuis 1992, pour les crimes relevant du trafic de stupéfiants), mais en espérant un triple avantage : gagner du temps à l’audiencement et lors des audience, réaliser des économies, et dé-correctionnaliser. Ainsi, pour la première fois, le jury recule non pas parce le législateur aurait identifié chez lui des difficultés pour juger certaines affaires, mais dans un objectif global d'efficacité. Cela pose nécessairement question, d’autant plus que le dernier rapport d’évaluation des cours criminelles départementales a montré qu’aucun des trois objectifs précités n’était réellement atteint [33]. Ainsi, il serait surprenant que des objectifs dont l’expérience a révélé le caractère illusoire puissent justifier une telle différence de traitement entre les justiciables.

Il est intéressant de noter qu’une difficulté identique a été envisagée par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC n° 2016-544, du 3 juin 2016 [34]. En prenant appui sur le principe d’égalité des citoyens devant la justice, le requérant contestait la conformité à la Constitution des dispositions encadrant la composition et la délibération de la cour d’assises de Mayotte. Celles-ci prévoyaient que cette cour d'assises était composée, en plus des trois magistrats professionnels, de quatre assesseurs-jurés lorsque la cour d'assises statue en premier ressort et de six assesseurs-jurés lorsqu'elle statue en appel (ancien article 885 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1030LDI). La culpabilité y était acquise à une majorité de cinq voix sur sept en première instance (ancien article 888 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9000IPZ), contre six voix sur neuf devant les cours d’assises classiques à l’époque. Or, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il s’agissait là d’une différence de traitement injustifiée :

« 21. Toutefois, alors que pour conclure à la culpabilité de l'accusé, en première instance comme en appel, une majorité des deux tiers des membres de la cour d'assises est requise dans le droit commun, il résulte des dispositions contestées que, devant la cour d'assises de Mayotte siégeant en premier ressort, une majorité des cinq septièmes est exigée. La modification de ces conditions de majorité crée une différence de traitement sans rapport avec l'objet de la loi et privant les justiciables de garanties égales. Par conséquent, la condition de majorité applicable à la cour d'assises de Mayotte siégeant en premier ressort est contraire au principe d'égalité devant la justice. »

Or, il semble que les cours criminelles départementales correspondent à une situation analogue – d’autant que même à admettre que les objectifs visés par les cours criminelles départementales soient atteignables, on peine à comprendre en quoi l’instauration de cette différence de traitement aurait « un rapport avec l’objet de la loi » et permettrait de mieux les atteindre. Aussi, la question suivante pourrait être posée :

« L'article 380-19, 4°, du Code de procédure pénale, en prévoyant que les cours criminelles départementales prennent leurs décisions sur la culpabilité à la majorité simple de trois voix sur cinq, porte-il atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la justice garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, dans la mesure où les accusés renvoyés devant les cours criminelles départementales ne bénéficient pas du principe de minorité de faveur – au moins sept voix sur neuf –  applicable aux accusés renvoyés devant les cours d'assises ? »

IV. Une rupture du principe d’égalité des citoyens devant la justice lors du vote sur la peine maximale

Quatrièmement, une autre difficulté peut être soulevée relativement au principe d’égalité des citoyens devant la justice, concernant cette fois-ci le prononcé de la peine. En effet, l’article 380-19, 4°, du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1541MAC prévoit qu’en cas de condamnation de l’accusé, la CCD détermine sa peine à la majorité simple (au moins trois voix sur cinq), quand bien même la peine maximale serait prononcée. Or, les règles applicables devant la cour d’assises sont assez différentes, puisque si la peine y est globalement choisie à la majorité simple (au moins cinq voix sur neuf) comme le prévoit le deuxième alinéa de l’article 362 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1491MAH, tel n’est pas le cas lorsque la peine maximale encourue est prononcée. Dans cette dernière hypothèse, le même alinéa exige une majorité qualifiée de sept voix sur neuf.

Là encore la différence de traitement est manifeste entre les personnes poursuivies devant les cours criminelles départementales et celles poursuivies devant les cours d’assises, les secondes étant défavorisées par rapport aux premières. Ainsi, une personne renvoyée pour meurtre simple devant une cour d’assises ne sera condamnée à la peine maximale (trente ans de réclusion criminelle) que si cette peine correspond au moins à 77,7 % des voix exprimées par ceux qui le jugent, tandis qu’un individu mis en accusation du chef de viol sans circonstance aggravante devant une CCD pourra voir la peine maximale prononcée contre lui (quinze ans de réclusion criminelle) si seulement 60 % de ses juges en décident ainsi.

Autre exemple encore plus révélateur de la différence de traitement : si un individu est renvoyé pour viol aggravé devant une cour d’assises parce que l’un de ses coauteurs est en état de récidive légale, la peine maximale (vingt ans de réclusion criminelle) ne pourra, là encore, être prononcée que si 77,7 % des voix en décident ainsi. À l’inverse, l’accusé poursuivi pour les mêmes faits devant une CCD – parce qu’aucun de ses coauteurs n’est récidiviste – pourra voir cette même peine de vingt ans de réclusion criminelle prononcée contre lui par seulement 60 % de ses juges.

La rupture d’égalité est donc flagrante. Et une fois de plus, à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière, il semble impossible de trouver la moindre justification à cette différence de traitement, dont la constitutionnalité paraît éminemment douteuse. Une QPC pourrait donc être formulée ainsi :

« L'article 380-19, 4°, du Code de procédure pénale, en prévoyant que les cours criminelles départementales prennent leurs décisions sur la peine à la majorité simple de trois voix sur cinq, y compris lorsqu’il s’agit de prononcer la peine maximale encourue, porte-il atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la justice garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, dans la mesure où les accusés renvoyés devant les cours criminelles départementales ne bénéficient pas dans cette hypothèse du principe de majorité qualifiée – au moins sept voix sur neuf – applicable aux accusés renvoyés devant les cours d'assises ? »

V. Une rupture du principe d’égalité des citoyens devant la justice lors du vote sur la peine en cas d’altération du discernement

Cinquièmement, une ultime contradiction avec le principe d’égalité des citoyens devant la justice doit être relevée, concernant spécifiquement le prononcé d’une peine lorsque l’altération du discernement au moment des faits a été reconnue par la juridiction criminelle. Comme cela a été dit plus haut, l’article 380-19, 4°, du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1541MAC prévoit que lorsqu’elle déclare l’accusé coupable des faits qui lui sont reprochés, la CCD décide systématiquement de la peine prononcée à la majorité simple (au moins trois voix sur cinq). Ainsi, dans l’hypothèse où les juges reconnaissent l’accusé coupable tout en retenant la circonstance d’altération de son discernement au moment des faits sur le fondement du deuxième alinéa de l’article 122-1 du Code pénal N° Lexbase : L9867I3T, c’est à la majorité simple qu’ils peuvent décider de prononcer à son encontre une peine supérieure ou égale aux deux tiers de la peine encourue. Or, la règle est différente devant la cour d’assises, puisque dans cette situation, le deuxième alinéa de l’article 362 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1491MAH prévoit que la mise à l’écart du principe de diminution de la peine requiert une majorité qualifiée de sept voix sur neuf.

Une nouvelle fois, la différence de traitement – au détriment des personnes mises en accusation devant la CCD – est évidente. Tout d’abord, imaginons une personne poursuivie devant une cour d’assises pour violences mortelles, avec la circonstance aggravante qu’elles ont été commises avec un coauteur, lequel se trouve en état de récidive légale (ce qui, rappelons-le, justifie la compétence de la cour d’assises pour juger les deux individus). Ensuite, imaginons un autre accusé renvoyé devant une CCD pour les mêmes faits, à ceci près que son coauteur n’est pas récidiviste. Enfin, imaginons que ces deux personnes soient déclarées coupables des faits qui leur sont reprochés, la juridiction criminelle reconnaissant par ailleurs qu’ils ont agi avec un discernement altéré. La comparaison de leur situation respective donne les résultats suivants : tandis que le premier accusé ne pourra être condamné à une peine supérieure aux deux tiers de la peine encourue que si 77 % des voix sont exprimées en ce sens, seulement 60 % des voix suffiront dans le second cas. Or, cette différence de traitement ne repose sur aucune justification solide.

Autre cas de figure qui ne manquera pas de survenir : imaginons, d’un côté, une personne poursuivie pour meurtre simple devant une cour d’assises puis, de l’autre côté, une personne accusée de violences mortelles sans circonstances aggravantes devant une CCD. Imaginons que dans les deux cas, la personne soit finalement condamnée, sur le fondement de l’article 222-7 du Code pénal N° Lexbase : L5528AIL, pour violences mortelles sans circonstances aggravantes (dans le premier pas, parce que la cour d’assises aura estimé que la preuve de l’animus necandi n’était pas rapportée), la juridiction reconnaissant par ailleurs l’altération du discernement au moment des faits. Là encore, dans le premier cas, l’accusé ne pourra être condamné à une peine supérieure à dix ans de réclusion criminelle (soit deux tiers de la peine encourue) que si sept voix sur neuf se sont exprimées en ce sens, tandis que seulement trois voix sur cinq suffiront dans le second cas. Or, rien ne justifie cette inégalité.

C’est pourquoi la question suivante pourrait être posée :

« L'article 380-19, 4°, du Code de procédure pénale, en prévoyant que les cours criminelles départementales prennent leurs décisions sur la culpabilité et la peine à la majorité simple de trois voix sur cinq, y compris lorsqu’il s’agit de prononcer une peine supérieure ou égale aux deux tiers de la peine encourue alors qu’il a été répondu positivement à la question portant sur l’application des dispositions du second alinéa de l’article 122-1 du Code de procédure pénale, porte-il atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la justice garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, dans la mesure où les accusés renvoyés devant les cours criminelles départementales ne bénéficient pas dans cette hypothèse du principe de majorité qualifiée – au moins sept voix sur neuf – applicable aux accusés renvoyés devant les cours d'assises ? »

***

En guise de conclusion, il semble important de souligner que, sans même évoquer les pays anglo-saxons – dont chacun sait qu’ils accordent au jury une place fondamentale [35] – de nombreux pays géographiquement proches du nôtre, pétris d’une culture juridique en partie commune à la nôtre, consacrent expressément la participation des jurés citoyens à la justice pénale dans leurs Constitutions. Il en va notamment ainsi de la Belgique [36], de l’Italie [37], de l’Espagne [38] et du Portugal [39], ce qui rend encore plus troublante l’absence de dispositions analogues dans notre Constitution. Ainsi, en hissant l’intervention du jury pour juger les crimes de droit commun au rang de PFRLR, le Conseil constitutionnel, en plus de prendre acte de la tradition républicaine française qui réserve au jury une place particulière, contribuerait à l’émergence d’une culture démocratique commune en matière judiciaire.


[1] Pétition accessible à ce lien sur le site du Sénat [en ligne].

[2] Proposition de loi n° 1205, du 10 mai 2023, visant à préserver le jury populaire de cour d’assises [en ligne].

[3] Pour consulter les travaux de l’association Sauvons les assises ! [en ligne].

[4] Cons. const., décision n° 2019-778 QPC, du 21 mars 2019 N° Lexbase : A5079Y4U.

[5] Ibid., §§ 309-314 N° Lexbase : A5079Y4U.

[6] Cons. const., décision n° 2021-829 QPC, du 17 décembre 2021 N° Lexbase : A52787GL.

[7] Ibid., §§ 2-17 N° Lexbase : A52787GL.

[8] Ibid., §§ 18-27 N° Lexbase : A52787GL.

[9] Premier alinéa de la Constitution du 27 octobre 1946 N° Lexbase : L6815BHU : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »

[10] Cons. const., décision n° 86-213 DC, du 3 septembre 1986 N° Lexbase : A8139ACG.

[11] Synthèse du rapport du Haut comité consultatif sur la procédure de jugement en matière criminelle, p. 22 : « On peut estimer que, ce faisant, le Conseil a plus réservé sa position qu’il n’a rejeté l’idée d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République en la matière »  [en ligne].

[12] Le compte-rendu est accessible à ce lien [en ligne].

[13] Conseil constitutionnel, séance du 2 et 3 septembre 1986, p. 46 [en ligne].

[14] Ibid., p. 43 [en ligne].

[15] Constitution du 3 et 4 septembre 1791, Chap. V, art. 9 [en ligne] : « En matière criminelle, nul citoyen ne peut être jugé que sur une accusation reçue par les jurés, ou décrétée par le corps législatif, dans le cas où il lui appartient de poursuivre l’accusation. – Après l’accusation admise, le fait sera reconnu et déclaré par des jurés […] »

[16] Constitution du 24 juin 1793, art 96 [en ligne] : « En matière criminelle, nul citoyen ne peut être jugé que sur une accusation reçue par les jurés ou décrétée par le corps législatif. – Les accusés ont des conseils choisis parmi eux, ou nommés d’office. – L’instruction est publique. – Le fait et l’intention sont déclarés par un jury de jugement. – La peine est appliquée par un tribunal criminel. »

[17] Constitution du 22 août 1795, art. 237 [en ligne] : « En matière de délit emportant peine afflictive ou infamante, nulle personne ne peut être jugée que sur une accusation admise par les jurés ou décrétée par le corps législatif, dans le cas où il lui appartient de décréter l’accusation ». –  Article 238 : « Un premier jury déclare si l’accusation doit être admise ou rejetée : le fait est reconnu par un second jury, et la peine déterminée par la loi est appliquée par les tribunaux criminels. »

[18] Constitution du 22 frimaire An VIII, art. 62 [en ligne] : « En matière de délit emportant peine afflictive ou infâmante, un premier jury admet ou rejette l’accusation : si elle est admise, un second jury reconnaît le fait ; et les juges, formant un tribunal criminel, appliquent la peine. Leur jugement est sans appel ».

[19] Constitution de la Deuxième République du 4 novembre 1848, art. 82 [en ligne] : « Le jury continuera d’être appliqué en matière criminelle ». – Article 83 : « La connaissance de tous les délits politiques et de tous les délits commis par la voie de la presse appartient exclusivement au jury. »

[20] Conseil constitutionnel, séance du 2 et 3 septembre 1986, pp. 43-44 [en ligne].

[21] Ibid., p. 35.

[22] Ibid., p. 36.

[23] Ibid., p. 36.

[24] Ibid., p. 51.

[25] Ibid., p. 50.

[26] Ibid., p. 36.

[27] On pourrait arguer que sous le Consulat – régime politique débuté par le coup d’Etat du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) et achevé par la proclamation du Premier Empire le 18 mai 1804 –, des juridictions d’exception ont été créées pour juger certains crimes de droit commun hors la présence des jurés, pour faire face à des périls hors norme. Ainsi, la loi du 18 pluviôse an IX (1801) a institué, pour la répression du brigandage, des tribunaux criminels spéciaux dépourvus de jurés. Relevaient notamment de leur compétence les assassinats, les incendies volontaires, les vols commis avec effraction ou avec port d’arme, ou encore les crimes commis par les vagabonds et gens sans aveu. De la même façon, la loi du 23 floréal an X (1802) a créé des tribunaux spéciaux sans jury pour juger les crimes de faux ou usage de faux en écritures publiques ou privées, ou encore le crime de fausse monnaie. Il faut toutefois noter que d’après d’éminents constitutionnalistes, au premier rang desquels on retrouve le doyen Louis Favoreu, la période du Consulat ne saurait être prise en compte pour dégager ou écarter des PFRLR. D’ailleurs, jamais le Conseil constitutionnel ne s’est fondé sur cette période de l’histoire pour envisager ces principes. V. sur ce point : L. Favoreu, Les principes fondamentaux reconnus par les Lois de la République, in B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La République en droit français, Economica, 1996, p. 234 ; H. Fabre, ibid., p. 37 ; L. Sponchiado, De l’usage des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans le débat sur le mariage des personnes de même sexe, RFDC 2013, n° 96, p. 965. – Pour abonder en ce sens, il est remarquable que les dispositions de l’article premier du titre premier de l’ « acte additionnel aux Constitutions de l’Empire », en date du 22 avril 1815, dénient expressément au Consulat le caractère républicain en lui donnant le caractère impérial : « Les Constitutions de l’Empire, nommément l’acte constitutionnel du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), les sénatus-consultes des 14 et 16 thermidor an X (2 et 4 août 1799), et celui du 28 floréal an XII (18 mai 1804), seront modifiées par les dispositions qui suivent. Toutes les autres dispositions sont maintenues. »

[27] Synthèse du rapport du Haut comité consultatif sur la procédure de jugement en matière criminelle, p. 22, préc. : « On peut soutenir que ce qui fait difficulté pour faire du jury un principe fondamental, reconnu par les lois de la République, est assez ténu dans la mesure où on peut considérer que ces exceptions sont en fait des cas particuliers, dans lesquels la loi a voulu préserver le jury de menaces ou prendre en compte la spécificité de certaines matières. »

[28] Étude d’impact, projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022, p. 362 [en ligne].

[29] W. Roumier, L’avenir du jury criminel, LGDJ, 2003, p. 79.

[30] Synthèse du rapport du Haut comité consultatif sur la procédure de jugement en matière criminelle, p. 22.

[31] Conseil constitutionnel, séance du 2 septembre 1986, spéc. pp. 35, 36, 38 et 50 [en ligne].

[32] Rapport du comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale, octobre 2022 [en ligne] ; V. aussi B. Fiorini, Le bilan calamiteux des cours criminelles départementales : analyse critique du dernier rapport d’évaluation, Lexbase pénal, novembre 2022, n° 54 N° Lexbase : N3354BZA.

[33] Cons. const., décision n° 2016-544 QPC, 3 juin 2016 N° Lexbase : A6680RRT.

[34] On citera par exemple le fameux Sixième Amendement à la Constitution américaine de 1787 : « Dans toutes poursuites criminelles, l'accusé aura le droit d'être jugé promptement et publiquement par un jury impartial de l'État et du district où le crime aura été commis […]. »

[35] Constitution belge du 7 février 1831, art. 150 : « Le jury est établi en toutes matières criminelles et pour les délits politiques et de presse, à l'exception des délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie. »

[36] Constitution de la République italienne du 22 décembre 1947, art. 102, alinéas 2 et 3 : « Il ne peut être institué auprès des organismes judiciaires ordinaires que des sections spécialisées pour des matières déterminées, pouvant comporter la participation des citoyens aptes à cette fonction et étrangers à la magistrature. –  La loi règle les cas et les formes de la participation directe du peuple à l’administration de la justice. » 

[37] Constitution espagnole du 27 décembre 1978, art. 125 : « Les citoyens pourront exercer l’action populaire et participer à l’administration de la justice par l’institution du jury, sous la forme et pour les procès à caractère pénale que la loi déterminera, ainsi que devant les tribunaux coutumiers et traditionnels. »

[38] Constitution de la République portugaise du 25 avril 1976, art. 207, 1° : « Le jury intervient, dans le jugement des crimes graves, dans les cas et avec la composition prévue par la loi, notamment lorsque l’accusation ou la défense le demandent. Il n’intervient pas en matière de terrorisme et de criminalité hautement organisée » : art. 207, 2°, du même texte : « La loi peut prévoir l’intervention de juges non professionnels pour le jugement des questions de travail, des infractions contre la santé publique, des petits délits, pour l’exécution des peines, ou dans d’autres cas justifiant une évaluation particulière des valeurs sociales atteintes. »

newsid:485898

Procédure pénale

[Brèves] Délit connexe devant la cour d’assises : le mis en examen concerné peut faire appel de l’ordonnance de renvoi

Réf. : Cass. crim., 7 juin 2023, n° 23-81.699, F-B N° Lexbase : A38649Z7

Lecture: 3 min

N5804BZY

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par Adélaïde Léon

Le 22 Juin 2023

► La personne mise en examen renvoyée devant une cour d’assises par ordonnance du juge d’instruction pour un délit connexe à un crime a le droit de relever appel de cette décision. La loi, qui autorise le recours contre les ordonnances renvoyant des mis en examen devant les juridictions criminelles, ne distingue pas la nature de l’infraction.


 

Rappel de la procédure. Une femme est renvoyé devant la cour d’assises par ordonnance du juge d’instruction sous l’accusation de corruption de mineur de quinze ans, délit connexe au crime de viols aggravés reproché à son compagnon.

L’intéressée a relevé appel de cette ordonnance.

En cause d’appel. La chambre de l’instruction déclare l’appel irrecevable au motif que l’appel d’une ordonnance de renvoi pour un délit, infraction qui conserve son autonomie, est gouverné, même si le renvoi est ordonné devant la cour d’assises au titre de la connexité avec un crime, par les dispositions de l’article 186-3 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1342MAX comprenant les règles relatives aux appels des ordonnances de renvoi devant le tribunal correctionnel.

Or, celui-ci ne prévoit pas de droit d’appel au profit du mis en examen ainsi renvoyé devant la cour d’assises pour un délit connexe à un crime.

La mise en examen forme alors un pourvoi en cassation.

Moyen du pourvoi. Il est fait grief à la chambre de l’instruction d’avoir déclaré l’appel irrecevable alors qu’il se déduit des article 181 N° Lexbase : L3576MAP, 181-1 N° Lexbase : L1336MAQ et 186 N° Lexbase : L1338MAS du Code de procédure pénale que la personne renvoyée devant la cour d’assises ou la cour criminelle départementale pour un délit connexe peut former appel contre l’ordonnance la mettant en accusation.

Il est ainsi soutenu que dans un tel cas, les règles relatives aux appels des ordonnances de renvoi devant le tribunal correctionnel ne sont pas applicables.

Décision. La Chambre criminelle casse l’arrêt de la chambre de l’instruction au visa des articles 181 et 186 du Code de procédure pénale.

Conformément à l’article 181 du Code de procédure pénale, lorsque le juge d’instruction estime que les faits retenus à la charge des mis en examen constituent un crime et qu’il ordonne leur mise en accusation devant la cour d’assises ou la cour criminelle départementale, ce magistrat peut également saisir ces juridiction des délits connexes aux crimes dont il ordonne le renvoi.

L’article 186 du Code de procédure pénale, quant à lui prévoit que les personnes mises en examen peuvent relever appel des décisions prévues par le premier de ces textes.

Ainsi, peu importe que la personne mise en examen ait été renvoyé devant une cour d'assises pour un délit connexe à un crime car, selon la Cour de cassation, les mis en examen peuvent relever appel de l’ordonnance qui les renvoie devant les juridictions criminelles sans qu’il existe de distinction selon la nature de l’infraction retenue à leur encontre.

L’article 181 prévoit que le magistrat instructeur peut renvoyer devant des juridictions criminelles les délits connexes aux crimes dont il ordonne le renvoi. L’article 186 prévoit que les décisions prévues par l’article 181 peuvent faire l’objet d’un appel formé par les mis en examen. Nul besoin donc, d’ajouter un critère que la loi ne prévoit pas pour autoriser l’appel : la nature de l’infraction.

Pour aller plus loin :

  • L. Heinich et H. Diaz, ÉTUDE : Les actes de l'instruction, Le domaine de l’appel et ordonnances susceptibles d’être contestées, in Procédure pénale, (dir. J.-B. Perrier), Lexbase N° Lexbase : E87993A7 ;
  • N. Catelan, ÉTUDE : La clôture de l'instruction, L’appel contre certaines ordonnances de renvoi, in Procédure pénale, (dir. J.-B. Perrier), Lexbase N° Lexbase : E85403CB.

newsid:485804

Procédure pénale

[Brèves] Demande de mise en liberté et appel au fond : en cas d’identité de moyen, un même juge peut-il successivement statuer ?

Réf. : Cass. crim., 21 juin 2013, n° 22-84.384, F-B N° Lexbase : A982693C

Lecture: 4 min

N6014BZR

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par Adélaïde Léon

Le 24 Juillet 2023

► Deux juges qui ont statué sur une demande de mise en liberté peuvent ensuite connaître de l’appel au fond n’ayant pas, à l’occasion de la première décision, manifesté une opinion sur la culpabilité du demandeur.

Il en est ainsi même si le premier arrêt a rejeté un moyen également soulevé au fond ; lequel portait sur la capacité du tribunal correctionnel à modifier la date de la prévention fixée par l’acte de saisine.

Rappel de la procédure. Un individu est poursuivi selon la procédure de comparution immédiate des chefs d’infractions à la législation sur les stupéfiants et détention de marchandises dangereuses pour la santé, en récidive, et refus de remettre aux autorités judiciaires la convention secrète de déchiffrement d'un moyen de cryptologie. L’acte de poursuite visait des faits commis le 25 février 2022.

Les faits avaient en réalité été commis entre le 24 et le 25 février 2022.

Le 5 avril 2022, considérant qu’il s’agit d’une simple erreur matérielle, le tribunal correctionnel rectifie la date des faits avant de reconnaitre le prévenu coupable et de le condamner à six ans d’emprisonnement, outre une peine complémentaire de confiscation. Le maintien en détention de l’intéressé est également ordonné.

Le prévenu relève appel suivi par le ministère public, à titre incident.

Le 6 avril 2022, le prévenu dépose une demande de mise en liberté au soutien de laquelle était soulevé le moyen tiré de ce que les juges du siège ne pouvaient modifier la date de la prévention fixée par l’acte de saisine. La demande de mise en liberté est rejetée par arrêt du 1er juin 2022.

En cause d’appel. Devant la cour d’appel, constatant que deux des magistrats qui avaient été amenés à statuer sur sa demande de mise en liberté,  le demandeur a sollicité un renvoi afin d’obtenir le remplacement desdits juges, pour défaut d’impartialité.

Le prévenu faisait valoir que les deux magistrats qui avaient eu à connaître du contentieux de la détention provisoire le concernant avaient, au soutien du rejet de la demande, rejeté le moyen tiré de ce que les juges du siège ne pouvaient modifier la date de la prévention fixée par l’acte de saisine.

Or, ce moyen étant également soulevé dans le cadre de l’appel de la condamnation, le demandeur estimait que les deux juges ne pouvaient de nouveau statuer sur ce même motif sans être impartiaux.

La cour d’appel a rejeté la demande de renvoi en estimant que la cour d’appel qui avait statué sur le contentieux de la détention provisoire ne s’était pas prononcée sur le fond et n’avait donc pas préjugé de la culpabilité du prévenu.

Décision. Des juges qui ont statué sur une demande de mise en liberté peuvent-ils donc ensuite connaître de l’appel au fond ?

La Cour de cassation répond par l’affirmative au visa de l’article 148-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1744IPB. Elle rappelle qu’en tout temps de la procédure et en tout état de cause, le mis en examen, le prévenu ou l’accusé peuvent formulée des demandes de mise en liberté.

La Cour souligne également que lorsqu’une juridiction de jugement est saisie, il lui appartient de statuer sur la détention provisoire. Dès lors, de mêmes juges peuvent être appelés à statuer sur la demande d'un prévenu qui a relevé appel d'un jugement qui l'a placé ou maintenu en détention, avant de le juger en appel. Cette situation n’est pas contraire à l’exigence d’impartialité de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarder des droits de l’Homme lequel interdit aux magistrats de statuer à deux reprises sur la culpabilité d’un accusé ou d’un prévenu.

La Cour rappelle qu’elle s’est prononcée en ce sens en matière criminelle dans un arrêt du 14 avril 2021 (Cass. crim., 14 avril 2023, n° 21-80.865, FS-P N° Lexbase : A81174PC) en soulignant que les demandes de mise en liberté sont étudiées au regard des seuls critères de l’article 144 du Code de procédure pénale, indifférents à la question de la culpabilité.

En l’espèce, si les deux magistrats se voient successivement amenés à statuer sur un même moyen à deux reprises, il demeure qu’à l’occasion du rejet de la demande de mise en liberté, ils n’ont pas manifesté d’opinion sur la culpabilité du demandeur.

Pour aller plus loin : N. Catelan, ÉTUDE : Les mesures de contrainte au cours de l'instruction : contrôle judiciaire, assignation à résidence et détention provisoire, Les demandes de mise en liberté, in Procédure pénale (dir. J.-B. Perrier) N° Lexbase : E4788Z99.

newsid:486014

QPC

[Chronique] Question prioritaire de constitutionnalité : chronique d’actualité des évolutions procédurales (mars – mai 2023)

Lecture: 28 min

N5938BZX

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par Mathieu Disant, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le 21 Juin 2023

La question prioritaire de constitutionnalité est à l’origine d’une jurisprudence toujours abondante du Conseil constitutionnel comme du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Cette chronique trimestrielle est rédigée par Mathieu Disant, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Ecole de Droit de la Sorbonne, UMR CNRS 8103), Directeur du Master 2 Systèmes de justice et droit du procès, chercheur associé au Centre de recherche sur les relations entre le risque et le droit (C3RD). Elle s’attache à mettre en exergue les principales applications et évolutions procédurales de la QPC. Les apports sur le fond du droit sont quant à eux traités au sein de chacune des rubriques spécialisées de la revue.


 

Sommaire

I. Champ d’application

A. Normes contrôlées dans le cadre de la QPC

1) Notion de « disposition législative »

2) Statut de l’interprétation de la loi

3) Disposition n’ayant pas déjà été déclarée conforme à la Constitution

4) Applicabilité d’une disposition législative au litige

B. Notion de « Droits et libertés que la Constitution garantit »

1) Accessibilité universelle et de solidarité de la société à l'égard des personnes handicapées

2) Principe de séparation des pouvoirs

3) Incompétence négative

II. Procédure devant les juridictions ordinaires

A. Instruction de la question

1) Introduction de la requête

2) Juridiction administrative spécialisée

3) Présentation de la requête

B. Caractère « sérieux » de la question

III. Procédure devant le Conseil constitutionnel

A. Organisation de la contradiction

1) Défense de la loi

2) Interventions devant le Conseil constitutionnel

3) Procédure orale

4) Impartialité du Conseil constitutionnel

B. Modalités de contrôle

1) Champ du contrôle du Conseil constitutionnel

2) Techniques de contrôle employées par le Conseil constitutionnel


La présente chronique couvre la période du 1er mars au 31 mai 2023.

Durant cette période, le Conseil constitutionnel a rendu 14 décisions QPC, toutes aboutissant à la conformité des dispositions contestées, dont une assortie de réserve d’interprétation. 49 décisions ont été rendues par le Conseil d’État, 32 par la Cour de cassation. La période s’achève avec un fléchissement inédit du nombre de QPC en instances devant le Conseil constitutionnel.

I. Champ d’application

A. Normes contrôlées dans le cadre de la QPC

1) Notion de « disposition législative »

Les questions qui ne visent aucune disposition de nature législative ne peuvent qu’être déclarées irrecevables (Cass. crim. 16 mai 2023, n° 23-81.494, F-D N° Lexbase : A42849WL).

Une QPC qui, sous couvert de la critique d’une disposition législative, ne tend en réalité qu’à contester la conformité de dispositions réglementaires, est jugée irrecevable (Cass. com., 15 mars 2023 n° 22-20.771, F-D N° Lexbase : A69679IU).

2) Statut de l’interprétation de la loi

Par une décision n° 2023-1045 QPC du 21 avril 2023 N° Lexbase : A23479QY, le Conseil constitutionnel a confirmé la conformité à la Constitution de l’article 1242, alinéa 4, du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7, tel qu’interprété par la Cour de cassation, instituant une responsabilité de plein droit du seul parent chez lequel la résidence habituelle de l’enfant mineur a été fixée, quand bien même l’autre parent exercerait conjointement l’autorité parentale.

3) Disposition n’ayant pas déjà été déclarée conforme à la Constitution

Selon les dispositions combinées du troisième alinéa de l’article 23-2 et du troisième alinéa de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958,  portant loi organique sur le Conseil constitutionnel N° Lexbase : L0276AI3, le Conseil constitutionnel ne peut être saisi d’une QPC relative à une disposition qu’il a déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions, sauf changement des circonstances. Dans sa décision n° 2014-691 DC du 20 mars 2014 N° Lexbase : A1554MHZ, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné les mots « plus de soixante-cinq ans et dont les ressources annuelles sont inférieures à un plafond de ressources en vigueur pour l’attribution des logements locatifs conventionnés fixé par arrêté du ministre chargé du Logement » figurant au premier alinéa du paragraphe III de l’article 15 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH et les mots « soixante-cinq ans ou si ses ressources annuelles sont inférieures au plafond de ressources mentionné au premier alinéa » figurant au deuxième alinéa du paragraphe III du même article, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 N° Lexbase : L8342IZY. Il a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif de cette décision. Dans sa décision n° 2023-1050 QPC du 26 mai 2023 N° Lexbase : A66429WW, relative à l’obligation de relogement en cas de délivrance d’un congé à un locataire âgé et disposant de faibles ressources, le Conseil constitutionnel relève que la QPC porte sur les mots « sans qu’un logement correspondant à ses besoins et à ses possibilités lui soit offert dans les limites géographiques prévues à l’article 13 bis de la loi n° 48-1360 du 1er septembre 1948 précitée » figurant à la première phrase du premier alinéa du paragraphe III de l’article 15 de la loi du 6 juillet 1989, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 N° Lexbase : L4876KEC. Ces dispositions n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, elles sont donc examinées sans qu’il soit besoin de justifier d’un changement des circonstances.

Dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 N° Lexbase : A3870GLW, le Conseil constitutionnel a jugé l'article 155 A du CGI N° Lexbase : L2518HLT conforme à la Constitution, sous la réserve que « dans le cas où la personne domiciliée ou établie à l'étranger reverse en France au contribuable tout ou partie des sommes rémunérant les prestations réalisées par ce dernier, [ces dispositions ne conduisent pas] à que ce contribuable soit assujetti à une double imposition au titre d'un même impôt ». Les décisions postérieures du Conseil constitutionnel remettant en cause des présomptions irréfragables instaurées par le législateur afin d'établir une imposition dans le but de lutte contre la fraude ou l'évasion fiscales ne constituent pas un changement de circonstances (CE, 22 mars 2023 n° 455084 N° Lexbase : A39249KK).

Ni la nomination en 2020 du ministre de la Justice, ni sa reconduction dans ses fonctions en 2022, alors qu’il est prétendu que celui-ci aurait été en situation de conflit d’intérêts avec des magistrats, ni les deux décisions rendues respectivement les 15 septembre 2022 et 19 octobre 2022 par le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline et faisant état d’une « situation objective de conflit d’intérêts » du garde des Sceaux ne sauraient caractériser un changement de circonstances, qu’elles soient de droit ou de fait, de la décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013, relative à la transparence de la vie publique N° Lexbase : A4216KM4 (Conseil supérieur de la magistrature, 22 mars 2023, n° 9/2023).

En revanche, le Conseil supérieur de la magistrature estime que la reconnaissance de la valeur constitutionnelle au droit au silence dans les procédures pénales (Cons. const., décision n° 2016-594 QPC du 4 novembre 2016 N° Lexbase : A4730SC8, n° 2021-894 QPC du 9 avril 2021 N° Lexbase : A89634NB), est une évolution jurisprudentielle constituant un changement des circonstances de droit au regard de la décision n° 2010-611 DC du 19 juillet 2010 N° Lexbase : A7699E4W ayant déclaré conformes les articles 52 et 56 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, qui organisent l’audition du magistrat poursuivi devant le rapporteur du CSM (Conseil supérieur de la magistrature, 12 avril 2023, n° 10/2023).

4) Applicabilité d’une disposition législative au litige

Les dispositions de l’article L. 721-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3180ALD ne sont pas applicables au litige dès lors que le requérant ne demande pas la récusation de membres de la formation de jugement appelée à se prononcer sur sa QPC mais le renvoi, pour cause de suspicion légitime, de son examen à une autre formation du Conseil d'État ou à une autre juridiction administrative. Une QPC déposée à l’encontre de cet article est donc jugée irrecevable (CE, 10 mars 2023, n° 468104 N° Lexbase : A77999HC).

Les dispositions législatives non entrées en vigueur à la date des décisions contestées ne peuvent faire l’objet d’une QPC (TA Paris, 10 mars 2023, n° 2109868 N° Lexbase : A15149IW).

Lorsque l’indemnisation de dommages relève des articles L. 421-1 N° Lexbase : L2536LBK et L. 424-1 N° Lexbase : L6173DIH à L. 424-7 du Code des assurances (indemnisation des victimes d'accidents de la circulation survenus dans un pays de l'Espace économique européen), elle ne peut permettre d’engager une QPC visant l’article 706-3 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7532LPN (procédure d'indemnisation des victimes de certaines infractions par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme). Une telle QPC est portée à l’encontre d’une disposition non applicable (Cass. civ. 2, 5 avril 2023 n° 23-40.002, FS-D N° Lexbase : A62239NS).

B. Notion de « Droits et libertés que la Constitution garantit »

1) Accessibilité universelle et de solidarité de la société à l'égard des personnes handicapées

Dans notre précédente chronique, nous avions relevé le renvoi d’une QPC visant les aides facultatives issues des fonds départementaux de compensation du handicap. Au soutien de cette QPC, était invoquée la reconnaissance d’un principe à valeur constitutionnelle « d’accessibilité universelle et de solidarité de la société à l'égard des personnes handicapées », qui serait issu du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, ainsi que les principes d’égalité et de fraternité (CE, 20 janvier 2023, n° 468567 N° Lexbase : A583689Z). Dans sa décision n° 2023-1039 QPC du 24 mars 2023 N° Lexbase : A50179KZ, le Conseil constitutionnel a validé tant les principes que la gestion du financement de ces fonds. À cette occasion, écartant implicitement la reconnaissance du principe invoqué, dont au demeurant on détermine mal l’éventuel contenu autonome, le Conseil s’en tient à sa solution établie selon laquelle « les exigences constitutionnelles résultant [des dispositions des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946] impliquent la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes handicapées. Il est cependant possible au législateur, pour satisfaire à ces exigences, de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées » [1]. Le Conseil constitutionnel maintient ainsi une grande marge de manœuvre au législateur [2]. Ce qui laisse à considérer, même si la QPC rapportée n’était pas dirigée contre le mécanisme de compensation lui-même, que le fait que la compensation financière ne soit pas intégrale ne saurait méconnaitre le principe de fraternité [3].

2) Principe de séparation des pouvoirs

Le Conseil constitutionnel s’est prononcé, de façon inédite dans sa jurisprudence, sur l’invocabilité du principe de séparation des pouvoirs dans le cadre d’une QPC (décision n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023, Perquisitions réalisées dans les locaux d'un ministère N° Lexbase : A23489QZ). Il est jugé, depuis 2016 [4], que la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs ne peut être invoquée à l’appui d'une QPC que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit. En l’espèce, le Conseil constitutionnel écarte le grief tiré de la méconnaissance de l’étendue de sa compétence par le législateur dans des conditions affectant le principe de la séparation des pouvoirs.

Sur le fond, l’indépendance du pouvoir exécutif n’est pas explicitement reconnue, même si le Conseil constitutionnel prend soin de souligner que « le principe de la séparation des pouvoirs s’applique notamment [entendons : aussi] à l’égard du Gouvernement ». Les modalités et l’encadrement des interventions du juge dans l’activité gouvernementale ne sont pas réglés. La décision du Conseil constitutionnel semble laisser la main au législateur, sans toutefois l’éclairer sur le cadre et les limites de l’entreprise. Une question de cette importance, parce qu’elle doit être saisie globalement et articulée avec les différents enjeux des rapports entre la justice et l’exercice du pouvoir politique, ne peut être résolue par quelques ajustements. Elle mériterait d’être tranchée par le Constituant. 

3) Incompétence négative

De façon constante, la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l’appui d’une QPC que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit. À ce titre, le Conseil constitutionnel juge que la méconnaissance par le législateur de l’étendue de sa compétence dans la détermination de l’assiette ou du taux d’une imposition n’affecte par elle-même aucun droit ou liberté que la Constitution garantit (décision n° 2023-1043 QPC du 13 avril 2023 N° Lexbase : A00869PU). Le Conseil constitutionnel consolide ainsi une solution stricte initiée dans la décision « Société Praxair » (décision n° 2014-419 QPC du 8 octobre 2014 N° Lexbase : A9168MXT), quoique nuancée quelques semaines après [5], mais reproduite depuis lors [6]. Dans l’affaire rapportée, le grief tiré de ce que le législateur n’aurait pas suffisamment défini les « poussières totales en suspension », dont le poids entre dans l’assiette de la taxe générale sur les activités polluantes, est écarté, quelles que soient ses branches. Dit de façon plus directe, le flou qui peut exister, en l’espèce, dans la liste des émissions de polluants ne vaut pas incompétence négative.

II. Procédure devant les juridictions ordinaires

A. Instruction de la question

1) Introduction de la requête

On rappellera qu’une QPC déposée par une personne n’ayant pas qualité de partie à l’instance et ne justifiant pas d’un intérêt suffisant à intervenir est écartée (CE, 27 mars 2023 n° 465736 N° Lexbase : A03409L8).

Par ailleurs, une QPC déposée lors d’observations complémentaires est irrecevable comme présentée après le dépôt du rapport (Cass. crim. 16 mai 2023, n° 23-81.494, F-D N° Lexbase : A42849WL).

2) Juridiction administrative spécialisée

Une QPC à l’encontre des articles L. 4122-3 N° Lexbase : L6101LRE et L. 4124-7 N° Lexbase : L6102LRG du Code de la santé publique a été déposée devant la Chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins. Elle contestait sous différents aspects la séparation entre les compétences administratives et juridictionnelles de l’ordre, et s’appuyait sur les principes d’indépendance et d’impartialité des juridictions. Cette QPC est jugée dépourvue de caractère sérieux (Chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins, 23 février 2023, n° 15715 /QPC).

3) Présentation de la requête

Il est remarquable de relever que le défaut de mémoire distinct, exigé afin de porter une QPC, est encore régulièrement sanctionné. Sur la période, 131 jugements et arrêts recensés dans la base « QPC 360° » reposent sur le manquement à ce critère procédural.

B. Caractère « sérieux » de la question

Les attributions et la composition du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (CSTACAA), résultant des dispositions des articles L. 232-1 N° Lexbase : L8256L4K et L. 232-4 N° Lexbase : L3059LGE du Code de justice administrative, concourent à garantir l'indépendance et l'impartialité de la juridiction administrative. La circonstance que l'article L. 232-4, relatif à la composition du CSTACAA, prévoit qu'il comprend, parmi ses treize membres, le vice-président du Conseil d'État, en qualité de président, le conseiller d'État, président de la mission d'inspection des juridictions administratives et le secrétaire général du Conseil d'État, alors qu'ils disposent de prérogatives sur la gestion du corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, n'est en rien de nature à porter atteinte à l'indépendance des membres du corps des conseillers des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel. Au demeurant, ainsi que l'a d'ailleurs jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2017-666 QPC du 20 octobre 2017 N° Lexbase : A1284WWH, quelles que soient les prérogatives du vice-président du Conseil d'État sur la nomination ou la carrière des membres de la juridiction administrative, les garanties statutaires reconnues à ces derniers aux titres troisièmes des livres premier et deuxième du Code de justice administrative assurent leur indépendance, en particulier à son égard. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaîtraient les principes d'indépendance et d'impartialité indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles consacrés par l'article 16 de la Déclaration de 1789 N° Lexbase : L1363A9D ne soulève pas une question sérieuse (CE, 10 mars 2023, n° 468104 N° Lexbase : A77999HC).

L’appréciation du « sérieux » s’appuie parfois expressément sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur des objets analogues. Ainsi, s’appuyant sur la jurisprudence considérant que le fait pour le législateur de prévoir une sanction administrative réprimant des manquements définis par le pouvoir réglementaire n'est pas contraire au principe de légalité des délits et des peines (décision n° 2017-634 QPC du 2 juin 2017 N° Lexbase : A2994WGY), il est jugé qu’en reconnaissant à l'AMF la possibilité de publier des instructions et des recommandations aux fins de préciser l'interprétation de son règlement général, et notamment des dispositions de ce règlement édictant des obligations dont la violation donne lieu à sanction administrative, le législateur n'a, a fortiori, pas méconnu sa propre compétence (Cass. com., 5 avril 2023, n° 22-19.127, F-D N° Lexbase : A62739NN).

III. Procédure devant le Conseil constitutionnel

A. Organisation de la contradiction

1) Défense de la loi

L’affaire précitée n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023, relative aux perquisitions réalisées dans les locaux d’un ministère présente une configuration assez inédite et illustre l’indépendance de la fonction de défense de la loi dans le procès QPC. Les services du Premier ministre sont conduits à prendre position contre les intérêts du pouvoir exécutif et contre le gouvernement.

2) Interventions devant le Conseil constitutionnel

Selon le deuxième alinéa de l’article 6 du règlement intérieur du 4 février 2010, seules les personnes justifiant d’un « intérêt spécial » sont admises à présenter une intervention.

Au regard de son objet statutaire, le syndicat de la magistrature ne justifie pas d’un tel intérêt spécial dans une affaire relative à la procédure administrative d’expulsion du domicile d’autrui. Par conséquent, son intervention n’est pas admise (décision n° 2023-1038 QPC du 24 mars 2023 N° Lexbase : A50169KY). En revanche, sont acceptées les observations en intervention présentées pour la Fédération nationale droit au logement, la fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés, l’association Secours catholique-Caritas France.

Dans l’affaire n° 2023-1037 QPC du 17 mars 2023 N° Lexbase : A69009IE, relative à la communication des pièces du dossier de la procédure d’instruction à un tiers, le Conseil constitutionnel a logiquement admis des observations en intervention présentées pour le syndicat des avocats de France, et celles présentées pour l’association des avocats pénalistes.

De même, l’Union nationale des industries de carrières et des matériaux de construction est intervenue dans l’affaire n° 2023-1043 QPC du 13 avril 2023 N° Lexbase : A00869PU, relative à la taxe générale sur les activités polluantes à raison de l’émission de poussières. L’association France nature environnement a présenté des observations dans l’affaire n° 2023-1042 QPC du 31 mars 2023 N° Lexbase : A58709LY, relative aux pouvoirs de police des agents contractuels de droit privé de l’Office national des forêts, et dans l’affaire n° 2023-1044 QPC du 13 avril 2023 N° Lexbase : A00879PW, à propos de droits de visite, de communication et de saisie des agents chargés de la protection de l’environnement.

L’association SOS Soutien ô sans papiers est intervenue dans l’affaire n° 2023-1048 QPC du 4 mai 2023 N° Lexbase : A77789SU, portant sur les conditions de délivrance de la carte de résident permanent. L’association intervenante soulevait les mêmes griefs et motifs que le requérant, l’objet de son intervention était de faire reconnaître par le Conseil constitutionnel, sans succès, un « droit des ressortissants étrangers au séjour ».

La société Mutuelle assurance instituteur France est intervenue dans l’affaire n° 2023-1045 QPC du 21 avril 2023 N° Lexbase : A23479QY, relative à la responsabilité civile du parent chez lequel a été fixée la résidence habituelle de l’enfant mineur auteur d’un dommage. Il s’agit d’un créancier tiers à la relation familiale, mais partie au litige au fond et, comme tel, recevable à intervenir devant le Conseil constitutionnel.

De façon remarquable, sur la question contestée de l’isolement et de la contention en milieu psychiatrique, et sur un texte déjà réécrit deux fois, le débat contradictoire a été largement porté par une série d’interventions dans les affaires jointes n° 2023-1040/1041 QPC du 31 mars 2023 N° Lexbase : A58719LZ, portant, d’une part, sur la notification des droits du patient faisant l’objet d’une telle mesure et, d’autre part, sur l’assistance ou la représentation par un avocat dans le cadre du contrôle de ces mesures. Sept observations en intervention y ont été produites, assorties de secondes observations : l’association Cercle de réflexion et de proposition d’action sur la psychiatrie ; l’association Avocats, droits et psychiatrie ; le Conseil national des barreaux ; l’ordre des avocats au barreau des Hauts-de-Seine ; l’ordre des avocats au barreau de Paris ; l’ordre des avocats au barreau de Seine-Saint-Denis ; le syndicat des avocats de France, le syndicat de la magistrature et l’union syndicale de la psychiatrie. Certaines parties intervenantes ont fait valoir plusieurs arguments autonomes, souvent en prolongement des griefs principaux, qui n’étaient pas soulevés en tant que tels par la partie requérante. Il en est ainsi notamment des arguments sur l’atteinte à la dignité de la personne humaine, qui en réalité reposent par ricochet sur l’argumentation développée sur le terrain du droit au recours juridictionnel effectif.

3) Procédure orale

Depuis mars 2023, M. Benoit Camguilhem, Chargé de mission au Secrétariat général du gouvernement, assume la représentation du Premier ministre lors de l’audience publique en QPC. Il succède à M. Antoine Pavageau.

Les membres du Conseil constitutionnel posent désormais régulièrement des questions lors de l’audience publique (décisions n° 2023-1037 QPC du 17 mars 2023 N° Lexbase : A69009IE, n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023 N° Lexbase : A23489QZ, n° 2023-1048 QPC du 4 mai 2023 N° Lexbase : A77789SU, portant sur les conditions de délivrance de la carte de résident permanent), parfois sur plusieurs aspects soulevés par le débat constitutionnel (décision n° 2023-1036 QPC du 10 mars 2023 N° Lexbase : A20229HD). Il n’est plus rare qu’une note en délibéré soit sollicitée par une question lors de cet échange (ainsi, décision n° 2023-1044 QPC du 13 avril 2023, à propos de droits de visite, de communication et de saisie des agents chargés de la protection de l’environnement.

Dans l’affaire précitée n° 2023-1039 QPC du 24 mars 2023 N° Lexbase : A50179KZ, l’Avocat de la partie requérante n’a pas présenté d’observations orales. Il a toutefois présenté une note en délibéré. Celle-ci concerne des éléments chiffrés permettant d’établir le volume des fonds départementaux de compensation des frais restant à la charge des personnes handicapées, leurs contributeurs et le volume des aides versées.

4) Impartialité du Conseil constitutionnel

La décision n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023, relative aux perquisitions réalisées dans les locaux d'un ministère a fait l’objet de deux déports, par Mme Véronique Malbec et M. Jacques Mézard.

B. Modalités de contrôle

1) Champ du contrôle du Conseil constitutionnel

Dans l’affaire n° 2023-1036 QPC du 10 mars 2023, le Conseil constitutionnel s’est prononcé pour la première fois sur le régime de responsabilité du fait des produits défectueux, en particulier la limitation, aux seuls produits issus du corps humain, de l’impossibilité pour le producteur d’invoquer les risques de développement en présence d’un dommage corporel résultant d’un produit de santé. La partie en défense soutenait qu’il n’y avait pas lieu pour le Conseil constitutionnel d’examiner les dispositions contestées, dans la mesure où, selon elle, les griefs des requérants étaient, en réalité, dirigés contre des dispositions qui, en instaurant la cause d’exonération de responsabilité pour risque de développement, se bornaient à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive européenne. Après avoir relevé que cette directive prévoit que les États membres peuvent, par dérogation, l’exclure de leur législation, le Conseil constitutionnel a jugé qu’ « en prévoyant qu’en cas de dommages causés par les éléments et produits issus du corps humain, le producteur ne pourra pas invoquer la cause d’exonération pour risque de développement, les dispositions contestées ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 25 juillet 1985 ». Il était donc compétent pour les contrôler.

2) Techniques de contrôle employées par le Conseil constitutionnel

a) Protection du droit au recours juridictionnel effectif

Dans l’affaire n° 2023-1040/1041 QPC du 31 mars 2023 précitée, portant sur l’isolement et la contention en milieu psychiatrique, l’absence de notification des droits au patient et l’absence d’assistance systématique d’un avocat ont été jugés conforme par le Conseil constitutionnel, notamment en raison de l’ensemble des voies de droit ouvertes et du contrôle exercé par le juge judiciaire, et en ce que les mesures d’isolement et contention, qui constituent en quelque sorte un ultime recours, ont uniquement pour objet de prévenir un dommage immédiat ou imminent pour le patient ou autrui et ne constitue pas une sanction ayant caractère de punition. On relèvera que le Conseil constitutionnel semble confirmer le contrôle concret exercé en matière de protection du droit au recours juridictionnel effectif, afin de déterminer si, de manière effective, le droit au recours est méconnu, au regard des objectifs de protection de la santé et des objectifs d’ordre public. Est ainsi pris en compte l’état du patient au moment de la décision de prendre la mesure contestée, notamment la capacité de celui-ci à comprendre et pouvoir exercer ses droits. La garantie réelle prime sur la garantie formelle.

b) Pénalisation de la protection de l’environnement

Deux décisions du Conseil constitutionnel concernent le sujet de la pénalisation accrue du droit de l’environnement.

D’une part, dans la décision n° 2023-1042 QPC du 31 mars 2023, relative aux pouvoirs de police des agents contractuels de droit privé de l’Office national des forêts, le Conseil s’est prononcé sur les dispositions confiant à ces agents le droit de constater des infractions pénalement réprimées. Le Conseil constitutionnel ne s’engage pas, en l’état, sur un examen plus poussé des conditions dans lesquelles l’autorité judiciaire est amenée à exercer son contrôle, en dépit d’un élargissement par la loi des possibilités d’intervention de ces agents. On rappellera que l’enjeu du contrôle porte sur la nature et l’entendue des missions, et garanties essentielles auprès de l’autorité judiciaire, pas sur la nature des agents.

Un raisonnement comparable est à relever dans la décision n° 2023-1044 du 13 avril 2023, à propos de droits de visite, de communication et de saisie des agents chargés de la protection de l’environnement, sur le terrain du droit au respect de la vie privée et du droit à un recours juridictionnel effectif. Cela confirme que les inspecteurs de l’environnement doivent être considérés comme des « OPJ à part entière » afin de rendre plus efficace la politique pénale en matière de protection de l’environnement. On rappellera que les compétences des inspecteurs de l’environnement connaissent depuis plusieurs années une expansion non négligeable. L’étendue de leurs pouvoirs est désormais validée par le Conseil constitutionnel.

c) Réserves d’interprétation

Saisi des dispositions relatives à l’évacuation forcée des squatteurs, issues de la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020, d’accélération et de simplification de l’action publique N° Lexbase : L9872LYB, dite « ASAP », le Conseil constitutionnel a énoncé une réserve d’interprétation :  décision n° 2023-1038 QPC du 24 mars 2023, Procédure administrative d’expulsion du domicile d’autrui. Les dispositions contestées prévoient que la personne dont le domicile est occupé de manière illicite, qu’il s’agisse ou non de sa résidence principale, peut, sous certaines conditions, demander au préfet de mettre en demeure l’occupant de quitter les lieux. En cas de refus de ce dernier, le préfet doit procéder sans délai à l’évacuation forcée du logement. Le Conseil constitutionnel précise que « ces dispositions prévoient que le préfet peut ne pas engager de mise en demeure dans le cas où existe, pour cela, un motif impérieux d’intérêt général. Toutefois, elles ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au principe de l’inviolabilité du domicile, être interprétées comme autorisant le préfet à procéder à la mise en demeure sans prendre en compte la situation personnelle ou familiale de l’occupant dont l’évacuation est demandée ». Une telle réserve laisse ouverte une appréciation au cas par cas. On notera, en creux, qu’aucune réserve ne concerne les droits procéduraux, le dispositif reposant sur une conciliation équilibrée au regard des objectifs assignés.

En revanche, on relèvera que le Conseil constitutionnel n’a pas fait droit à la demande de réserve d’interprétation, dans l’affaire précitée n° 2023-1036 QPC du 10 mars 2023, tendant à empêcher que le risque de développement ne soit pas invocable, non pas seulement pour un dommage résultant d’un produit issu du corps humain, mais d’un dommage résultant d’un produit de santé sans distinction. Une telle démarche consistait à solliciter le Conseil constitutionnel en vue de supprimer une limitation prévue par la loi, ce qui revenait en l’espèce à censurer une abstention délibérée du législateur et à modifier le texte dans un sens opposé à l’intention première du législateur.

Dans la décision n° 2023-1036 QPC du 10 mars 2023, le Conseil constitutionnel juge que la différence de traitement, selon qu’il s’agisse de produits de synthèse ou de produits issus du corps humains, repose sur une différence de situation et est en rapport avec l’objet de la loi. Dès lors que les produits et éléments du corps humain sont soumis à un régime juridique distinct de celui des autres produits, et en particulier de celui des produits de santé, et qu’ils présentent des risques spécifiques, le législateur a pu organiser différemment les conditions dans lesquelles il pouvait être répondu des dommages dont ils sont la cause. En filigrane, le Conseil constitutionnel veille ainsi à préserver, de façon rigoureuse, le statut singulier des produits du corps humain au regard des produits du commerce, quitte à le maintenir sur le terrain du régime d’imputation de responsabilité et à ce que cela impacte une partie des victimes de produits défectueux. On peut penser, par ailleurs, que cette décision prend soin de ne pas préempter la discussion en cours devant le Conseil européen à propos d’un projet de Directive qui pourrait permettre d’opposer l’exonération de responsabilité sur les produits issus du corps humain.

 

[1] Cons. const., décision n° 2018-772 DC du 15 novembre 2018 N° Lexbase : A1890YLL, Loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique.

[2] Déjà, Cons. const., décision n° 2011-123 QPC du 29 avril 2011 N° Lexbase : A2799HPD, Conditions d'octroi de l'allocation adulte handicapé.

[3] Déjà, à propos du reste à charge, Cons. const., décision n° 2011-136 QPC du 17 juin 2011 N° Lexbase : A6176HTW, Financement des diligences exceptionnelles accomplies par les mandataires judiciaires à la protection des majeurs.

[4] Cons. const., décision n° 2016-555 QPC du 22 juillet 2016 N° Lexbase : A7431RXI.

[5] Cons. const., décision n° 2014-431 QPC du 28 novembre 2014 N° Lexbase : A3791M48.

[6] Déjà sur la TGAP, Cons. const., décision n° 2016-537 QPC du 22 avril 2016  N° Lexbase : A9208RKA et n° 2019-819 QPC du 7 janvier 2020 N° Lexbase : A9130Z9Z.

newsid:485938

Rémunération

[Brèves] Rémunération variable : obligation de rédiger les objectifs fixés au salarié en français

Réf. : Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-20.322, F-D N° Lexbase : A22929ZW

Lecture: 2 min

N5955BZL

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par Charlotte Moronval

Le 23 Juin 2023

► Sauf exceptions, les objectifs fixés au salarié pour déterminer sa rémunération variable doivent être rédigés en français, sous peine d'inopposabilité.

Faits et procédure. En l'espèce, un salarié demande le remboursement d’une somme retenue sur son bulletin de salaire, à titre de « reprise sur commissions », en application des règles prévues à son plan de commissionnement, rédigé en anglais.

Pour débouter le salarié de sa demande, la cour d'appel (CA Toulouse, 28 mai 2021, n° 19/03150 N° Lexbase : A30304TE) retient que le plan de commissionnement, rédigé en anglais, lui est opposable car il est constant que la langue de travail de l'entreprise est l'anglais, les échanges de mails produits entre les parties étant, pour la plupart, en anglais, y compris les documents de travail établis par le salarié.

La solution. La Chambre sociale de la Cour de cassation censure le raisonnement de la cour d’appel.

En statuant comme elle l’a fait, alors qu'elle avait relevé que le document fixant les objectifs nécessaires à la détermination de la rémunération variable contractuelle n'était pas rédigé en français, la cour d'appel, qui n'a pas constaté qu'il avait été reçu de l'étranger, a violé l’article L. 1321-6 du Code du travail N° Lexbase : L1851H9G.

Pour aller plus loin :

  • v. déjà, par ex. Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-67.492, FP-P+B N° Lexbase : A6483HUN : les documents fixant les objectifs nécessaires à la détermination de la rémunération variable contractuelle étaient rédigés en anglais, en sorte que le salarié pouvait se prévaloir devant elle de leur inopposabilité ;
  • lire J. Paubel et A. Leberon, La rémunération variable : principes à respecter et guide des bonnes pratiques, Lexbase Social, mars 2020, n° 815 N° Lexbase : N2412BYY ;
  • v. ÉTUDE : Les conditions de validité du contrat de travail, La langue de rédaction du contrat de travail, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E2174GAR.

 

newsid:485955

Responsabilité

[Brèves] Responsabilité du fait du sol un jour de neige et de verglas

Réf. : Cass. civ. 2, 15 juin 2023, n° 22-12.162, FS-B N° Lexbase : A69159YR

Lecture: 2 min

N5993BZY

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par Claire-Anne Michel, Maître de conférences, Université Grenoble-Alpes, Centre de recherches juridiques (CRJ)

Le 21 Juin 2023

► La responsabilité du fait des choses doit être retenue dès lors que le propriétaire d’un ensemble n’a pas déneigé le sol, car il revêt alors un caractère de dangerosité.

En matière de responsabilité du fait des choses, on ne peut échapper à l’évocation précise des faits.

Faits et procédure. En l’espèce, une personne circulait à pied dans l’enceinte d’une société. Elle avait en effet été conviée à une réception et se rendait sur le lieu de la réception en empruntant un chemin enneigé et verglassé (une terrasse), mais non fermé, alors que d’autres voies d’accès avaient été, quant à elles, dégagées. Ce qui devait arriver, arriva : la personne chuta, elle engagea la responsabilité de la société. Elle fut condamnée par la cour d’appel (CA Paris, 16 décembre 2021, n° 19/18343 N° Lexbase : A41667GE) et forma un pourvoi en cassation considérant d’une part que les res nullius, la neige ou le verglas, n’étant ni appropriées ni détenues par personne, elles ne sont sous la garde de personne et d’autre part, qu’en présence d’une chose inerte, il est nécessaire que cette chose ait eu un caractère anormal. Or, selon le pourvoi, tel n’était pas le cas dès lors qu’il n’était, entre autres pas contesté que la victime avait connaissance de ce qu’il neigeait et faisait froid et que la cour d’appel s’était contentée de relever le caractère anormal alors que la terrasse en cause n’avait pas pour finalité d’accès à la salle.

Solution. La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle relève que la cour d’appel avait retenu que « la société est gardienne du sol à l’intérieur de sa propriété, et que cette chose inerte, en position normale lorsqu’elle permet le passage de piétons, ce qui est sa destination fonctionnelle, est en position anormale, lorsque le passage est dangereux en raison de l’état de la chose, notamment lorsqu’il a été rendu glissant par des intempéries ».

La cour d’appel avait en outre retenu que le passage en cause, non déneigé, contrairement à un autre accès, n'avait pas été fermé. Garde de la chose inerte, état de dangerosité anormal au regard de sa destination, la responsabilité du fait des choses est donc retenue (v. récemment Cass. civ. 2, 24 novembre 2021, n° 20-11.098 N° Lexbase : A50607DR).

newsid:485993

Sociétés

[Brèves] Compétence de la juridiction prud'homale pour examiner la validité d’une clause de rachat forcé d'actions prévue par un pacte d'actionnaires

Réf. : Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-24.514, FS-B N° Lexbase : A69079YH

Lecture: 3 min

N5782BZ8

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par Charlotte Moronval

Le 14 Juin 2023

► La demande en paiement de dommages et intérêts d'un salarié en réparation du préjudice causé par les conditions particulières de cession de ses actions en raison de la perte de sa qualité de salarié du fait de son licenciement constitue un différend né à l'occasion du contrat de travail et relève, par conséquent, de la compétence de la juridiction prud'homale.

Faits et procédure. Une salariée est engagée en qualité de directeur adjoint par une société puis est promue aux fonctions de directrice de l'affinitaire, membre du comité exécutif.

Cette salariée souscrit à l'émission de 100 000 bons de souscription d'actions de la société au prix de 1 euro chacune.

Quelques années plus tard, elle saisit la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail, puis prend acte de la rupture de son contrat de travail.

Le directeur général lui notifie alors le rachat forcé de ses bons de souscription au prix de 0,56 euro, en application d'une clause du pacte d'actionnaires.

La cour d’appel (CA Paris, 6-3, 22 septembre 2021, n° 18/10163 N° Lexbase : A128947U) confirme le jugement du conseil de prud’hommes :

  • qui s'est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce sur la question de la validité de la clause incluse dans le pacte d'actionnaire ;
  • qui a rejeté la demande de la salariée tendant à ce que soit jugée abusive et irrégulière la cession de bons de souscription d'actions intervenue ;
  • et a rejeté sa demande tendant à ce que l'employeur soit condamné à lui payer une somme à titre d'indemnisation du préjudice subi.

La cour d’appel relève notamment que la clause de rachat forcé d'actions n'est pas un accessoire du contrat de travail mais est insérée dans un pacte d'actionnaires distinct portant sur des actions de la société, dont l'examen de la validité relève exclusivement de la juridiction commerciale.

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation censure l’arrêt des juges du fond.

Elle juge que si la juridiction prud'homale demeure incompétente pour statuer sur la validité d'un pacte d'actionnaires, elle est compétente pour connaître, fût-ce par voie d'exception, d'une demande en réparation du préjudice subi par un salarié au titre de la mise en œuvre d'un pacte d'actionnaires prévoyant en cas de licenciement d'un salarié la cession immédiate de ses actions.

Ainsi, en statuant comme elle l’a fait, alors que la demande par un salarié en réparation du préjudice causé par les conditions particulières de cession de ses actions en raison de la perte de sa qualité de salarié du fait des conditions de la rupture du contrat de travail, constitue un différend né à l'occasion du contrat de travail, la cour d'appel a violé l’article L. 1411-1 du Code du travail N° Lexbase : L1878H9G.

Pour aller plus loin :

  • v. déjà Cass. soc., 9 juillet 2008, n° 06-45.800, F-P N° Lexbase : A6205D9P : la Haute juridiction juge que la juridiction prud'homale est compétente pour connaître d'une action en réparation du préjudice subi par un salarié en exécution d'un pacte d'actionnaires prévoyant en cas de licenciement d'un salarié la cession immédiate de ses actions à un prix déterminé annuellement par la majorité des actionnaires qui constitue un différend né à l'occasion du contrat de travail ;
  • v. ÉTUDE : Les pactes d’actionnaires, La compétence juridictionnelle en matière de pactes d'actionnaires, in Droit des sociétés, Lexbase N° Lexbase : E4614E7Z.

 

newsid:485782

Sociétés

[Jurisprudence] La sanctuarisation de la procédure de retrait

Réf. : Cass. civ. 3, 25 mai 2023, n° 22-17.246, FS-B N° Lexbase : A63999WW

Lecture: 13 min

N5799BZS

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par Jean-Baptiste Barbièri, Maître de conférences, Université Paris-Panthéon-Assas, Membre de l’IRDA Paris

Le 28 Juillet 2023

Mots clés : retrait • associé • agrément • nullité • nullité de la procédure • nullité de la cession • sociétés civiles • prix • expert • 1843-4 • cession de parts • rachat.

L’associé engagé dans une procédure de retrait ne peut initier une procédure d’agrément. La simple mise en demeure de la société de payer le prix des parts ne suffit pas à clore la procédure de retrait. La solution peut potentiellement être étendue à d’autres hypothèses et provoquer la nullité d’une cession de parts à un tiers conclue lors d’une procédure de retrait.


1. Malgré l’essor de la motivation enrichie, notamment en droit des affaires [1], certains arrêts demeurent d’une concision frôlant le lapidaire. Tel est le cas de celui rendu par la troisième chambre civile énonçant que « la procédure de cession [de] parts à un tiers, initiée [...] en méconnaissance de la procédure de retrait en cours acceptée par la SCI, devait être annulée ». L’assertion frappe par sa généralité, alors même que les faits de l’espèce étaient relativement spécifiques, de sorte que l’on peut s’interroger sur sa portée.

2. Voici un associé de SCI voulant se retirer d’une société et faire jouer à cette fin l’article des statuts prévoyant ce retrait. Il proposait comme prix de rachat 250 000 euros. L’assemblée approuve ce retrait à l’unanimité, mais prévoit un prix bien moindre, entraînant son refus par le retrayant qui a demandé et obtenu la nomination d’un expert sur le fondement de l’article  1843-4 du Code civil N° Lexbase : L1737LRR. L’expert proposa, dans son rapport rendu trois ans plus tard, le prix de 177 000 euros.

Un mois après cette proposition, l’associé ayant trouvé un acquéreur pour une somme supérieure à sa proposition initiale notifie à la société son intention de vendre et demande l’agrément, lequel lui est refusé par les associés de la SCI. Il demande subséquemment le paiement de la somme de 177 000 euros proposée par l’expert, sans succès. Six mois après cette demande d’agrément, il cède ses parts à l’acquéreur qu’il avait proposé et la SCI les assigne tous les deux en nullité de la cession.

3. Les juges de première instance avaient refusé cette nullité [2], arguant en substance que tant que le remboursement des droits sociaux n’avait pas été effectué, le cédant demeurait libre d’en disposer. Cependant, les juges d’appel y avaient acquiescé [3] ; le cœur de leur argumentaire étant qu’« il incombait [à l’associé], avant toute autre initiative en direction d'un tiers, de mener à son terme la démarche entreprise, c'est-à-dire d'assigner la société en cession forcée pour obtenir le paiement de ses parts à leur valeur d'expertise, ce dont il s'est abstenu ». La seule mise en demeure infructueuse faite à la société de racheter les parts ne suffisait pas.

Le pourvoi se concentrait sur le fait qu’aucune condition de validité de la cession ne faisait défaut, de sorte que la nullité ne saurait être encourue. La Cour de cassation n’est pourtant pas séduite, considérant que l’associé « s'était engagé dans une procédure de retrait avec rachat de ses parts, acceptée par la SCI, dont l'échec n'avait pas été constaté et qu'il lui incombait de mener à son terme ». En conséquence « la procédure de cession » devait être annulée.

Cette formulation peut interroger : n’est-ce pas plutôt la cession qui devait être annulée ? Non sans doute, car tout repose sur la remise en question de la procédure d’agrément commencée quand la procédure de retrait était en cours. La nullité de cette procédure d’agrément entraînant alors la nullité de la cession.

4. Il reste que cet arrêt pose comme principe la sanctuarisation de la procédure de retrait (I), cela amenant à s’interroger sur la portée de cette sanctuarisation (II).

I. La sanctuarisation

5. L’enseignement de l’arrêt est simple : dès lors que la procédure de retrait est lancée, elle doit se poursuivre jusqu’à son terme.

On sait que, dans les sociétés civiles, le retrait peut être statutaire, judiciaire ou suivre la procédure légalement prévue nécessitant l’accord de l’unanimité des autres associés [4]. En l’espèce, une clause des statuts prévoyait le retrait, mais il avait également été accordé à l’unanimité des autres associés, de sorte que son principe était acquis. Seule existait encore une contestation sur le prix, et l’article 1869 du Code civil N° Lexbase : L2066AB7 fait expressément référence, dans ce cas, à l’article 1843-4 du Code civil pour sa fixation.

Le retrayant, en l’espèce, n’était pas tant mécontent du prix fixé par l’expert que déçu de ne pouvoir vendre ses parts à un meilleur offrant, en témoigne le fait qu’il ait mis en demeure la société de payer le prix fixé par l’expert quand l’agrément n’a pas été donné.

6. Que penser de la solution de la Cour alors ? Sur le principe, elle doit être approuvée. Deux analyses de la situation sont possibles : l’une tenant au droit des contrats, l’autre au droit des sociétés ; toutes deux la confortent.

7. Concernant l’analyse contractuelle. La cession des parts a eu lieu soit dès l’approbation du retrait, soit à la nomination de l’expert. Une incertitude existe entre les deux dates, car, en matière de procédure d’agrément, la date retenue est décalée au moins à la nomination de l’expert [5]. Cela s’explique par l’existence d’une procédure de repentir, le cédant ayant demandé l’agrément pouvant y renoncer tant qu’il n’a pas nommé l’expert, voire à tout moment, ce qui repousserait d’autant la cession [6]. Cependant, dans une procédure de retrait, cette faculté de repentir n’existe pas, de sorte que l’on pourrait considérer – et c’est notre cas – que la cession est parfaite dès l’accord sur le principe du retrait.

Quoi qu’il en soit, il semble que la date de la cession ne soit pas celle de la détermination du prix par l’expert, car celui de l’article 1843-4 du Code civil n’est pas celui de l’article 1592 du même code N° Lexbase : L2395LR7[7]. Ce dernier forme la vente par sa détermination du prix, et n’est d’ailleurs pas obligé de statuer ; l’expert de l’article 1843-4 vient uniquement déterminer un prix et est donc obligé de le fixer. Le prix est ainsi déterminable lors de l’approbation du retrait par son intervention potentielle.

Certes, il est de jurisprudence constante que le fait que la société n’ait pas réglé le prix des parts fait conserver au retrayant sa qualité d’associé [8], sauf exception [9]. Le transfert de propriété des parts – l’effet d’une cession acquise dans son principe – est donc différé jusqu’à ce remboursement, mais le pouvoir de disposer des parts paraît néanmoins obéré.

8. Selon l’analyse institutionnelle, il faut respecter un certain ordre. L’associé a fait part de sa volonté de céder les parts, il s’est donc engagé dans une « procédure » particulière, devant être menée à son terme. Les choses sont bien délimitées.

9. Dans les deux cas, la fin de la procédure se situe au moment du remboursement de la valeur des parts. L’associé arguait qu’il avait demandé ce remboursement au prix fixé par l’expert en vain, ce qui semble ne pas suffire, il fallait « assigner la société en cession forcée », selon la cour d’appel. La Cour de cassation ne développe pas ce point-là, car elle considère que la procédure d’agrément ne pouvait même pas commencer alors que celle de retrait n’était pas finie, or la mise en demeure de la société de payer était postérieure à la demande d’agrément.

L’argument de la cour d’appel doit néanmoins être approuvé : la simple mise en demeure ne suffit pas à clore la procédure de retrait. Il fallait demander l’exécution forcée. En quelque sorte, la cour considère que les conditions de la résolution unilatérale de l’article 1226 du Code civil N° Lexbase : L0937KZQ ne sont pas remplies [10]. Cependant les juges de cassation auraient pu suivre cette voie pour considérer qu’il y avait résolution de la vente due au retrait et donc que la cession subséquente était valable, ce qu’ils ne font pas.

10. Cela plaide en quelque sorte pour une conception institutionnelle de la part de la Cour, laquelle est également révélée par la formulation retenue, mettant l’accent sur les « procédures » en cours.

11. Il peut être intéressant de distinguer ces deux conceptions, car elles diffèrent sur un point : la date exacte de début de la procédure. Quand une conception institutionnelle la ferait commencer dès la notification de la volonté de l’associé de se retirer de la société, celle contractuelle ne verrait dans cette notification qu’une simple offre. Soit, même dans une conception contractuelle, le retrayant doit maintenir son offre pendant un délai raisonnable, mais la rétractation de l’offre ne provoquerait pas la formation du contrat [11] ; de sorte que l’on ne pourrait considérer que le contrat est passé tant que l’approbation n’a pas eu lieu.

L’interdiction de commencer une procédure d’agrément interviendrait donc soit au moment de la notification du retrait, soit au moment de l’approbation du retrait.

Il semble alors, au vu de la conception de la Cour, que cette interdiction commence dès lors que la procédure est initiée, à la date de la notification de la volonté du retrayant. Tout ceci n’empêche cependant sans doute pas de prévoir un droit de repentir statutaire, par lequel l’associé ayant demandé le retrait pourrait se désengager de la procédure pour demander l’agrément d’un cessionnaire.

12. Ainsi, la procédure de retrait est complètement sanctuarisée. Aucune procédure d’agrément ne peut intervenir entre la notification de la volonté du retrait et le remboursement effectif des parts.

II. La portée de la sanctuarisation

13. Plusieurs questions surgissent à la suite de cette solution : la solution ne vaut-elle que pour les retraits d’associés de sociétés civiles ? Est-elle applicable à une procédure de retrait purement statutaire, par exemple dans une SAS ? La même question se pose concernant les pactes d’associés ; la nullité de la cession résulte de la nullité de la procédure d’agrément, mais une cession pourrait-elle être annulée en tant que telle ?

14. Premièrement, il existe une multitude de retraits : celui de gérant de société civile [12] ou de SNC [13], celui des sociétés à capital variable [14], celui des sociétés d’attribution [15], de GAEC [16], de GFA[17] ou de SCP [18]. Sans compter les retraits « de plein droit » [19]. Une analyse contractuelle, pour déterminer la date exacte de la cession, imposerait d’examiner les textes un par un, ce qui dépasse le cadre de ce commentaire. Néanmoins, à suivre une analyse institutionnelle, dès lors que la procédure est enclenchée, il serait impossible à l’associé de commencer une procédure d’agrément, ce qui simplifie d’autant l’analyse. La solution serait donc applicable à n’importe quelle hypothèse de retrait.

15. Deuxièmement, rien n’empêche d’appliquer la solution en cas de retrait statutaire. En suivant l’analyse contractuelle, il faudrait prendre garde à la rédaction de la clause, notamment si elle prévoit un droit de repentir ou renvoie à l’article 1592 du Code civil. En ce dernier cas, le contrat ne serait formé qu’avec l’intervention de l’expert, de sorte que les parts pourraient probablement être vendues tant qu’il n’aurait pas statué. Resterait uniquement la possibilité d’engager sa responsabilité [20].

L’analyse institutionnelle serait également applicable, car ce n’est pas parce que la procédure de retrait est statutaire que sa nature est contractuelle. Il a déjà été analysé qu’une grande liberté dans la rédaction des statuts ne signifiait pas que l’on passe d’un statut institutionnel à un contractuel [21]. La Cour de cassation juge également que les statuts de société ont une nature différente d’un simple contrat [22]. Avec ce prisme de lecture, la référence à l’article 1592 du Code civil ne changerait rien : dès lors que la procédure statutaire est engagée, il faut la mener à son terme – sauf droit de repentir.

16. Troisièmement, si le retrait est simplement prévu par un pacte extrastatutaire, il s’analyse alors comme une promesse d’achat des titres [23] par un autre associé ou la société, laquelle serait alors partie au pacte. L’analyse institutionnelle est ici proscrite, la vente étant parfaite dès la levée de l’option par le retrayant, il ne devrait pas pouvoir s’engager dans une cession à un tiers dès lors qu’il a manifesté son intention de se « retirer ».

17. Quatrièmement et enfin, s’agissant de la nullité d’une cession, par exemple dans le cas de la méconnaissance d’une procédure de retrait statutaire dans une société sans agrément (typiquement encore une SAS), les choses sont plus incertaines. L’hypothèse est celle d’une procédure de retrait enclenchée, mais l’actionnaire cède ses actions néanmoins. À suivre l’esprit de l’arrêt sous commentaire, une telle cession devrait être annulée, que ce soit en suivant une analyse institutionnelle ou contractuelle.

L’argumentaire du pourvoi, ainsi que celui des juges de première instance, n’est pas inintéressant, car il n’est pas certain que la méconnaissance d’une disposition statutaire puisse entraîner la nullité d’une cession. En ce sens, il a été jugé que la violation d’un agrément pourtant légal n’entraînait que l’inopposabilité de la cession à la société [24], et non la nullité. Certes, d’autres arrêts ont statué en sens inverse [25] et les actes extrastatutaires ne peuvent désormais déroger aux statuts [26]. De la sorte, la nullité d’une simple cession consécutive à l’inobservation d’une procédure de retrait statutaire n’est pas inenvisageable, il faut néanmoins rester prudent.

18. La solution mérite donc d’être approuvée, quand bien même il aurait été bon que la Cour en précise quelque peu la portée. Enfin, l’arrêt conduit à se demander ce qu’il en serait pour des procédures proches, telle celle de rachat. Attendons donc de lire ce qu’en décidera la Chambre commerciale si d’aventure elle en était saisie.


[1] V. H. Gourdy, La motivation enrichie des arrêts de la Cour de cassation, Réflexion autour de la pratique de la chambre commerciale, in « La motivation enrichie de la Cour de cassation » (dir. M. Dugué et J. Traullé), LexisNexis, 2023, p. 135.

[2] TGI Paris, 22 février 2019, n° 15/12785.

[3] CA Paris, 4-13, 5 avril 2022, n° 19/07621 N° Lexbase : A24307SS.

[4] C. civ., art. 1869 N° Lexbase : L2066AB7.

[5] Cass. com., 30 novembre 2004, n° 03-13.756, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A1303DEY, JCP E, 2005, 2539, note H. Hovasse ; Bull. Joly Sociétés, 2005, p. 383, note H. Le Nabasque ; D., 2005, p. 2590, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles ; RTD com., 2005, p. 12, note M.-H. Monsèrié-Bon - Plus récemment, v. Cass. com., 4 janvier 2023, n° 21-10.035, F-D N° Lexbase : A359487A, Bull. Joly Sociétés, avril 2023, p. 23, note G. Le Noach ; JCP E, 2023, 1065, note Y. Paclot ; Rev. Sociétés, 2023, p. 234, note B. Dondero ; RTD com., 2023, p. 169, note J . Moury.

[6] L’article L. 228-24 du Code de commerce N° Lexbase : L8379GQE prévoyant que ce repentir peut s’exercer « à tout moment », la cession n’est pas rendue parfaite par la désignation de l’expert : Cass. com., 8 avril 2008, n° 06-18.362, F-P+B N° Lexbase : A8731D7I, Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 585, note D. Poracchia ; JCP E, 2008, 1950, note S. Schiller ; Dr. sociétés, 2008, comm. 129, note H. Hovasse ; D., 2008, p. 1207, obs. A. Lienhard ; ibid., 2009, 323, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles ; RTD com., 2008, p. 801, obs. P. Le Cannu et B. Dondero. La question est similaire pour l’agrément dans les sociétés civiles, car l’article 1862 du Code civil expose in fine : « le tout sans préjudice du droit du cédant de conserver ses parts ».

[7] Beaucoup a été écrit sur le sujet, v. par ex. S. Schiller et D. Martin, Guide des pactes d’actionnaires et d’associés, LexisNexis, 2019/20, n° 242 s., p. 215 s.

[8] Cass. com., 17 juin 2008, n° 06-15.045, FS-P+B+R N° Lexbase : A2140D97, Dr. sociétés, 2008, n° 8-9, comm. 176, note R. Mortier ; Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 967, note Fr.-X. Lucas ; D., 2008, p. 1818, note A. Lienhard - Cass. com., 10 septembre 2014, n° 13-13.957, F-D N° Lexbase : A4367MWN, Rev. sociétés, 2015, p. 115, note J.-F. Barbièri ; JCP E, 2015, 1186, spéc. n° 5, obs. M. Buchberger.

[9] V. N. Jullian, Brèves remarques autour du droit de retrait des associés des sociétés civiles particulières, in « Mélanges Martin-Serf », Bruylant, 2022, p. 181.

[10] N. Jullian, note ss. même arrêt, Dr. sociétés, septembre 2023, à paraître.

[11] C. civ., art. 1116 N° Lexbase : L0838KZ3.

[12] C. civ., art. 1851 N° Lexbase : L2048ABH.

[13] C. com., art. L. 221-12 N° Lexbase : L5808AIX.

[14] C. com., art. L. 231-6 N° Lexbase : L6278AID.

[15] CCH, art. L. 212-9 N° Lexbase : L2302LRP.

[16] C. rur., art. L. 323-4 N° Lexbase : L3829AEK.

[17] V. Cass. civ. 1, 1er mars 2017, n° 15-20.817, FS-P+B+I N° Lexbase : A3543TPW, Dr. sociétés, 2017, n° 5, comm. 76, note H. Hovasse ; Bull. Joly Sociétés, 2017, p. 395, note J.-Ch. Pagnucco.

[18] Loi n° 66-879, du 29 novembre 1966, relatives aux sociétés civiles professionnelles, art. 18 N° Lexbase : L3146AID

[19] R. Mortier, Opérations sur capital social, LexisNexis, 3ème éd., 2023, n° 1113 s., p. 836 s.

[20] Sauf à analyser le droit dont dispose la société en un droit de préférence ou en un bénéfice d’une promesse, ce qui nécessite des contorsions.

[21] H. Barbier, L’emprise du régime contractuel sur la société : ses ressources et limites, Dr. sociétés, 2017, dossier n° 3, spéc. n° 7.

[22] Cass. com., 12 octobre 2022, n° 21-15.382, F-B N° Lexbase : A55138NI, Dalloz Actualité, 28 octobre 2022, obs. J. Delvallée ; D., 2022, p. 2086, note J.-B. Barbièri ; JCP E, 2022, 1371, note B.  Dondero; ibid., 2023, 1085, n° 9, obs. J.-C. Pagnucco ; JCP, 2022, 1364, note D. Gibirila ; Dr. sociétés, 2022, n° 134, note J.-F. Hamelin ; Bull. Joly Sociétés, décembre 2022, p. 13, note P.-L. Périn.

[23] S. Schiller et D. Martin, Guide des pactes d’actionnaires et d’associés, op. cit., n° 399, p. 249.

[24] Cass. com., 16 mai 2018, n° 16-16.498, FS-P+B N° Lexbase : A4555XNZ, Gaz. Pal., 25 septembre 2018, p. 79, note A. Dalion ; D., 2018, p. 1421, note D. Schmidt ; D., 2018, p. 2062, chron. A. Rabreau ; Bull. Joly Sociétés, juillet 2018, p. 422, note J.-F. Barbièri ; JCP G, 2018, 645, note C. Barrillon ; JCP E, 2018, 1374, note B. Dondero ; Dr. sociétés, 2018, comm. 142, note C. Coupet ; JCP E, 2018, 1631, note M. Caffin-Moi ; B. Saintourens, comm., Lexbase Affaires, juin 2018, n° 555 N° Lexbase : N4328BXL.

[25] Explicitement, concernant les SARL : Cass. com., 14 avril 2021, n° 19-16.468, F-D N° Lexbase : A80034P4, Rev. sociétés, 2021, p. 700, note B. Dondero ; Gaz. Pal., 28 septembre 2021, p. 68, note D. Gallois-Cochet ; JCP E, 2021, 1484, n° 8, obs. M. Buchberger. De manière moins évidente, pour les sociétés civiles : Cass. civ. 3, 15 octobre 2015, n° 14-17.517, F-D N° Lexbase : A6030NTI, Rev. sociétés, 2016, p. 150, note J.-F. Barbièri – Cass. com., 16 octobre 2019, n° 17-18.494, F-D N° Lexbase : A9355ZRW, Bull. Joly Sociétés, janvier 2020, p. 34, note C. Barrillon ; Dr. sociétés, 2019, comm. 202, note H. Hovasse ; Dr. sociétés, 2020, comm. 2, note R. Mortier.

[26] Cass. com., 12 octobre 2022, n° 21-15.382, F-B, préc.

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Temps de travail

[Pratique professionnelle] L’indemnisation du temps d’habillage et de déshabillage : gare aux imprécisions !

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par Elodie Pastor, Avocat, Docteur en droit

Le 21 Juin 2023

Mots-clés : habillage • déshabillage • contrepartie • temps de travail effectif • accord

Aux termes de l’article L. 3121-3 du Code du travail N° Lexbase : L6910K9S, lorsque le port d’une tenue de travail est imposé par des dispositions légales ou conventionnelles, le règlement intérieur ou le contrat de travail, et que l’habillage ou le déshabillage doivent être réalisés dans l’entreprise ou sur le lieu de travail, le temps nécessaire à ces opérations doit faire l’objet de contreparties. Ces dispositions sont d’ordre public. La mise en place de ces contreparties impose toutefois à l’employeur de faire preuve de minutie afin de se prémunir contre certaines difficultés.


Le législateur privilégie la voie conventionnelle s’agissant de la détermination des contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage. De manière plus précise, l’article L. 3121-7 du Code du travail N° Lexbase : L6906K9N dispose qu’« une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche prévoit soit d’accorder des contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage mentionnés à l’article L. 3121-3, soit d’assimiler ces temps à du temps de travail effectif ». À défaut d’accord, c’est le contrat de travail qui détermine ces éléments [1]. À cet égard, le Conseil constitutionnel, saisi dans le cadre d’une QPC, s’est prononcé sur la conformité de ces dispositions à la Constitution. Il précise que le renvoi au contrat de travail « se limite à déterminer si les temps d’habillage/déshabillage font l’objet des contreparties sous forme de repos ou sous forme financière ou s’ils sont assimilés à du temps de travail effectif ». Dans ce contexte, le législateur traite de la même manière tous les salariés placés dans la même situation en l’absence de convention ou d’accord collectif, de sorte qu’il n’existe aucune rupture d’égalité [2].

En l’absence d’accord ou de clause dans le contrat de travail, les contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage sont fixées par le juge [3].

De prime abord, les sommes en jeu peuvent sembler modiques [4], cependant, l’octroi de ces contreparties à un nombre conséquent de salariés, associé à un risque de rappel de salaire sur trois ans en cas de contentieux, nous incite à alerter l’employeur sur la nécessité de se saisir de cette question.

Aux considérations d’ordre pécuniaire s’ajoutent également les crispations générées par ce type de litiges qui, bien souvent, sont en lien avec des problématiques d’hygiène et de sécurité au travail.

La détermination et la formalisation des contreparties au temps d’habillage et de déshabillage peuvent toutefois s’avérer être un exercice sensible. Une attention particulière doit être portée à la nature des contreparties versées (I), ainsi qu’aux situations pour lesquelles celles-ci sont dues (II).

I. La nature des contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage

Par principe, les temps d’habillage et de déshabillage ne sont pas assimilés à du temps de travail effectif et ne sont pas rémunérés comme tels.

Toutefois, afin de compenser l’obligation mise à la charge des salariés de porter une tenue spécifique dès le début de leur prise de poste, l’employeur est tenu d’octroyer aux salariés concernés une contrepartie spécifique.

Repos ou contrepartie financière. L’article L. 3121-3 du Code du travail N° Lexbase : L6910K9S dispose que les contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage sont accordées soit sous forme de repos, soit sous forme financière.

En pratique, un jour de repos compensatoire peut être accordé lorsque la durée cumulée des opérations d’habillage et de déshabillage, évaluée de manière forfaitaire, atteint « un poste complet » de 7 heures par exemple.

De la même manière, une prime, d’un montant calculé sur la base d’un temps forfaitaire (20 minutes par jour travaillé par exemple), peut être versée mensuellement.

L’attribution de ces contreparties suppose toutefois que les opérations visées soient accomplies en dehors du temps de travail. Si tel n’est pas le cas, et que les opérations d’habillage et de déshabillage sont rémunérées comme du temps de travail effectif, elles ne sont alors pas dues.

Assimilation à du temps de travail effectif. Le législateur consacre, de manière expresse, la possibilité pour l’employeur d’assimiler les opérations d’habillage et de déshabillage à du temps de travail effectif. En pareille hypothèse, il appartiendra à l’employeur, débiteur de l’obligation, d’apporter la preuve que les temps d’habillage et de déshabillage ont effectivement donné lieu à une comptabilisation dans le temps de travail effectif [5].

Cette assimilation doit être formalisée dans un accord d’entreprise, ou à défaut un accord de branche, ou à défaut dans le contrat de travail [6]. C’est ce que rappelle la Cour de cassation dans un arrêt du 28 octobre 2009 [7]. Dans cette affaire, les juges d’appel, après avoir constaté que les agents de sécurité à la Cité des sciences et de l’industrie étaient tenus de porter une tenue de service, avaient considéré que ces derniers exécutaient la directive de l’employeur. Ils en avaient alors déduit que les salariés étaient à la disposition de leur employeur, puisque présents sur leur lieu de travail sans pouvoir vaquer librement à leurs occupations personnelles. En conséquence, le temps d’habillage et de déshabillage était compris dans la durée du travail effectif. La Haute juridiction casse la décision des juges d’appel au motif qu’il n’avait pas été constaté l’existence de dispositions assimilant ce temps à du travail effectif.

L’existence de dispositions conventionnelles assimilant les temps d’habillage et de déshabillage à du temps de travail effectif est donc essentielle comme le rappelle la Cour. Cependant, toute ambiguïté dans la rédaction de ces dernières pourrait s’avérer coûteuse pour l’employeur tel qu’en témoigne un arrêt du 9 février 2022 [8]. Au cas d’espèce, une note de service précisait que les opérations d’habillage et de déshabillage sur les lieux de travail devaient s’effectuer, au choix des salariés, après l’heure de service et avant la fin de service. Elles étaient ainsi décomptées et rémunérées comme du temps de travail effectif. La Haute juridiction considère que cette note ne fait pas obstacle au droit à une indemnité prévu à l’article L. 3121-3 N° Lexbase : L6910K9S. Ainsi, après avoir rappelé que « les contreparties sont déterminées par convention ou accord collectif de travail ou, à défaut, par le contrat de travail, sans préjudice des clauses des conventions collectives, de branche, d’entreprise ou d’établissement, des usages ou des stipulations du contrat de travail assimilant ces temps d’habillage et de déshabillage à du temps de travail effectif », la Cour indique que « l’application de la note de service avait été laissée par l’employeur au choix de chacun des salariés concernés, ce dont il résultait l’absence de généralité de l’assimilation des temps d’habillage et de déshabillage à du temps de travail effectif ».

Par cet arrêt, la Haute juridiction confirme la nécessité pour l’employeur de faire preuve de précision dans la mise en place des contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage. Cet exercice impose également, en parallèle, de s’interroger sur l’étendue de l’obligation de l’employeur en la matière.

II. L’étendue de l’obligation de l’employeur

L’article L. 3121-3 du Code du travail N° Lexbase : L6910K9S fixe les conditions dans lesquelles les salariés peuvent prétendre à une contrepartie pour les temps d’habillage et de déshabillage auxquels ils sont soumis. Une interprétation littérale du texte permet d’appréhender l’étendue de l’obligation de l’employeur et éluder ainsi certaines situations litigieuses.

Double condition cumulative. Conformément aux dispositions précitées, des contreparties au temps d’habillage doivent être prévues si les conditions cumulatives suivantes sont réunies [9] :

  • le port d’une tenue de travail est imposé par des dispositions légales, conventionnelles, un règlement intérieur ou par le contrat de travail ;
  • les opérations d’habillage et de déshabillage doivent se faire dans l’entreprise ou le lieu de travail.

Cette double condition cumulative a été, à plusieurs reprises, réaffirmée par la Cour de cassation [10].

Il résulte de cet élément que lorsque le port d’une tenue est imposé, mais que les opérations d’habillage ou de déshabillage ne sont pas obligatoirement pratiquées dans l’entreprise, le salarié ne peut prétendre à aucune contrepartie [11].

La Haute juridiction s’est, par ailleurs, attelée à déterminer les situations dans lesquelles les deux conditions cumulatives étaient effectivement réunies. Ainsi, l’octroi de la contrepartie légalement prévue est justifié dans les cas suivants :

  • pour les salariés d’un hôpital tenus, pour des raisons d’hygiène, de revêtir une tenue imposée qu’ils ont l’obligation de mettre et d’enlever sur le lieu de travail [12] ;
  • pour les salariés qui, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, sont tenus de porter un vêtement de travail et pour lesquels l’employeur mets à disposition des armoires ou des casiers vestiaires individuels [13] ;
  • pour les salariés travaillant sur des chantiers de travaux publics et manipulant des produits salissants et dangereux (goudron, bitume, ciment, etc.). Au cas d’espèce, l’employeur reconnaissait mettre à disposition des salariés des locaux comportant des casiers afin qu’ils puissent se changer. Toutefois, ce dernier contestait leur imposer de revêtir leur tenue sur le lieu de travail. Après avoir relevé que les salariés étaient astreints au port d’une tenue de travail et que les conditions d’insalubrité dans lesquelles ils exerçaient leur activité leur imposaient de se changer sur le lieu de travail, la Cour de cassation a jugé que c’est à bon droit que le conseil de prud’hommes en a déduit que l’employeur devait, à ce titre, la contrepartie [14] .

Salariés concernés. Les contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage sont destinées à compenser les temps nécessaires aux salariés pour la réalisation de ces opérations. Comme indiqué précédemment, elles supposent toutefois que les opérations visées soient accomplies en dehors du temps de travail. Si tel n’est pas le cas, que les opérations d’habillage et de déshabillage sont rémunérées comme du temps de travail effectif, aucune contrepartie n’est due.

Ces éléments conduisent à s’interroger sur la possibilité ou non d’exclure les salariés au forfait-jours du bénéfice de ces contreparties. En effet, dès lors que ces salariés ne sont, en principe, soumis à aucun cadre horaire, peut-on en déduire qu’ils ne peuvent prétendre à ces contreparties dans l’hypothèse où ils seraient contraints de porter une tenue de travail ?

Une interprétation stricte des dispositions légales ne permet pas, à notre sens, de conclure à une telle exclusion. En effet, bien que la finalité du texte semble le suggérer, il n’est fait aucunement référence à la notion de temps de travail effectif dans les conditions posées par le législateur pour bénéficier des contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage. Seul le lieu où sont réalisées ces opérations semble pouvoir être pris en considération. En conséquence, il ne saurait être recommandé aux employeurs d’adopter pareille position.

Traitement des absences. La finalité des contreparties instaurées interroge également sur la possibilité de conditionner le versement d’une prime d’habillage à la présence effective du salarié.

En effet, la contrepartie indemnitaire instaurée par le législateur à l’article L.3121-3 du Code du travail N° Lexbase : L6910K9S a pour finalité de compenser une sujétion particulière mise à la charge du salarié. Lorsque ce dernier est absent, et donc non soumis à l’obligation de porter une tenue de travail et de réaliser les opérations d’habillage et de déshabillage sur son lieu de travail, peut-on en déduire ipso facto que la prime d’habillage n’est pas due ?

Un arrêt du 13 octobre 2004 [15] sème le trouble sur cette question. Au cas d’espèce, le salarié d’une société avait cessé d’exercer effectivement ses fonctions dans l’entreprise en raison, notamment de son mandat de conseiller prud’homme. Son employeur avait alors cessé de lui verser la prime d’habillage que le salarié percevait jusqu’à présent conformément aux dispositions conventionnelles en vigueur. La Cour de cassation confirme la décision des juges d’appel et juge que les absences de l’entreprise des conseillers prud’hommes, qui sont justifiées par leur fonction, ne peuvent entraîner aucune diminution de leur rémunération ou des avantages y afférents en application de l’article L. 514-1 du Code du travail N° Lexbase : L4251HWD. En conséquence, le salarié pouvait prétendre au versement de la prime d’habillage.

Si cette décision se fonde sur une disposition légale prévoyant de manière expresse que « les absences de l’entreprise des conseillers prud’hommes du collège salarié, justifiées par l’exercice de leurs fonctions, n’entraînent aucune diminution de leurs rémunérations et des avantages y afférents » [16], il est recommandé aux employeurs, afin de se prémunir contre toute situation litigieuse, de stipuler expressément que la prime d’habillage mise en place sera versée par jour « effectivement travaillé ».

La littérature sur les contreparties aux temps d’habillage et de déshabillage demeure assez succincte. Malgré l’apparente simplicité des textes susvisés et de la finalité qu’ils poursuivent, il est toutefois recommandé à l’employeur de s’attacher à la lettre des textes et d’user d’une plume précise lorsque les salariés qu’il occupe sont astreints au port d’une tenue imposée.


[1] C. trav., art. L. 3121-8 N° Lexbase : L8661LGU.

[2] Cons. const., décision n° 2017-653 QPC, du 15 septembre 2017 N° Lexbase : Z690077I.

[3] Cass. soc., 16 janvier 2008, n° 06-42.983, n° 49, FS-P+B N° Lexbase : A7754D3L.

[4] Quelques euros par jour de travail effectif généralement.

[5] Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 04-45.441, n° 1895, FS-P+B N° Lexbase : A4409DQD.

[6] C. trav., art. L. 3121-7 N° Lexbase : L6906K9N et L. 3121-8 N° Lexbase : L8661LGU.

[7] Cass. soc., 28 octobre 2009, n° 08-41.953, n° 2132, FS-P+B N° Lexbase : A6145EMK.

[8] Cass. soc., 9 février 2022, n° 20-15.256, F-D N° Lexbase : A18117NE.

[9] C. trav., art. L. 3121-3 N° Lexbase : L6910K9S.

[10] Cass. soc., 26 mars 2008, n° 05-41.476, n° 645, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5897D7K ; Cass. ass. plén., QPC, 18 novembre 2011, n° 10-16.491, n° 602, P+B+R+I N° Lexbase : A9318HZ7.

[11] Cass. soc., 18 octobre 2017, n° 15-23.108 à n° 15-23.118, n° 15-23.126 à n° 15.23.135 et n° 15-23.142 à n° 15-23.151, F-D N° Lexbase : A4632WWH.

[12] Cass. soc., 15 avril 2015, n° 13-28.715 et s., F-P+B N° Lexbase : A9417NGU.

[13] Cass. soc., 11 juillet 2012, n° 11-21.192, F-D N° Lexbase : A8215IQC.

[14] Cass. soc., 21 novembre 2012, n° 11-15.696, n° 2409, FS-P+B N° Lexbase : A4920IXI.

[15] Cass. soc., 13 octobre 2004, n° 02-47.725, publié au bulletin N° Lexbase : A6111DDP.

[16] Ces dispositions figurent désormais à l’article L. 1442-6 du Code du travail N° Lexbase : L1854IEE.

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Vente d'immeubles

[Brèves] Vente à réméré : attention à la prescription de l’action tendant à faire constater l'exercice régulier de la faculté de rachat

Réf. : Cass. civ. 3, 8 juin 2023, n° 22-17.992, FS-B N° Lexbase : A79189YW

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N5864BZ9

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 15 Juin 2023

► L'action qui tend à faire juger qu'une partie a valablement exercé une faculté de rachat entraînant la résolution de la vente est de nature personnelle et se prescrit par cinq ans.

La solution ainsi retenue par la Cour de cassation dans son arrêt rendu le 8 juin 2023, inédite à notre connaissance, mérite une attention particulière en ce qu’elle vient répondre à une question théorique intéressante.

Vente à réméré. Pour rappel, la vente avec faculté de rachat, encore appelée vente à réméré, est le contrat par lequel le vendeur se réserve de reprendre la chose vendue, moyennant la restitution du prix principal, et le remboursement de divers frais (C. civ., art.  1659 N° Lexbase : L1781IEP).

L’affaire. L’affaire concernait une vente de parcelles, conclue par acte authentique du 8 juin 1995, qui prévoyait une faculté de réméré au profit des vendeurs pendant cinq ans en contrepartie du paiement, à l'acquéreur, de la somme de 40 000 francs payable au terme des cinq ans.

Par lettres recommandées avec demande d'avis de réception des 30 mars et 28 avril 2000, les vendeurs avaient informé l’acquéreur, et le syndic de la copropriété édifiée sur les parcelles, de leur volonté d'user de la faculté de réméré et de redevenir propriétaires d’une parcelle.

Le 10 juillet 2003, l'assemblée générale des copropriétaires avait refusé la cession.

Le 18 février 2016, les ayants droit des vendeurs décédés avaient assigné le syndicat des copropriétaires pour faire constater qu'ils avaient régulièrement fait valoir leurs droits sur la parcelle litigieuse et juger qu'ils en étaient les propriétaires.

Le syndicat des copropriétaires leur a opposé une fin de non-recevoir tirée de la prescription de leur action.

Question. C’est dans ce contexte qu’a été soulevée la question très intéressante de la nature de l’action (et subséquemment sa prescription) des vendeurs tendant à voir constater qu'ils ont régulièrement usé de leur faculté de rachat :

  • faut-il considérer que les vendeurs sont redevenus propriétaires dès la notification de leur choix d'user de leur faculté de rachat et que l’action n'a d'autre objet qu'une revendication immobilière par nature imprescriptible ? C’est ce qu’avait retenu la cour d’appel de Grenoble en l’espèce ;
  • ou bien faut-il considérer que l'action des vendeurs, en ce qu'elle était fondée sur l'exercice régulier de la faculté contractuelle de rachat prévue à l'acte de vente, était une action personnelle soumise à la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC ?

Réponse de la Cour de cassation. C’est cette seconde option qui a été retenue par la Cour suprême, qui a donc censuré l’arrêt rendu par la cour d’appel de Grenoble.

Pour motiver cette solution, la Haute juridiction rappelle que selon l’article 1659, le contrat de vente peut être résolu par l'exercice de la faculté de rachat.

Elle rappelle alors que « l'exercice du droit de réméré constitue l'accomplissement, par le vendeur qui en bénéficie, d'une condition résolutoire replaçant les parties dans le même état où elles se trouvaient avant la vente sans opérer une nouvelle mutation » (Cass. civ. 3, 31 janvier 1984, n° 82-13.549, publié au bulletin N° Lexbase : A9999AGG).

Elle relève alors qu’il en résulte que le vendeur ne retrouve la propriété de son bien, qui a été transférée à l'acquéreur par la vente avec faculté de rachat, que par l'effet de l'exercice régulier de son droit personnel de rachat qui entraîne la résolution de la vente.

Elle en conclut qu’en l’espèce l'action des vendeurs, en ce qu'elle était fondée sur l'exercice régulier de la faculté contractuelle de rachat prévue à l'acte de vente, était une action personnelle soumise à la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du Code civil.

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