La lettre juridique n°466 du 15 décembre 2011

La lettre juridique - Édition n°466

Éditorial

L'expropriation de la grotte Chauvet : la "contre allégorie de la caverne"

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N9234BSS

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"Toutes les idées des arts ont leurs modèles dans la production de la nature : Dieu a créé et l'homme imite" - Buffon, Histoire naturelle, Premier discours.

Par une décision rendue le 11 octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'Homme valide, au regard des droits fondamentaux, le montant de l'indemnité d'expropriation servie, après bien des déboires contentieux, aux propriétaires des terrains recelant en leur sein la grotte Chauvet, découverte -ou "inventée", selon la terminologie juridique-, le 18 décembre 1994.

La Cour rappelle qu'une mesure portant atteinte au droit au respect des biens doit ménager un "juste équilibre" entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. Les Etats jouissent en la matière d'une marge d'appréciation, et le rôle de la Cour se limite à rechercher si les modalités qu'ils ont choisies n'excèdent pas celle-ci. Et, s'il est vrai que c'est la valeur marchande des biens expropriés qui doit, en principe, servir de base à la détermination de l'indemnisation, il faut prendre en compte le fait qu'eu égard à l'impératif de sa protection, inhérente à ses caractéristiques exceptionnelles, ainsi qu'aux contraintes légales dans lesquelles elle se trouve de ce fait insérée, la grotte Chauvet ne se prête pas à une évaluation marchande stricto sensu. L'indemnité totale de 767 065,63 euros est donc jugée équilibrée, l'Etat n'ayant pas outrepassé sa marge d'appréciation et les expropriés ayant obtenu une somme raisonnablement en rapport avec la valeur des biens dont ils ont été dépossédés.

Ce faisant, les juges de Strasbourg mettent un terme à plus de seize ans de contentieux initiés pour la revendication de la propriété de la grotte, pour l'exploitation des photos prises au sein du site préhistorique, pour la fixation du montant de l'expropriation ; seize ans après cette virée spéléologique au coeur du cirque d'Estre, par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel et Christian Hillaire, qui changea, à jamais, l'appréhension du monde moderne sur ces lointains ancêtres Aurignaciens, dont le rapport à l'art et au divin pouvait bien être disputé à celui de Jean-Sébastien Bach.

Car, l'histoire de la grotte Chauvet, de la réalisation de ces peintures et gravures pariétales, il y a 31 000 ans, à l'indemnisation des consorts propriétaires des chemins de croisée conduisant à l'entrée de la caverne, c'est l'histoire de l'Art revisité sous l'ante-prisme de Platon.

Si la grotte Chauvet, avec ses mammouths à l'ocre rouge, ses lions, ses rhinocéros et son crâne d'ours trônant sur un bloc rocheux, entouré par d'autres crânes à terre, telle la mise en scène d'un tableau allégorique destiné à l'éternité des hommes, inscrit irrémédiablement les contemporains du Paléolithique supérieur comme les précurseurs de l'Art, elle est marquée du sceau de l'idéalisme, et ce faisant de la beauté, donc de "Dieu" -dans son acception la plus large, regroupant tout à la fois le chamanisme, le surnaturel, ou encore l'éveil de la conscience lui-même-.

C'est parce qu'en ce dimanche de décembre 1994, trois aventuriers de l'extrême décidèrent de suivre un "souffle" émanant d'un petit trou, au fond d'une petite grotte, qu'ils creusèrent et dégagèrent un passage derrière un éboulis, que cette descente progressive dans les tréfonds de la caverne a conduit l'Humanité, non vers les ombres, mais vers une représentation idéalisée du réel, vers la couleur et, finalement, vers la lumière dans les ténèbres de la roche ardéchoise.

N'en déplaise à Platon et à son "allégorie de la caverne", dans le Livre VII de La République, c'est en descendant dans la grotte que l'Humanité retrouve le "Ciel des idées" (l'idée du cheval, l'idée du mammouth, celle de la chasse, de la fécondité, et ce faisant, de la force polymorphe), et c'est en remontant à la surface qu'elle est confrontée au réalisme sensible le plus froid, celui qui obscurcit la pensée et dévoie la découverte des origines, le soi profond de l'Humanité.

Les trésors de la grotte Chauvet recèlent cette part du divin inhérente à toute oeuvre d'art ; cet art qui s'adresse délibérément et à la fois aux sens, aux émotions et à l'intellect. Si certains auteurs considèrent que l'art préhistorique relève, d'abord et avant tout, de préoccupations artistiques, d'autres pensent qu'il doit être envisagé comme un rituel de la chasse magique. Mais, la plupart des paléontologues le considèrent comme le témoignage de préoccupations religieuses : "ces représentations sont des récits initiatiques censés provoquer un éveil de la conscience, une autre vision du monde ou la survie du clan".

Avec Socrate, on pensait que l'Homme brisant ses chaînes et parcourant la montée escarpée de la philosophie pouvait sortir de la caverne et accéder au monde réel, éclairé par la lumière directe du soleil ; et ce monde réel était celui des idées. Mais, c'est tout à l'inverse, à travers la descente au coeur d'une simple grotte de la Combe d'Arc, que l'on sait, désormais, que la véritable réalité est composée non seulement de ce monde intelligible, qui rend inexorablement marchand ce qui ne peut l'être, mais aussi de ce monde surnaturel, de ce bestiaire idéalisé et classé "monument historique" -en attendant d'être inscrit au patrimoine mondiale de l'Unesco-. Si Socrate découvre l'idéalisme à l'extérieur de la caverne, l'émancipant de son aveuglement et de sa paralysie intellectuelle, l'Humanité moderne pourrait le découvrir à travers les voûtes de la grotte Chauvet sur lesquels s'expose le "Ciel des idées".

"En art, toute valeur qui se prouve est vulgaire" écrivait Jean Cocteau.

Les juges strasbourgeois, comme en écho à l'auteur du Rappel à l'ordre, ne sont pas tombés dans le piège de la marchandisation de la grotte préhistorique. En l'espèce, le montant de l'indemnité ne pouvait être fixé d'après la consistance du bien à la date de l'ordonnance d'expropriation, c'est-à-dire après la découverte des trésors pariétaux ; cette valeur n'étant pas, à proprement parler, marchande. La découverte des origines de l'Humanité ne se monnaie pas.

Et, à s'en tenir à une indemnité principale correspondant à la valeur du bien exproprié, complétée par une indemnité accessoire couvrant d'autres formes de préjudice que celui de la dépossession du bien, comme l'éviction, le déménagement, ou la réinstallation... dans le cadre de ces terrains de garrigues inconstructibles... il eut été des plus spoliateurs d'accorder une indemnité symbolique comme l'ont fait les premiers juges de Privas en 1997.

Faisant application d'une jurisprudence constante, selon laquelle, lorsque l'expropriation repose sur des objectifs d'utilité publique, notamment la protection du patrimoine historique et culturel, il est possible que l'indemnité soit inférieure à la valeur du bien, la Cour européenne, gardienne des droits de l'Homme, protège l'origine de l'Art du matérialisme le plus mercantile et trouve ce juste équilibre entre le monde sensible, qui fut jadis celui des idées, et le monde intelligible, celui qui nous paraît réel, celui de la République, garante d'un monde de Droit. Ce monde intelligible nous permet d'appréhender une réalité souvent froide et sèche, comme les steppes qui environnaient les Aurignaciens. Et, ce n'est pas l'Homme qui est sorti de la grotte Chauvet, ce sont les idées qui y étaient peintes et consacrées. Tel est le chemin parcouru des Aurignaciens à Platon.

Déterminer le montant de l'indemnité d'expropriation de la grotte Chauvet, c'était, pour les juges, le moyen de s'extraire de la magie de l'idéalisme et du chamanisme des peintures pariétales ainsi découvertes, le moyen de ramener l'Humanité, du tréfonds du monde sensible, vers le monde de la raison.

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Avocats/Honoraires

[Jurisprudence] De l'action en restitution d'un trop-perçu d'honoraires

Réf. : Cass. civ. 2, 3 novembre 2011, deux arrêts, n° 10-20.162, FS-P+B (N° Lexbase : A5237HZY) et n° 10-25.245, FS-P+B (N° Lexbase : A5238HZZ)

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N9231BSP

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par Cédric Tahri, Directeur de l'Institut rochelais de formation juridique (IRFJ), Chargé d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le 15 Décembre 2011


Aux termes de l'article 174 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat (N° Lexbase : L8168AID), les contestations concernant le montant et le recouvrement des honoraires des avocats ne peuvent être réglées qu'en recourant à la procédure spéciale prévue aux articles suivants (1). Or, par deux arrêts rendus le 3 novembre 2011, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a apporté des précisions quant au domaine d'application de ce texte. Dans la première affaire (pourvoi n° 10-20.162), la Haute juridiction a indiqué que, lorsque le montant contesté des honoraires de l'avocat a été arrêté, par une ordonnance définitive rendue par le premier président d'une cour d'appel, à une somme inférieure à celle prélevée par l'avocat sur le compte CARPA ouvert au nom du client, la demande de restitution de l'excédent faite par le client constitue une contestation du recouvrement des honoraires d'avocat au sens de l'article 174 du décret précité. En l'espèce, à l'occasion d'un litige les opposant à un assureur à la suite d'une catastrophe naturelle ayant causé des désordres à leur habitation, les époux X-Y ont confié la défense de leurs intérêts à Me Z, avocat, avec lequel ils ont conclu le 4 juillet 2003 une convention d'honoraires selon laquelle ils s'engageaient à payer à l'avocat 10 % des sommes qui leur seraient allouées, outre émoluments et frais taxés. A l'issue du règlement de ce litige comportant condamnation de l'assureur à payer aux époux une indemnité de sinistre, la somme en cause a été consignée sur un compte CARPA commun. Chacun des époux, alors séparés et en instance de divorce, a reçu en quote-part une certaine somme. Me Z a prélevé, sur ce compte CARPA, avec l'accord de M. X, la somme de 61 230,46 euros, imputée sur la quote-part d'indemnité de sinistre lui revenant. Mme Y a contesté ce prélèvement et a saisi de cette contestation le Bâtonnier de l'Ordre des avocats qui, par décision du 25 août 2008, a fixé les honoraires au montant prélevé par M. X. Mme Y a formé un recours contre cette décision devant le premier président de la cour d'appel qui, par ordonnance du 19 décembre 2008, pour l'infirmer, a dit que le règlement des honoraires par prélèvement sur compte CARPA n'était pas opposable à Mme Y et qu'il avait été effectué en fraude de ses droits. Le pourvoi formé par Me Z contre cette ordonnance a été rejeté par arrêt la Cour de cassation le 10 juin 2010 (Cass. civ. 2, 10 juin 2010, n° 09-11.627, F-D N° Lexbase : A0072EZP). Dans l'intervalle, Mme Y, ayant échoué à obtenir de Me Z, devenu Bâtonnier de son Ordre, la restitution du trop-perçu des honoraires prélevés sur le compte CARPA, a saisi le président du tribunal d'une demande de restitution d'une certaine somme représentant la différence entre le montant des honoraires prélevés et ceux arrêtés par l'ordonnance du 19 décembre 2008 devenue irrévocable. Le président du tribunal ayant accueilli cette demande, Me Z a interjeté appel et la cour a débouté Mme Y de sa demande. Saisie d'un pourvoi la Haute juridiction va approuver la solution du premier président de la cour d'appel en énonçant le principe susvisé. En effet, l'époux ayant seul supporté sur sa propre quote-part de l'indemnité de sinistre versée le paiement des honoraires convenus avec l'avocat, le premier président pouvait valablement en déduire que l'épouse était sans intérêt à réclamer personnellement la restitution de la somme excédant le montant des honoraires définitivement fixés.

Dans la seconde affaire (pourvoi n° 10-25.245), la Cour a décidé qu'une demande en restitution d'honoraires formulée par un client en réponse à la demande de fixation des honoraires présentée par l'avocat entrait également dans le champ d'application du même texte. Il en résulte donc que l'action en restitution d'un trop-perçu d'honoraires peut être examinée suivant la procédure spéciale des articles 174 et suivants du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 propres aux contestations d'honoraires. En l'espèce, selon l'ordonnance attaquée, rendue par le premier président de la cour d'appel de Versailles, statuant sur renvoi après cassation (Cass. civ. 2, 25 février 2010, n° 09-13.117 N° Lexbase : A4507ESQ), un avocat a été chargé, au terme de plusieurs conventions, par une société de la défense de ses intérêts, rémunérée au temps passé, à l'occasion des procédures fiscales contentieuses l'opposant à l'administration et d'une mission permanente d'audit et de conseil auprès de toutes les sociétés du groupe en France, rémunérée selon une convention prévoyant un honoraire forfaitaire par trimestre, pour une durée d'un an, reconductible tacitement, sauf dénonciation par les parties avant l'expiration de chaque période annuelle. Par lettre en date du 22 juin 2006, la société cliente, au nom du groupe, a dénoncé la dernière convention subsistant avec l'avocat, s'engageant néanmoins à verser à ce dernier jusqu'à la fin de l'année 2006 la somme trimestrielle de 52 000 euros, correspondant au montant forfaitaire qui lui était réglé chaque trimestre. L'avocat, qui prétendait avoir poursuivi sa mission au titre de dossiers laissés à sa charge, a adressé, le 2 janvier 2007, une facture de ses honoraires au titre de son assistance en matière fiscale pour le premier trimestre 2007. La société cliente ayant refusé de la payer, l'avocat a saisi le Bâtonnier de son Ordre d'une demande de fixation de la totalité de ses honoraires à la somme de 52 243 euros HT. Avant même le prononcé d'une quelconque décision, la société cliente a réglé à l'avocat les honoraires, objet du litige, mais elle a ensuite soutenu avoir ainsi procédé par suite d'une erreur. Pour rejeter la demande de la société cliente tendant à voir ordonner la restitution de la somme de 52 243 euros HT qui lui avait été versée à tort, l'ordonnance énonce que la procédure spéciale prévue par les articles 174 et suivants du décret du 27 novembre 1991 a pour seul objet la fixation et le recouvrement des honoraires d'avocat et que dans le cadre de cette procédure, ni le Bâtonnier en première instance, ni le premier président de la cour d'appel ou son délégataire, n'ont le pouvoir de statuer sur une demande en répétition d'indu résultant d'un paiement réalisé spontanément par le client mais immédiatement contesté et aucunement en exécution d'une décision rendue dans le cadre d'un contentieux d'honoraires. L'arrêt sera censuré par la Haute juridiction au visa des articles 174 et suivants du décret précité. En effet, la demande de restitution par la société cliente avait été formulée en réponse à la demande de fixation des honoraires présentée par l'avocat et entrait dès lors dans le champ d'application des textes susvisés. Du surcroît, les sommes versées ne pouvaient être considérées comme des honoraires dus au praticien pour service rendu puisque aucune prestation n'avait été accomplie par ce dernier (2).

Ces précisions de la deuxième chambre civile sont opportunes. Par le passé, la Cour a déjà eu l'occasion d'affirmer que la procédure spéciale prévue par les articles 174 et suivants du décret de 1991 ne s'applique qu'aux contestations relatives à la fixation et au recouvrement des honoraires des avocats (3), y compris lorsque le débiteur fait l'objet d'une suspension des poursuites individuelles, cette procédure n'ayant pas pour objet de déterminer le débiteur de ces honoraires (4). Dès lors, la procédure de fixation des honoraires par le Bâtonnier s'applique pour un avocat honoraire, y compris si son intervention n'a pas fait l'objet d'une autorisation par ce dernier, cet avocat ayant pris sa retraite plusieurs années avant l'entrée en vigueur du règlement prévoyant cette autorisation (5). En revanche, la Haute juridiction a déclaré que n'entre pas dans le champ d'application des articles 174 et suivants, la demande en fixation d'honoraires soumise au Bâtonnier par une compagnie de défense et de protection juridique, alors que, cette compagnie proposant à ses clients des contrats de représentation et de choix éventuels d'avocats ou de défense à ses clients, il s'agit de contrats de droit privé relevant de la compétence des tribunaux de droit commun (6). De même, la procédure prévue pour les contestations en matière d'honoraires, qui ne concerne que celles nées entre un avocat et son client et afférentes au montant et au recouvrement des honoraires dus à l'occasion d'un litige auquel le premier a apporté son concours au second, n'est pas applicable aux contestations relatives à la rétrocession d'honoraires stipulée dans un contrat de collaboration entre avocats (7). Mais quid de l'action en restitution ? Il est admis que la procédure spéciale est applicable lorsque la demande de restitution par le client a été formulée en réponse à la demande de fixation des honoraires présentée par l'avocat. Il a également été jugé que le premier président d'une cour d'appel ne peut ordonner sur le fondement de l'article 174 la restitution d'un trop perçu par l'avocat alors que la procédure suivie devant le Bâtonnier ne concernait pas les honoraires (8). Dorénavant, il ne fait aucun doute qu'une demande en répétition d'indu à la suite d'un paiement réalisé spontanément par le client et aussitôt contesté est soumise aux dispositions précitées dès lors que la restitution est réclamée par celui qui a trop payé.


(1) Cette procédure, conduite en première instance devant le Bâtonnier du barreau auquel est inscrit l'avocat créancier et, en cause d'appel devant le premier président de la cour d'appel, est exclusive de tout autre. L'avocat impayé ne peut saisir le juge de droit commun. Il doit mettre en oeuvre cette procédure spécifique. Même en présence d'une convention d'honoraires il ne peut saisir le juge des référés (Cass. civ. 2, 7 mai 2003, n° 01-17.016, FS-P+B N° Lexbase : A8265BSW). Si la créance n'est pas contestée, l'avocat peut toutefois mettre en oeuvre une mesure conservatoire selon le droit commun (Cass. civ. 2, 5 juillet 2006, n° 03-17.972 N° Lexbase : A3607DQN). Par ailleurs, cette procédure spéciale ne peut concerner que les litiges opposant un avocat à son client. Les différends opposant un avocat à un autre avocat (litige entre associés ou avec un collaborateur) ne peuvent être réglés dans le cadre des articles 174 et suivants du décret du 27 novembre 1991 (CA Lyon, 11 septembre 1996, BICC, n° 1256).
(2) V. Cass. civ. 1, 19 juin 2001, n° 98-19.971 (N° Lexbase : A6337ATU) : les honoraires librement fixés après service rendu ne peuvent plus être discutés dans le cadre de l'instance en contestation portée devant le Bâtonnier.
(3) V. Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 02-21.318, FS-P+B (N° Lexbase : A4922DBW), Bull. civ. II, n° 104 ; D., 2004, Somm. 2827, obs. Blanchard ; RTDCiv., 2004, 522, obs. Gautier ; JCP éd. G, 2005, I, 112, obs. Martin ; Cass. civ. 2, 8 septembre 2005, n° 04-10.553, FS-P+B (N° Lexbase : A4475DKX), Bull. civ. II, n° 214 ; D., 2006, pan. 271, obs. Blanchard ; Gaz. Pal., 13-24 septembre 2005, p. 10 ; Cass. civ. 2, 19 février 2009, n° 08-10.790, F-P+B (N° Lexbase : A2693ED4), Bull. civ. II, n° 54 ; D., 2009, pan. 2709, obs. Blanchard.
(4) V. Cass. com., 24 janvier 2006, n° 02-20.095, F-P+B (N° Lexbase : A5636DMP), Bull. civ. IV, n° 13 ; D. 2006, AJ 500, obs. Lienhard ; ibid. 2007. Pan. 831, obs. Blanchard ; JCP éd. E, 2006, I, 188, obs. R. Martin ; ibid. 2250, obs. Lucas et Le Corre ; Procédures, 2006, n° 44, obs. Perrot ; Gaz. Pal., 4 mai 2006, p. 38, note Roussel Galle.
(5) V. Cass. civ. 2, 5 juillet 2006, n° 04-17.421, FS-P+B sur le premier moyen (N° Lexbase : A3666DQT), Bull. civ. II, n° 185 ; D., 2006, IR, 2053 ; ibid. 2007, pan., 832, obs. Blanchard ; JCP éd. G, 2006, I, 188, obs. R. Martin ; Gaz. Pal., 28 décembre 2006, p. 7, note Couard.
(6) V. CA Rennes, 1re ch. A, 9 septembre 1993, D., 1995, somm., 169.
(7) V. Cass. civ. 1, 22 novembre 2005, n° 04-12.655, FP-P+B+I (N° Lexbase : A7515DLW), Bull. civ. I, n° 423 ; D., 2006, IR, 277, obs. Avena-Robardet ; ibid. 3026, obs. Clay ; RTDCom., 2006. 302, obs. Loquin ; Gaz. Pal., 9 février 2006, jur., p. 16, note Vatier ; LPA, 22 mars 2006, p. 10, note Peltier ; Defrénois, 2006. 590, note Libchaber.
(8) V. Cass. civ. 2, 8 juillet 2010, n° 09-16.523, F-D (N° Lexbase : A2341E4H).

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Contrats administratifs

[Doctrine] Chronique de droit interne des contrats publics - Décembre 2011

Lecture: 11 min

N9272BS9

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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public

Le 15 Décembre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit interne des contrats publics de François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public. Elle met l'accent sur deux arrêts récents du Conseil d'Etat, l'un portant sur les pouvoirs du juge du référé contractuel en cas de signature d'un marché public en violation du délai de standstill (CE 2° et 7° s-s-r., 30 novembre 2011, n° 350788 et n° 350792, publié au Recueil Lebon), et l'autre sur la faculté donnée au pouvoir adjudicateur de négocier, dans le cadre d'une procédure adaptée, avec un candidat ayant présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable (CE 2° et 7° s-s-r., 30 novembre 2011, n° 353121, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Les pouvoirs du juge du référé contractuel en cas de signature d'un marché public en violation du délai de standstill : nullité, résiliation, réduction de la durée du contrat ou pénalité (CE 2° et 7° s-s-r., 30 novembre 2011, n°350788 et n° 350792, publié au Recueil Lebon N° Lexbase : A1061H3P)

Progressivement, la jurisprudence complète et précise les dispositions du Code de justice administrative relatives au référé contractuel. L'intervention du juge administratif est salutaire car il faut bien avouer que ces dispositions, qui trouvent leur source dans l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), ne brillent pas par leur clarté. L'arrêt ici commenté du 30 novembre 2011 s'inscrit, ainsi, dans la lignée des décisions fondatrices (1) du Conseil d'Etat en matière de référé contractuel (2). Il vient utilement préciser l'étendue des pouvoirs du juge du référé contractuel, et les conditions dans lesquelles il peut les exercer, en cas de signature d'un marché public en violation du délai de standstill.

Avant d'évoquer l'apport de cet arrêt, il convient de faire un bref rappel des solutions intervenues en matière de référé contractuel. On se souvient que, par l'arrêt "France Agrimer" du 10 novembre 2010 (3), le Conseil d'Etat a indiqué que les dispositions de l'article L. 551-14 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1603IE4) n'ont pas pour effet de rendre irrecevable un recours contractuel introduit par un concurrent évincé qui avait antérieurement présenté un recours précontractuel alors qu'il était dans l'ignorance du rejet de son offre et de la signature du marché par suite d'un manquement du pouvoir adjudicateur au respect des dispositions de l'article 80 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0165IRK). Pour le dire autrement, le Conseil d'Etat a ajouté une exception jurisprudentielle au principe interdisant à un même requérant de présenter successivement des conclusions en référé précontractuel, puis en référé contractuel. Cette solution de fond s'est traduite sur le plan procédural par l'affirmation de la possibilité, pour le requérant, de présenter ses conclusions en référé contractuel dans le cadre d'une instance ouverte par un référé précontractuel.

L'arrêt "Grand port maritime du Havre" du 19 janvier 2011 (4) témoigne, quant à lui, des efforts réalisés par le Conseil d'Etat pour éviter que le référé contractuel ne devienne l'équivalent du référé précontractuel après la signature du contrat. Ainsi que l'écrit le Professeur G. Eckert, le référé contractuel n'est "que le moyen de sauvegarder le référé précontractuel" (5). Cela s'est traduit, avec la décision du 19 janvier 2011, par une limitation des moyens invocables devant le juge du référé contractuel, limitation parfaitement en phase avec la lettre du Code de justice administrative. Ainsi que le précise cet arrêt, "les manquements susceptibles d'être utilement invoqués dans le cadre du référé contractuel sont, comme les sanctions auxquelles ils peuvent donner lieu, limitativement définis aux articles L. 551-18 (N° Lexbase : L1598IEW) à L. 551-20 du Code de justice administrative". Il en résulte que le juge du référé contractuel ne peut prononcer que les sanctions prévues par les dispositions précitées et dans les conditions déterminées par ces dispositions. Un marché public passé selon une procédure adaptée ne peut donc être annulé que dans les conditions posées par les deux premiers alinéas de l'article L. 551-18, c'est-à-dire en l'absence de mesures de publicité requises pour sa passation, ou en cas de méconnaissance des modalités de remise en concurrence prévues pour la passation des contrats fondés sur un accord-cadre ou un système d'acquisition dynamique. L'annulation n'est pas possible en vertu de l'alinéa 3 de l'article L. 551-18, et spécialement dans l'hypothèse où le contrat a été signé en violation du délai de standstill, car l'on sait que cette obligation de standstill ne concerne que les marchés passés selon une procédure formalisée.

L'arrêt du 30 novembre 2011 conforte cet édifice jurisprudentiel. En l'espèce, un centre hospitalier avait lancé une procédure de passation d'un marché de gardiennage, divisé en plusieurs lots. Le premier lot avait été attribué à la société X et les lots n° 3 et n° 4 à la société Y. La société Z avait concouru mais son offre n'avait pas été retenue ; elle a saisi le juge du référé précontractuel qui a rejeté son recours. Saisi à son tour, le juge du référé contractuel a annulé les contrats litigieux au motif que la société Z avait été privée de la possibilité d'introduire un référé précontractuel du fait de la violation du délai de standstill, et que l'établissement public hospitalier avait appliqué un critère de sélection non prévu par le règlement de consultation (pour le lot n° 1) et avait attribué les lots n° 3 et n° 4 à la société Y, alors que le nombre de points qui lui avait été accordés était inférieur à celui de la société Z. Le Conseil d'Etat annule l'ordonnance du juge du référé contractuel au terme d'un raisonnement implacable qui confirme que le juge administratif entend s'en tenir strictement à la lettre de l'article L. 551-18 du Code de justice administrative. Pour le Conseil d'Etat, le juge du référé contractuel a commis une erreur de droit en annulant les contrats querellés sans avoir recherché, comme le lui imposaient les termes de l'article L. 551-18, si les manquements du centre hospitalier à ses obligations de publicité et de mise en concurrence avaient affecté les chances de la société requérante d'obtenir les contrats. Cette censure montre que le Conseil d'Etat n'entend absolument pas faire du référé contractuel une sorte de procès objectif fait par un concurrent évincé à un contrat, mais bien un recours subjectif exercé par un concurrent évincé qui a véritablement été lésé par le manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence commis par le pouvoir adjudicateur. L'on retrouve ici une logique de subjectivisation du référé contractuel qui rejoint celle développée en matière de référé précontractuel depuis l'arrêt "Smirgeomes" (6).

Réglant l'affaire au fond, le Conseil d'Etat a considéré, comme il l'avait déjà admis dans la jurisprudence "France Agrimer", que la société requérante était tout à fait recevable à formuler des conclusions en référé contractuel après avoir appris en cours d'instance que le contrat avait été signé, et que son référé précontractuel serait donc rejeté. De la même façon, le Conseil d'Etat a confirmé la récente jurisprudence "Opievoy" (7), selon laquelle le pouvoir adjudicateur doit non seulement informer les candidats dont l'offre n'a pas été retenue du rejet de leur offre, du nom de l'attributaire et des motifs du rejet de leurs offres, mais, également, et surtout, de la date à laquelle les contrats seront signés. Cette précision n'est absolument pas secondaire. Elle signifie très concrètement que le délai de standstill ne commence pas à courir si la notification faite aux concurrents évincés n'est pas complète. La question centrale posée par l'arrêt était, cependant, ailleurs. Elle était de déterminer dans quelle mesure la violation du délai de standstill pouvait conduire le juge du référé contractuel à annuler les marchés publics litigieux.

Lorsque les trois conditions posées par l'article L. 551-18, alinéa 3, sont réunies, le juge du référé contractuel est tenu de prononcer la nullité du contrat. Il faut, pour cela, que le contrat ait été signé en violation du délai de standstill. C'était assurément le cas en l'espèce, puisque les contrats avaient été signés deux jours après que le nom des attributaires ait été communiqué aux concurrents évincés, alors que le délai fixé par l'article 80 du Code des marchés publics est de 16 jours (réduit à 11 jours en cas de communication électronique). Il faut, ensuite, que la violation du délai de standstill ait pour effet de priver le demandeur de son droit d'exercer un référé précontractuel, ce qui était, là aussi, le cas. Mais la nullité ne s'impose au juge que si une troisième condition est réalisée. Il faut, en effet, que les obligations de publicité et de mise en concurrence aient été méconnues d'une manière affectant les chances de l'auteur du recours d'obtenir le contrat. C'est précisément au stade de l'examen de cette troisième condition que se manifeste la dimension subjective du référé contractuel. La nullité étant la sanction la plus grave que le juge puisse infliger, il semble tout à fait naturel d'exiger que le manquement commis ait véritablement lésé le concurrent évincé en l'ayant empêché d'obtenir un contrat qu'il pouvait espérer emporter. En l'espèce, le Conseil d'Etat a considéré, s'agissant des lots n° 3 et n° 4, que le centre hospitalier avait méconnu les critères de jugement des offres et avait, ainsi, affecté les chances de la société requérante d'obtenir les marchés. Il a donc annulé les deux marchés s'y rapportant, après avoir souligné qu'aucune raison impérieuse d'intérêt général ne justifiait, en l'espèce, que soit prononcée l'une des sanctions alternatives prévues par l'article L. 551-19 du Code de justice administrative (résiliation, réduction de la durée du contrat, pénalité financière). En revanche, compte tenu de la nécessité d'assurer la continuité des prestations de gardiennage, de surveillance et de télésurveillance durant le délai nécessaire au lancement d'une nouvelle procédure de publicité et de mise en concurrence et à l'attribution des nouveaux marchés, et de l'intérêt général qui s'attache à ce que cette continuité soit préservée, cette annulation est différée de quatre mois.

Tout différent est le sort réservé au marché portant sur le lot n° 1. La Haute juridiction a considéré, à juste titre nous semble-t-il, que le centre hospitalier n'avait pas manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence dans des conditions ayant affecté les chances de la société Z d'obtenir le contrat. D'une part, l'attribution d'une note identique était justifiée par le caractère négligeable de l'écart entre les deux offres (109 euros d'écart pour des offres de 289 000 euros environ) ; d'autre part, la préférence accordée à l'offre de la société X se justifiait au regard de l'innovation qu'elle comportait, innovation qui constituait non pas un critère à proprement parler, mais tout simplement un élément d'appréciation du critère de la valeur technique. Le Conseil d'Etat n'était donc pas tenu par les termes de l'article L. 551-18, et n'était dès lors, pas obligé de prononcer la nullité du marché public portant sur le lot n° 1. Pouvait-il cependant s'abstenir de prononcer toute sanction ? Sans doute pas, car l'article 2 sexies de la Directive (CE) 89/665 du 21 décembre 1989 (N° Lexbase : L9939AUN) (introduit par la Directive (CE) 2007/66 du 11 décembre 2007 N° Lexbase : L7337H37) dispose que, lorsque le contrat est conclu pendant le délai de standstill, ou durant l'instance devant le juge du référé précontractuel, les Etats membres doivent prévoir l'absence d'effets du marché ou des sanctions de substitution effectives, proportionnées et dissuasives et qui consistent, soit à imposer des pénalités financières au pouvoir adjudicateur, soit à abréger la durée du marché.

C'est précisément pour tenir compte des exigences (très fortes) du droit de l'Union européenne qu'a été introduit un article L. 551-20 (N° Lexbase : L1585IEG) dans le Code de justice administrative. Ce dernier vient en quelque sorte prolonger l'article L. 551-18, en envisageant spécifiquement les sanctions qui peuvent être infligées, dans les cas précis de violation du délai de standstill ou de non respect de la suspension de la signature dans l'instance de référé précontractuel. Sur le fondement de cette disposition, le juge du référé contractuel dispose du pouvoir de prononcer la nullité du contrat. Mais cette nullité ne s'impose pas à lui comme c'est le cas dans le cadre de l'article L. 551-18. Elle n'est qu'une sanction possible parmi d'autres. Ainsi que le relève le présent arrêt, "pour déterminer la mesure qui s'impose, le juge du référé contractuel peut prendre en compte, notamment, la nature et l'ampleur de la méconnaissance constatée, ses conséquences pour l'auteur du recours, ainsi que la nature, le montant et la durée du contrat en cause et le comportement du pouvoir adjudicateur". Utilisant cette marge d'appréciation, le Conseil d'Etat juge en l'espèce que la violation du délai de standstill commande, en ce qui concerne le marché public se rapportant au lot n° 1, d'infliger une pénalité financière de 10 000 euros au centre hospitalier. La violation était assurément grave mais elle ne justifiait pas une sanction plus sévère, compte tenu du fait que la méconnaissance du délai de suspension de la signature n'affectait pas la substance de la concurrence.

  • MAPA négocié : la faculté (et non l'obligation) du pouvoir adjudicateur de négocier avec les candidats ayant présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable (CE 2° et 7° s-s-r., 30 novembre 2011, n° 353121, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1064H3S)

Les marchés publics passés selon une procédure adaptée présentent la particularité d'offrir un espace de liberté aux pouvoirs adjudicateurs beaucoup plus vaste que celui dont ils disposent dans le cadre des marchés publics conclus selon une procédure formalisée. L'arrêt n° 353121 du 30 novembre 2011 vient conforter cette solution en reconnaissant au pouvoir adjudicateur la possibilité de négocier avec les candidats ayant présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable. Cette possibilité est, cependant, soumise au respect de strictes conditions.

Le principe de la négociation des marchés publics conclus selon une procédure adaptée est posé par l'article 28 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L3682IRS). Ce dernier dispose, en effet, que "le pouvoir adjudicateur peut négocier avec les candidats ayant présenté une offre. Cette négociation peut porter sur tous les éléments de l'offre, notamment sur le prix". La circulaire du 29 décembre 2009, relative au Guide des bonnes pratiques en matière de marchés publics (N° Lexbase : L1825IGP), indique, au surplus, que "la négociation constitue un élément décisif de la qualité de l'achat public, d'autant plus qu'elle sera accomplie en toute transparence. Si l'acheteur décide de recourir à cette possibilité, il doit en informer les candidats potentiels dès le début de la procédure, dans l'avis d'appel public à la concurrence ou dans les documents de la consultation" (point 10.3.2.1). Dans l'affaire jugée par le Conseil d'Etat, le ministre de la Défense avait fait usage de ce pouvoir de négociation au sujet d'un marché portant sur des travaux de démantèlement, de désamiantage et de démolition de bâtiments sur l'île du Levant. Seulement, l'EURL X lui reprochait de ne pas l'avoir admise à négocier au motif que l'offre qu'elle avait présentée était incomplète et donc irrégulière.

Les règles relatives aux offres incomplètes sont déterminées par l'article 53-III du Code des marchés publics (N° Lexbase : L1072IR7), lequel s'applique aussi bien aux procédures formalisées qu'aux procédures adaptées. Cette disposition prévoit que "les offres inappropriées, irrégulières et inacceptables sont éliminées. Les autres offres sont classées par ordre décroissant. L'offre la mieux classée est retenue". Elle doit, cependant, être lue, pour les MAPA, en combinaison avec l'article 28 qui attribue un pouvoir de négociation au pouvoir adjudicateur. De la lecture croisée de ces deux dispositions, le Conseil d'Etat déduit que le pouvoir adjudicateur peut librement choisir les candidats avec lesquels il souhaite négocier, et peut, en conséquence, admettre à la négociation les candidats ayant remis des offres inappropriées, irrégulières ou inacceptables, et ne pas les éliminer d'emblée.

Cette possibilité est, cependant, soumise au respect de strictes conditions. En premier lieu, il incombe au pouvoir adjudicateur de respecter le principe d'égalité de traitement entre les candidats. Il n'est donc pas possible d'admettre un candidat à la négociation et de refuser cette possibilité à d'autres. En deuxième lieu, il appartient logiquement au pouvoir adjudicateur de rejeter, sans les classer, les offres qui sont demeurées inappropriées, irrégulières ou inacceptables à l'issue de la négociation. Enfin, et surtout, si le pouvoir adjudicateur peut entamer une négociation avec les candidats ayant présenté une offre inadaptée, ce n'est nullement une obligation pour lui. L'EURL requérante n'était donc pas fondée, en l'espèce, à exiger du ministre de la Défense qu'il l'admette à négocier.


(1) P. Rees, Premier bilan de la jurisprudence administrative en matière de référé contractuel, Contrats Marchés publ., 2011, chron. 10.
(2) CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 343435, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1573GQC).
(3) CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 340944, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8947GGH).
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 343435, publié au recueil Lebon, préc..
(5) G. Eckert, Contrats Marchés publ. 2011, comm. 92.
(6) CE, S., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE), AJDA, 2008, p. 2161, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber, RFDA, 2008, p.1128, concl. B. Dacosta.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 24 juin 2011, n° 346665 et n° 346746, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3555HU9).

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Entreprises en difficulté

[Chronique] Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Décembre 2011

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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var

Le 15 Décembre 2011

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Ce mois-ci, les auteurs ont choisi de s'arrêter sur deux arrêts rendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, tous deux promis aux honneurs du Bulletin. Dans le premier, en date du 22 novembre 2011 et commenté par Emmanuelle Le Corre-Broly, la Cour régulatrice avait à répondre à la question de savoir s'il y a lieu au paiement de tous les dividendes arriérés et, dans l'affirmative, à quelle date, lorsque l'admission définitive d'une créance intervient alors qu'un ou plusieurs dividendes du plan ont déjà été versés. La position adoptée par la Haute juridiction est limpide : si la créance a été contestée et si l'admission définitive de la créance intervient alors qu'un ou plusieurs dividendes du plan ont déjà été versés, il y a place au paiement de tous les dividendes arriérés, sitôt effectuée la notification de l'ordonnance du juge-commissaire ou, en cas d'appel, de la signification de la décision d'admission de la créance au passif. Enfin, dans le second arrêt sélectionné ce mois-ci, daté du 8 décembre 2011 et commenté par le Professeur Le Corre, la Chambre commerciale, prend position sur l'épineuse question de savoir si une nouvelle dénonciation s'impose à l'organe ayant qualité à recevoir les dénonciations de saisies, dans le délai de huitaine, lorsque la saisie a été dénoncée avant l'ouverture de la procédure collective entre les mains du débiteur.
  • Le règlement des créanciers admis au passif postérieurement au règlement des premiers dividendes du plan (Cass. com., 22 novembre 2011, n° 10-24.129, F-P+B N° Lexbase : A0014H3W)

Comme en témoigne la pratique, la route de l'admission de la créance au passif du débiteur en difficulté peut être longue et ponctuée de nombreuses étapes : les expertises, les multiples renvois avant plaidoiries, l'exercice de voies de recours en sont les principales. Dans ces conditions, il est fréquent que la décision définitive d'admission de la créance au passif intervienne plusieurs mois, voire plusieurs années, après l'arrêté du plan de continuation (sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985 N° Lexbase : L4126BMR), de sauvegarde ou de redressement (sous l'empire de la loi du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT). En conséquence, les premiers dividendes du plan auront déjà été versés à certains créanciers, alors que la créance d'autres créanciers n'aura pas encore été admise au passif. Une importante question intéresse alors ces créanciers qui prendront "le train en marche", une fois leur créance admise : si l'admission définitive de la créance intervient alors qu'un ou plusieurs dividendes du plan ont déjà été versés, y aura-t-il lieu au paiement de tous les dividendes arriérés et, dans l'affirmative, à quelle date ? Telle est la question à laquelle répond la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt, appelé à la publication au Bulletin, rendu le 22 novembre 2011.

En l'espèce, une société avait été placée en redressement judiciaire en mai 2005. A l'issue de la période d'observation, un plan de continuation avait été arrêté, lequel prévoyait le paiement de la totalité du passif "tel qu'il sera définitivement admis" en dix annuités, la première étant payable le 31 décembre 2007. A l'ouverture de la procédure collective, la trésorerie d'Alès avait déclaré une créance qui avait fait l'objet d'une contestation. Ce n'est que par un arrêt rendu le 17 juin 2010 que la cour d'appel de Nîmes devait définitivement fixer le montant de l'admission au passif (CA Nîmes, 2ème ch., sect. B, 17 juin 2010, n° 08/04298 N° Lexbase : A8282E7U). La décision des juges d'appel avait, en outre, précisé que le paiement des trois premières annuités -dont le paiement était prévu par le plan les 31 décembre 2007, 2008 et 2009-, d'un montant respectif de 5 %, 5 % et 7 % de la créance, devrait être effectué lorsque l'arrêt d'appel serait signifié.

Le débiteur et le représentant des créanciers s'étaient pourvus en cassation, en faisant grief à l'arrêt de la cour d'appel d'avoir prévu le paiement des dividendes arriérés. Au soutien de leur pourvoi, ils soutenaient que l'admission définitive de la créance n'ouvrirait pas droit aux créanciers à participer à la répartition des échéances du plan antérieures à cette admission, mais leur permettrait seulement de participer à la répartition des échéances postérieures.

La Chambre commerciale rejette le pourvoi dans les termes suivants : "attendu qu'ayant relevé que le jugement du 19 décembre 2006 [le jugement arrêtant le plan] prévoyait un paiement intégral de chaque créance chirographaire définitivement admise en dix échéances à compter du 31 décembre 2007, la cour d'appel qui a ordonné l'admission de la créance du trésorier au passif de [la société débitrice...] a, à bon droit et sans méconnaître l'autorité de chose jugée attachée à ce jugement, dit que le paiement des annuités échues devra être effectuée lorsque l'arrêt sera signifié".

La position adoptée par la Chambre commerciale est limpide : si la créance a été contestée et si l'admission définitive de la créance intervient alors qu'un ou plusieurs dividendes du plan ont déjà été versés, il y a place au paiement de tous les dividendes arriérés, sitôt effectuée la notification de l'ordonnance du juge-commissaire ou, en cas d'appel, de la signification de la décision d'admission de la créance au passif.

C'est la première fois, à notre connaissance, que les Hauts magistrats se prononcent sur cette question, pourtant d'une grande importance pratique et dont la problématique a, sans nul doute, dû se présenter à de multiples reprises. La réponse apportée doit être approuvée sans réserve.

En effet, au regard des textes, on ne peut que constater une totale déconnection entre l'absence d'admission définitive des créances et la propension à participer au plan, ce qui ne cadre pas avec l'idée qu'il ne pourrait y avoir de régularisation des dividendes arriérés après admission définitive de la créance. Cette autonomie des procédures d'élaboration du plan, d'un côté, de vérification et d'admission des créances, d'un autre côté, peut être observée à plusieurs titres.

D'abord, en période d'observation, les créanciers antérieurs sont consultés, peu important que leur qualité de créancier n'ait pas encore été établie par une décision judiciaire. Cette consultation ne préjuge évidemment pas de leur admission comme cela résulte de l'article L. 626-21, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L2323IND ; C. com., art. L. 621-79, al. 1er N° Lexbase : L6931AIK, sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985) qui dispose que "l'inscription d'une créance au plan et l'octroi de délais ou remises par le créancier ne préjuge pas l'admission définitive de la créance au passif". Le créancier ne peut donc pas, du seul fait qu'il a été consulté, prétendre à une reconnaissance de dette. Ce n'est que dans la mesure de son admission ultérieure au passif que les droits du créancier consulté devront être pris en compte pour son règlement effectif dans le cadre du plan.

On remarquera encore que le créancier qui n'a pas encore été définitivement admis au passif peut toucher, à titre provisionnel, des dividendes. L'article L. 626-21, alinéa 2, prévoit que si le mandataire judiciaire a proposé l'admission d'une créance non contestée, le versement de dividendes peut intervenir, à titre provisionnel, sitôt la décision arrêtant le plan devenue définitive, à condition que ce paiement provisionnel soit prévu par celle-ci. Si le créancier perçoit, dans le cadre de ces dividendes provisionnels, plus que ce à quoi il a droit compte tenu, ultérieurement, de son admission ou non au passif, il y a bien évidemment lieu à répétition de l'indu (1). Il est logique qu'en sens inverse, le créancier puisse bénéficier du paiement des dividendes arriérés lorsque la créance contestée est définitivement admise postérieurement au paiement de certains dividendes.

La solution posée par cet arrêt, si elle cadre parfaitement avec cette déconnection existant entre l'adoption du plan, le règlement du créancier et son admission définitive, présente en outre le mérite d'éviter que le débiteur, par l'intermédiaire du mandataire judiciaire, soit tenté, à des fins dilatoires, de contester ou d'exercer des voies de recours aux fins de différer la décision d'admission de la créance afin que celle-ci intervienne le plus tardivement possible et donc après le paiement des premiers dividendes du plan. Le créancier n'a pas à être pénalisé par des lenteurs procédurales conduisant à une admission tardive de sa créance. Doivent ainsi être dissipées toutes les inquiétudes du créancier qui ne serait admis qu'après le règlement de certains dividendes du plan. Il pourra rattraper le retard pris au jour de la notification ou de la signification de la décision d'admission de la créance au passif, en obtenant le paiement de tous les dividendes arriérés.

Il apparaît que cette décision, dont l'importance est soulignée par sa publication au Bulletin, est de principe. Ainsi, même s'il est conseillé au créancier de solliciter du juge qui admettra sa créance qu'il mentionne, dans sa décision, la possibilité d'obtenir le paiement des dividendes arriérés, il n'apparaît pas discutable que, nonobstant l'absence de toute précision en ce sens, le créancier pourra exiger la paiement de ces dividendes arriérés.

Notons que la situation du créancier qui a déclaré sa créance dans les délais et qui est admis alors que certains dividendes du plan ont d'ores et déjà été réglés, doit être distinguée de celle du créancier relevé de la forclusion. Certes, par principe, le créancier qui est relevé de forclusion, peut être admis dans les répartitions et les dividendes comme les créanciers ayant déclaré dans les délais. Cependant, si des distributions sont déjà intervenues au jour de sa demande, le créancier doit, pour reprendre l'expression d'un auteur, "en faire son deuil" (2), dans la mesure où l'article L. 622-26, alinéa 1er, du Code de commerce (N° Lexbase : L2534IEL) prévoit que les créanciers relevés de forclusion "ne peuvent alors concourir que pour les distributions postérieures à leur demande". Cependant, en pratique, il y a fort à parier que leur demande sera antérieure au versement du premier dividende dans la mesure où la demande en relevé de forclusion doit désormais être effectuée dans un délai relativement court : celui de six mois à compter de la publication du jugement d'ouverture au BODACC (3), délai porté à un an pour les créanciers placés dans l'impossibilité de connaître l'existence de leur créance avant l'expiration de ce délai de six mois (C. com., art. L. 622-26, al. 3). Il n'en demeure pas moins que ce n'est que dans cette seule hypothèse, et parce qu'un texte spécial le prévoit, qu'un créancier pourtant finalement admis -en l'occurrence, le créancier relevé de forclusion- est susceptible d'être privé du droit de bénéficier de tous les dividendes prévus dans le cadre du plan. Un tel texte est restrictif de droit et mérite, à ce titre, une interprétation restrictive. Il est exclu de l'étendre à des hypothèses voisines, comme celle sur laquelle nous raisonnons. Par conséquent, à défaut de texte spécial en ce sens, il est radicalement inconcevable de priver un créancier diligent (c'est-à-dire qui a déclaré sa créance dans les délais), mais finalement admis après le paiement de certains dividendes du plan, de la possibilité de prétendre, lorsque la décision définitive d'admission lui aura été notifiée, au paiement des dividendes arriérés.

Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière

  • Dénonciation d'une saisie-attribution aux organes de la procédure collective (Cass. civ. 2, 8 décembre 2011, n° 10-24.420, FS-P+B N° Lexbase : A1972H4S)

Les règles de l'administration contrôlée en période d'observation d'une procédure de sauvegarde ou de redressement judiciaire et celles du dessaisissement dans la liquidation judiciaire exercent une influence sur la conduite des procédures et la dénonciation des actes de procédure. La saisie-attribution n'échappe pas à la règle lorsque le débiteur est le saisi.

La difficulté ne peut en réalité se poser que lorsque la saisie n'a pas joué avant le jugement d'ouverture de la procédure lorsqu'elle concerne une créance antérieure, soumise à la discipline collective, et plus spécialement à la règle de l'arrêt des voies d'exécution.

L'article L. 622-21, II du Code de commerce (N° Lexbase : L3741HB8), dans la rédaction que lui donne la loi de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845 N° Lexbase : L5150HGT), n'a pas pour objet de remettre en cause les situations acquises. De même que les actions résolutoires ayant joué au jour du jugement d'ouverture ne seront pas remises en cause, les voies d'exécution terminées à cette date ne seront pas affectées par la règle de l'arrêt des voies d'exécution. Une saisie-attribution a joué au jour du jugement d'ouverture si, au plus tard la veille de cet événement, la saisie a été signifiée au tiers saisi. La rétroactivité de celui-ci à zéro heure de sa date conduit en effet à considérer que la saisie pratiquée le jour du jugement d'ouverture est effectuée après jugement (4), même si le contraire a aussi été jugé (5).

La saisie-attribution produit un effet attributif immédiat au profit du saisissant à concurrence de la créance saisie disponible entre les mains du tiers, et ne peut en conséquence plus être remise en cause, si à la date du jugement d'ouverture, l'acte de saisie a été signifié au tiers saisi (6). La créance, qui a fait l'objet d'une saisie-attribution effectuée avant le jugement d'ouverture et qui a produit ses effets, est définitivement sortie du patrimoine du débiteur saisi et est entrée, par l'effet de la saisie-attribution, dans celui du créancier. Elle n'a donc pas à être déclarée (7).

Il importera peu que la dénonciation n'ait pas été effectuée au débiteur saisi, à cette date (8), cette mesure n'étant pas considérée comme une voie d'exécution (9).

Si la saisie a joué au jour du jugement, parce qu'elle a été signifiée au tiers saisi au plus tard la veille, elle doit être dénoncée dans les huit jours. Ce délai de huitaine est la source de certaines difficultés, si la date du jugement d'ouverture est comprise à l'intérieur de ce délai.

Deux situations sont alors à distinguer.

Dans une première situation, qui a fait l'objet d'arrêts de la Cour de cassation, la dénonciation au tiers saisi, dans le délai de huitaine, n'a pas été faite avant le jugement d'ouverture, et plus exactement au plus tard la veille du jugement d'ouverture. En ce cas, il faut observer les règles d'assistance et de représentation du débiteur, pour savoir à qui la saisie doit être dénoncée.

Dans la procédure de sauvegarde, en présence d'un administrateur, la dénonciation s'imposait à cet organe, quelle que soit sa mission, sous l'empire de la loi de sauvegarde des entreprises, dans sa rédaction d'origine. La solution manquait assurément de logique. Plus justement, depuis l'ordonnance du 18 décembre 2008 (ordonnance n° 2008-1345, portant réforme du droit des entreprises en difficulté N° Lexbase : L2777ICT), la dénonciation à l'administrateur ne s'impose que s'il a une mission d'assistance (C. com., art. L. 622-23 N° Lexbase : L3488IC8). En ce cas, la dénonciation doit être faite, d'une part, au débiteur et, d'autre part, à son administrateur. Si ce dernier n'a qu'une mission de surveillance, la dénonciation au débiteur est suffisante, nonobstant l'ouverture de sa sauvegarde. La solution est la même, en l'absence d'administrateur. L'absence de dénonciation au débiteur dans le délai entraînera caducité de la saisie (10).

Dans la procédure de redressement judiciaire, à défaut d'administrateur, la dénonciation doit être effectuée entre les mains du débiteur. En présence d'un administrateur, la dénonciation à cet organe s'impose, de manière systématique. Si l'administrateur a une mission d'assistance, la solution dégagée pour la procédure de sauvegarde est applicable en redressement judiciaire. Si l'administrateur a une mission d'administration, il représente le débiteur. En ce cas, la dénonciation s'impose au seul administrateur (C. com., art. L. 631-14, al. 5 N° Lexbase : L2453IEL).

La situation est comparable en liquidation judiciaire. Du fait des règles du dessaisissement, la dénonciation s'impose au liquidateur.

Une hésitation est permise lorsqu'un administrateur est en fonction en liquidation judiciaire.

L'administrateur judiciaire, nommé en liquidation judiciaire pour administrer l'entreprise, devient le chef d'entreprise intérimaire, comme cela est le cas en période d'observation ; il prend l'une des trois fonctions d'un liquidateur classique : celle de représentation des droits patrimoniaux du débiteur.

La signification des actes et des décisions de justice intéressant le patrimoine du débiteur doit intervenir entre les mains de l'administrateur judiciaire. Les saisies-attributions pratiquées par des créanciers postérieurs méritants -créanciers de l'article L. 622-17 (N° Lexbase : L3493ICD) ou de l'article L. 641-13 du Code de commerce (N° Lexbase : L3405IC4)-, doivent être dénoncées à l'administrateur judiciaire. De la même façon, la dénonciation après jugement d'ouverture d'une saisie pratiquée avant le jugement d'ouverture doit intervenir entre les mains de l'administrateur judiciaire nommé en liquidation pour assurer la poursuite provisoire de l'activité.

L'absence de dénonciation à l'organe compétent, dans le délai de huit jours, de la saisie pratiquée emportera sa caducité (11). Précisons toutefois que le tiers saisi qui n'a pas qualité pour se prévaloir de cette absence de dénonciation (12). La Cour de cassation n'admet pas que le délai de dénonciation se trouve interrompu par l'effet du jugement d'ouverture (13).

Précisons, en outre, que, dans la procédure de sauvegarde et de redressement, indépendamment de la désignation d'un administrateur judiciaire et quelle que soit sa mission, la dénonciation au mandataire judiciaire s'impose. Cependant, le délai de huitaine posé par la législation des voies d'exécution n'intéresse, nous semble-t-il, que le débiteur, son assistant ou son représentant. La dénonciation n'a donc pas, à notre sens, à être faite, à peine de caducité, au mandataire judiciaire, dans le délai de huitaine. Cependant, tant qu'elle ne sera pas intervenue, la saisie sera inopposable à la procédure collective.

Dans une seconde situation, la saisie a été dénoncée avant l'ouverture de la procédure collective. Cela n'est possible qu'entre les mains du débiteur. La question qui se pose alors, et qui est au coeur de l'arrêt commenté, est de savoir si une nouvelle dénonciation s'impose à l'organe ayant qualité à recevoir les dénonciations de saisies, dans le délai de huitaine, sauf caducité de la saisie-attribution pratiquée.

A cette question, censurant la décision des juges du fond, la Cour de cassation répond qu'une nouvelle dénonciation n'est pas exigée, alors que la saisie-attribution avait été dénoncée dans le délai légal au débiteur à la tête de ses biens.

La solution est sans surprise. Dès lors qu'au jour de la dénonciation, cette dernière a valablement été effectuée à une personne ayant qualité pour la recevoir, une nouvelle dénonciation est inutile.

Cela ne signifie pas que l'organe assistant ou représentant le débiteur soit désarmé. En effet, si la dénonciation est faite, comme le prévoit la loi dans le délai de huitaine de la signification de la saisie, et si à l'intérieur du délai de huitaine survient le jugement d'ouverture, cela signifie que l'administrateur judiciaire qui assiste ou représente le débiteur, ou, en cas de liquidation judiciaire, le liquidateur qui représente le débiteur, ne peut bénéficier d'un délai complet pour contester la saisie devant le juge de l'exécution.

La Cour de cassation a déjà été confrontée à cette problématique. Elle admet l'interruption du délai de contestation si, pendant son cours, survient la liquidation (14). La solution est la même si, pendant le cours du délai, un jugement de sauvegarde ou de redressement, dans lequel un administrateur, ayant reçu une mission d'assistance (en sauvegarde ou en redressement judiciaire) ou d'administration (en redressement judiciaire), a été nommé.

Comme le précise, dans l'arrêt rapporté, la Cour de cassation, l'absence de dénonciation à l'organe assistant ou représentant le débiteur ne s'impose pas à peine de caducité. En revanche, si l'administrateur a des moyens à invoquer pour contester la saisie, il le pourra, faute pour cette dernière d'être à l'abri d'un recours. Seule une nouvelle dénonciation, qui n'est pas enfermée dans le délai de huitaine de la signification au tiers saisi (15), permettra de rendre définitive la saisie en la mettant à l'abri d'un recours.

Ainsi, une chose est d'admettre que l'efficacité de la saisie ne nécessite pas une nouvelle dénonciation à l'organe assistant ou représentant le débiteur. Une autre chose est de considérer que la saisie puisse devenir définitive par l'écoulement du délai de contestation. Efficace, la saisie le sera. Définitive, la saisie ne le sera qu'au prix d'une nouvelle dénonciation.

Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises


(1) CA Paris, 3ème ch., sect. B, 8 novembre 2007, n° 06/20420 (N° Lexbase : A5248D3R).
(2) P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz Action, 6ème éd., 2012/2013, n° 665.57.
(3) Ce délai était, sous l'empire de la législation antérieure à la loi de sauvegarde des entreprises, d'un an, et de façon peu orthodoxe par rapport à l'exigence du droit au procès équitable posé par l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR), courait à compter du jugement d'ouverture, évènement inconnu des créanciers.
(4) TGI Marmande, Jex, 24 septembre 1993, Rev. huissiers, 1994, 653 ; CA Montpellier, 2ème ch., sect. B, 20 avril 2004, RD banc. et fin., 2005/2, p. 28, n° 59, note F.-X. Lucas ; adde, P. Canet, Les voies d'exécution issues de la loi du 9 juillet 1991 face au redressement et à la liquidation judiciaires, Rev. proc. coll., 1995, 265, spéc. p. 268.
(5) CA Caen, 1ère ch., sect. civ., 29 avril 1997, Rev. proc. coll., 1997, 417, obs. Cadiou.
(6) Cass. com., 13 octobre 1998, n° 96-14.295, publié (N° Lexbase : A5719ACS), Bull. civ. IV, n° 237, Gaz. Pal., 1999, n° 245, p. 17, note M. Veron, D. Affaires, 1998, 2018, obs. A. Lienhard, Rev. proc. coll., 1999, 106, n° 18, obs. Canet ; Cass. com., 19 juin 2007, n° 06-12.916, F-D (N° Lexbase : A8736DWH), Gaz. proc. coll., 2007/4, p. 44, note I. Rohart-Messager.
(7) Cass. com., 3 mai 2011, n° 10-16.155, F-D (N° Lexbase : A2514HQ8), Gaz. pal., 9 juillet 2011, n° 189, p. 27, note Ph. Roussel Galle ; BJE, septembre/octobre 2011, comm. 118, p. 254, note M. Laroche.
(8) TGI Laval, Jex, 2 avril 1996 et TGI Laval, Jex, 23 avril 1996, D., 1997, jur. 43, note J. Prévault.
(9) TGI Lyon, Jex, 23 avril 1996, D., 1997, jur. 43, note J. Prévault.
(10) Cass. com. 13 octobre 1998, n° 96-14.295, préc. et note préc..
(11) Cass. com., 19 février 2002, n° 98-22.727, FS-P (N° Lexbase : A0220AYS), Bull. civ. IV, n° 37, D., 2002, AJ 1070, obs. V. Avena-Robardet, Act. proc. coll., 2002/6, n° 77, RD banc. et fin., 2002/3, p. 135, n° 105, obs. F.-X. Lucas, RD banc. et fin., 2002/3, p. 138, n° 109, obs. J.-M. Delleci, RJ com., 2002, n° 1604, obs. J.-L. Courtier ; Cass. com., 20 octobre 2009, n° 08-16.629, F-D, Rev. proc. coll. 2010/2, comm. 82, p. 72, note G. Berthelot ; CA Rennes, 1ère ch., sect. B, 16 mai 2002, n° 00/07127 (N° Lexbase : A9256DN7), RD banc. et fin., 2002/4, n° 146, obs. F.-X. Lucas.
(12) Cass. com., 10 juin 2008, n° 06-13.054, F-D (N° Lexbase : A0513D9U), RTDCiv., 2008, 555, n° 9, obs. R. Perrot ; CA Aix-en-Provence, 15ème ch., sect. A, 30 avril 2010, n° 08/22605 (N° Lexbase : A7462EZE).
(13) Cass. com., 4 mars 2003, n° 00-13.020, FS-P+B (N° Lexbase : A3568A7B), Bull. civ. IV, n° 34 ; D., 2003, AJ 907, obs. A. Lienhard ; Act. proc. coll., 2003/8, n° 104 ; D., 2003, somm. 1623, obs. F.-X. Lucas ; JCP éd. E, 2003, chron. 1396, p. 1576, n° 17, obs. Ph. Pétel ; JCP éd. E 2003, jur. 708, p. 814, note Ch. Delattre ; RD banc. et fin., 2003/3, n° 118, p. 170, obs. Delecci ; Procédures, juillet 2003, p. 10, n° 167, note R. Perrot ; Gaz. Pal., 5-6 septembre 2003, somm. 7, note Denner ; P.-M. Le Corre, La dénonciation au liquidateur d'une saisie-attribution ayant joué au jour du jugement d'ouverture, Lexbase Hebdo n° 66 du 10 avril 2003 - édition affaires (N° Lexbase : N6797AAY).
(14) Com. 19 janv. 1999, n° 96-18.256, n° 96-18.256, publié, Bull. civ. IV, n° 17 ; LPA, 9 mars 1999, n° 48, p. 8, note P. M. ; LPA, 1999, n° 94, p. 26, note F. Derrida ; D. Affaires, 1999, 478 ; JCP éd.E, 1999, chron. 815, n° 13, obs. P. P. ; RJ com., 2000, n° 1548, p. 29, note J.-L. Courtier ; D., 1999, jur. 245, note F. Derrida ; Defrénois, 2000, n° 1, p. 45, obs. J.-P. Sénéchal.
(15) Ph. Théry, L'incidence d'une procédure collective sur les procédures civiles d'exécution, Dr. et proc., 2002/3, p. 140, spéc. p. 144.

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Pénal

[Jurisprudence] Dématérialisation de l'abus de confiance : le délit peut porter sur des informations relatives à la clientèle

Réf. : Cass. crim. 16 novembre 2011, n° 10-87.866, F-P+B (N° Lexbase : A9397HZ3)

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par Romain Ollard, Maître de conférences à l'université Montesquieu - Bordeaux IV, Institut de sciences criminelles et de la justice (ISCJ : EA 4633)

Le 22 Octobre 2014

"Les informations relatives à la clientèle constituent un bien susceptible d'être détourné" au titre de l'abus de confiance. Tel est le principe posé par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 16 novembre 2011, remarquable à un double titre. D'abord, cette décision vient confirmer la dématérialisation de l'abus de confiance, qui peut porter sur un bien incorporel. Pour n'être pas nouvelle, la solution n'en était pas moins attendue, tant sa confirmation tardait à venir. Mais au-delà, l'importance de la solution tient peut-être, ensuite et surtout, aux limites qu'elle semble assigner à la dématérialisation du délit. En effet, si la Chambre criminelle admet ici de sanctionner, au titre de l'abus de confiance, le détournement des informations relatives à la clientèle, elle semble, en revanche, implicitement rejeter la possibilité d'un détournement de la clientèle elle-même. Une société, courtier en services téléphoniques, a porté plainte contre son directeur régional pour avoir détourné une partie de la clientèle de la société dans laquelle il était employé pour le compte d'une société concurrente en utilisant à cette fin les renseignements dont il était dépositaire en vertu de ses fonctions. Pour confirmer l'ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction, la chambre de l'instruction énonce que l'abus de confiance, qui vise un "bien quelconque", ne peut porter que sur un "objet mobilier, à savoir [un] écrit ayant une valeur marchande tel qu'un fichier de clientèle". Or, selon la Cour, s'il est incontestable que le prévenu a bien détourné une partie de la clientèle de la société, ce fait ne peut être poursuivi sous la qualification d'abus de confiance, dès lors que la clientèle n'est pas un bien susceptible d'être détourné et qu'aucun détournement de fichier de clientèle n'a été établi. En d'autres termes, dès lors que seul un détournement de clientèle -bien immatériel- pouvait être relevé, et non un détournement de fichier de clientèle -bien matériel-, l'abus de confiance n'était pas applicable.

Sur un pourvoi formé par la société partie civile, la Chambre criminelle de la Cour de cassation censure la décision de la chambre de l'instruction au visa de l'article 314-1 du Code pénal (N° Lexbase : L7136ALU), en décidant, dans un attendu de principe, que "les dispositions de ce texte s'appliquent à un bien quelconque, susceptible d'appropriation". Aussi, en rejetant l'application de l'abus de confiance en l'espèce, "alors que les informations relatives à la clientèle constituent un bien susceptible d'être détourné", la chambre de l'instruction a méconnu l'article 314-1 du Code pénal.

La décision est assurément importante en ce qu'elle vient confirmer la dématérialisation possible de l'abus de confiance qui peut porter sur un bien immatériel. Mais au-delà, l'importance de la décision tient peut-être surtout aux limites qu'elle semble assigner à la dématérialisation du délit. En effet, si la Cour de cassation admet de sanctionner, au titre de l'abus de confiance, le détournement des informations relatives à la clientèle (I), elle semble, en revanche, implicitement rejeter le détournement de la clientèle elle-même (II).

I - Le détournement des informations relatives à la clientèle

En confirmant que l'abus de confiance peut porter sur des biens incorporels, en l'occurrence des informations relatives à la clientèle, la Cour de cassation admet la dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance (A). Or, cette dématérialisation de l'objet du délit implique mécaniquement, comme par un effet réflexe, la dématérialisation de son élément matériel (B).

A - La dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance

L'admission de la dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance n'est pas nouvelle. La Cour de cassation avait déjà très clairement affirmé, dans un important arrêt du 14 novembre 2000, que "les dispositions de l'article 314-1 du Code pénal s'appliquent à un bien quelconque et non pas seulement à un bien corporel" (1). Admise à propos du détournement d'un numéro de carte bancaire, c'est-à-dire d'une information, la solution fut ensuite confirmée en 2004, à propos du détournement d'un projet professionnel considéré comme un objet de propriété incorporelle (2). Cette décision du 16 novembre 2011, qui est donc celle de la consécration, est importante car elle intervient à l'issue d'un période de sept ans de disette durant laquelle la Haute juridiction était restée muette sur ce point, de sorte qu'on pouvait légitimement se demander si la dématérialisation de l'abus de confiance serait un jour consacré de nouveau (3).

Mais, pour n'être qu'une simple confirmation de la possible dématérialisation de l'abus de confiance, cette décision n'en apporte pas moins une précision d'importance : alors que l'arrêt fondateur de 2000 avait énoncé que "les dispositions de l'article 314-1 du Code pénal s'appliquent à un bien quelconque et non pas seulement à un bien corporel", un changement de formulation peut être noté dans la présente décision puisque la Chambre criminelle énonce que les dispositions de l'article 314-1 du Code pénal "s'appliquent à un bien quelconque, susceptible d'appropriation". En d'autres termes, la Cour de cassation paraît poser une condition supplémentaire par rapport à ses décisions antérieures : l'abus de confiance peut certes porter sur un bien incorporel, mais à la condition que ce bien incorporel soit "susceptible d'appropriation". C'est peut-être la raison pour laquelle la Cour de cassation admet que le détournement constitutif du délit puisse porter sur des informations relatives à la clientèle, mais non directement sur la clientèle elle-même, seul le premier de ces biens incorporels étant susceptible d'appropriation.

Quoi qu'il en soit, admettre la dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance implique, mécaniquement, comme par une sorte d'effet réflexe, une dématérialisation de son élément matériel.

B - La dématérialisation de l'élément matériel de l'abus de confiance

Admettre que l'abus de confiance peut porter sur un bien incorporel, en l'occurrence des informations relatives à la clientèle, revient à considérer que l'élément matériel du délit peut lui-même porter sur des biens immatériels. Il faut dès lors se demander si cet élément matériel supporte en toute hypothèse la dématérialisation, bref si la remise et le détournement constitutifs du délit peuvent effectivement porter sur un bien incorporel.

En premier lieu, en vertu d'une conception classique, la remise constitutive du délit ne pourrait pas porter sur un bien incorporel. En effet, conçue comme une tradition, la remise supposerait un déplacement effectif de la chose et ne pourrait dès lors être réalisée que par un transfert matériel de sa détention. Or, à défaut de matérialité et donc de possibilité de déplacement physique des biens incorporels, une tradition au sens classique du terme est logiquement inconcevable à leur endroit. Cependant, il est tout à fait possible de concevoir différemment la notion de remise, sous une forme dématérialisée. La remise d'un bien incorporel devrait s'entendre soit d'une communication -pour une information-, soit d'une mise à disposition -pour un service- (4). Plus généralement, la remise constitutive de l'abus de confiance pourrait consister dans "le fait de confier un bien à quelqu'un de quelque manière que ce soit, puisque c'est précisément de confiance qu'il est question dans ce délit" (5). En admettant que l'abus de confiance peut porter sur des informations relatives à la clientèle, la Cour de cassation souscrit assurément à une telle conception, dématérialisée, de la remise.

De même admet-elle, en second lieu, une dématérialisation du détournement constitutif d'abus de confiance, conçu comme une interversion de la possession : le délit est consommé lorsque le détenteur précaire exerce le corpus, non plus pour autrui, pour le compte du propriétaire, mais se met à posséder pour lui-même, animo domini, avec l'état d'esprit d'un propriétaire. Certes, là encore, en vertu d'une conception classique de la possession, le détournement ne saurait porter sur des biens incorporels. Dans la mesure où ils ne peuvent être physiquement appréhendés, les biens incorporels sont traditionnellement considérés comme insusceptibles de possession. D'ailleurs, la jurisprudence civile s'obstine, aujourd'hui encore, à considérer que les biens immatériels doivent être exclus du domaine de l'article 2276 du Code civil (N° Lexbase : L7197IAS) en vertu duquel "en fait de meubles, possession vaut titre" (6). Toutefois, cette analyse est fondée sur une conception archaïque de la possession reposant sur la possibilité d'appréhension physique du bien. Or, il est aujourd'hui largement admis, du moins en doctrine, que l'essence du corpus possessoire réside moins dans un contact physique avec la chose que dans un rapport de maîtrise et de domination, auquel les entités immatérielles se prêtent volontiers. La jurisprudence pénale l'a bien compris en admettant que le détournement puisse porter sur un bien incorporel. En l'espèce, le détournement consistait en une utilisation abusive, par le salarié, des informations relatives à la clientèle, dans des conditions étrangères à celles prévues lors de la remise, dans le but de promouvoir une entreprise concurrente. En d'autres termes, le salarié s'était comporté comme le propriétaire véritable des informations relatives à la clientèle, au mépris de son titre de détention.

Est-ce à dire pour autant que tous les biens incorporels puissent être l'objet d'un abus confiance ? Rien n'est moins sûr car si la dématérialisation de l'abus de confiance semble admissible d'un point de vue théorique, elle ne saurait à notre sens être totale. Et cet arrêt pourrait bien en être la confirmation car si la Cour de cassation admet le détournement des informations relatives à la clientèle, elle semble en revanche implicitement rejeter le détournement de la clientèle elle-même.

II - Le détournement de clientèle

Par cet arrêt, la Chambre criminelle de la Cour de cassation paraît implicitement rejeter le détournement direct de clientèle (A), solution dont il semble possible de tirer certains enseignements quant aux limites assignées à la dématérialisation de l'abus de confiance (B).

A - Le rejet implicite du détournement de clientèle

Si, en son temps, la Cour de cassation avait pu refuser de considérer la clientèle comme un objet possible d'abus de confiance (7), cette solution n'est guère probante dans la mesure où elle fut rendue sous l'empire de l'ancien Code pénal, à une époque où la dématérialisation du délit n'était pas encore acquise. Aussi la présente solution est-elle remarquable en ce qu'elle semble implicitement rejeter le détournement direct de clientèle.

Certes, les deux premières branches du moyen au pourvoi se fondaient sur le seul détournement des informations relatives à la clientèle. Mais la troisième branche se fondait quant à elle directement sur le détournement de clientèle, en faisant valoir des manoeuvres des prévenus afin de rallier les clients auprès de l'entreprise concurrente dans laquelle ils étaient intéressés. Aussi, la Cour de cassation aurait-elle pu saisir l'occasion qui lui était ainsi offerte de réprimer directement le détournement de clientèle. Or, elle a préféré sanctionner le détournement d'informations relatives à une clientèle, rejetant de la sorte implicitement le détournement direct de clientèle. Sans doute ne s'agit-il pas là d'un rejet explicite : en vertu de l'option qui lui était offerte, la Haute juridiction a simplement choisi de raisonner sur le détournement des informations relatives à la clientèle. Dès lors, tout au plus serait-il possible de déduire de ce choix que les informations se prêtent mieux que la clientèle à la dématérialisation de l'abus de confiance.

Mais un autre argument pourrait être avancé en faveur du rejet du détournement de la clientèle elle-même. Dans cette décision, la Cour de cassation énonce que l'abus de confiance s'applique à un "bien quelconque, susceptible d'appropriation", posant de la sorte une condition supplémentaire par rapport à sa jurisprudence antérieure : le délit peut certes porter sur un bien incorporel, mais à la condition qu'il soit susceptible d'appropriation. Or, il pourrait être soutenu que cette précision nouvelle est précisément destinée à exclure les clientèles du champ de l'abus de confiance.

Certes, la clientèle est un bien, notamment au regard des critères dégagés par la Cour européenne des droits de l'Homme, selon laquelle constitue un bien au sens de la Convention toute valeur patrimoniale dès lors qu'elle est cessible à titre onéreux et qu'une personne peut se prévaloir d'un droit exclusif sur elle (8). Or, au regard de ce triple critère dégagé par la Cour de Strasbourg, la clientèle constitue assurément un bien, au moins depuis le revirement opéré en matière civile qui admet que la clientèle civile peut être cédée à titre onéreux, sans avoir désormais à passer par l'artifice de la cession du droit de présentation (9).

Pour autant, la clientèle est-elle un bien appropriable, susceptible de détournement ? Si la Cour de cassation pose l'exigence d'un bien appropriable, c'est parce que seul un tel bien, susceptible d'appropriation, est apte à être l'objet d'un détournement au sens de l'abus de confiance. Or, même à définir objectivement la clientèle comme une réalité économique et abstraite, détachée des individualités qui la composent, on pourrait douter du fait qu'un véritable détournement puisse être caractérisé à son endroit. Certes, le langage courant ou l'action en concurrence déloyale évoquent un détournement de clientèle. Mais, ce serait semble-t-il au prix d'un abus de langage que l'on pourrait évoquer un détournement au sens de l'abus de confiance, lequel revêt une signification bien précise, celle d'une interversion de possession. Or, n'appartenant à personne de façon privative, "la clientèle est à qui sait la conquérir" (10) : elle n'est pas l'objet d'un droit exclusif dont serait titulaire le professionnel. D'ailleurs, la jurisprudence civile ne dit pas autre chose puisque, si elle admet la cession de la clientèle civile, c'est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du client (11). Dès lors, l'irréductible liberté des clients semble incompatible avec l'exercice d'un pouvoir exclusif d'appropriation et donc avec la notion même de détournement. Le détournement constitutif d'abus de confiance ne pourrait ainsi s'appliquer qu'à des biens appropriables, à des entités corporelles ou incorporelles inanimées, seules aptes à se prêter au pouvoir absolu de l'homme, à son pouvoir de maîtrise.

Ainsi peut-on comprendre que la Cour de cassation ait posé en principe que l'abus de confiance est applicable à un bien incorporel "susceptible d'appropriation", cette précision portant en germe les esquisses des limites à la dématérialisation de l'abus de confiance.

B - Les limites à la dématérialisation de l'abus de confiance

L'exigence d'un bien incorporel "susceptible d'appropriation" pourrait conduire à exclure un certain nombre de biens incorporels du champ de l'abus de confiance.

Ainsi pourrait-il en être d'abord de la force de travail pour laquelle il serait possible de contester la qualification de bien appropriable. C'est peut-être en effet cette même raison, tenant à l'exigence d'un bien apte à se prêter au pouvoir absolu de l'homme, qui pourrait expliquer la réticence des juges répressifs à considérer la force de travail comme un bien entrant dans le domaine de l'abus de confiance. Outre certaines décisions des juridictions du fond qui excluent expressément la force de travail du champ du délit (12), on peut en effet relever en ce sens au moins une décision de la Chambre criminelle dans laquelle le dirigeant d'une association avait utilisé des salariés, pendant leur temps de travail, pour l'entretien de sa propriété personnelle (13). Or, plutôt que de raisonner sur le détournement des heures de travail des salariés, c'est-à-dire sur le détournement de leur force de travail, les juges ont préféré réprimer le "détournement de fonds de l'association destinés à rémunérer des prestations", alors pourtant que le détournement ne portait pas directement sur les fonds de l'association. Ce subterfuge de la Cour de cassation montre son embarras à réprimer directement le détournement de la force de travail, sans doute parce qu'elle ne constitue pas un bien susceptible d'appropriation, apte à se prêter au pouvoir absolu de maîtrise de l'homme.

De même, l'exigence d'un bien incorporel susceptible d'appropriation ne serait-elle pas de nature à exclure le détournement des créances du domaine de l'abus de confiance ? En effet, si les créances sont assurément constitutives de biens incorporels (14), elles ne sont pas pour autant des biens appropriables dans la mesure où, en vertu d'une analyse classique, les créances sont seulement l'objet d'un droit personnel, non d'un droit de propriété (15). Ainsi pourrait d'ailleurs être interprété un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 1er décembre 2010, étrangement passé inaperçu (16). Dans cette affaire où une société titulaire d'un contrat de crédit-bail avait acquis le droit de lever l'option d'achat d'un immeuble, la cour d'appel avait décidé que l'existence d'une créance détenue à l'encontre du bailleur et la possibilité de lever une option d'achat constituaient une valeur économique constitutive d'un bien au sens de l'article 314-1 du Code pénal. Aussi, la cour d'appel avait pu décider que la privation du contrat de crédit-bail et de la faculté de levée de l'option constituait le détournement d'un bien punissable au titre de l'abus de confiance. La Chambre criminelle refusa toutefois de suivre les juges du fond sur ce terrain au motif que "le détournement d'un contrat n'est punissable que s'il porte sur l'écrit le constatant, mais non sur les stipulations qu'il contient". En d'autres termes, le détournement constitutif d'abus de confiance ne peut porter que sur l'instrumentum constatant le contrat -bien corporel-, en aucun cas sur le negocium constituant la substance même du contrat, c'est-à-dire sur le contenu de la créance -bien immatériel-.

Au-delà, il est possible de se demander si tous les biens incorporels, mêmes appropriables, sont susceptibles d'abus de confiance, notamment les biens incorporels commerciaux, tels un fonds de commerce ou des signes attractifs de clientèle (enseigne, nom commercial). Par exemple, le délit serait-il applicable dans le cas où un détenteur précaire exploiterait à titre personnel des signes distinctifs attractifs de clientèle identiques ou similaires à ceux remis au titre d'une location-gérance ? On pourrait se montrer réservé car c'est aux règles de la concurrence que ces agissements portent atteinte au premier chef, bien plus qu'au droit de propriété. Le but de l'agent est, en effet, alors de se livrer à un agissement parasitaire, en exerçant une activité commerciale concurrente. Dès lors, ce type de litige relève-t-il véritablement du domaine naturel de l'abus de confiance ? Ainsi érigé en un instrument de police concurrentielle, le délit perdrait alors en effet sa nature spécifique d'infraction contre la propriété. N'y perdrait-il pas son âme ? En dernière analyse, et si on estime que c'est l'atteinte au patrimoine et le préjudice économique subi par le propriétaire qui compte, on pourrait se demander si les actions en concurrence déloyale et en agissements parasitaires ne constituent pas des actions plus adaptées à la finalité poursuivie. La remarque, qui vaut pour l'ensemble des biens incorporels commerciaux, vaut encore pour les clientèles et l'on peut dès lors comprendre, et même approuver, le rejet du détournement des clientèles elles-mêmes, implicitement opéré par la Cour de cassation dans cette décision.


(1) Cass. crim., 14 novembre 2000, n° 99-84.522 (N° Lexbase : A4799CH9), Bull. crim., n° 338.
(2) Cass. crim., 22 septembre 2004, n° 04-80.285 (N° Lexbase : A6204DD7), D., 2005, J. 411, note B. de Lamy ; JCP éd. G, 2005, II, 10034, note A. Mendoza-Caminade.
Les autres décisions parfois présentées comme admettant la dématérialisation de l'objet du délit ne sont guère convaincantes dans la mesure où le détournement d'un bien corporel était alors toujours susceptible d'être relevé, qu'il s'agisse du détournement d'une carte bancaire (Cass. crim., 19 mai 2004, n° 03-83.675 N° Lexbase : A6352DCA, Bull. crim. n° 125) ou du détournement d'un ordinateur (Cass. crim., 19 mai 2004, n° 03-83.953 N° Lexbase : A6353DCB, Bull. crim. n° 126).
(3) Sur la question, v. notre article, La dématérialisation des infractions contre le patrimoine, Actes du colloque Association française de droit pénal, Cujas, janvier 2012, à paraître.
(4) V. Malabat, Variations sur la dématérialisation de l'abus de confiance, RPDP, 2005, p. 239, spéc. p. 241.
(5) B. de Lamy, D., 2002, IR, 1795, note sous CA Toulouse, 26 avril 2001.
(6) V., en dernier lieu, Cass. com., 7 mars 2006, n° 04-13.569 F-P+B (N° Lexbase : A4973DNI), JCP éd. G, 2006, II, 10143, note G. Loiseau.
(7) Cass. crim., 9 mars 1987, n° 84-91.977 (N° Lexbase : A6294AAD), JCP éd. G., 1988, II, 20913, note J. Devèze.
(8) CEDH, 26 juin 1986, Van Marle c/ Pays-bas, A 101, § 41 ; CEDH, 7 juillet 1989, Req. 4/1988/148/202 (N° Lexbase : A6485AW4), A 192.
(9) Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, n° 98-17.731 (N° Lexbase : A7780AHM), RTDCiv., 2001, p. 168, T. Revet.
(10) P. Roubier, Théorie générale de la concurrence déloyale, RTDCom., 1948, p. 544.
(11) Cass. civ. 1, 7 novembre 2000, préc..
(12) CA Toulouse, 26 avril 2001, D., 2002, IR, 1795, obs. B. de Lamy.
(13) Cass. crim., 20 octobre 2004, n° 03-86.201, F-P+F (N° Lexbase : A8538DDL), RPDP, 2005, p. 239, note V. Malabat.
(14) CEDH, 9 décembre 1994, Req. 22/1993/417/496 A6629AWG, A, 301-B, § 59 ; CEDH, 20 novembre 1995, Req. 38/1994/485/567 (N° Lexbase : A8376AW7), A. 332.
(15) V. toutefois, en sens contraire, S. Ginossar, Droit réel, propriété et créance. Elaboration d'un système rationnel des droits patrimoniaux, LGDJ, 1960 ; F. Zénati, Pour une rénovation de la théorie de la propriété, RTDCiv., 1993, p. 312.
(16) Cass. crim., 1er décembre 2010, n° 09-88.478 (N° Lexbase : A2325H8M).

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Procédures fiscales

[Chronique] Chronique procédures fiscales - Décembre 2011

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N9203BSN

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par Thierry Lambert, Professeur à l'Université Paul Cézanne Aix-Marseille III

Le 15 Décembre 2011

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose de retrouver la chronique d'actualités en procédures fiscales réalisée par Thierry Lambert, Professeur à l'Université Paul Cézanne Aix-Marseille III. Dans le cadre de cette chronique, notre auteur revient sur deux arrêts rendus par le Conseil d'Etat et un rendu par la cour administrative d'appel de Paris. La première décision commentée porte sur l'ancienne pénalité appliquée à la société qui ne répond pas à la demande de l'administration portant sur l'identité des bénéficiaires de sommes réputées distribuées et prélevées sur les bénéfices. La société en cause arguait de l'absence de production d'un bénéfice dans ses résultats. Ainsi, selon elle, aucune somme n'a pu être prélevée sur un bénéfice inexistant. Mais l'administration a refusé la déduction de frais généraux injustifiés ou non engagés dans l'intérêt de l'entreprise, qui a eu pour conséquence de créer un résultat bénéficiaire. Pour connaître l'identité des bénéficiaires de ces sommes, elle a donc pu faire application de l'article 109-1-1° du CGI (CE 8° et 3° s-s-r., 9 novembre 2011, n° 319717, mentionné aux tables du recueil Lebon). Dans la deuxième décision commentée, il est question des conditions de la recevabilité d'un référé visant à suspendre l'exécution d'un avis à tiers détenteur. Le requérant avait saisi le juge des référés afin qu'il suspende l'exécution d'un avis à tiers détenteur reçu par son employeur. Or, cet avis a un effet attributif au bénéfice du Trésor public de la propriété de la créance. Ainsi, celui-ci avait produit tous ses effets à la date de dépôt du mémoire introductif d'instance. Le référé est, par conséquent, irrecevable, le contribuable ne pouvant demander levée de la saisie d'une somme prélevée sur son salaire, cette somme appartenant d'ores et déjà à l'administration à la date de l'avis à tiers détenteur (CE 9° s-s., 20 octobre 2011, n° 346998, inédit au recueil Lebon). Enfin, le troisième arrêt commenté est relatif à la prescription. Une disposition du Code des impôts de la Polynésie française écarte l'application de la prescription. Au nom de la sécurité juridique, le juge décide qu'est contraire à la loi la non application d'une prescription. La prescription de droit commun vient donc à s'appliquer (CAA Paris, Formation plénière, 13 octobre 2011, n° 09PA01620, mentionné au recueil Lebon).
  • La pénalité due pour défaut de réponse à une demande de révélation de l'identité de sommes réputées distribuées et prélevées sur les bénéfices s'applique en cas de création d'un résultat bénéficiaire par réalisation d'un redressement (CE 8° et 3° s-s-r., 9 novembre 2011, n° 319717, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9055HZE)

Dans cette affaire deux questions d'importance étaient soulevées. La première avait trait à la consultation de divers documents au cabinet de l'expert-comptable où se déroulait la vérification de comptabilité. La seconde était relative à la pénalité due pour défaut de réponse à une demande de révélation de l'identité du bénéficiaire de sommes réputées distribuées et prélevées sur les bénéfices.

En l'espèce, il s'agit d'une SARL, qui exerce une activité de marchands de biens, de promotion et de négoce de biens immobiliers. Celle-ci a fait l'objet d'une vérification de comptabilité.

Quel que soit le lieu où se déroule le contrôle, il importe que le contribuable soit en situation d'avoir un débat oral et contradictoire avec le vérificateur.

Sur le premier point, par un courrier, le vérificateur a informé la société qu'il avait remis au cabinet d'expertise comptable la liste des documents devant être mis à sa disposition pour une prochaine intervention, dont la date a été reportée. Les documents que le vérificateur souhaitait consulter étaient des contrats de prêts, des promesses de vente, des relevés bancaires ou des justifications d'écritures comptables. Il s'agit d'une question banale.

L'article L. 10 du LPF (N° Lexbase : L4149ICN) précise que, pour exercer son contrôle, l'administration peut demander au contribuable tous les renseignements, justifications ou éclaircissements relatifs aux déclarations souscrites ou aux actes passés. Le délai général dont dispose le contribuable pour satisfaire à ces exigences est fixé à trente jours à compter de la réception de la notification de la demande, sauf si un délai plus long est prévu par le LPF (LPF, art. L. 11 N° Lexbase : L8436AE8).

A la demande du contribuable, le contrôle s'est déroulé dans les locaux de son expert comptable. Dès lors qu'il y a un accord entre le vérificateur et le contribuable, la vérification peut se dérouler entièrement au lieu où se trouvent les documents comptables, sans qu'il y ait aucune intervention dans les locaux de l'entreprise (CE, 26 février 2003, n° 232842, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3426A7Z, RJF, 2003, 5, comm. 591 ; Petites affiches, 2003, 128, note Lambert).

Dès lors que la vérification se déroule à la demande du contribuable chez son expert comptable, le Conseil d'Etat a jugé, à bon droit et conformément à sa jurisprudence, que sur ce point la cour administrative d'appel n'avait pas commis d'erreur de droit (CAA Nancy, 2ème ch., 19 juin 2008, n° 07NC00045, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3060D99).

Sur le second point, l'administration, après avoir réintégré dans les résultats des dépenses relatives à des frais généraux injustifiés ou non engagés dans l'intérêt de l'entreprise, a demandé à cette dernière la désignation des bénéficiaires des sommes concernées. En effet, l'administration a fait application de l'article 109-1-1° du CGI (N° Lexbase : L2060HLU), lequel dispose que sont considérés comme revenus distribués tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital. Cette disposition ne peut être mise en oeuvre que si l'exercice est bénéficiaire (CE Section, 17 mars 1972, n° 79927, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7080B7D, RJF, 1972, comm. 188). Sur le fondement de l'article 117 du Code précité (N° Lexbase : L1784HNE), l'administration a demandé à la société de bien vouloir fournir "toutes indications complémentaires sur les bénéficiaires de l'excédent de distribution", dans un délai de trente jours, sachant qu'en cas de refus ou à défaut de réponse dans ce délai il est fait application d'une pénalité. Par exemple, est assimilé à un défaut de réponse, celle qui ne comporte ni le nom des actionnaires désignés comme bénéficiaires, ni la répartition du capital social (CE 8° et 3° s-s-r., 17 décembre 2003, n° 245150, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4243DXG, RJF, 2004, 3, comm. 304).

Il a été jugé que le fait que la société conteste le bien-fondé du rehaussement envisagé par l'administration ne la dispense pas d'indiquer les bénéficiaires de l'excédent de distribution (CE 9° et 7° s-s-r., 27 juillet 1984, n° 16580, mentionné au recueil Lebon N° Lexbase : A2900ALY, Droit fiscal, 1984, comm. 2202, concl. Racine).

En outre, la procédure de l'article 117 peut fort bien être utilisée à l'égard d'une société concomitamment avec la recherche du ou des véritables bénéficiaires des distributions, jusqu'à ce que ceux-ci aient été assujettis à des impositions devenues définitives (CE 8° et 9° s-s-r., 28 juillet 1999, n° 186982, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5266AXC, RJF, 1999, 10, comm. 1222). Le fait que l'administration, par exemple, n'ait pas eu recours à l'article 117 ne rend pas irrégulière la procédure d'imposition suivie à l'égard d'un bénéficiaire qu'elle était en mesure d'identifier par d'autres moyens (CAA Bordeaux, 4ème ch., 23 novembre 2006, n° 04BX01560, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9894DSA, RJF, 2007, 3, comm. 279). Enfin, la demande de désignation des bénéficiaires doit indiquer les conséquences d'un défaut de réponse, soit en exposant intégralement l'article 117 précité, soit en se référant à cet article (CE 7° et 9° s-s-r., 16 février 1977, n° 93412, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1009B8U, RJF, 1977, comm. 227).

En l'espèce, le Conseil d'Etat ne sanctionne pas une erreur de plume de l'administration qui faisait référence à l'article 1763 A du CGI (plus en vigueur N° Lexbase : L4402HMY), et non à l'article 117 du même code, considérant que l'économie générale du dispositif était exposée. Par ces motifs, le pourvoi de la SARL a été rejeté.

  • Avis à tiers détenteur : eu égard à l'effet d'attribution au profit du Trésor de la propriété de la créance, le référé visant à suspendre la procédure est irrecevable (CE 9° s-s., 20 octobre 2011, n° 346998, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8367HYK)

A l'issue d'un contrôle fiscal, un contribuable a fait l'objet d'une imposition supplémentaire au titre de l'impôt sur le revenu. Ce dernier a négocié avec le trésorier un échéancier de paiement. L'administration a estimé que le contribuable n'avait pas intégralement respecté cette obligation. En conséquence, elle lui a notifié un avis à tiers détenteur par lequel elle a, le même jour, demandé à son employeur le versement de la somme impayée. Le tiers détenteur est tenu de payer, à concurrence des fonds qu'il détient. Celui-ci ne peut se soustraire à son obligation de payer qu'en opposant au comptable poursuivant des circonstances le dispensant de son obligation de verser les fonds.

Le contribuable dispose d'un délai de deux mois pour contester l'avis à tiers détenteur à partir de la notification de l'acte si le motif invoqué est un vice de forme ; s'il s'agit d'un autre motif, le délai est également de deux mois après le premier acte qui permet d'invoquer ce motif (LPF, art. R. 281-2 N° Lexbase : L7657AEC). Il a été jugé que le contribuable ne peut pas contester un avis à tiers détenteur auprès du juge plus de deux mois après la réception de l'avis, même si la notification du rejet de sa contestation intervient après la saisine du juge (Cass. com., 18 février 2004, n° 01-01.654, F-D N° Lexbase : A3096DBB, RJF, 2004, 6, comm. 651). La jurisprudence du Conseil d'Etat est identique (CE 7° et 9° s-s-r., 30 octobre 1989, n° 70753, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1447AQN, RJF, 1990, 1, comm. 96). En l'absence de notification, le point de départ du délai de deux mois imparti au contribuable pour introduire une opposition à poursuite est la date à laquelle le redevable a eu connaissance de l'avis (CAA Paris, 4 juin 1992, n° 91PA00105, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0023AX7, RJF, 1992, 8-9, comm. 1258).

Rappelons que le contribuable doit contester au préalable devant l'administration l'avis à tiers détenteur, lorsque cette contestation porte sur la régularité de l'acte (Cass. com., 20 novembre 2001, n° 98-20.040, F-D N° Lexbase : A2099AXZ, RJF, 2002, 3, comm. 336). Toutefois, le tiers détenteur qui conteste un avis de cette nature n'est pas tenu de présenter une réclamation préalable auprès de l'administration dans les formes et conditions prescrites par les articles L. 281 (N° Lexbase : L8541AE3) et R. 281-1 (N° Lexbase : L2291AEL) du LPF (Cass. com., 3 décembre 2002, n° 00-20.505, FS-P N° Lexbase : A2034A44, RJF, 2003, 4, comm. 507).

Dans cette affaire, le contribuable a formé une réclamation auprès du trésorier contre cet avis à tiers détenteur. Puis, devant le tribunal administratif, il en a demandé la décharge et formulé une demande de référé-suspension devant le juge des référés de ce tribunal.

Le juge des référés a rejeté la demande du contribuable tendant à la suspension de l'exécution d'un avis à tiers détenteur délivré à son encontre par le Trésor public aux fins de paiement d'une somme correspondant à l'impôt sur le revenu, au remboursement de toutes les sommes prélevées et consignées sur des rémunérations et, le cas échéant de tous les frais bancaires et divers nés de cet avis. Le contribuable s'est pourvu en cassation contre l'ordonnance par laquelle le juge des référés a rejeté sa demande au motif qu'elle était sans objet à la date de son introduction, ce qui la rendait irrecevable.

Les contestations portant sur la régularité en la forme de l'avis à tiers détenteur relèvent du juge de l'exécution du lieu de domicile du débiteur et doivent être formées dans le mois de la dénonciation de cet avis sous peine de forclusion (CE 7° et 8° s-s-r., 2 octobre 1989, n° 94806, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1478AQS, RJF, 1989, 12, comm. 1448).

L'article L. 263 du LPF (N° Lexbase : L8283AEI) dispose : "l'avis à tiers détenteur a pour effet d'affecter, dès réception, les sommes dont le versement est ainsi demandé au paiement des impositions privilégiées, quelle que soit la date à laquelle les créances mêmes conditionnelles ou à terme que le redevable possède à l'encontre du tiers deviennent effectivement exigible. Il comporte l'effet d'attribution immédiate prévu à l'article 43 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, portant réforme des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L9124AGZ)". Ce dernier précise que l'acte de saisie emporte, à concurrence des sommes pour lesquelles elle est pratiquée, attribution immédiate au profit du saisissant de la créance saisie disponible entre les mains du tiers ainsi que tous ses accessoires. Dans l'affaire qui nous occupe, il est fait application du principe selon lequel, eu égard à l'effet d'attribution au profit du Trésor de la propriété de la créance, le référé visant à suspendre la procédure est irrecevable.

En l'espèce, le trésorier a reçu, avant l'introduction de la demande de suspension, pour le compte de l'employeur du contribuable, notification de l'avis à tiers détenteur émis à l'encontre de ce dernier. Eu égard à l'effet d'attribution qui s'attache à l'avis à tiers détenteur, celui-ci avait produit tous ses effets à la date de dépôt du mémoire introductif d'instance. En conséquence, la demande de suspension était irrecevable.

Tirant les conséquences juridiques de cette situation, le Conseil d'Etat a jugé que le juge des référés du tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit, alors même que la somme recouvrée provenait de la rémunération du contribuable et que l'avis à tiers détenteur avait été notifié à son employeur.

  • Lorsqu'une disposition prévoit d'écarter les délais de prescription, elle est illégale, et les délais de droit commun s'appliquent (CAA Paris, Formation plénière, 13 octobre 2011, n° 09PA01620, mentionné au recueil Lebon N° Lexbase : A0157HZT)

Conformément aux dispositions du Code des impôts de la Polynésie française, le service des contributions a remis en cause un crédit d'impôt dont avait bénéficié un contribuable au titre du financement d'un projet de construction immobilière réalisé par une SCI.

Au regard des prescriptions du code précité, le crédit d'impôt est réservé aux personnes qui financent à une certaine hauteur un projet de construction immobilière, d'un coût supérieur ou égal à un certain montant. La demande de permis de construire devait être déposée avant le 31 décembre 2000. Ce dispositif résulte de la délibération n° 1999-224 du 14 décembre 1999 de l'assemblée de la Polynésie française.

La prescription se définit généralement comme étant un mode d'acquisition ou d'extinction d'un droit, par l'écoulement d'un certain temps, ou délai, et sous les conditions déterminées par la loi et peut être acquisitive ou extinctive (Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 1987, p. 604). L'article 2219 du Code civil (N° Lexbase : L7189IAI) énonce que la prescription est un moyen d'acquérir ou de se libérer, par un certain temps, et sous les conditions déterminées par la loi.

L'article 184-2 du Code polynésien prévoit que la remise en cause du crédit d'impôt rend l'impôt exigible, et ce malgré l'expiration des délais de prescription, dans l'hypothèse où les conditions prévues ne sont pas remplies. Le juge relève que ces dispositions écartent l'application des délais de prescription. En conséquence, le crédit d'impôt peut, à bon droit, être remis en cause par l'administration sans limitation dans le temps.

La thèse défendue par la Polynésie française consistait à soutenir que le fait d'écarter les délais de prescription revenait à appliquer le délai de prescription trentenaire de droit commun, alors prévu par le Code civil, et à limiter à sept ans le délai dans lequel l'administration peut remettre en cause le crédit d'impôt, et ce par référence à l'obligation pesant sur les contribuables de conserver, pendant cette durée, les documents sur lesquels peut s'exercer le droit de communication dont jouit l'administration.

Dans l'arrêt qui nous est donné de commenter, la cour administrative d'appel considère que lorsqu'une disposition, en méconnaissance du principe de sécurité juridique, prévoit d'écarter tout délai de prescription, il y a lieu de faire application du délai de droit commun. L'invocation du principe de sécurité juridique, sans qu'il soit préalablement défini, ne manque pas d'intérêt.

Le juge a retenu que l'administration disposait d'un délai de reprise de trois ans pour réparer les omissions et les insuffisances constatées dans l'assiette ou la liquidation de l'impôt sur les transactions. En effet, l'article 451-1 du Code des impôts de la Polynésie française, dans sa rédaction applicable au litige, fixe pour règle que les omissions totales ou partielles constatées dans l'assiette ou la liquidation des impôts et taxes visés par le code, ainsi que les erreurs commises dans l'établissement des impositions, dans l'application des tarifs ou dans le calcul des cotisations, peuvent être réparées jusqu'à l'expiration de la troisième année suivant celle au titre de laquelle l'imposition est due. En application de ce principe, l'action de l'administration était prescrite.

Ce dispositif est analogue à celui que nous connaissons sur le continent : le délai de reprise de l'administration s'éteint, en principe, à la fin de la troisième année suivant celle au titre de laquelle l'imposition est due (LPF, art. L. 169 N° Lexbase : L0499IP8). Rappelons à cet égard que la prescription n'est pas un moyen d'ordre public (CE 8° et 7° s-s-r., 23 février 1977, n° 96557, mentionné au recueil Lebon N° Lexbase : A5794B84, RJF, 1977, comm. 144) et que le moyen tiré de prescription concerne le bien fondé de l'imposition (CE 9° s-s., 6 juin 1984, n° 33957, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6532ALI, RJF, 1984, comm. 543). A noter que l'application rétroactive de la loi fiscale peut faire obstacle au bénéfice d'une prescription légalement acquise à la date d'entrée en vigueur de cette loi et dont le contribuable pourrait se prévaloir en application des dispositions de l'article 169 précité (CE 8° et 9° s-s-r., 21 avril 1997, n° 139231, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9253AD3, RJF, 1997, 6, comm. 624).

Au cas particulier, le contribuable a été déchargé des cotisations supplémentaires d'impôt sur les transactions.

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Temps de travail

[Jurisprudence] La qualification de cadre dirigeant

Réf. : Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 09-67.798, FS-P+B (N° Lexbase : A4892H3L)

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N9237BSW

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

Le 15 Décembre 2011

La loi "Aubry II" du 19 janvier 2000 (N° Lexbase : L0988AH3) a introduit dans le Code du travail la qualification de cadre avec pour objectif d'aménager les règles relatives au temps de travail de ces salariés un peu particuliers. Parmi les différents cadres, on trouve notamment le cadre dirigeant pour lequel les dérogations aux durées maximales de travail, aux temps de repos et de congés sont les plus prononcées. Pour que les dérogations les concernant puissent s'appliquer, il est cependant indispensable de pouvoir identifier qui est le cadre dirigeant. Si l'article L. 3111-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0290H9M) fournit une définition de ces cadres dirigeants, cette définition a été parfois précisée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, comme elle le fait à nouveau par un arrêt rendu le 30 novembre 2011. Ainsi, la qualité de cadre dirigeant n'exige pas qu'un accord particulier soit conclu entre l'employeur et le salarié ni que le salarié dispose de la rémunération la plus élevée de l'entreprise (I). A côté de cette question principale, la Chambre sociale apporte également une précision sur les obligations de l'employeur et, en particulier, sur le manquement de l'employeur à ses obligations en matière de représentation du personnel dans l'entreprise, manquement qui ne peut justifier une résiliation judiciaire du contrat de travail (II).
Résumé

La qualité de cadre dirigeant au sens de l'article L. 3111-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0290H9M) ne requiert ni l'existence d'un accord particulier entre l'employeur et le salarié, ni que ce dernier se situe au niveau hiérarchique le plus élevé de la classification conventionnelle.

La carence fautive de l'employeur qui n'accomplit pas les diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives du personnel ne constitue pas un manquement de nature à fonder la résiliation judiciaire d'un contrat de travail à ses torts.

Commentaire

I - L'appréciation de la qualité de cadre dirigeant

  • Le régime dérogatoire applicable aux cadres dirigeants

A mi-chemin entre le salariat au sens le plus classique du terme et le travail indépendant tel qu'il caractérise la plupart des artisans, des commerçants, des professions libérales ou entrepreneuriales, existe depuis longtemps une "zone grise" dans laquelle on trouve des indépendants fortement inféodés à un donneur d'ordres et des salariés dont le degré d'autonomie et de liberté est tel que l'on finit par douter de l'existence d'un véritable lien de subordination (1).

C'est pour cette dernière catégorie de salariés qu'ont été aménagées certaines règles du Code du travail s'agissant, plus particulièrement, de ceux que l'on appelle les cadres dirigeants, "ces salariés qui ont un rôle de quasi-employeur et le représentent en matière sociale ou autre" (2). Sous l'influence des dispositions de l'article 17-1 de la Directive européenne du 23 novembre 1993 (3), la loi "Aubry II" a créé une catégorie légale de cadres dirigeants pour priver ces salariés particuliers du bénéfice des dispositions légales sur le temps de travail (4).

En effet, si l'on connaît généralement la règle d'incompatibilité interdisant à un salarié d'être représentant du personnel lorsqu'il dispose de fonctions trop proches de l'employeur dans l'entreprise (5), on oublie parfois que l'article L. 3111-2 du Code du travail dispose que "les cadres dirigeants ne sont pas soumis aux dispositions des titres II et III" du livre I de la troisième partie du Code du travail, titres respectivement consacrés à la durée du travail et aux temps de repos. Concrètement, par exemple, les cadres dirigeants ne sont pas soumis aux dispositions relatives aux heures supplémentaires, sauf stipulations contractuelles ou conventionnelles plus favorables (6).

  • Les caractéristiques de la notion de cadre dirigeant

Inévitablement devait se poser la question de la qualification de cadre dirigeant : qui peut être concerné par cette dérogation ? Le second alinéa de l'article L. 3111-2 du Code du travail a le mérite de comporter une définition des cadres dirigeants. Selon ce texte, sont cadres dirigeants les salariés "auxquels sont confiées des responsabilités dont l'importance implique une grande indépendance dans l'organisation de leur emploi du temps, qui sont habilités à prendre des décisions de façon largement autonome et qui perçoivent une rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés des systèmes de rémunération pratiqués dans leur entreprise ou établissement". Malgré le caractère relativement flou de cette définition, trois caractères semblaient pouvoir en être tirés : celui d'une liberté d'organisation de l'emploi du temps ; d'une autonomie de décision ; d'un niveau de rémunération élevé.

A plusieurs occasions, la Chambre sociale a précisé la notion à partir de cette définition. Lorsque le salarié ne dispose pas d'une délégation générale de l'employeur et que sa rémunération ne se situe pas dans les niveaux les plus élevés du système de rémunération, il n'a pas la qualité de cadre dirigeant (7). Etaient ainsi rappelées les exigences d'autonomie de décision et de rémunération élevée. De la même manière, la Cour de cassation a pu juger qu'est cadre dirigeant le directeur bénéficiant d'un véhicule, commandant d'autres cadres, assistant aux réunions du conseil d'administration et disposant d'une délégation de signature, et dont le salaire, les fonctions et les responsabilités impliquent une large indépendance (8).

La rémunération ne constitue qu'un indice (9) qui, à lui seul, ne peut servir à exclure la qualification de cadre dirigeant ou, au contraire, à la servir (10). En outre, si l'existence d'une convention de forfait et d'un accord particulier, relatif au statut de cadre dirigeant, n'est pas des conditions exigées par le texte, la Chambre sociale semblait porter ces éléments au rang d'indices permettant d'identifier cette qualification (11).

S'agissant de l'appréciation de cette qualité, la Chambre sociale fait depuis longtemps application en la matière du principe dit de réalité qui lui est cher lorsqu'il s'agit d'apprécier l'existence ou, comme ici, l'intensité de la subordination (12). Seules les circonstances matérielles dans lesquelles se déroule la relation importent sans, par exemple, qu'une clause de la convention collective relative à la qualification de cadre dirigeant puisse prédéterminer l'existence ou non de ce statut (13).

C'est sur cette question de qualification qu'était à nouveau interrogée la Chambre sociale dans l'affaire commentée.

  • L'espèce

En l'espèce, un salarié assumait, dans une entreprise familiale, les pouvoirs de directeur d'un garage et de directeur opérationnel de trois sociétés de taxis. Il était, en outre, actionnaire à hauteur de 25 % d'une entreprise créée par la famille propriétaire des sociétés de taxi et du garage. Invoquant une trop grande charge de travail ayant eu pour conséquence la dégradation de son état de santé, le salarié avait introduit une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail. Il invoquait, plus spécialement, le non-respect des règles relatives au paiement des heures supplémentaires et aux temps de repos compensateurs qui devait accompagner ces heures de travail, la carence de mise en place d'institutions représentatives du personnel dans l'entreprise et, de manière plus générale, un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat.

La cour d'appel, saisie de l'affaire, l'avait débouté de sa demande de résiliation judiciaire en jugeant, d'une part, que le salarié bénéficiait du statut de cadre dirigeant si bien que les règles relatives aux heures supplémentaires ne lui étaient pas applicables et, d'autre part, que la preuve du lien de causalité entre le surmenage invoqué et la dégradation de l'état de santé n'était pas établi.

La Chambre sociale, par un arrêt rendu le 30 novembre 2011, rejette le pourvoi.

Sur le premier moyen, elle précise les éléments qui peuvent ou non être retenus pour aboutir à la qualification de cadre dirigeant en disposant que "la qualité de cadre dirigeant au sens de l'article L. 3111-2 du Code du travail ne requiert ni l'existence d'un accord particulier entre l'employeur et le salarié, ni que ce dernier se situe au niveau hiérarchique le plus élevé de la classification conventionnelle". A la suite de cela, elle approuve la cour d'appel d'avoir jugé, dans le cadre de son pouvoir souverain d'appréciation, que le salarié avait la qualité de directeur, "qu'aucun secteur n'échappait à sa compétence et à sa responsabilité, qu'il ne recevait aucune consigne dans l'organisation de son travail ou de son emploi du temps et, qu'hormis celle du gérant, sa rémunération était la plus élevée des quatre sociétés".

Sur le second moyen, la Chambre sociale rejette encore le pourvoi, d'abord en jugeant que le manquement de l'employeur à ses obligations en matière d'institutions représentatives du personnel "ne constitue pas un manquement de nature à fonder la résiliation judiciaire d'un contrat de travail à ses torts" et, ensuite, que le salarié n'établissait pas le lien entre sa charge excessive de travail et la dégradation de son état de santé, si bien que l'employeur n'avait manqué à aucune de ses obligations.

  • Les caractéristiques précisées de la qualification de cadre dirigeant

Sur le premier point, la Chambre sociale refuse légitimement d'ajouter au texte des conditions que celui-ci ne prévoit pas.

S'agissant de l'exigence d'un accord écrit, comme le soutenait le salarié, la Chambre sociale avait déjà utilisé cet élément comme un indice sans jamais pour autant en faire un véritable critère de la qualification de cadre dirigeant. Le refus de se limiter à l'existence ou non d'un tel accord entre les parties est en réalité fort logique. En effet, comme nous l'avons déjà évoqué, la question de la qualification de cadre dirigeant est intrinsèquement liée à l'appréciation du degré de subordination du salarié. Or, en la matière, l'existence ou non d'un écrit ne peut servir que d'indice. Ce raisonnement est habituel s'agissant de l'identification de l'existence d'un contrat de travail. Le raisonnement, fondé sur le principe de réalité, est similaire : les faits priment sur l'accord ou l'absence d'accord éventuel. Cette position est parfaitement cohérente avec celle refusant de prendre en compte les qualifications opérées par la convention collective de travail.

S'agissant de la rémunération, le salarié demandeur au pourvoi soutenait que l'existence d'une rémunération plus élevée que la sienne dans l'entreprise permettait de conclure à l'absence de qualité de cadre dirigeant. Or, là encore, ce n'est pas strictement la règle établie par l'article L. 3111-2 du code du travail. Si ce texte exige que la rémunération du salarié appartienne "aux niveaux les plus élevés" du système de rémunération dans l'entreprise, il ne restreint en aucun cas cette qualification au seul cadre bénéficiant de la rémunération la plus élevée. Outre donc que cette qualification est parfaitement conforme au texte, elle a le mérite d'être fort réaliste sur le plan pratique. En effet, si l'on peut imaginer que, dans certaines petites structures, la direction ne soit assumée que par un seul et même cadre dirigeant, une telle position ne serait pas tenable dans des grands ensembles dans lesquels le pouvoir de direction est en réalité partagé entre différents directeurs fonctionnant tel un directoire : le directeur général, le directeur des affaires financières, le directeur des ressources humaines, etc.. Nécessairement, l'un de ces cadres gagne plus que les autres, ce qui n'empêche pas ces autres cadres d'exercer eux aussi des missions de direction de l'entreprise.

S'il nous paraît donc justifié d'approuver la décision de la Chambre sociale s'agissant de la qualification de cadre dirigeant, la solution était moins évidente s'agissant du second moyen.

II - Les conséquences sur le contrat de travail aux manquements en matière d'institutions représentatives du personnel

Sur ce second point, en effet, la Chambre sociale approuve la cour d'appel de ne pas avoir prononcé la résiliation judiciaire du contrat sur le fondement d'un manquement à l'obligation de mise en place des institutions représentatives du personnel et sur celui du manquement à son obligation de sécurité de résultat.

  • Manquement à l'obligation de sécurité de résultat

Il ne paraît pas utile de revenir sur le manquement à l'obligation de sécurité qui n'est pas avéré. En effet, faute de pouvoir établir la réalité des manquements de l'employeur en matière notamment de repos hebdomadaire, la dégradation de l'état de santé du salarié ne pouvait aucunement être imputée à l'entreprise.

S'il est vrai que la Chambre sociale adopte, depuis quelques mois, une position de plus en plus souple en la matière (14), il demeure nécessaire qu'un fait générateur lié au travail ait caractérisé la dégradation de la santé ! A défaut, l'employeur pourrait être tenu pour responsable de tout mal subi par le salarié, pour forcer le trait, de toute grippe ou opération de l'appendicite... Au plus peut-on penser que la position de la Haute juridiction aurait pu être différente si le conseil du salarié avait avancé des arguments liés au harcèlement moral et, plus particulièrement, au harcèlement managérial qui, désormais, n'exigent plus la démonstration d'un lien de causalité entre les agissements de harcèlement et la dégradation de l'état de santé qui peut, d'ailleurs, n'être que potentiel (15). Quoiqu'il en soit, il aurait, là encore, été nécessaire que le salarié démontre l'existence de faits laissant présumer l'existence d'un harcèlement, ce qui en l'espèce était loin d'être acquis (16).

  • Le manquement à l'obligation de mise en place des représentants du personnel

L'argument tenant au non-respect de l'employeur de ses obligations en matière de représentation du personnel est plus douteux et l'on peut se demander si la Chambre sociale n'aurait pas dû être plus prudente, sauf à considérer que certains aspects de sa jurisprudence en matière de représentation du personnel sont amenés à évoluer.

En effet, la motivation est péremptoire et paraît absolue : "la carence fautive de l'employeur qui n'accomplit pas les diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives du personnel ne constitue pas un manquement de nature à fonder la résiliation judiciaire d'un contrat de travail à ses torts". Le salarié estimait, en effet, que l'absence de représentants du personnel l'avait privé, indirectement, d'une aide précieuse compte tenu des pouvoirs de surveillance de la santé et d'alerte dont disposent le CHSCT et/ou la délégation du personnel. L'argument n'était certes pas très convaincant car le préjudice est davantage collectif qu'individuel, la relation individuelle de travail n'impliquant pas d'obligation pour l'employeur de respecter les obligations légales en matière de représentation du personnel.

Cependant, si la carence de l'employeur dans l'organisation des élections ou l'entrave au bon fonctionnement des représentants du personnel caractérisent avant tout un manquement de l'employeur à ses devoirs sur le plan des relations collectives de travail, la Chambre sociale, à plusieurs occasions, a fait porté l'ombre de ces manquements sur les relations individuelles de travail. Ainsi, notamment, l'employeur subit toujours sur le plan individuel du contrat de travail les conséquences d'une absence de consultation obligatoire des représentants du personnel imposée par la loi. On pensera, par exemple, aux différentes obligations de consultation des représentants du personnel en matière de reclassement et de licenciement du salarié inapte (17) ou aux obligations de consultation des mêmes représentants en cas de licenciement économique collectif (18). Dans chacune de ces hypothèses, le licenciement peut être impacté par la négligence ou la mauvaise volonté de l'employeur qui, faute de pouvoir présenter un procès-verbal de carence, peut subir les conséquences de ses manquements sur le plan des licenciements qui seront annulés ou dépourvus de cause réelle et sérieuse selon les cas.

A moins d'imaginer que ces conséquences puissent disparaître, ce qui demeure peu probable puisque ces obligations sont imposées par la loi, on peut donc penser que la formulation de la Chambre sociale est un peu trop générale, quoiqu'il ne soit pas absurde d'exclure ces questions liées aux relations collectives du champ des obligations individuelles découlant de la relation de travail.


(1) A. Supiot, Les nouveaux visages de la subordination, Dr. soc., 2000, p. 131.
(2) G. Gorce, Rapport, Assemblée nationale, n°1826, 1er octobre 1999.
(3) Directive CE 93/104 du Conseil du 23 novembre 1993, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail (N° Lexbase : L7793AU8). La question a également intéressé le législateur européen dans la Directive "aménagement du temps de travail" de 2003, v. Directive 2003/88 du Conseil du 4 novembre 2003 (N° Lexbase : L5806DLM).
(4) Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, relative à la réduction négociée du temps de travail, préc..
(5) Ne sont ni électeurs ni éligibles aux fonctions de représentation du personnel les salariés qui disposent d'un pouvoir de délégation permettant de les assimiler à l'employeur, v. Cass. soc., 24 septembre 2003, n° 02-60.569, publié (N° Lexbase : A6367C9P).
(6) Cass. soc., 28 septembre 2010, n° 09-40.686, F-D (N° Lexbase : A7603GAT).
(7) Cass. soc., 3 novembre 2004, n° 02-44.778, inédit (N° Lexbase : A7617DDH) et les obs. de Ch. Alour, Cadre dirigeant : le critère d'autonomie renforcé, Lexbase Hebdo n° 143 du 17 novembre 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N3532ABG). V. encore Cass. soc., 7 mai 2008, n° 07-41.896, F-D (N° Lexbase : A4481D8H).
(8) Cass. soc., 10 mai 2006, n° 04-47.772, F-D (N° Lexbase : A3587DPK).
(9) Cass. soc., 4 février 2003, n° 00-46.904, FS-D (N° Lexbase : A9114A4C).
(10) Cass. soc., 19 mars 2003, n° 01-42.306, F-D (N° Lexbase : A5316A7Z).
(11) Cass. soc., 4 février 2009, n° 07-40.156, F-D (N° Lexbase : A9541ECD).
(12) Cass. soc., 19 déc. 2000, n° 98-40.572, publié (N° Lexbase : A2020AIN), Dr. soc., 2001, note A. Jeammaud.
(13) Cass. soc., 16 mai 2007, n° 05-41.141, F-D (N° Lexbase : A2469DWD) ; Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 06-46.208, FS-P+B (N° Lexbase : A3378EC4).
(14) V. notamment Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 09-68.272, FS-P+B (N° Lexbase : A8752HYS) et v. nos obs., Un pas de plus vers la plénitude de l'obligation de sécurité de résultat, Lexbase Hebdo n°460 du 2 novembre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N8506BST).
(15) Cass. soc., 20 octobre 2011, n° 10-19.291, F-D (N° Lexbase : A8845HYA).
(16) C. trav., art. L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K).
(17) Cass. soc., 2 avril 2003, n° 01-41.782, inédit (N° Lexbase : A6619A7B).
(18) C. trav., art. L. 1235-15 (N° Lexbase : L1365H9G).

Décision

Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 09-67.798, FS-P+B (N° Lexbase : A4892H3L)

Rejet, CA Paris, 22e ch., sect. B, 12 mai 2009 et CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 16 mars 2010, n° 09/07376 (N° Lexbase : A0478EUA)

Textes cités : C. trav., art. L. 3111-2 (N° Lexbase : L0290H9M)

Mots-clés : temps de travail, cadre dirigeant, qualification, obligation de sécurité, résiliation judiciaire, manquement à l'obligation de mise en place des représentants du personnel.

Liens base : (N° Lexbase : E0532ETU)

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