La lettre juridique n°386 du 11 mars 2010

La lettre juridique - Édition n°386

Éditorial

Justice ou les infortunes de la vertu

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N4794BNU

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"Pour avoir quelque autorité sur les hommes, il faut être distingué d'eux. Voilà pourquoi les magistrats et les prêtres ont des bonnets carrés" écrivait Voltaire. Et bien, après les prêtres défroqués par les révélations de leurs sacrilèges et scandaleuses affaires de moeurs, au point de décoiffer une Eglise désormais encline à se porter, elle-même, partie civile sur injonction papale, c'est au tour de la magistrature d'arborer, bientôt, et sur pression populaire, le bonnet d'âne, si l'on en croit le projet de loi organique relatif à l'application de l'article 65 de la Constitution, prévoyant que les justiciables puissent saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour toute demande de poursuites disciplinaires à l'encontre d'un magistrat ; projet de loi adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 23 février dernier. Malgré un dispositif de filtrage, assuré par des membres du CSM, pour s'assurer que la plainte n'est pas irrecevable ou manifestement infondée, la responsabilité déontologique du magistrat du siège ne sera plus la seule affaire de ses pairs, mais également celle de ses concitoyens. Il était inamovible et statutairement indépendant : le siècle de la laïcisation ne pouvait que désacraliser le dernier notable de la seule religion d'Etat qui doit être, la Justice. L'article 6 du statut de la magistrature ne dispose-t-il pas que tout magistrat, lors de sa nomination à son premier poste, prête serment "de bien et fidèlement remplir [ses] fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". Conjuguant prêtres et magistrats dans un trait d'esprit, Voltaire n'était pas bien loin du compte.

Le problème, avec ce nouveau droit de saisine du CSM, arlésienne gouvernementale depuis près de 10 ans, c'est que, outre le fait qu'il relève plutôt d'une tradition de la common law -puisqu'il est en vigueur en Angleterre, aux pays de Galles, au Danemark et au Canada, principalement-, il intervient dans un cadre éthique au régime disciplinaire fort délicat, dont les contours peinent, déjà, à se dessiner.

D'abord, il convient de distinguer obligations juridictionnelles et déontologie : les premières ont trait, bien évidemment, au déroulement de la procédure et au prononcé de la décision de justice, dont les seules contestations de la part des justiciables ne peuvent se traduire que par l'appel ou le pourvoi en cassation ; la seconde regroupant, plus particulièrement, la probité, la loyauté, l'indépendance, l'impartialité, le comportement avec les autres magistrats, l'étude et la connaissance approfondie des dossiers, l'écoute à l'audience et le comportement avec les justiciables, dont le défaut n'emporte, jusqu'à présent, que la seule sanction disciplinaire à l'initiative du ministre de la Justice, des premiers présidents de cour d'appel et des présidents de tribunal supérieur d'appel, le pouvoir disciplinaire étant, quant à lui, exercé exclusivement par le CSM.

Mais déjà, il convient de distinguer éthique professionnelle et devoirs professionnels sous le même chapitre de la déontologie. Au titre des devoirs professionnels du magistrat, énoncés dans des codes spécifiques et dans le statut de la magistrature, retenons le devoir d'impartialité, l'obligation de respecter le principe du contradictoire, dont l'infraction peut aisément engendrer la sanction disciplinaire. Mais, lorsqu'il s'agit d'éthique professionnelle, c'est-à-dire, une notion qui renvoie intimement au comportement individuel du juge, dans l'exercice de sa profession et dans sa vie personnelle, et alors que le CSM se refuse, lui-même, à établir un code détaillé de l'éthique de la magistrature, lui préférant une charte non indicative donc sujette, sinon à caution, du moins à interprétation, sanctionner un magistrat relève presque d'une mission périlleuse : toujours l'indépendance de la magistrature auréole le commis d'Etat d'une justice empruntant, souvent, au canon de l'infaillibilité.

Enfin, si l'on ajoute à cela, le fait que le magistrat soupçonné d'avoir attenté à l'éthique professionnelle est jugé par ses pairs ; c'est oublier Shakespeare : "Juger autrui, c'est se juger". Il n'y a qu'à se souvenir de la difficulté avec laquelle le juge Burgaud a écopé d'une simple réprimande, à la suite d'une affaire qui aura fait trembler d'effroi la France entière pendant plusieurs mois. Car, lorsqu'un magistrat fait l'objet d'une sanction disciplinaire pour atteinte à la déontologie, c'est toute la magistrature qui pâtit d'une brebis égarée, à l'image d'une Eglise en perte d'autorité spirituelle ; "On juge l'arbre à ses fruits" nous enseigne Saint Matthieu -nous y revoilà-. Et, quand on sait que le juge d'instruction vilipendée par les pouvoirs publics et la vindicte populaire figure sur une liste de 34 magistrats de la cour d'appel de Paris pouvant être promus en 2010, afin de postuler au poste de vice-procureur, de substitut général, de vice-président ou de conseiller, on se dit que la sanction disciplinaire de cette malheureuse affaire d'Outreau sera, au final, collective : la suppression du juge d'instruction, telle que prévue dans l'avant projet de loi de réforme de la procédure pénale.

Ethique à mic mac ! Ces difficultés expliquent, sans doute, que 70 % des sanctions prononcées par le CSM reprochent aux magistrats concernés leur lenteur, leurs retards, l'insuffisance de leurs recherches... Bref, leur productivité !

Et c'est là que le bât blesse : comment imposer le respect d'une charte d'éthique à la magistrature, charte édictée sur la base des "principes de Bangalore", recueil imprécis d'obligations éthiques et déontologiques adoptées par les présidents de Cours suprêmes de common law dans les années 1990 et repris, par la suite, par les présidents des Cours suprêmes de droit romano-germanique, lorsque l'on sait que le premier frein au respect de cette charte, c'est le temps. Pour respecter leurs obligations déontologiques et éthiques, les magistrats ont besoin tout simplement de plus de temps pour travailler leurs dossiers, faire des recherches, lire ouvrages et articles techniques, échanger avec des collègues plus anciens, assister à des formations. Il ne s'agit pas d'un appendice, mais d'un préalable à l'éthique. Or, l'évolution de la carrière et de la rémunération d'un magistrat dépend de sa productivité... "Qui juge lentement juge sûrement" écrivait Sophocle. Pas au XXIème siècle ! Les juges font partie des rares agents de l'Etat qui sont rémunérés en partie "au mérite", avec une prime modulable en fonction, notamment, de la charge de travail... La quadrature du cercle en somme.

Alors pourquoi s'étonner lorsque le Conseil d'Etat, juge de cassation des décisions disciplinaires prononcées par le CSM, rend, le 4 novembre 2009, trois arrêts afférant à l'avancement, l'avertissement et à la protection statutaire, dans le cadre de la magistrature, estimant, tout à la fois, que les incidents allégués dans le rapport adressé au Parquet et dont le contenu n'était pas corroboré par les notes d'audience, n'étaient pas de nature à justifier que soit infligé à l'intéressée un avertissement et qu'il en résultait que la magistrate était fondée à demander l'annulation de la sanction, tout en refusant d'octroyer au fonctionnaire de justice le bénéfice de la protection statutaire et en retenant que les appréciations littérales portées sur ses aptitudes professionnelles et la notation analytique retenue n'étaient pas contradictoires. Une décision ménageant la chèvre et le chou : l'impossibilité de sanctionner disciplinairement un magistrat sur des "infractions" déontologiques douteuses et le respect sacré de l'appréciation des qualités professionnelles du magistrat par sa hiérarchie.

A décharge d'un système qui peine à s'autoréguler sur le plan éthique, on notera tout de même que loin de se défausser, les magistrats sont, avec les policiers, les agents de l'Etat les plus sanctionnés, proportionnellement à leur nombre : 1 pour 2 406 en moyenne. Et, les sanctions sont plus lourdes que dans le reste de la fonction publique : quatre fois plus de licenciements et de révocations chez les magistrats que chez les autres agents de l'Etat. En outre, la magistrature est la seule profession qui présente sur internet la totalité des procédures disciplinaires la concernant, ainsi que les sanctions prononcées.

Pour autant, avant d'accorder aux justiciables le droit de saisir le CSM pour toute demande de poursuites disciplinaires à l'encontre d'un magistrat, alors que les services de la Justice peuvent, d'ores et déjà, être sanctionnés pour les atteintes les plus graves à la déontologie, celles relatives au procès équitable de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, on se dit qu'une clarification des règles déontologiques et de la procédure de sanction, telle qu'elle existe aujourd'hui, semble primordiale, afin que les juges puissent juger leurs pairs sereinement, sur la base de règles claires, précises, détaillées, comme aux Etats-Unis et dans les pays d'Europe de l'Est où ont été adoptés des codes comportant des obligations précisément énoncées, chacune assortie de sanctions disciplinaires, avec toujours en ligne de mire, le respect de l'indépendance du magistrat.

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Marchés publics

[Jurisprudence] Chronique de droit communautaire - Décembre 2009 et Janvier 2010

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N4844BNQ

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par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le 21 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de marchés publics, réalisée par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV. Au sommaire de cette chronique, tout d'abord, un arrêt du 23 décembre 2009 par lequel la Cour de justice de l'Union européenne a rappelé qu'une entité publique pouvait avoir la qualité de soumissionnaire dans un marché public. La Cour de Luxembourg a, ensuite, rendu deux arrêts relatifs au délai du recours précontractuel. Dans une décision du 28 janvier 2010, la CJUE a dit pour droit que ce délai ne court qu'à compter de la communication aux soumissionnaires évincés des motifs de son exclusion, et dans un deuxième arrêt rendu le 21 janvier 2010, a précisé que sa forclusion est sans incidence sur la faculté de la Commission européenne d'intenter une action en constatation de manquement.
  • La possibilité pour une personne publique d'avoir la qualité de soumissionnaire dans un marché public (CJUE, 23 décembre 2009, aff. C- 305/08, Consorzio Nazionale Interuniversitario per le Scienze del Mare (CoNISMa) c/ Regione Marche N° Lexbase : A9028EP3)

En l'espèce, une collectivité régionale italienne avait lancé une procédure d'appel d'offres pour un marché public de services concernant, notamment, le prélèvement d'échantillons en mer. Un groupement national interuniversitaire pour les sciences de la mer (Conisma) s'était porté candidat à cet appel d'offres, mais avait finalement été exclu de cette procédure. Selon ses statuts, Conisma ne poursuit pas de but lucratif, et vise à promouvoir et à coordonner les recherches et d'autres activités scientifiques, ainsi que leurs applications dans le domaine des sciences marines entre les universités qui en sont membres. Cependant, ses statuts prévoient que Conisma peut participer à des appels d'offres. Se posait, alors, la question de savoir si une telle entité pouvait soumissionner dans le cadre d'un marché public.

La Directive (CE) 2004/18 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU) (1), ici applicable, désigne les cocontractants du pouvoir adjudicateur par le terme d'"opérateur économique". Toutefois, à la différence d'autres notions utilisées dans la Directive, le législateur de l'Union européenne ne l'a pas défini.

Afin de répondre à la question posée, la Cour de justice se réfère, d'abord, au quatrième considérant de la Directive, selon lequel "les Etats membres devraient veiller à ce que la participation d'un soumissionnaire, qui est un organisme de droit public, à une procédure de passation de marché public ne cause pas de distorsion de concurrence vis-à-vis de soumissionnaires privés". En outre, l'article 1er, paragraphe 8, de la Directive, dispose que "les termes 'entrepreneur', 'fournisseur' et 'prestataire de services' désignent toute personne physique ou morale ou entité publique ou groupement de ces personnes et/ou organismes qui offre(nt), respectivement, la réalisation de travaux et/ou d'ouvrages, des produits ou des services sur le marché", et que "le terme 'opérateur économique' couvre à la fois les notions d'entrepreneur, fournisseur et prestataire de services. Il est utilisé uniquement dans un souci de simplification du texte". Le législateur européen n'a donc pas exclu qu'un soumissionnaire puisse être une entité publique. La Cour de justice avait, d'ores et déjà, adopté une interprétation identique sous l'empire de la législation antérieure (2).

Le droit européen des marchés publics rejoint ici les solutions retenues par la jurisprudence administrative française. Le Conseil d'Etat a, ainsi, jugé qu'"aucun texte ni aucun principe n'interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate à l'attribution d'un marché public ou d'un contrat de délégation de service public" (3). Le Conseil d'Etat a, par ailleurs, récemment rappelé que "la simple candidature d'une personne publique, dans le respect des règles de la concurrence, à l'attribution d'un marché public, n'est pas subordonnée à une carence de l'initiative privée, ni [...] à l'existence d'un intérêt public" (4).

Ces solutions européennes et nationales témoignent du fait que les entités publiques peuvent bien être des acteurs économiques, et qu'aucune règle européenne ou nationale (constitutionnelle ou législative) ne les empêche d'agir en qualité d'opérateur sur le marché. La seule limite à l'action économique des entités publiques est probablement le principe de spécialité des personnes publiques (sauf l'Etat, évidemment), qui est, ainsi, le meilleur garant du principe de non-concurrence (5). En revanche, le principe de la libre concurrence vient garantir qu'ils agissent dans des conditions équivalentes à celles qui s'imposent aux opérateurs privés.

Si les entités publiques décident d'agir sur le marché, elles sont alors soumises aux mêmes règles que les opérateurs privés, et leur situation ne doit pas créer une distorsion de concurrence. Ce souci se manifeste très clairement dans le quatrième considérant de la Directive (CE) 2004/18. L'article 55, paragraphe 3, de la Directive prévoit, d'ailleurs, que "le pouvoir adjudicateur qui constate qu'une offre est anormalement basse du fait de l'obtention d'une aide d'Etat par le soumissionnaire ne peut rejeter cette offre pour ce seul motif que s'il consulte le soumissionnaire et si celui-ci n'est pas en mesure de démontrer, dans un délai suffisant fixé par le pouvoir adjudicateur, que l'aide en question a été octroyée légalement. Le pouvoir adjudicateur qui rejette une offre dans ces conditions en informe la Commission". Dès lors, il appartient au pouvoir adjudicateur de prendre en compte d'éventuelles subventions (6). En effet, si l'aide est légale, elle ne constitue pas une distorsion de concurrence, et si elle est illégale, elle est contraire aux règles du Traité. Toutefois, s'agissant d'entités publiques, ayant à titre principal, comme celles en l'espèce, une mission de service public, la question des aides se pose dans des termes sensiblement plus délicats. La Cour de justice a d'ailleurs largement esquivé la question.

Le Conseil d'Etat se montre, pour sa part, plus directif puisqu'il impose que, "d'une part, le prix proposé par cet établissement public administratif soit déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat, et, d'autre part, que cet établissement public n'ait pas bénéficié, pour déterminer le prix qu'il a proposé, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public, et enfin qu'il puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié" (7). La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne aurait probablement gagné à reprendre ces principes afin d'éviter tout mélange des genres.

  • Le point de départ du référé précontractuel (CJUE, 28 janvier 2010, aff. C-406/08, Uniplex (UK) Ltd c/ NHS Business Services Authority N° Lexbase : A6690EQT)

Dans cette affaire, la société Uniplex avait intenté un recours sur le fondement des dispositions nationales transposant la Directive (CE) 89/665 du Conseil du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (N° Lexbase : L9939AUN) (8), mais s'était vue opposer la tardiveté de son action. Se posait, alors, la question de la compatibilité des mesures nationales avec la Directive, et les principes du droit de l'Union de manière plus générale.

L'on sait que la Directive (CE) 89/665 ne définit pas expressément les délais applicables à la procédure de recours visée à son article premier. Conformément à une jurisprudence classique, la Cour renvoie à l'autonomie procédurale des Etats membres, sous réserve des principes d'équivalence et d'effectivité minimale (9).

La Cour de justice estime très clairement que "le fait qu'un candidat ou un soumissionnaire apprend que sa candidature ou son offre a été rejetée ne le met pas à même de former effectivement un recours. De telles informations sont insuffisantes pour permettre au candidat ou au soumissionnaire de déceler l'existence éventuelle d'une illégalité pouvant faire l'objet d'un recours" (point n° 30). Elle ajoute que "c'est seulement après qu'un candidat ou un soumissionnaire concerné a été informé des motifs pour lesquels il a été écarté de la procédure de passation d'un marché qu'il lui est possible de former une conviction éclairée sur l'existence éventuelle d'une violation des dispositions applicables, et sur l'opportunité d'introduire un recours" (point n° 31). Il est, d'ailleurs, significatif que l'article 41, paragraphes 1 et 2, de la Directive (CE) 2004/18 impose aux pouvoirs adjudicateurs de communiquer aux candidats et aux soumissionnaires écartés les motifs de la décision les concernant.

Cette obligation de motivation des décisions administratives est, en réalité, un principe général du droit de l'Union (10). Il est classiquement admis que "la connaissance des motifs des décisions permet aux intéressés de mieux apprécier s'il y a pour eux matière à réclamation ou à recours" (11). Ici, dans la mesure où ce n'est pas un acte unilatéral qui est en cause, mais un contrat, la sanction de l'obligation est moins sévère ; elle n'affecte pas la légalité de l'acte, mais son absence rend inopposable le délai du recours.

De manière significative, la Cour, pour corroborer sa solution, en appelle "aux modifications apportées à la Directive (CE) 89/665 par la Directive (CE) 2007/66 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, modifiant les Directives (CE) 89/665 et 92/13/CE en ce qui concerne l'amélioration de l'efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics, bien que le délai de transposition de cette Directive ne soit arrivé à son terme qu'après l'intervention des faits au principal". Or, "l'article 2 quater de la Directive (CE) 89/665, inséré par la Directive (CE) 2007/66, prévoit que la décision du pouvoir adjudicateur est communiquée à chaque candidat ou soumissionnaire, accompagnée d'un exposé synthétique des motifs pertinents, et que les délais pour former un recours ne viennent à expiration qu'après un certain nombre de jours suivant cette communication" (point n° 34).

Le droit national imposait que "le recours [...] soit introduit promptement et, en tout état de cause dans un délai de trois mois". La Cour de justice estime que ce pouvoir discrétionnaire conféré au juge pour le calcul du délai de recours laisse planer une incertitude, et ne constitue donc pas une transposition adéquate de la Directive. Dès lors, selon une jurisprudence classique, (12), la Cour de justice impose à la juridiction nationale d'interpréter son droit national conformément au droit de l'Union. En l'occurrence, il s'agit d'interpréter les dispositions nationales relatives au délai de recours, de manière à assurer que ce délai ne court qu'à partir de la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir connaissance de la violation des règles applicables à la passation du marché public concerné. Si une telle interprétation est impossible, la juridiction nationale doit être en mesure, "en utilisant son pouvoir discrétionnaire, de proroger le délai de recours de manière à assurer au requérant un délai équivalent à celui dont il aurait disposé si le délai prévu par la réglementation nationale applicable avait couru à partir de la date à laquelle il a eu connaissance, ou aurait dû avoir connaissance, de la violation des règles de passation des marchés publics" (point n° 48).

  • Les conséquences d'un arrêt en manquement sur un contrat conclu en violation du droit de l'Union européenne (CJUE, 21 janvier 2010, aff. C-17/09, Commission européenne c/ République fédérale d'Allemagne N° Lexbase : A4533EQX)

Dans les faits rapportés, la municipalité de Bonn avait conclu un contrat relatif à l'élimination des déchets avec une société privée. Ce marché avait été conclu en violation du droit de l'Union car il n'y avait pas eu de procédure de passation avec appel d'offres européen. La République fédérale d'Allemagne ne contestait pas la violation commise, en réalité, par une entité intra-étatique. Toutefois, dans la situation en cause, il n'était plus possible de former devant les juridictions nationales un recours contentieux contre ces contrats en raison de l'expiration des délais de recours.

En effet, l'article 2, paragraphe 6, de la Directive (CE) 89/665 autorise les Etats membres à maintenir les effets de contrats conclus en violation des Directives en matière de passation des marchés publics, ceci afin de protéger la confiance légitime des cocontractants. Mais la Cour de justice avait déjà jugé que cette disposition était sans incidence sur l'action en constatation de manquement (13). L'action en manquement est, en effet, une procédure qui vise à engager la responsabilité "européenne" d'un Etat membre qui aurait méconnu le droit de l'Union. Si les procédures nationales prévues par la Directive permettent aux soumissionnaires évincés de faire valoir leur droit, le recours en constatation de manquement a pour fonction de faire respecter la légalité européenne de manière générale (14).

En outre, selon la Cour de justice, l'article 2, paragraphe 6, de la Directive n'a pas "pour conséquence que le comportement du pouvoir adjudicateur à l'égard des tiers doit être considéré comme conforme au droit communautaire postérieurement à la conclusion de tels contrats" (15).

Il n'en demeure pas moins que l'exécution d'un tel arrêt en manquement peut s'avérer délicate. L'on peut penser, tout d'abord, qu'il appartiendra aux juridictions nationales d'en tirer les conséquences et, sur le fondement du principe de responsabilité pour violation du droit de l'Union européenne, d'indemniser les tiers qui auraient subi un préjudice, du fait de ce manquement. L'on ne saurait, toutefois, méconnaître le fait que l'engagement de la responsabilité de l'Etat n'est pas subordonné à la reconnaissance préalable d'un manquement par la Cour de justice (16).

Il semble résulter d'une jurisprudence de la Cour de justice que l'exécution de l'arrêt en manquement impose à l'Etat membre de résilier le contrat conclu en violation du droit de l'Union. La Cour de justice a ainsi, d'ores et déjà, jugé qu'en refusant d'exécuter un précédent arrêt en manquement dans lequel il était constaté qu'un contrat avait été conclu en méconnaissance des règles relatives aux marchés publics, l'Etat avait, également, violé le droit de l'Union européenne et, spécialement, son obligation d'exécuter les arrêts en manquement (17). Dans cette affaire en effet, la Cour a considéré qu'il y avait bien eu violation, mais a refusé de prononcer une astreinte car, postérieurement à l'engagement du recours par la Commission, le contrat en cause avait été annulé. La Cour admet donc l'éventualité que le cocontractant du pouvoir adjudicateur puisse se prévaloir des principes de sécurité juridique, de la confiance légitime, ou bien encore pacta sunt servanda, mais l'invocation de ces principes ne pourra donc au mieux, si l'on admet qu'il lui soit possible de s'en prévaloir, conduire à l'octroi d'une éventuelle réparation du préjudice subi.

Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV


(1) JOCE n° L 134 du 20 avril 2004, p. 114.
(2) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-94/99, ARGE Gewässerschutz c/ Bundesministerium für Land- und Forstwirtschaft (N° Lexbase : A0272AWY), Rec., p. I-11037.
(3) CE Avis, 8 novembre 2000, n° 222208, Société Jean-Louis Bernard Consultants (N° Lexbase : A5990B7Y), Rec., p. 492.
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 10 juillet 2009, n° 324156, Département de l'Aisne (N° Lexbase : A7176EIM).
(5) D. Loschak, Les problèmes juridiques posés par la concurrence des services publics et des activités privées, AJDA, 1971, p. 261 ; voir, au sujet d'EDF-GDF avant leur transformation en société commerciale, CE Avis, 7 juillet 1994, n° 356089 (N° Lexbase : A9720ESS), EDCE, 1994, n° 46, p. 409.
(6) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-94/99, ARGE Gewässerschutz c/ Bundesministerium für Land- und Forstwirtschaft, préc..
(7) CE Avis, 8 novembre 2000, n° 222208, Société Jean-Louis Bernard Consultants, préc..
(8) JOCE n° L 395 du 30 décembre 1989, p. 33.
(9) Voir, de manière générale, CJCE, 16 décembre 1976, aff. C-33/76, Rewe Zentralfinanz EG et Rewe Zentral AG c/ Lanwirtschatskammer fuer das Saarland (N° Lexbase : A7216AUS), Rec., p. 1989 ; CJCE, 16 décembre 1976, aff. C-45/76, Comet BV c/ Productschap voor Sieegewasen (N° Lexbase : A7206AUG), Rec., p. 2043 ; voir spécialement, s'agissant de la Directive (CE) 89/665, CJCE, 12 décembre 2002, aff. C-470/99, Universale-Bau AG c/ Entsorgungsbetriebe Simmering GmbH (N° Lexbase : A3727A4S), Rec., p. I-11617.
(10) CJCE, 15 octobre 1987, aff. C-222/86, Union nationale des entraîneurs et cadres techniques professionnels du football (UNECTEF) c/ Georges Heylens et autres (N° Lexbase : A8392AUD), Rec., p. 4097.
(11) R. Chapus, Droit administratif général, tome 1, Paris, Montchrestien, 15ème édition 2001, n° 1318.
(12) CJCE, 10 avril 1984, aff. C-14/83, Sabine von Colson et Elisabeth Kamann c/ Land Nordrhein-Westfalen (N° Lexbase : A8698AUP), Rec., p. 1891.
(13) CJCE, 10 avril 2003, aff. C-20/01, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A6687A7S), Rec., p. I-3609.
(14) CJCE, 15 octobre 2009, aff. C-275/08, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A9999ELW).
(15) CJCE, 10 avril 2003, aff. C-20/01, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne, préc., point n° 39.
(16) CJCE, 19 novembre 1991, aff. jointes C-6/90 et C-9/90, Andrea Francovich et Danila Bonifaci e.a. c/ République italienne (N° Lexbase : A5783AYT), Rec., p. I-5357.
(17) CJCE, 18 juillet 2007, aff. C-503/04, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A4387DXR), Rec., p. I-6153.

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Concurrence

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Réf. : Cass. com., 16 février 2010, n° 09-11.968, Société France Télécom, FS-D (N° Lexbase : A9275ERX)

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N4835BNE

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par Malo Depincé, Maître de conférences à l'Université de Montpellier I, Avocat au Barreau de Montpellier

Le 07 Octobre 2010

Depuis quelques années déjà l'iPhone est un succès commercial flagrant. C'est la société France Télécom qui, à l'origine, avait obtenu du fabricant l'exclusivité de sa distribution : pour avoir accès à ce produit, il fallait donc être un client Orange et être abonné à ses services. Point d'iPhone donc chez la concurrence, même si pour eux d'autres exclusivités avaient été négociées auprès d'autres fabricants, pour des produits qui avaient, il est vrai, connu un succès beaucoup moins grand. L'exclusivité consentie à Orange avait d'importantes conséquences sur le marché de la téléphonie mobile : pour les concurrents d'Orange bien évidemment, qui ont pu estimer que l'iPhone était un produit indispensable à leur offre commerciale, pour les consommateurs également, puisque l'exclusivité supprimait de facto toute concurrence sur la vente de l'iPhone, bien entendu, mais également sur les services qui y étaient associés. En pratique en effet, seule Orange déterminait l'étendue des services offerts (certes sous le contrôle d'Apple) et seule Orange fixait les prix de ces services, dont certains ont pu estimer qu'à défaut de concurrence ils ne pouvaient correspondre à un tarif satisfaisant. C'est la raison pour laquelle dans cette affaire, une association de consommateurs (l'UFC-Que Choisir) s'était jointe à l'action intentée par les concurrents d'Orange pour voir suspendue l'exclusivité qui était consentie par Apple à cette dernière. Le 18 septembre 2008, la société Bouygues Télécom avait saisi le Conseil de la concurrence (aujourd'hui Autorité de la concurrence) quant à l'exclusivité obtenue par Orange pour la commercialisation de l'iPhone. Elle se prévalait ainsi des dispositions de l'article L. 464-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L8200IBC) qui permet au Conseil de prendre des mesures conservatoires en cas "d'atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante". Le Conseil avait alors retenu dans sa décision du 17 décembre 2008 (décision n° 08-MC-01 du 17 décembre 2008, relative à des pratiques mises en oeuvre dans la distribution de l'iPhone N° Lexbase : X4635AEE) une atteinte grave à l'économie du secteur de la téléphonie mobile : "l'exclusivité obtenue par Orange en tant qu'opérateur de réseau pour l'iPhone, verrouillée par les conditions faites aux distributeurs, est de nature, du fait de sa durée et de son étendue, ainsi que de l'attractivité de l'iPhone, à renforcer la position prééminente d'Orange sur le marché des services de téléphonie mobile et à affaiblir directement la concurrence que se font les opérateurs sur ce marché. Cette exclusivité est donc de nature à porter une atteinte grave au marché des services de téléphonie mobile et donc aux consommateurs".

Pour le Conseil de la concurrence, en effet, les pratiques qui lui étaient présentées étaient susceptibles de contrevenir aux dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN) et 81 du Traité CE , prohibant les ententes ayant un effet anticoncurrentiel. A titre exceptionnel, il prononça des mesures conservatoires suspendant l'exclusivité d'Orange. Celle-ci, qui lui était procurée par contrat, comportait deux branches : une exclusivité sur les services d'opérateur spécifiques à l'iPhone et une exclusivité sur la distribution de ces appareils mobiles de la marque Apple. La décision avait été confirmée par la cour d'appel de Paris le 4 février 2009 (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 4 février 2009, n° 2008/23828, Société Orange France et autres c/ Société Bouygues Télécom et autres N° Lexbase : A8427EC4 (1)).

L'arrêt fut donc l'objet d'un pourvoi en cassation formé par Orange évidemment peu satisfaite de voir son exclusivité brisée. Plusieurs moyens étaient présentés à l'appui de cette demande mais seuls ceux concernant le fond de l'affaire retiendront notre attention : un premier argument consistait à refuser toute appréciation cloisonnée du marché en cause, faisant de l'iPhone un produit a priori non substituable par d'autres. Un second argument portait non pas sur l'origine de l'avantage d'Orange mais sur ses effets, l'appréciation faite par la cour d'appel de la contrepartie de l'exclusivité consentie étant incomplète.

Deux lectures peuvent être faites de cet arrêt de la Cour de cassation, sans que l'une ou l'autre permette néanmoins de parvenir à une solution définitive du litige. La première est de considérer que la Cour entend maintenir le jeu normal du marché dans les hypothèses où des concurrents moins chanceux n'ont pas fait les choix commerciaux les plus judicieux. La seconde lecture consiste à voir dans cet arrêt une simple cassation pour motivation insuffisante. Ce sont là deux hypothèses qu'il convient d'approfondir.

La cour d'appel avait fait sienne l'argumentation du Conseil de la concurrence caractérisant une double exclusivité, alors même, selon elle, que la période d'exclusivité consentie par Apple était contractuellement fixée à un minimum de trois années. Rappelant qu'Orange était déjà leader sur le marché, les effets de cette exclusivité paraissaient des plus importants. L'arrêt de la cour d'appel de Paris est néanmoins censuré sur un autre terrain : "en se déterminant ainsi, sans rechercher [...] si l'existence de terminaux concurrents de l'iPhone fabriqué par Apple n'était pas de nature à permettre à des opérateurs de téléphonie mobile concurrents d'Orange, de proposer aux consommateurs des offres de services de téléphonie et internet haut débit mobiles associées à des terminaux concurrents de celles proposées par Orange avec l'iPhone, la cour d'appel a privé sa décision de base légale". Au regard de l'exigence de proportionnalité imposée dans l'appréciation de toute pratique anticoncurrentielle, ces deux points méritent d'être reconsidérés de manière conjointe. On pourrait alors estimer, par une première interprétation de l'arrêt, que si effectivement Orange a bénéficié sur le marché en cause d'une exclusivité qui lui a permis de conforter une position déjà dominante sur le marché de la téléphonie mobile, d'autres produits auraient pu être proposés par la concurrence pour parvenir à une meilleure répartition des parts de marché de chacun des opérateurs. Est-ce à dire pour autant que selon la Cour de cassation, si Orange a fait une opération judicieuse en obtenant l'exclusivité pour l'iPhone, les concurrents d'Orange ne sauraient aujourd'hui engager une action contre le concurrent qui a misé sur le bon cheval ?

Cette interprétation qui laisserait à Orange tout son succès pourrait être corroborée, enfin, par le deuxième moyen de cassation qui reproche à la cour d'appel son appréciation des bénéfices réalisés par Orange. Cette dernière avait en effet écarté l'argument de nature à préserver l'intégralité du contrat : l'avantage résultant de l'exclusivité ne serait que la contrepartie des efforts importants d'investissements auxquels Orange se serait livrée. Là encore, la règle de proportionnalité doit prévaloir et la cour d'appel a pu considérer dans son arrêt que si les investissements en cause pouvaient être importants, ils ne permettaient pas, pour autant, de justifier les avantages "disproportionnés" octroyés par l'exclusivité obtenue. Dans le raisonnement suivi par la cour d'appel donc, l'engagement d'exclusivité aurait pu être validé pour une période moins importante, correspondant mieux aux investissements réalisés. Car, si des investissements importants peuvent justifier l'existence d'une clause d'exclusivité ayant des effets anticoncurrentiels, ils ne sauraient, au-delà d'un juste retour sur investissements, permettre le renforcement d'une position dominante et la réalisation, par des profits importants, d'une véritable "rente de situation". Alors même que restait en suspens la question de savoir ce que pouvait être une durée proportionnée aux investissements réalisés de même que celle des profits légitimes à attendre, la décision de la cour d'appel de Paris prenait les atours d'un "jugement de Salomon". Tout en validant le principe d'une exclusivité consentie à Orange, comme l'imposent les principes de liberté contractuelle et de liberté du commerce et de l'industrie, elle considérait, en l'espèce, que cette dernière était trop importante dans ses effets. Le droit de la concurrence, et plus précisément la prohibition des pratiques anticoncurrentielles, ne venait en conséquence sanctionner que certaines pratiques abusives parce que trop attentatoires au libre jeu du marché. C'était là la pleine expression de la philosophie du droit de la concurrence.

L'arrêt d'appel est néanmoins cassé sur ce point également : "en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la prise en compte de l'intégralité du chiffre d'affaires généré par les communications mobiles des acheteurs d'iPhone, et non d'un revenu additionnel, ne revenait pas à considérer qu'Orange aurait perdu ou n'aurait pas gagné l'intégralité des clients ayant souscrits à ses offres de services de téléphonie mobile comprenant un iPhone si elle n'avait pas commercialisé ce terminal, la cour d'appel a privé sa décision de base légale". La Cour de cassation semble alors reprocher à la cour d'appel, et au Conseil de la concurrence, d'avoir trop rapidement apprécié les avantages obtenus par Orange dans cette affaire. L'arrêt est donc ici cassé pour une évaluation trop parcellaire de ces avantages : les premiers juges auraient dû déterminer dans l'ensemble des clients iPhone la part de ceux qu'elle n'aurait pas séduit à défaut de présenter le terminal en cause. Le simple fait que les concurrents aient fortement souhaité pouvoir bénéficier de la possibilité de le distribuer ne suffisant pas à caractériser aux yeux de la Cour de cassation l'effet anticoncurrentiel suffisant. Il est vrai qu'en un sens, Orange n'est que le gagnant de paris opérés depuis quelques années par les opérateurs de téléphonie mobile sur certains terminaux. Paris qui passaient par l'acquisition d'exclusivités : la pratique en cause était donc commune à tous les opérateurs, l'un distribuant le nouveau Blackberry, l'autre le premier téléphone 3G, etc. Pour autant, ici, seule Orange avait fait le bon pari, et le premier effet de la décision ici commentée est de la conforter dans son choix : l'opérateur qui a réalisé le meilleur choix commercial, quand bien même celui-ci le conduit via une entente à une position privilégiée en termes de parts de marché, ne voit pas sa position remise en cause.

Ce n'est pas pour autant la fin du contentieux, la Cour de cassation n'ayant en réalité, deuxième lecture de l'arrêt, fait que renvoyer les juges de première et seconde instance, à une meilleure justification de leurs décisions. Dans cette affaire, en effet, la Cour de cassation casse l'arrêt d'appel pour ne pas avoir recherché certains éléments, essentiellement l'existence d'une concurrence sérieuse et la mesure exacte de l'avantage concurrentiel conféré à Orange. De sorte que dans cette affaire, les concurrents d'Orange vont pouvoir faire valoir de nouveaux arguments devant la cour de renvoi (Paris toujours) et que cette dernière devra mieux justifier sa décision.

La solution est néanmoins critiquable dans ses effets si elle aboutit in fine à faire des mesures conservatoires en droit de la concurrence des mesures d'exception, strictement encadrées. Or dans cette matière plus que dans toute autre, le temps joue contre le marché : si une pratique anticoncurrentielle est maintenue, plus le temps passe et moins la décision rendue au fond sera pertinente.


(1) Sur cet arrêt, v., notamment, l'interview de Marie de Prandières, juriste au sein de l'UFC-Que Choisir, intervenante volontaire à l'instance et Jérôme Franck, avocat spécialisé en droit économique, qui a représenté l'association à l'instance, Commercialisation de l'iPhone : Orange se voit contraint de partager la "poule aux oeufs d'or" - Questions à Marie de Prandières, juriste au sein de l'UFC-Que Choisir, et à Jérôme Franck, Avocat spécialisé en droit économique, Lexbase Hebdo n° 342 du 19 mars 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N9732BIB).

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Avocats

[Questions à...] La formation des avocats à l'aube de la réforme - Questions à Jean-François Leca, Président délégué de la commission Formation du CNB et ancien Bâtonnier d'Aix-en-Provence

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N4804BNA

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

Le 04 Janvier 2011

Sur le plan de la formation (comme sur bien d'autres plans), l'année 2010 est l'année de tous les challenges. Moins d'un an après la remise des conclusions de la commission "Darrois", les modalités de la mise en place de la formation commune des professionnels du droit ne sont pas tout à fait définies et posent encore quelques interrogations essentielles. Si tous s'accordent sur la nécessité de sa mise en place, chacun redoute d'y perdre et défend au mieux ses intérêts. La conciliation entre les différents acteurs (professions, institutions représentatives, écoles, universités, etc.) est une équation difficile à mettre en oeuvre, qu'il faudra, pourtant, résoudre, au mieux et rapidement. Cette réforme est, en effet, un projet ambitieux, qui, pour les avocats, impactera tous les pans de la formation, aussi bien initiale, que continue. La commission Formation du Conseil national des barreaux (CNB) s'est donnée comme priorité de proposer un dispositif général qui soit cohérent et espère que la Chancellerie lui donnera les moyens de le mettre en place.

Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré Maître Jean-François Leca, Président délégué de cette commission et ancien Bâtonnier d'Aix-en-Provence, pour dresser un état des lieux de la formation des avocats et appréhender les enjeux qui se jouent actuellement.

Lexbase : Quels profils ont les étudiants qui entrent à l'école française du Barreau ? Aujourd'hui, la seule formation universitaire est-elle suffisante ?

Jean-François Leca : De façon générale, à leur entrée à l'école française du Barreau, une grande majorité des étudiants ont validé un master II, alors même que le CRFPA est ouvert dès l'obtention du master I. Ce constat mis à part, les profils des étudiants diffèrent, selon que l'on considère Paris et la province.

En région parisienne, beaucoup d'étudiants ont suivi un double cursus faculté de droit et école de commerce ou Sciences-Po. Ils présentent un fort degré de spécialisation, notamment en droit des affaires. Les DJCE ont, ainsi, beaucoup de succès et bénéficient d'une forte notoriété auprès des employeurs qui recrutent de plus en plus leurs futurs collaborateurs en fin de stage. Par ailleurs, les formations internationales (via Erasmus, notamment) bénéficient d'une forte valorisation sur le marché du travail et sont, en particulier, fortement appréciées par les cabinets anglo-saxons et les grands cabinets.

En province, même si cette démarche existe, elle est moins marquée, car la clientèle des cabinets diffère et avec elle, le profil des étudiants. Les enjeux internationaux sont moins importants et les besoins juridiques d'ordre plus général.

Sur le fait de savoir si la seule formation universitaire est suffisante, les facultés ont fourni beaucoup d'efforts pour améliorer leur cursus et pallier les lacunes antérieures, relatives, surtout, à une absence de professionnalisation. Il est difficile de cerner à quel moment précis la question du choix professionnel se pose. Néanmoins, il est évident que le sujet est moins difficile à aborder, dès lors que les étudiants ont une bonne connaissance de chaque métier en amont. Or, les universités multiplient les initiatives de portes ouvertes et de colloques et incitent leurs étudiants à multiplier les stages, le plus tôt possible.

Quant au contenu des enseignements et leur appréhension, deux écoles existent, dont les conceptions sont légitimes et fondées, d'où la difficulté de trancher. Pour les uns, la matière juridique est si complexe qu'elle nécessite un enseignement très dense et, corrélativement, très long. Les autres considèrent qu'au-delà du contenu des connaissances, c'est la logique qu'il convient de privilégier (NDLR : le débat a, récemment, fait rage entre Assas et Sciences-Po à l'occasion de l'ouverture de l'école du droit au sein de l'institut (1)).

Sans prendre aucunement position, je garde présent à l'esprit que la qualité du professionnel n'est pas forcément proportionnelle à la durée d'un cursus. Je constate, également, que la durée des études de droit en France est souvent plus longue qu'à l'étranger, dans les pays anglo-saxons par exemple. Enfin, nul ne peut nier qu'une trop forte spécialisation risque souvent de fermer des portes en termes de débouchés professionnels.

Quoi qu'il en soit, que l'on se place sous l'un ou l'autre de ces angles, il me paraît fondamental d'asseoir les enseignements juridiques sur une base minimum de culture générale, en ce qu'elle favorise la capacité d'analyse et de réflexion. Elle doit, donc, tenir une place de choix tout au long de la formation universitaire.

La question du transfert de certaines matières propres à l'exercice de la profession des écoles à l'IEJ a, par ailleurs, été posée -en particulier, l'enseignement de la déontologie-. En l'état actuel des choses, je ne suis pas convaincu que ce choix soit toujours pertinent.

Lexbase : La question se pose de l'harmonisation des écoles régionales. Pensez-vous qu'il faille aller jusqu'à la création d'une Ecole nationale ?

Jean-François Leca : Si je suis d'avis qu'il est, en effet, nécessaire d'harmoniser les écoles de formation, je doute fort que la création d'une Ecole nationale soit une solution. II est possible qu'une telle hypothèse ait quelques avantages, mais d'autres problèmes se poseraient.

Concrètement, l'exercice professionnel est très diversifié. Il recoupe des réalités différentes, selon la région où l'on exerce. Pour exemple, l'activité judiciaire est prédominante en province, quand celle de conseil est très importante à Paris. Les écoles sont au plus près des besoins des professionnels et garantissent une formation adéquate. Les conserver est, donc, important du point de vue du maillage du territoire.

Toutes les écoles ont, par ailleurs, fourni des efforts considérables et proposent une qualité d'enseignement élevée. Je vois mal que l'on puisse réduire à néant tout ce qui a été fait jusqu'à présent et qui est encore perfectible.

Lexbase : Quel bilan faîtes-vous cinq ans après la réforme de la formation continue ?

Jean-François Leca : Le bilan est très positif (les années 2008 et 2009 ont vu la formation continue monter en puissance) et je peux affirmer que, si le dispositif a mis du temps à se mettre en place, aujourd'hui, tous les avocats sont convaincus de son bien-fondé.

L'actualisation est au coeur de notre exercice. Un avocat performant est, avant tout, un avocat bien formé et bien informé. Il doit, donc, pour être efficace, consacrer du temps à la formation.

Nos écoles proposent des solutions de formations de grande qualité à des prix compétitifs, via, par exemple, des formules d'abonnements (forfaits de 30 heures pour 300 euros). A Paris, la plupart des formations sont gratuites. Nous favorisons, également, le croisement des formations : le CNB a, notamment, pour projet de mettre en place une plateforme qui informera les confrères de toutes les formations dispensées par les écoles en France. Elles seront, ainsi, accessibles à tous ; ceci, quel que soit le lieu d'exercice professionnel de l'avocat.

Lexbase : Le contrôle du respect de l'obligation légale de formation continue revient aux Ordres. Pensez-vous qu'ils aient les moyens de l'exercer ? Quelles sanctions vous semblent opportunes en cas de défaillance de l'avocat ? Notamment, êtes-vous favorable à l'omission ?

Jean-François Leca : Les Ordres disposent de plus en plus de moyens leur permettant d'exercer leur contrôle. La commission Formation du CNB a amorcé une réflexion sur la façon dont le travail des Bâtonniers pourrait être facilité. Nous pensons doter les écoles de formation d'un logiciel permettant une transmission directe des feuilles de présence aux Ordres. Cet outil améliorera, parallèlement, nos données statistiques quant à la formation et offrira une plus grande lisibilité.

Pour ce qui est des sanctions, elles relèvent de l'appréciation des Bâtonniers, dans le cadre de leur pouvoir disciplinaire. Une autre piste a été avancée, celle de l'omission. Celle-ci est demandée par de nombreux Bâtonniers et je dois admettre qu'elle retient, également, toute mon attention, surtout au regard de son effet fortement préventif. Nous trancherons ce point dans le courant de l'année.

Lexbase : Où en est-on des réflexions sur la formation commune des professionnels du droit préconisée par la commission "Darrois" ?

Jean-François Leca : Près d'un an après la remise du rapport "Darrois", nous avons beaucoup avancé sur cette très délicate question. Notre réflexion reste, cependant, à finaliser. Concilier, de façon cohérente, les intérêts de chaque profession, de chaque école, de chaque institution, n'est pas simple. Cela demande un minimum d'écoute, de temps, de discussions et de réflexions.

Nous sommes d'accord sur la nécessité d'un temps de formation commune à tous les professionnels du droit.

Reste, donc, à déterminer quand et comment ce temps de formation doit se positionner : faut-il instaurer un tronc d'enseignements communs au cours du cursus universitaire ou en dehors de lui ? D'autres questions doivent être résolues : faut-il prévoir un examen d'entrée ? Quel en serait le contenu ? Combien de temps doit durer cette formation ? Etc..

Sur ce dernier point, la commission Formation du CNB est favorable à une durée d'enseignement de six mois à prolonger de six mois de stages (2 x 3 ou 3 x 2 éventuellement). Cela pose, il est vrai, la question de la durée des études. Sauf à considérer la possibilité de réduire le temps de formation au sein des écoles existantes. Le Conseil national du droit et les facultés souhaitent, pour leur part, que la formation ait une durée de six mois rattachée au master II.

Beaucoup d'autres interrogations dépendent, en réalité, du comportement que choisira d'adopter la Chancellerie et des moyens, en particulier financiers, qu'elle consentira à accorder à ce beau projet. Ce n'est qu'avec son concours que nous pourrons réaliser un dispositif utile et efficace.


(1) Lire L'Ecole de Droit de Sciences Po ou comment former "les juristes polyvalents dont le début du 21ème siècle a besoin" - Questions à Christophe Jamin, Directeur de l'Ecole de Droit, Lexbase Hebdo n° 8 du 16 novembre 2009 - édition professions (N° Lexbase : N4494BME) et La réponse de "la première université de droit" face à la concurrence des écoles privées - Questions à Louis Vogel, Président de l'Université Paris II - Panthéon-Assas, Lexbase Hebdo n° 13 du 7 janvier 2010 - éditions professions (N° Lexbase : N9370BMY).

newsid:384804

Magistrats

[Jurisprudence] Le contrôle par le Conseil d'Etat des pouvoirs hiérarchiques des chefs de cour à l'égard des magistrats du siège

Réf. : CE 6° s-s., 4 novembre 2009, trois arrêts n° 305918 (N° Lexbase : A7956EMM), n° 317289 (N° Lexbase : A7982EML) et n° 321776 (N° Lexbase : A8005EMG)

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N4730BNI

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 07 Octobre 2010

La notion de déontologie des magistrats recouvre deux obligations de nature différente : les devoirs professionnels du magistrat, déjà énoncés dans des codes spécifiques et dans le statut de la magistrature (par exemple, le devoir d'impartialité, l'obligation de respecter le principe du contradictoire...), mais aussi l'éthique du magistrat qui renvoie au comportement individuel du juge dans l'exercice de sa profession et dans sa vie personnelle. Si le non-respect de la première catégorie d'obligations peut aisément faire l'objet de sanctions disciplinaires, il en va autrement pour les obligations de nature éthique, dont le contour est sensiblement incertain. Les règles éthiques sont par nature définies de façon peu précise, assortir leur non-respect de sanctions administratives ou disciplinaires peut conduire à des atteintes sérieuses à l'indépendance de l'autorité judiciaire, dès lors qu'un pouvoir hostile pourrait, sur ce fondement, s'emparer de l'action disciplinaire pour s'attaquer à un magistrat dont, en réalité, les décisions juridictionnelles lui déplaisent. La déontologie inclut la discipline mais la dépasse dans la mesure où le non-respect des règles déontologiques est susceptible d'être sanctionné en dehors de toute procédure disciplinaire, à l'occasion d'une décision intéressant le déroulement de la carrière du magistrat judiciaire. A ce sujet, les chefs de cour et de juridiction sont au coeur du dispositif tendant à prévenir et détecter les manquements à l'éthique et à la déontologie et leur donner le suivi qui convient. Toute information visant le comportement d'un magistrat, de nature à laisser suspecter une atteinte à l'éthique et à la déontologie exige, de la part du chef de juridiction, une investigation approfondie afin d'en vérifier la véracité. Si cette information s'avère crédible, le chef de juridiction en avise sans délai son chef de cour, sans préjudice d'un signalement au parquet en cas d'une éventuelle qualification pénale. L'obligation d'agir reposant, alors, sur le chef de cour doit avoir pour corollaire la mise à sa disposition de mesures adéquates. Outre l'avertissement (1) et la saisine du conseil supérieur, le chef de cour dispose d'un moyen indirect de sanction tenant à l'avancement du magistrat et de son évaluation professionnelle (2).

Il ressort des faits des espèces en cause qu'une magistrate du siège, exerçant les fonctions de juge des enfants, avait, par son comportement lors de cinq audiences, manqué à son devoir de respect des justiciables et des services sociaux. Le premier président de la cour d'appel de Bourges a infligé un avertissement pour ce motif tout en refusant son avancement à la suite de l'évaluation de son activité professionnelle pour la période 2006-2007. Le président du TGI, quant à lui, a pris, à l'encontre de la requérante, certaines dispositions notamment en matière d'organisation de service tout en tenant certains propos, jugés par la requérante comme vexatoires et dévalorisants. La requérante demande, en conséquence l'annulation à la fois de la décision prononçant un avertissement à son encontre et des décisions relatives à l'évaluation de son activité professionnelle, respectivement émises par le premier président de la cour d'appel de Bourges et la commission d'avancement. Ayant demandé au surplus au Garde des Sceaux, ministre la Justice, le bénéfice de la protection statutaire prévue à l'article 11 de l'ordonnance statutaire (3), la requérante demande l'annulation de la décision de ce dernier ayant rejeté son recours gracieux dirigé contre la décision précédent lui refusant le bénéfice de cette protection.

Ce sont ces décisions qui sont soumises au contrôle du Conseil d'Etat. Sans revenir sur la décision concernant le bénéfice de la protection statutaire (4), le Conseil d'Etat juge, d'abord, concernant la question de l'avertissement, que la plupart des manquements imputés à l'intéressée ne sont pas établis par les pièces du dossier et les incidents relatifs à une audience ne sont mentionnés que dans un rapport adressé par un substitut du procureur au Parquet général dont le contenu n'est pas corroboré par les notes d'audience versées au dossier, et ne sont, en tout état de cause, pas de nature à justifier que lui soit infligé un avertissement. Quant à la procédure d'avancement, le Conseil d'Etat juge que les appréciations littérales portées sur les aptitudes professionnelles de la requérante et la notion analytique retenue ne sont pas contradictoires. Qu'en conséquence, l'évaluation de l'activité professionnelle n'est pas entachée d'erreur matérielle ou d'erreur manifeste d'appréciation.

La magistrature française est beaucoup plus proche de la fonction publique que celle des pays de common law. Elle emprunte à la fonction publique l'encadrement hiérarchique, l'existence de carrières fondées, en principe, sur la qualité des notations obtenues. Le savoir-être professionnel, qu'est pour partie la déontologie, est transmis par l'encadrement, induit par les mécanismes d'évaluation et entretenu par la formation tout au long de la carrière, laquelle vient, d'ailleurs, d'être rendue obligatoire. Les magistratures de tradition anglo-saxonne, elles, sont des corps sans carrière où le rôle de la hiérarchie est peu important et où les juges, qu'ils soient choisis ou élus, ne sont pas réellement soumis à un contrôle ou une sanction. Les juges français, quant à eux, sont normalement plus des agents de la loi que des créateurs de droit. Cependant, l'émergence du droit au procès équitable et l'affirmation de celui-ci au rang de critère de l'existence d'un Etat de droit tendent à rapprocher les juges français des juges de common law comme auteurs du droit. Il y a, en conséquence, une remise en cause de la position traditionnelle des juges français tout comme de leur système hiérarchique. Il est intéressant de voir, à cet égard, comment le Conseil d'Etat, qui est passé du rôle de gardien de la déontologie des magistrats à un rôle plus marqué de gardien de l'indépendance des magistrats, régule sa jurisprudence pour préserver le système hiérarchique tout en le replaçant dans le cadre plus général du procès équitable. Les arrêts mentionnés ci-dessus sont le reflet de cet équilibre que tend à consacrer le Conseil d'Etat que ce soit par rapport à la question de la légitimité des mesures et sanctions prises à l'égard des magistrats dans l'exercice de ce système hiérarchique (I) que par rapport à la question de la légitimité même des pouvoirs de sanction des premiers présidents de cour, question qui ne va pas tarder à être posé eu égard aux développements de la jurisprudence européenne en la matière (II).

I - La régulation des mesures et sanctions prises par les supérieurs hiérarchiques à l'égard de leurs subordonnés

Le contrôle du Conseil d'Etat en la matière n'est pas un contrôle poussé, mais il permet d'assurer la légitimité de la procédure qui amène aux mesures et sanctions administratives (A) tout comme la légitimité des motifs qui amène à la prise de ces mesures et sanctions (B).

A - La question de la légitimité de la procédure amenant aux mesures et sanctions administratives

Bien qu'il se fonde sur le caractère fautif de faits commis par le magistrat, l'avertissement ne constitue pas une sanction. Il s'agit, pour reprendre les termes du commissaire du Gouvernement Guillaume, dans ses conclusions sur la décision "Garcin", d'un "pouvoir administratif de remontrance" (4). L'avertissement est destiné à sanctionner "tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité" (5). En ce sens, cette mesure au caractère hybride, à la fois préventive et disciplinaire, sorte de mise en garde pour l'avenir à raison des manquements passés, présente une nature particulière. Dès 1972, le Conseil d'Etat a reconnu que l'avertissement était une décision faisant grief de nature à être déférée devant lui par la voie du recours pour excès de pouvoir (6). L'avertissement intervenant pour des motifs touchant à la personne du magistrat, il ne peut être légalement pris sans que l'intéressé ait eu communication de son dossier, même si le magistrat a eu connaissance des griefs articulés contre lui et a pu s'en expliquer (7). La décision par laquelle l'autorité hiérarchique inflige un avertissement doit être motivée (8). La Haute juridiction administrative vérifie que les droits de la défense ont été respectés et qu'en particulier le magistrat a disposé d'un délai suffisant pour prendre connaissance des griefs qui lui étaient adressés et être ainsi à même de fournir toutes explications utiles (9). Le Conseil constitutionnel, lui-même, a rappelé cette nécessité de respecter les droits de la défense (10).

Le droit à l'avancement, quant à lui, résulte du compromis entre la nécessaire indépendance des magistrats vis-à-vis de leur hiérarchie, qui appelle la référence à l'ancienneté, et la volonté de récompenser les magistrats les plus dynamiques, qui suppose la considération du mérite et donc une procédure d'évaluation la plus objective possible. Comme pour tous les fonctionnaires, cette évaluation a longtemps été symbolisée par la notation, abandonnée pour les magistrats à partir de 1993 au profit d'une fiche d'évaluation sophistiquée de 28 critères d'appréciation gradués (11), présentant sous forme de tableau les différentes qualités attendues d'un magistrat, avec pour chacun des critères 5 degrés de satisfaction (entre "exceptionnel" et "insuffisant"). Cette évaluation est communiquée depuis 1982 au magistrat qui peut présenter des observations et la contester devant la commission d'avancement du Conseil supérieur de la magistrature. Celle-ci, après avoir recueilli les observations du réclamant et de l'autorité hiérarchique, exerce un contrôle de l'erreur manifeste et émet un avis motivé versé au dossier administratif du magistrat. L'avis en lui-même ne présente pas le caractère d'une décision faisant grief (12), mais saisie d'un faible nombre de recours, la Commission fait rarement droit aux réclamations.

Parce que les procédures d'évaluation et de notation relèvent de l'organisation du service judiciaire, le Conseil d'Etat s'est reconnu compétent pour vérifier si l'appréciation de la manière de servir effectuée par le chef de juridiction dans le cadre de son pouvoir de notation, n'était pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation (13). Dans ce cadre, il a pu juger qu'il appartenait aux autorités investies du pouvoir de notation des magistrats de tenir compte de l'ensemble des éléments relatifs au comportement des intéressés et, notamment, de faits extérieurs à l'exercice de leurs fonctions professionnelles mais uniquement dans la mesure où ces faits traduisent un manquement au devoir de réserve (14). En cas d'abaissement de la notation, l'intensité du contrôle exercé par le juge administratif va jusqu'à la qualification juridique des faits, car il peut être assimilé à une sanction (15) et comporte évidemment le contrôle de l'erreur de droit (16). Mais, l'appréciation au travers de la notation par le chef de juridiction, de la manière de servir du magistrat est soumise au contrôle restreint de l'erreur manifeste d'appréciation, le juge ne voulant pas substituer sa propre appréciation à celle du chef, mieux placé que lui pour juger des mérites des magistrats de sa juridiction (17). La réunion des conditions pour bénéficier d'un avancement ne donne pas un droit mais seulement une vocation à l'avancement. Il appartient à la commission compétente d'apprécier les mérites du magistrat candidat à l'avancement (18). Il y a, dans le contrôle du juge, un savant équilibre entre le respect du principe hiérarchique, élément clé de la fonction publique, et le respect des droits de la défense ce dont témoigne encore l'arrêt d'espèce, un simple rapport du substitut du procureur au Parquet général dont le contenu n'est pas corroboré par les notes d'audience ne respectant pas les droits de la magistrate incriminée.

B - La question de la légitimité des motifs amenant aux mesures et sanctions administratives

L'avertissement sanctionne un manquement aux devoirs de l'état de magistrat. Le Conseil d'Etat a eu, ainsi, l'occasion d'annuler un avertissement au motif que les faits reprochés, qui touchaient à la vie privée du magistrat, n'étaient pas constitutifs d'un manquement de nature à rejaillir sur la considération qui s'attachait à l'exercice par l'intéressé de ses fonctions judiciaires (19). Mais, le fait pour un magistrat de se prévaloir de ses qualités de juge d'instruction en utilisant un papier à en-tête du tribunal de grande instance pour obtenir d'un maire la cessation de nuisances sonores près de son domicile, est de nature à justifier un avertissement (20). En règle générale, les faits sanctionnés par l'avertissement doivent présenter un caractère isolé, circonstanciel et être dénués de la gravité justifiant l'engagement d'une poursuite devant le Conseil supérieur de la magistrature, notamment parce qu'ils sont imputables à un magistrat qui ne s'est jamais signalé défavorablement jusque là ou qu'ils ne mettent pas en cause les principes fondamentaux de probité, d'impartialité et d'honneur. Ces faits peuvent, néanmoins, quelquefois concerner des insuffisances professionnelles persistantes, mais dont les chefs de cour estiment qu'elles peuvent être vaincues par cette mesure solennelle. Le Conseil d'Etat a, ainsi, admis la légalité d'un avertissement à l'encontre d'un magistrat du siège à qui étaient reprochés "des retards excessifs et répétés dans la rédaction des décisions de justice et le prononcé de jugement, sans qu'aucune difficulté sérieuse n les justifie" (21). De même, le premier président d'une chambre d'accusation s'est vu infliger un avertissement par le premier président de ladite cour en raison de retards "dans la rédaction et la signature" de certains arrêts rendus dans des affaires pénales de son ressort (22). Dans ces deux espèces, les chefs de juridictions poursuivent un même objectif : sanctionner les retards excessifs dans le prononcé des décisions de justice et éviter in fine une condamnation pour dépassement du délai raisonnable au sens de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). En tout état de cause, le Conseil d'Etat apprécie in concreto les considérations de fait susceptibles de justifier légalement un avertissement.

Le pouvoir de notation des chefs de cours peut être un moyen, quant à lui, pour les premiers présidents et procureurs généraux, en certains cas, de valoriser certains magistrats et d'en sanctionner d'autres. Les critères qui président à ces évaluations ne sont ni réellement objectifs, ni transparents et ne permettent pas a priori de garantir une égalité de traitement. Le Conseil opère, néanmoins, un contrôle restreint sur les motifs en prenant soin, par exemple, de relever que l'évaluation de l'activité professionnelle d'un magistrat par le procureur général près la cour d'appel réalisée en 1993 ne pouvait se fonder sur un avertissement infligé au même magistrat en 1989 même s'il a jugé qu'un simple rappel dudit avertissement dans la décision d'évaluation, n'était cependant pas de nature à vicier ladite décision (23). En revanche, le Conseil d'Etat autorise le ministre à tenir compte du comportement d'un magistrat "depuis plusieurs années et notamment de la circonstance que l'intéressé avait fait l'objet d'une sanction de réprimande avec inscription au dossier" pour apprécier la gravité de nouvelles fautes commises et susceptibles de justifier la sanction de mise à la retraite d'office (24). Il y a là autant d'éléments qui, encore une fois, révèlent le subtil dosage opéré par le Conseil d'Etat entre le respect du principe hiérarchique et le respect des droits de la défense. En ce sens et au-delà des questions de procédure et de motifs, le Conseil d'Etat est de plus en plus amené à défendre les pouvoirs mêmes des premiers présidents de cours

II - La défense de la légitimité même des pouvoirs d'enquête et de sanction des supérieurs hiérarchiques à l'égard de leurs subordonnés

L'encadrement hiérarchique emprunté à la fonction publique justifie les pouvoirs d'enquête et de sanction des premiers présidents de cour (A), mais la question se pose de plus en plus avec insistance de la légitimité de ces pouvoirs eu égard à l'application, de plus en plus forte, des dispositions du procès équitable en la matière (B).

A - La justification des pouvoirs d'enquête et de sanction des premiers présidents de cour

Le droit d'enquêter des premiers présidents trouve sa source dans leur responsabilité de chef de service, comme tels, ils sont chargés de veiller au bon fonctionnement du service public de la justice, et notamment des juridictions placées sous leur autorité (25). C'est d'ailleurs en tant que chef de service que les premiers présidents exercent une autorité hiérarchique sur les magistrats de leur ressort qui se traduit, non seulement par un pouvoir d'évaluation de ces magistrats, mais également par leur pouvoir de délivrer l'avertissement de l'article 44 de l'ordonnance statutaire et, depuis le 1er janvier 2002, de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature de faits constitutifs d'une faute disciplinaire. Or, et c'est là une seconde justification du droit d'enquêter, sans doute la plus nette, il est, en matière disciplinaire, un principe général selon lequel c'est à l'administration qu'incombe la charge de prouver les griefs avancés contre un fonctionnaire (26). L'enquête administrative pourra ainsi permettre aux premiers présidents, qui sont tout à la fois autorité de sanction (si un avertissement est prononcé) ou autorité de poursuite (s'ils utilisent leur nouveau pouvoir de saisine du Conseil supérieur de la magistrature), de rapporter cette preuve des griefs disciplinaires (27). C'est donc dire que les premiers présidents ont toute légitimité, à l'égal de l'Inspection générale des services judiciaires, pour exercer un pouvoir général d'investigation, de vérification et de contrôle, notamment quand un manquement aux devoirs de son état peut être reproché à un magistrat du siège (28).

Il n'y aucun texte législatif ou réglementaire qui prescrit les règles à respecter pendant l'enquête qu'un chef de cour décide de mener aux fins de vérifier la réalité de manquements disciplinaires reprochés à un magistrat. Pour autant et comme peut le relever un arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 18 novembre 1997 (29), le juge administratif vérifie que "le déroulement de l'enquête administrative et la constatation des faits incriminés n'ont pas été entachés d'irrégularités graves susceptibles d'en fausser les résultats". En résumé, l'on peut affirmer que les premiers présidents, à qui incombe la charge de la preuve des griefs, se doivent d'établir cette preuve dans des conditions qui ne souffrent pas de discussion. D'abord, lorsque le premier président prend la décision d'enquêter sur le comportement éventuellement répréhensible d'un magistrat, il doit en avertir au plus tôt personnellement ce dernier tout comme il doit diligenter aussi rapidement que possible l'enquête lorsque d'éventuels manquements sont portés à la connaissance du premier président. Comme peut le relever Jérôme Betoulle, "l'enquêteur lui-même, c'est-à-dire le premier président, et, le cas échéant, le magistrat qu'il délègue, sont tenus au respect de leurs propres obligations statutaires qui vont impliquer nécessairement rigueur, dignité, honnêteté, loyauté, réserve, délicatesse et respect de l'indépendance juridictionnelle" (30), l'auteur ajoutant que "sur ce point, il convient de ne jamais perdre de vue le fait que, face à un collègue auquel est reproché un comportement contraire à la déontologie des magistrats, le chef de cour doit d'autant plus respecter une stricte rigueur méthodologique dans sa propre enquête. Toute attitude contraire brouillerait irrémédiablement l'image d'exemplarité que doit donner à voir l'autorité hiérarchique" (31). Enfin, le premier président doit s'attacher à vérifier les assertions des uns et des autres et à rassembler tous les éléments à charge et à décharge qui lui permettront d'aller au-delà de premières impressions nécessairement subjectives, en cela il doit faire preuve d'objectivité et d'exhaustivité (32).

B - La question de l'application des exigences liée au procès équitable

L'applicabilité de la disposition liée au procès équitable au contentieux de la fonction publique est, aujourd'hui, clairement affichée. L'état premier de la jurisprudence du Conseil d'Etat avait fait que les stipulations de l'article 6 § 1 de la CESDH étaient inapplicables aux magistrats de l'ordre judiciaire qui participent, de par leur fonctions, à l'exercice de la puissance publique et à la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat (33) et ceci dans la ligne de l'arrêt de la Cour de Strasbourg "Pellegrin", en date du 8 décembre 1999 (34), qui avait expressément marqué que "les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d'activité des fonctionnaires sortent du champ d'application de l'article 6 § 1". Cependant, la Cour a opéré un revirement, dans un arrêt du 19 avril 2007, "Vilho Eskelinen c/ Finlande" (35), où elle reconnaît que l'application du critère fonctionnel dégagé par l'arrêt "Pellegrin" (36) n'était pas dénuée de difficultés et lui substitue deux conditions cumulatives. En résumé, l'article 6 § 1 reste inapplicable aux fonctionnaires à la double condition que le droit interne de l'Etat concerné ait expressément exclu l'accès à un tribunal s'agissant du poste ou de la catégorie d'agents en question et que cette dérogation repose sur des motifs objectifs liés à l'intérêt de l'Etat. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l'article 6 les conflits ordinaires du travail (tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d'autres droits de ce type) à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l'Etat en question. En effet, il y aura présomption que l'article 6-1 trouve à s'appliquer. En pratique, ce revirement de jurisprudence se traduit par une application généralisée des dispositions du procès équitable aux procédures intéressant les agents publics dans la mesure où peu de textes prévoient, dans les Etats du Conseil de l'Europe, une absence de droit au recours. En France, elle sera même systématique dès lors que le recours pour excès de pouvoir est ouvert même sans texte.

De même, les litiges relatifs à un agent public relèvent bien aussi, aujourd'hui, du champ matériel (civil ou pénal) de l'article 6 § 1. La Cour a considéré dans l'arrêt "Pellegrin" qu'"une décision relative au 'recrutement', à la 'carrière' et à la 'cessation d'activité' d'un fonctionnaire a presque toujours des conséquences pécuniaires" et que "dès lors, la distinction entre les procédures qui présentent un intérêt 'purement' ou 'essentiellement' patrimonial et les autres s'avère difficile à établir". La contestation d'une sanction disciplinaire infligée à un fonctionnaire entrait, comme tous les litiges pouvant les concerner, dans le volet civil de l'article 6 § 1 de la Convention dès lors que ce fonctionnaire n'était pas exclu, en raison de ses fonctions, du champ d'application de l'article (37).

Enfin, l'attribution par la loi à une autorité administrative du pouvoir de fixer des règles dans un domaine déterminé et d'en assurer elle-même le respect, par l'exercice d'un pouvoir de contrôle des activités exercées ne contrevient pas aux exigences du procès équitable dès lors que sont assurés le respect des droits de la défense, le caractère contradictoire de la procédure et l'impartialité de la décision (38) mais la Cour rappelle constamment qu'en la matière même les apparences peuvent revêtir de l'importance et dénonce souvent cette confusion des rôles de poursuites, d'instruction et de jugement au final (39). La question est posée pour les procédures applicables aux magistrats judiciaires et amène, en tout les cas, à réfléchir l'importance pour les autorités de contrôle d'être irréprochable dans leur fonctionnement.


(1) L'article 44 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, relative au statut de la magistrature (N° Lexbase : L5336AGQ), dispose que "en dehors de toute action disciplinaire, l'inspecteur général des services judiciaires, les premiers présidents, les procureurs généraux et les directeurs ou chefs de service à l'administration centrale ont le pouvoir de donner un avertissement aux magistrats placés sous leur autorité. L'avertissement est effacé automatiquement du dossier au bout de trois ans si aucun nouvel avertissement ou aucune sanction disciplinaire n'est intervenu pendant cette période".
(2) En application de l'article 12-1 du statut, "l'activité professionnelle de chaque magistrat fait l'objet d'une évaluation tous les deux ans. Une évaluation est effectuée au cas d'une présentation à l'avancement. Cette évaluation est précédée d'un entretien avec le chef de la juridiction où le magistrat est nommé ou rattaché ou avec le chef du service dans lequel il exerce ses fonctions [...]".
Aux termes du troisième alinéa de cet article 12-1, "le magistrat qui conteste l'évaluation de son activité professionnelle peut saisir la commission d'avancement. Après avoir recueilli les observations du magistrat et celles de l'autorité qui a procédé à l'évaluation, la commission d'avancement émet un avis motivé versé au dossier du magistrat concerné".
(3) En vertu de cet article, "Indépendamment des règles fixées par le Code pénal et les lois spéciales, les magistrats sont protégés contre les menaces, attaques de quelque nature que ce soit, dont ils peuvent être l'objet dans l'exercice ou à l'occasion de leurs fonctions. L'Etat doit réparer le préjudice direct qui en résulte, dans tous les cas non prévus par la législation des pensions".
(4) D'où il ressort que les propos tenus et les dispositions prises à l'égard de la magistrate, notamment en matière d'organisation du service par le président du TGI, bien qu'ils aient été ressentis par elle comme vexatoires et dévalorisants, n'ont pas revêtu en l'espèce le caractère de menaces ou d'attaques dans l'exercice de ses fonctions au sens de l'article 11 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958. Par suite, le ministre n'a pas fait une inexacte application de ces dispositions en lui refusant le bénéfice de la protection statutaire.
(5) Conclusions Guillaume sous CE Contentieux, 17 février 1989, n° 77234 (N° Lexbase : A1601AQD), Rec. CE, p. 59.
(6) Article 43 de l'ordonnance statutaire précitée.
(7) CE Contentieux, 1er décembre 1972, n° 80195 (N° Lexbase : A1393B7Q), Rec. CE, p. 771 ; AJDA, 1973, p. 37, concl. Grévisse et p. 31, chron. Cabanes et Léger ; D., 1973, p. 190, note J. Robert.
(8) CE Contentieux, 24 juillet 1987, n° 53676 (N° Lexbase : A3394APE), Rec. CE, p. 270.
(9) CE 6° et 2° s-s-r., 22 octobre 1999, n° 196400 (N° Lexbase : A5435B8S).
(10) CE Contentieux, 17 janvier 1996, n° 156833 (N° Lexbase : A7339AN7) ou CE 6° et 4° s-s-r., 6 avril 2001, n° 218264 (N° Lexbase : A2677ATC), Rec. CE, p.1033.
(11) Cons. const., décision n° 92-305 DC du 21 février 1992, Loi organique modifiant l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature (N° Lexbase : A8260ACW), considérant n° 90, par laquelle le Conseil constitutionnel a rappelé que "préalablement au prononcé éventuel d'un avertissement", le magistrat en cause doit être mis "à même de présenter sa défense".
(12) Les 28 rubriques graduées sont regroupées sous 4 chapitres : les aptitudes professionnelles générales, les aptitudes physiques et techniques, l'aptitude d'organisation et d'animation et les qualités d'engagement professionnel.
(13) CE Contentieux, 23 mai 1997, n° 167504 (N° Lexbase : A9890ADN), DA, 1997, comm. n° 290 ; Rec. CE, p. 919.
(14) CE Contentieux, 26 octobre 1979, n° 04983 (N° Lexbase : A8115B83), Rec. CE, p. 397 ; AJDA, 1979, p. 44, concl. Massot ou CE Contentieux, 13 mars 1987, n° 59656 (N° Lexbase : A3272APU), Rec. CE, p. 95 ; AJDA, 1987, p. 402, concl. Marimbert.
(15) CE Contentieux, 31 janvier 1975, n° 84791 (N° Lexbase : A1180B9L), Rec. CE, p. 70 ; RDP, 1975, p. 811, note J. Robert ; AJDA, 1975, p. 124, chron. M. Franc et M. Boyon.
(16) Ibid..
(17) CE Contentieux, 16 février 1994, n° 135733 (N° Lexbase : A9435ARU), Rec. CE, p. 1023, concernant l'illégalité d'un abaissement de notation fondé sur l'exercice par le magistrat d'un recours pour excès de pouvoir contre une décision de son chef de juridiction.
(18) Voir, en ce sens, CE Contentieux, 26 octobre 1979, n° 04983, précité et CE Contentieux, 13 mars 1987, n° 59656, précité.
(19) Cf., par ex., CE Contentieux, 29 juillet 1994, n° 95324 (N° Lexbase : A9899B87), Rec. CE, p. 399 ; AJDA, 1994, p. 738, concl. Sanson.
(20) CE 6° et 4° s-s-r., 21 mars 2001, n° 203196 (N° Lexbase : A2306ATL).
(21) CE Contentieux, 16 septembre 1994, n° 145304 (N° Lexbase : A2751ASP).
(22) CE Contentieux, 17 janvier 1996, n° 156833 (N° Lexbase : A7339AN7).
(23) CE 6° et 2° s-s-r., 22 octobre 1999, n° 196400 (N° Lexbase : A5435B8S).
(24) CE Contentieux, 21 février 1996, n° 157382 (N° Lexbase : A7796AN3).
(25) CE 6° et 4° s-s-r., 6 avril 2001, n° 214059 (N° Lexbase : A2667ATX).
(26) Cf. Les dispositions de l'article R. 213-29 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L2887AMU) : "Le premier président et le procureur général procèdent à l'inspection des juridictions de leur ressort. Ils s'assurent, chacun en ce qui le concerne, de la bonne administration des services judiciaires et de l'expédition normale des affaires. Ils rendent compte chaque année au Garde des sceaux, ministre de la justice, des constatations qu'ils ont faites".
(27) CE Contentieux, 8 juin 1966, n° 65697 (N° Lexbase : A5657B7N).
(28) Pour une preuve de la faute disciplinaire résultant d'un aveu de l'intéressé recueilli lors de l'enquête administrative, voir notamment deux arrêts de la cour administrative de Bordeaux (CAA Bordeaux, 4ème ch., 13 décembre 2001, n° 98BX00089 N° Lexbase : A2556BEE et CAA Bordeaux, 5 février 2004, n° 00BX00744 (N° Lexbase : A5033DBZ).
(29) Cf., en ce sens, J. Betoulle, Les pouvoirs disciplinaires des premiers présidents des cours d'appel, Bulletin d'information de la Cour de cassation 2005, n° 627, p. 1-23.
(30) CAA Marseille, 2ème ch., 18 novembre 1997, n° 96MA01295 (N° Lexbase : A9013BKZ).
(31) J. Betoulle, Les pouvoirs disciplinaires des premiers présidents des cours d'appel, préc.
(32) Ibid..
(33) Ibid..
(34) CE 6° et 4° s-s-r., 18 octobre 2000, n° 2081 (N° Lexbase : A1833AIQ), Rec. CE, p. 430.
(35) CEDH, 8 décembre 1999, Req. 28541/95 (N° Lexbase : A7533AWW).
(36) CEDH, 19 avril 2007, Req. 63235/00 (N° Lexbase : A9491DU3).
(37) Il fallait effectuer un tri parmi les agents publics au regard de l'importance de leurs fonctions pour décider s'ils doivent ou non bénéficier d'un procès équitable.
(38) Cf. pour la reconnaissance de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la CESDH au contentieux applicable aux magistrats judiciaires : CE 1° et 6° s-s-r., 12 décembre 2007, n° 293301 (N° Lexbase : A0885D38), LPA, 2008, 29 avril, n° 86, p. 16, concl. Guyomar.
(38) CE 4° et 6° s-s-r., 30 juillet 2003, n° 240884 (N° Lexbase : A2755C9W), D., 2003, p. 2501 ; LPA, 2004, n° 37, 20 février, p. 3, concl. Guyomar.
(39) Cf., dernièrement CEDH, 11 juin 2009, Req. 5242/04 (N° Lexbase : A1869EI3).

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Pénal

[Textes] Publication de la loi relative à la protection du secret des sources des journalistes

Réf. : Loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010, relative à la protection du secret des sources des journalistes (N° Lexbase : L1938IGU)

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N4807BND

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par Jacques Bruneau, Avocat général près la cour d'appel de Paris, Maître de conférences associé à la Faculté de droit de Nantes

Le 07 Octobre 2010

La loi relative à la protection du secret des sources des journalistes a été publiée au Journal officiel su 5 janvier 2010. D'application immédiate, cette loi comporte 7 articles. La loi contient en premier lieu des dispositions consacrant le principe général de protection du secret des sources journalistiques de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW), en deuxième lieu des dispositions sur les conséquences du principe du secret des sources dans le Code de procédure pénale, en troisième lieu des dispositions introduisant dans le Code de procédure pénale de nouvelles garanties pour les journalistes, et, enfin, des dispositions relatives au recel de violation du secret professionnel ou de l'instruction en cas de poursuites pour diffamation.
  • Dispositions concernant le principe général de protection du secret des sources journalistiques dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

L'article 1er, dans son alinéa 1er, modifie l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7588AIU). Cet article pose le principe de la protection du secret des sources des journalistes "dans l'exercice de leur mission d'information du public".

Dans son rapport sur ce projet de loi, la commission des lois du Sénat a indiqué que "l'expression 'mission d'information du public' laisse supposer qu'un minimum de hauteur de vue de l'information est requis pour prétendre au secret des sources" (session 2007-2008, rapport n° 420, p. 15). Un journaliste ne peut donc bénéficier de la protection due au secret des sources lorsqu'il a obtenu une information dans un cadre autre que celui de l'exercice de sa profession.

Le même article, dans son alinéa 4, indique qu'il ne peut être porté atteinte à ce secret, que ce soit de manière directe ou indirecte. L'atteinte indirecte est définie comme "le fait de chercher à découvrir les sources d'un journaliste au moyen d'investigations portant sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d'identifier ces sources".

La loi, dans son article 2, définit le journaliste comme "une personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou dans une ou plusieurs agences de presse, y pratique à titre régulier et rétribué le recueil d'informations et leur diffusion au public". Cette définition est plus large que celle du Code du travail (C. trav., art. L. 7111-3 N° Lexbase : L3072H9N) qui considère comme journaliste "toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse et qui en tire le principal de ses ressources".

Le secret des sources étant le principe, l'article 1er précise dans quelles conditions il peut être porté atteinte au principe du secret des sources. Exceptionnellement, il pourra être porté atteinte directement ou indirectement à ce secret uniquement si les deux conditions suivantes sont cumulativement réunies :

- un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie ;
- les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi.

La notion d'"impératif prépondérant d'intérêt public" est une application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (voir, par exemple, CEDH, 27 mars 1996, Req. 16/1994/463/544, Goodwin c/ Royaume-Uni N° Lexbase : A8390AWN ; CEDH, 25 février 2003, Req. 51772/99, Roemen et Schmit N° Lexbase : A3073A7X). Lorsque cette atteinte interviendra au cours d'une procédure pénale, la nécessité de la mesure envisagée devra s'apprécier au regard de la gravité  du crime ou délit, de l'importance de l'information recherchée par la répression ou la prévention de cette infraction et du caractère indispensable de cette mesure pour la manifestation de la vérité.

  • Dispositions relatives aux conséquences du principe du secret des sources dans le Code de procédure pénale

Les articles 5 et 6 du la loi du 4 janvier 2010 modifient les articles 60-1 (N° Lexbase : L3499IGP), 77-1 (N° Lexbase : L7136A43), 99-3 (N° Lexbase : L3519IGG) et 100-5 (N° Lexbase : L3498IGN) du Code de procédure pénale en interdisant de verser au dossier des éléments obtenus par une réquisition judiciaire prise en violation du nouvel article 2 de la loi du 29 juillet 1881, comme de transcrire les correspondances avec un journaliste obtenus par des interceptions judiciaires, dès lors qu'elles permettent d'identifier une source.

  • Dispositions introduisant dans le Code de procédure pénale de nouvelles garanties pour les journalistes

L'article 2 modifie les dispositions de l'article 56-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3573IGG).

Avant l'entrée en vigueur de la loi, les perquisitions effectuées dans les entreprises de presse ou de communications audiovisuelles devaient déjà être réalisées par un magistrat qui devait veiller à ce que ces investigations ne portent pas atteinte à la diffusion de l'information.

De nouvelles garanties pour les journalistes sont introduites.

L'article 2 étend, tout d'abord, les lieux soumis à des règles spécifiques de perquisition afin de protéger le secret des sources des journalistes. Outre les entreprises de presse ou de communication audiovisuelle sont également visées les agences de presse, les véhicules professionnels des entreprises ou agences de presse et les domiciles des journalistes lorsque les investigations sont liées à leur activité professionnelle.

L'article 2 de la loi qui est calquée sur les dispositions de l'article 56-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3557IGT ; perquisitions en cabinet d'avocats) soumet ces perquisitions à des règles spécifiques.
Tout d'abord, elles doivent être précédées d'une décision écrite et motivée du magistrat indiquant la nature de l'infraction ou des infractions sur laquelle portent les investigations et les raisons de la perquisition.
Le magistrat doit, en outre, veiller à ce que cette perquisition respecte le libre exercice de la profession de journaliste, ne porte pas atteinte de manière injustifiée au principe du secret des sources et ne constitue pas un obstacle ou n'entraîne pas un retard injustifiée à la diffusion de l'information.

Par ailleurs, cet article instaure une procédure d'opposition à la saisie de documents au cours de la perquisition similaire à celle prévue par l'article 56-1 du Code de procédure pénale. Le journaliste, son représentant, ou à défaut un des témoins requis par le magistrat durant la perquisition, peut s'opposer à la saisie d'un document. En cas d'opposition, le juge des libertés et de la détention statue dans les cinq jours et apprécie si le document saisi porte atteinte au libre exercice de la profession de journaliste ou au secret des sources. Si la perquisition a pour objet d'identifier une source journalistique, le juge des libertés vérifie que les conditions posées par l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sont remplies. Compte tenu de sa décision, il ordonne la restitution du document ou le versement du scellé à la procédure.

Etant donné l'organisation de la profession de journaliste, qui ne connaît pas d'ordre professionnel, et contrairement aux dispositions applicables aux perquisitions chez les avocats, la présence d'un représentant de la profession durant la perquisition n'est pas prévue.

L'article 4 de la loi permet aux journalistes entendus comme témoin devant la cour d'assises ou le tribunal correctionnel de ne pas révéler l'origine des informations recueillies dans l'exercice de leur activité.

  • Dispositions relatives au recel de violation du secret professionnel ou de l'instruction en cas de poursuites pour diffamation

Le 3 de l'article 1er de la loi complète l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 et indique qu'une personne poursuivie pour diffamation et devant établir sa bonne foi ou apporter la preuve de la véracité de ses propos ne pourra être poursuivie pour violation du secret de l'instruction ou du secret professionnel si la preuve qu'elle apporte est issue de la violation de ce secret.

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Licenciement

[Jurisprudence] Les salariés employés au domicile du particulier employeur, parents pauvres du Code du travail

Réf. : Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-45.205, Mme Alice Antunes, épouse Nicolau, F-P+B sur le premier moyen (N° Lexbase : A0465ESZ)

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N4741BNW

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010


Autrefois livrés à l'autorité pas toujours bienveillante de leurs "patrons", les "domestiques", même rebaptisés "salariés du particulier employeur" demeurent les parents pauvres du Code du travail, comme le démontre une nouvelle fois un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 17 février 2010. Parce que le domicile du particulier employeur ne doit pas être assimilé à une "entreprise" (I), ce dernier se voit refuser des droits pourtant essentiels, comme ceux qui sont reconnus aux salariés victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, singulièrement le droit à l'indemnité spéciale de licenciement de l'article L. 1226-14 du Code du travail (N° Lexbase : L1033H97) (II).



Résumé

Il résulte des dispositions combinées de l'article 12 de la Convention collective nationale des salariés du particulier employeur du 24 novembre 1999 (N° Lexbase : X0711AE3), étendue par arrêté du 2 mars 2000, et des articles L. 1111-1 (N° Lexbase : L0666H9K) et L. 7221-2 (N° Lexbase : L3381H94) du Code du travail, que le licenciement du salarié inapte n'est soumis qu'aux dispositions de la convention collective.

I - Les spécificités du régime juridique applicable au salarié du particulier employeur

  • Problématique des champs d'application du Code du travail

La question de la détermination des champs d'application des dispositions du Code du travail a constitué l'une des difficultés de la recodification de la partie législative du Code du travail (1). L'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007 (N° Lexbase : L6603HU4), ratifiée en janvier 2008 et applicable, avec la partie réglementaire du Code nouveau, depuis le 1er mai de la même année, a choisi de simplifier l'expression des champs d'application en adoptant, partout où cela était possible, des formulations uniques et privilégiant des critères généraux aux anciennes listes d'hypothèses.

Il faut bien avouer que ce travail de réécriture n'est pas toujours neutre. On a déjà souligné la portée de la modification des textes sur l'application de certaines dispositions du Code du travail aux entreprises publiques ou, encore, l'impact de l'harmonisation des rédactions sur l'application de la législation sur les comités d'entreprise précisément aux comités d'entreprise, qui semblent désormais bien relever de son champ d'application alors qu'ils en étaient auparavant exclus compte tenu de la rédaction plus restrictive des anciennes dispositions (2).

Alors que la lettre des lois d'habilitation l'aurait permis, puisque le Gouvernement était autorisé à procéder à l'harmonisation des règles rassemblées dans le nouveau Code, la variété des champs d'application des différents livres ou titres du Code du travail a été maintenue. Alors que certaines dispositions s'appliquent largement aux "employeurs", d'autres continuent de s'appliquer aux "entreprises".

  • Distinction entre employeurs et entreprises

La distinction terminologique entre "employeurs" et "entreprises" n'est pas toujours pertinente ; ainsi, le terme "employeur" a été préféré, dans les dispositions intéressant le régime des droits et obligations des "entreprises", à celui d'entreprise, de chef d'entreprise ou de chef d'établissement, sans que cette substitution n'ait, en réalité, d'effet normatif.

En revanche, les choix terminologiques opérés dans les textes définissant les champs d'application des dispositions du Code du travail ne sont pas neutres dans la mesure où la référence aux seules "entreprises" ou "établissements" exclut classiquement le domicile du "particulier employeur". Les salariés concernés ne pourront alors pas bénéficier des dispositions du Code du travail et relèveront exclusivement de celles de la Convention collective nationale des salariés du particulier employeur, ainsi que, le cas échéant, des dispositions plus favorables de leur contrat de travail.

Cette analyse avait conduit, sur la base des dispositions de l'ancien Code du travail de 1973, à exclure l'application aux salariés des particuliers employeurs des dispositions relatives au licenciement pour motif économique (3), en raison de la rédaction de l'article L. 321-1 du Code du travail (N° Lexbase : L8921G7K), ce qui n'empêche pas d'exiger du licenciement qu'il repose sur une cause réelle et sérieuse (4) ou, encore, de celles de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L5562ACY, devenu L. 1224-1 N° Lexbase : L0840H9Y) (5), mais aussi des dispositions relatives à la durée du travail (6), à l'exception de "celles de l'article L. 212-1-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5837AC8) relatives à la preuve de l'existence ou du nombre d'heures de travail effectuées" (7).

II - L'exclusion regrettable du régime de l'inaptitude

  • L'exclusion

C'est également en se fondant sur les termes utilisés par la loi que la jurisprudence avait eu l'occasion d'écarter les salariés employés au domicile de particuliers employeurs des dispositions relatives à l'inaptitude (8).

  • Confirmation en l'espèce

C'est cette dernière exclusion que confirme ce nouvel arrêt en date du 17 février 2010.

Dans cette affaire, une salariée avait été engagée en qualité d'employée de maison du 1er octobre 1991 au 15 mai 2007, avec une suspension de son contrat de travail à compter du mois de mai 2004 pour cause de maladie. Le 28 février 2007, le médecin du travail l'avait déclarée inapte au poste précédemment occupé, mais apte à un poste sans tâche de manutention des membres supérieurs. Elle a été licenciée après avoir refusé un aménagement de poste proposé par lettre du 28 mars 2007. Contestant le montant alloué par son employeur à titre d'indemnité de licenciement, la salariée a saisi la juridiction prud'homale d'une demande de paiement de l'indemnité spéciale de licenciement prévue à l'article L. 122-32-6 du Code du travail (N° Lexbase : L5524ACL, devenu L. 1226-14 N° Lexbase : L1033H97).

Le conseil de prud'hommes d'Armentières l'a déboutée de toutes ses demandes au motif qu'elle n'apportait pas la preuve du caractère professionnel de la maladie à l'origine de son licenciement.

Le pourvoi est, sur ce point, rejeté, non pas, d'ailleurs, parce que la salariée ne démontrait pas le caractère professionnel de l'inaptitude, mais parce que les salariés employés au domicile du particulier employeur ne relèvent pas du champ d'application de la disposition litigieuse.

Comme le rappelle la Haute juridiction, en effet, "il résulte des dispositions combinées de l'article 12 de la Convention collective nationale des salariés du particulier employeur du 24 novembre 1999, étendue par arrêté du 2 mars 2000, et des articles L. 1111-1 et L. 7221-2 du Code du travail que le licenciement du salarié inapte n'est soumis qu'aux dispositions de la convention collective", dont la juridiction prud'homale avait fait application.

  • Une solution juridiquement exacte

L'affirmation est, juridiquement, imparable.

Même si le texte qui définit le champ d'application des dispositions du livre 2 de la première partie du Code du travail, l'article L. 1221-1 (N° Lexbase : L0767H9B), vise très largement les "employeurs de droit privé", les termes mêmes de l'article L. 1226-1 (N° Lexbase : L8350IAI), qui consacre le droit au reclassement du salarié victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, fait bien référence aux "tâches existantes dans l'entreprise", ce qui écarte implicitement l'application aux salariés exerçant leur activité au domicile du particulier employeur (9).

  • Une solution socialement inopportune

Si la mise à l'écart de ce dispositif peut se concevoir si l'on considère que le particulier employeur n'est, en réalité, pas en mesure, ni sur le plan pratique, ni sur le plan économique, d'envisager le reclassement du salarié inapte, car il ne dispose vraisemblablement d'aucun autre emploi salarié disponible, elle n'est pas totalement justifiée. Non seulement certains particuliers fortunés ont à leur domicile plus d'emplois salariés que bon nombre de TPE, mais, de surcroît, le salarié malade ou accidenté dans l'exercice de son activité professionnelle est bien victime de la réalisation d'un risque professionnel, peu important que ce risque se manifeste en entreprise ou au domicile de son employeur, ce qui mériterait sans doute une indemnisation spécifique au moment de la rupture de son contrat de travail.

  • La pauvreté des dispositions conventionnelles applicables

Reste alors à faire application des dispositions de la Convention collective des salariés du particulier employeur. Le moins que l'on puisse dire c'est que les salariés n'ont, en réalité, que peu de droits. S'agissant singulièrement de l'inaptitude, qui seule nous intéressera ici, l'article 12 dispose que "lorsque le salarié est reconnu inapte partiellement ou totalement par la médecine du travail, l'employeur, qui ne peut reclasser le salarié dans un emploi différent pour lequel il serait apte, doit mettre fin par licenciement au contrat de travail dans un délai de 1 mois", ce qui constitue sur le plan conventionnel la reprise de deux droits consacrés par la loi, celui d'être reclassé et celui d'être licencié ou reclassé dans le délai d'un mois qui suit la visite de reprise. Malheureusement pour les salariés, la convention ne prévoit rien concernant l'existence d'une indemnité spéciale de licenciement...


(1) Lire nos obs., Le Code du travail nouveau est arrivé !, Lexbase Hebdo n° 253 du 23 mars 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N3582BAW), sous ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007, relative au Code du travail (partie législative) (N° Lexbase : L6603HU4).
(2) L'exclusion résultait du fait que la liste des entreprises définissant le champ d'application de la législation sur les comités d'entreprise ne semblait pas contenir les comités eux-mêmes (C. trav., art. L. 431-1, al. 1er N° Lexbase : L6389ACM : "Des comités d'entreprise sont constitués dans toutes les entreprises industrielles et commerciales, les offices publics et ministériels, les professions libérales, les sociétés civiles, les syndicats professionnels, les sociétés mutualistes, les organismes de sécurité sociale, à l'exception de ceux qui ont le caractère d'établissement public administratif, et les associations quels que soient leurs forme et objet, employant au moins cinquante salariés"). Or, le nouvel article L. 2321-1 (N° Lexbase : L2700H9U), qui lui a succédé, vise désormais d'une manière très large les "employeurs de droit privé".
(3) Cass. soc., 18 février 1998, n° 95-44.721, Mme Chevron c/ Mlle Bescheron (N° Lexbase : A2566ACZ), JCP éd. E, 1998, p. 1049, note M. Del Sol.
(4) Cass. soc., 16 septembre 2009, n° 08-40.647, Mme Marie Thérèse Simon, F-D (N° Lexbase : A1093EL3) : auxiliaire de vie à domicile pour 2 heures 30 par jour ; la personne dépendante meurt ; licenciée par la fille de la personne dépendante, en raison de difficultés financières de cette dernière ; "la cour d'appel a estimé que l'absence de disponibilité financière de l'employeur justifiait le licenciement".
(5) Cass. soc., 5 décembre 1989, n° 86-43.165, Mme Sigismeau c/ M. Marconnet et autres (N° Lexbase : A3952AGH), Bull. civ. V, n° 695.
(6) Cass. soc., 17 octobre 2000, n° 98-43.443, Mme Margris c/ Consorts Brouette (N° Lexbase : A7686AH7), Bull. civ. V, n° 335 ; Cass. soc., 13 juillet 2004, n° 02-43.026, M. Gaston Fremont c/ Mme Eliane Dagois, F-P+B (N° Lexbase : A1079DDC), Bull. civ. V, n° 221 ; Cass. soc., 26 janvier 2005, n° 02-45.300, Mme Maryse Adam c/ M. Marc Manceau, F-D (N° Lexbase : A2935DGS) ; Cass. soc., 13 juin 2007, n° 05-43.013, M. Surendar Atil, FS-P+B (N° Lexbase : A7855DWT), Bull. civ. V, n° 102, lire les obs. de Ch. Willmann, Chèque emploi service : formalisme du contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 267 du 5 juillet 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N7691BBH) ; Cass. soc., 12 juin 2008, n° 06-46.026, Mme Claude Sarlande, épouse Masson, F-D (N° Lexbase : A0541D9W) ; Cass. soc., 25 mars 2009, n° 07-42.185, Mme Chantal Poriel, épouse Mombet, F-D (N° Lexbase : A1982EE7).
(7) Cass. soc., 19 mars 2003, n° 00-46.686, Mlle Odile Genest, F-P ([LXB=A5415A7]), Bull. civ. V, n° 103.
(8) Cass. soc., 13 avril 2005, n° 03-42.004, Mme Marylène Théret c/ Mme Maryline Vachet, FS-P+B (N° Lexbase : A8759DHU), Bull. civ. V, n° 138 : "il résulte des dispositions combinées de l'article 12 de la Convention collective nationale des salariés du particulier employeur du 24 novembre 1999, étendue par arrêté du 2 mars 2000, et des articles L. 120-1 (N° Lexbase : L5438ACE) et L. 772-2 (N° Lexbase : L8828HWU) du Code du travail que le licenciement du salarié inapte n'est soumis qu'aux dispositions de la convention collective" ; Cass. soc., 30 mai 2007, n° 06-41,749, Mme Françoise Calvin, épouse Berthon, F-D (N° Lexbase : A5188DW3).
(9) La référence à l'"entreprise" se retrouve également dans l'article L. 1226-4 (N° Lexbase : L1011H9C), qui concerne la reprise du paiement du salaire à défaut de licenciement ou de reclassement dans le mois qui suit l'examen de reprise, mais également dans l'article L. 1226-11 (N° Lexbase : L1028H9X), applicable aux inaptitudes d'origine professionnelle.


Décision

Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-45.205, Mme Alice Antunes, épouse Nicolau, F-P+B sur le premier moyen (N° Lexbase : A0465ESZ)

Cassation partielle CPH Armentières, section activités diverses, 28 mars 2008

Textes applicables : dispositions combinées de l'article 12 de la Convention collective nationale des salariés du particulier employeur du 24 novembre 1999 (N° Lexbase : X0711AE3), étendue par arrêté du 2 mars 2000, et des articles L. 1111-1 (N° Lexbase : L0666H9K) et L. 7221-2 (N° Lexbase : L3381H94) du Code du travail

Mots clef : particulier employeur ; dispositions applicables ; reclassement

Lien Encyclopédie : (N° Lexbase : E8641EST)

newsid:384741

Rémunération

[Jurisprudence] Quand la Cour de cassation décompose la famille recomposée...

Réf. : Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-41.949, Mme Valérie Vuagnoux, épouse Demory, FS-P+B (N° Lexbase : A0426ESL)

Lecture: 8 min

N4792BNS

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par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010


La famille du XXIème siècle ressemble de moins en moins à celle qui servit de modèle à l'élaboration du Code civil de 1804. Familles monoparentales et familles recomposées sont venues s'ajouter aux formes plus traditionnelles de famille fondées sur le mariage "pour la vie". Le droit a pourtant, comme toujours pourrait-on dire, un temps de retard sur l'évolution des faits. C'est ce qu'illustre un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 17 février 2010. Dans cette affaire, la Haute juridiction interprète un accord collectif prévoyant des primes familiale et de vacances au profit des salariés chefs de famille (I). En procédant à cette interprétation, la Cour exclut très clairement des majorations de prime au titre des enfants du concubin d'un salarié, se refusant ainsi de consacrer en droit social la famille recomposée (II).



Résumé

L'accord national applicable à l'ensemble du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance, relatif à la classification des emplois et des établissements, du 19 décembre 1985 et le paragraphe II 1.2 du "contrat social" signé par la Caisse d'épargne Languedoc-Roussillon le 17 avril 1991 ne permettent pas le versement des primes familiale et de vacances au salarié du réseau des caisses d'épargne au titre d'enfants de son concubin dont celui-ci n'a pas la garde et pour lesquels il verse une pension alimentaire.

I - La détermination du champ de la famille permettant la majoration d'une prime familiale

  • Les rapports entre famille et droit du travail : le point de vue du législateur

Le droit du travail prend régulièrement en considération la situation familiale d'un salarié pour lui attribuer un certain nombre de droits dont ne bénéficie pas forcément le salarié célibataire.

S'il n'est pas possible, et même d'une certaine manière s'il n'est guère utile, de dresser une liste exhaustive de ces règles prenant en compte la situation familiale du salarié, des illustrations peuvent cependant en être données selon la source qui en tient compte.

Le législateur impose fréquemment la prise en compte de la situation familiale du salarié à l'employeur. Tel est le cas, par exemple, des articles L. 3142-1 (N° Lexbase : L0582H9G) et L. 3142-2 (N° Lexbase : L0583H9H) du Code du travail qui imposent l'octroi au salarié de congés pour événements familiaux (mariage, naissance, décès d'un enfant, d'un conjoint, d'un partenaire pacsé, etc.). Tel est également le cas, par exemple, de la procédure prud'homale, qui permet au salarié d'être assisté à l'audience par "le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin" (1). La définition du travail à domicile prend, elle aussi, en compte la situation de famille du salarié puisque le salarié "travaille soit seul, soit avec son conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité, concubin" (2).

Le législateur a toujours, en matière de droit social, été un précurseur dans la prise en compte de l'évolution des familles françaises. On se souviendra, par exemple, que c'est le Code de la Sécurité sociale qui pris le plus tôt en considération les situations de concubinage pour reconnaître le lien d'ayant droit entre un assuré et son compagnon (3), y compris d'ailleurs quand ce concubinage concernait des homosexuels (4).

  • Les rapports entre famille et droit du travail : le point de vue des partenaires sociaux

Les conventions collectives et les statuts réglementaires des anciennes entreprises publiques ont, elles aussi, souvent pris en considération la famille du salarié, notamment en prévoyant l'existence d'avantages familiaux. Ces primes et avantages, descendants des sursalaires de la fin du XIXème siècle, se sont, par exemple, illustrées au titre de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Ainsi furent mis sur le devant de la scène les avantages familiaux de retraites attribuées aux mères de familles par les statuts des entreprises électriques et gazières (5).

La Convention collective nationale du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance du 19 décembre 1985 est également source de nombreux litiges relatifs à des avantages familiaux. Cette convention, et ses annexes, prévoient l'existence d'une "prime familiale [...] avec une périodicité mensuelle à chaque salarié du réseau chef de famille, qu'il soit marié ou qu'il vive maritalement", cette prime étant également servie aux "salariés divorcés auxquels le jugement de divorce confie la garde des enfants ou impose le paiement d'une pension alimentaire pour pouvoir à leurs besoins".

  • Les rapports entre famille et droit du travail : le point de vue du juge

La Chambre sociale de la Cour de cassation a souvent dû intervenir pour interpréter ces dispositions (6). Elle a, par exemple, été amenée à préciser que cette prime familiale revêtait un caractère forfaitaire, si bien qu'elle devait être servie en son entier aux salariés à temps partiel (7). Elle a également réglé la question de savoir si cette prime familiale devait être réservée aux salariés ayant effectivement les enfants à leur charge et a décidé "qu'il ne résulte pas du texte de l'accord du 19 décembre 1985 que le versement de la prime familiale est réservé aux seuls salariés ayant des enfants à charge" (8). Elle a encore interprété l'accord pour juger que l'avantage conféré au salarié pouvait être limité à un seul salarié si les deux parents étaient salariés du réseau des caisses d'épargne (9).

Si, on le constate, le droit social s'intéresse donc fréquemment aux relations entre travail et famille, il est cependant très rare que la question des familles recomposées soit présentée devant les juridictions du travail, alors même que la situation juridique des beaux-parents fait depuis peu débat (10). C'est pourtant sur ce thème qu'était saisie la Chambre sociale.

  • En l'espèce

Une salariée d'une caisse d'épargne demandait aux juges prud'homaux le versement de primes familiale et de vacances instituées par les articles 16 et 18 de l'accord national applicable à l'ensemble du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance, relatif à la classification des emplois et des établissements, du 19 décembre 1985. Par application de ces textes, la prime familiale doit être versée à tout salarié "chef de famille" selon qu'il est sans enfant ou avec enfant et majorée selon le nombre d'enfants ; la prime de vacances, quant à elle, est versée à chaque salarié du réseau, et majorée de 25 % au moins par enfant à charge.

La salariée fondait cette demande sur le fait que son concubin, père d'enfants d'un premier lit, se voyait imposer le paiement d'une pension alimentaire. Or, selon le paragraphe II 1.2 du "contrat social" signé par la Caisse d'épargne Languedoc-Roussillon le 17 avril 1991, les salariés divorcés, auxquels le jugement de divorce confie la garde des enfants ou impose le paiement d'une pension alimentaire pour pourvoir à leurs besoins, perçoivent également la prime familiale.

La cour d'appel saisie de l'affaire rejetait la demande de la salariée qui se pourvut en cassation. Outre un argument tiré du principe d'égalité de traitement entre les salariés écarté par la Chambre sociale, la salariée se fondait sur les termes très généraux des accords collectifs qui semblaient pouvoir impliquer que le salarié "chef de famille" puisse percevoir des primes majorées pour tout enfant à charge, que cette charge lui incombe personnellement ou qu'elle découle de charges attribuées à son conjoint ou compagnon au titre d'enfants d'un premier lit.

C'était donc clairement sur le concept même de famille que la Chambre sociale était amenée à prendre position : la famille recomposée peut-elle entrer dans le champ de la famille du salarié pour le bénéfice de ces primes ?

La Chambre sociale, par cet arrêt rendu le 17 février 2010, rejette le pourvoi en approuvant purement et simplement l'argumentation des juges du fond (11). La Cour estime en effet que, comme l'ont justement jugé ces derniers, les textes conventionnels "ne permettent pas le versement des primes familiale et de vacances au salarié du réseau des caisses d'épargne au titre d'enfants de son concubin dont celui-ci n'a pas la garde et pour lesquels il verse une pension alimentaire".

II - L'exclusion de la famille recomposée du champ de la famille permettant la majoration d'une prime familiale

  • Une tradition restrictive ancienne de la Chambre sociale

Si, comme nous allons le voir, cette décision nous paraît éminemment critiquable, elle n'en trouve pas moins sa place dans la construction prétorienne de la conception de la famille retenue par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Bien qu'elle ait récemment démontré son attachement au respect de la famille du salarié, notamment en imposant que la clause de mobilité ne porte pas atteinte à la vie personnelle et familiale du salarié (12), elle a toujours plutôt eu l'habitude de prendre des positions réservées sur la structure de la famille.

En effet, la Chambre sociale a toujours été rétive à adopter une position de précurseur en matière d'appréhension de la famille. On se souviendra, par exemple, qu'elle s'était opposée à ce que la personne homosexuelle vivant maritalement avec un assuré social puisse bénéficier de sa couverture sociale en qualité d'ayant droit (13). Le législateur avait dû intervenir pour que cette affiliation du concubin puisse avoir lieu. Il semble qu'un parallèle puisse être tracé entre ces deux solutions.

Comment les interpréter ? Nous ne pouvons pas penser que la Chambre sociale, chambre progressiste par excellence de la Cour de cassation, puisse adopter une telle position par esprit de réaction et de conservatisme. En revanche, il est peut être plus raisonnable de considérer que la Chambre sociale ne s'estime pas habilitée à remodeler le concept de famille. A la rigueur, de tels débats seraient plus adaptés devant la première chambre civile de la Cour de cassation, habituellement en charge du contentieux de la famille. Mieux, c'est certainement le législateur qui devrait prendre position sur la situation des familles recomposées.

  • L'absence de reconnaissance de la famille recomposée : une occasion manquée

Quoi qu'il en soit, la question posée à la Chambre sociale n'était pas une question de droit de la famille relevant de la compétence de la première chambre civile, mais bien une question d'interprétation d'une convention collective. Il nous semble donc que la Cour de cassation aurait, au minimum, pu faire un effort de motivation pour que sa décision soit comprise.

En outre, et surtout, cette décision est critiquable en ce qu'elle refuse de prendre en considération une évolution majeure de notre société. On estime aujourd'hui que 1,2 million d'enfants de moins de 18 ans vivent au sein d'une famille recomposée (14). Ce chiffre est considérable. Les avantages prévus par le législateur ou par les conventions collectives au profit des familles ont pour objet d'améliorer les conditions de vie des familles ayant plusieurs enfants pour lesquelles, cela ne fait pas de doute, les dépenses quotidiennes sont plus importantes. Or, ces dépenses sont rigoureusement les mêmes que la famille réponde aux canons classiques du Code civil ou qu'elle reflète les évolutions des couples d'aujourd'hui. Pour reprendre les termes de l'accord national du 19 décembre 1985, les enfants du concubin vivant sous le toit du salarié sont également "à sa charge".

La solution de la Chambre sociale est peut être encore plus critiquable en ce qu'elle pourrait être interprétée comme prenant, en réalité, une position intermédiaire. En effet, la Cour énonce que le versement de ces primes n'est pas permis au titre d'enfants du concubin de la salariée "dont celui-ci n'a pas la garde et pour lesquels il verse une pension alimentaire". Interprétée a contrario, cette proposition laisse à penser que les primes pourraient être servies ou majorées si le concubin de la salariée avait la garde effective des enfants. Une telle interprétation serait contestable puisque le "contrat social" signé par la Caisse d'épargne Languedoc-Roussillon le 17 avril 1991 permet la perception des primes lorsque le salarié n'a pas la garde des enfants mais qu'il lui incombe de verser une pension alimentaire (15). Quitte à étendre le droit accordé au salarié de toucher cette prime lorsque son concubin détient la garde des enfants, pourquoi alors ne pas l'étendre également à la situation prévue par l'accord dans laquelle le salarié verse une pension alimentaire ?

L'intérêt des pouvoirs publics (16) pour les familles recomposées et pour le "statut du beau-parent" a été vertement critiqué par certains auteurs (17). La famille devrait ressembler aujourd'hui à celle des années 1950. Cette vision de la famille, tout droit tirée des albums illustrés narrant les aventures de la petite Martine, n'a plus place dans notre droit. Il est bien dommage que la Chambre sociale n'ait pas saisi l'occasion de prendre pied avec la réalité !



(1) C. trav., art. R. 1453-1 (N° Lexbase : L0925IAI).
(2) C. trav., art. L. 7412-1 (N° Lexbase : L3488H93).
(3) Loi n° 78-2 du 2 janvier 1978, tendant à la généralisation de la Sécurité sociale.
(4) Loi n° 93-121 du 27 janvier 1993, portant diverses mesures d'ordre social ([LXB=L4101A9R.]). Ce texte a modifié l'article L. 161-14 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L4687ADX). Il permet l'affiliation du concubin homosexuel sur le fondement du rattachement de la personne qui "vit avec" l'assuré social.
(5) Cass. soc., 23 octobre 2007, n° 06-43.329, M. Thierry Gombert, FS-P+B (N° Lexbase : A8589DYR) ; Cass. soc., 18 décembre 2007, n° 06-45.132, Société RATP c/ M. Serge X, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1382D3L) et les obs. de Ch. Radé, Des limites aux mesures tendant à favoriser l'accès des femmes aux carrières, Lexbase Hebdo n° 287 du 10 janvier 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N5941BDE) ; D., 2008, AJ, p. 225, obs. B. Ines.
(6) Cass. soc., 2 décembre 2008, n° 07-44.132, Caisse nationale des caisses d'épargne et de prévoyance (CNCEP), FS-P+B (N° Lexbase : A5319EBM) et les obs. de Ch. Radé, L'interprétation de la convention collective en questions, Lexbase Hebdo n° 331 du 19 décembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N0479BIL).
(7) Cass. soc., 17 juin 2009, n° 08-41.077, Mme Colette Guesne, épouse Lemoine, FS-P+B (N° Lexbase : A3119EID) ; JCP éd. S, 2009, 1402, note M. Del Sol ; Cass. soc., 16 septembre 2009, n° 07-45.606, Mme Cécile Christien, F-D (N° Lexbase : A0949ELQ).
(8) Cass. soc., 30 juin 2009, n° 08-41.463, Caisse d'épargne et de prévoyance d'Ile de France Paris, F-D (N° Lexbase : A5937EIQ).
(9) Cass. soc., 2 décembre 2008, n° 07-44.132, préc..
(10) F. Dekeuwer-Défossez, ss dir., Rénover le droit de la famille, proposition pour un droit adapté aux réalités et aspirations de notre temps, Doc.fr., 1999, p. 88 ; I. Théry, Couple filiation et parenté d'aujourd'hui, Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, O. Jacob, Doc. fr., 1998, p. 208 ; J.-J. Hyest, Rapport sur les nouvelles formes de parentalité et le droit, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, Doc. Sénat 14 juin 2006 ; Le statut du beau-parent par-delà les frontières, Sénat, Etude de législation comparée, LC 196, avril 2009.
(11) "Par motifs propres et adoptés".
(12) S'agissant des clauses de mobilité, v. Cass. soc., 14 octobre 2008, n° 07-40.523, Mme Stéphanie Malagie, épouse Milcent, FS-P+B (N° Lexbase : A8129EAC) ; Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 06-45.562, Mme Noria Derguini, épouse Ouali, FS-P+B (N° Lexbase : A3375ECY).
S'agissant d'autres contentieux prenant en considération la situation familiale du salarié, v. Cass. soc., 5 novembre 2009, n° 08-44.607, Mme Sylvie Negri c/ Société Omnium de gestion et de financement (OGF), F-D (N° Lexbase : A8179EMU) et les obs. de Ch. Radé, Nouvelle avancée pour le droit au respect de la vie personnelle et familiale du salarié, Lexbase Hebdo n° 372 du 19 novembre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N4508BMW) ; Cass. soc., 24 janvier 2007, n° 05-40.639, Mme Sylvie Negri, F-D (N° Lexbase : A6849DTT) et les obs. de Ch. Radé, Le rapprochement de conjoint, nouveau droit fondamental du salarié ?, Lexbase Hebdo n° 256 du 19 avril 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N6681BAP).
(13) Cass. soc., 11 juillet 1989, n° 85-46.008, M. Secher c/ Air-France (N° Lexbase : A3435AAH), concl. Dorwling-Carter, D., 1990, p. 582, note Ph. Malaurie ; JCP éd. G, 1990, II, 21553, note M. Meunier ; RD sanit. soc., 1990, p. 116, M. Harichaux.
(14) Insee Première, n° 1259 - octobre 2009.
(15) Dans le même sens, v. Cass. soc., 30 juin 2009, n° 08-41.463, préc..
(16) Le Président de la République avait annoncé, en 2009, le dépôt au Parlement d'un projet de loi sur le statut du beau-parent. V. Le Monde du 6 mars 2009, Sarkozy annonce la création du "statut du beau-parent". Cette annonce n'a, pour le moment, pas été suivie d'effets.
(17) A. Mirkovic, Statut du "beau-parent" : vivement le retrait d'un texte inutile et nuisible, Dr. famille n° 7, 2009, étude 28 ; Ph. Malaurie, Autorité parentale et droits des tiers : un avant-projet patchwork, JCP éd. G, 2009, act. 167.

Décision

Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-41.949, Mme Valérie Vuagnoux, épouse Demory, FS-P+B (N° Lexbase : A0426ESL)

Rejet, CA Montpellier, ch. soc., 20 février 2008

Textes applicables : accord national applicable à l'ensemble du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance, relatif à la classification des emplois et des établissements, du 19 décembre 1985

Mots-clés : prime familiale ; prime de vacances ; avantages de famille conventionnels ; familles recomposées

Lien base : (N° Lexbase : E0775ETU)

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Impôts locaux

[Chronique] Chronique de fiscalité locale - Mars 2010

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par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne

Le 07 Octobre 2010


La suppression de la taxe professionnelle et son remplacement par la contribution économique territoriale aux termes de la loi de finances pour 2010 marque une modification d'importance pour la fiscalité locale. Néanmoins, en termes de jurisprudence la taxe professionnelle présente toujours un intérêt certain. Ainsi des notions essentielles pour cette imposition sont toujours l'objet de litiges, notamment la distinction entre la création d'établissement et le changement d'exploitant (CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 293476) (I) ou celle des immobilisations dont le redevable a pu disposer pour les besoins de son activité examinée à l'aune de l'article L 80 A du LPF (N° Lexbase : L4634ICM) (CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 311110) (II). Enfin, le Conseil d'Etat s'est, dernièrement, prononcé sur les modalités de détermination de la valeur de l'assiette de la taxe locale d'équipement (CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 286556) (III).

I - L'exploitation autonome n'est pas une condition suffisante pour en déduire qu'il s'agit d'une nouvelle activité : CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 293476, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0257EQL)

Cette décision mentionnée dans les tables du recueil Lebon vient préciser les notions de création d'établissement et de changement d'exploitation en matière de taxe professionnelle. Selon le premier alinéa du I de l'article 1478 du CGI (N° Lexbase : L2817IGG) le principe est l'assujettissement à la taxe du redevable qui exerce son activité au 1er janvier. Cependant il existe des dérogations à ce principe, notamment, en cas de création d'établissement (CGI, art. 1478 II) et de changement d'exploitant (CGI, art. 1478 IV). Ces modalités dérogatoires sont justifiées par le fait que la taxe est calculée sur une base se fondant sur les éléments dont l'entreprise a disposé durant l'année N-2.

Dans le cas de la création d'établissement, la taxe n'est pas due au titre de la première année d'activité. Pour les deux années suivant celle de la création, elle est calculée sur les éléments dont le contribuable a disposé au 31 décembre de l'année de création ajustée pour correspondre à une année complète. L'absence de base de référence pour la première année fonde l'exonération de cette période. Pour les deux années qui suivent, il a été mis en place des règles permettant de calculer la taxe professionnelle, ce que l'application des règles de droit commun ne permettait pas.

S'il s'agit du changement d'exploitant, l'exonération de la taxe professionnelle pour la première année n'a pas lieu d'être. En effet l'assiette sera déterminée, pour l'année pendant laquelle le changement d'exploitant a eu lieu en fonction des éléments dont a disposé l'ancien exploitant en N-2. En revanche, s'appliquent les règles dérogatoires au droit commun pour les deux années suivant celle du changement ; la taxe sera calculée selon les mêmes règles que celles applicables au cas de la création d'établissement.

En l'espèce, cinq sociétés d'assurance avaient constitué, à compter du 1er janvier 1993, un groupement d'intérêt économique auquel elles avaient confié l'ensemble de leurs travaux informatiques. A cette fin, elles lui avaient cédé à titre onéreux l'ensemble des matériels et logiciels, et elles avaient mis à sa disposition les locaux dans lesquels se trouvaient ces matériels ainsi que le personnel en charge des travaux informatiques. Selon le GIE, cette opération constituait une création d'établissement au sens du II de l'article 1478 du CGI. Mais, au terme de deux contrôles portant sur les années 1994 et 1998, l'administration fiscale a considéré que cette opération ressortait de la cession d'établissement. En conséquence les modalités d'imposition au titre de la taxe professionnelle étaient différentes, par application de l'article 1518 B du CGI (N° Lexbase : L2932IGP), l'assiette était constituée par les quatre cinquièmes de la valeur locative retenue pour les biens cédés.

Dans un jugement en date du 2 décembre 2003, le tribunal administratif de Nantes a déchargé le GIE des cotisations supplémentaires au titre des années 1994 et 1998 pour la taxe professionnelle. Le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a fait appel de ce jugement en opérant une substitution de base légale aux termes de laquelle l'opération litigieuse ne constituait pas une cession d'établissement, mais un changement d'exploitant. Dans sa décision du 27 février 2006, la cour administrative d'appel de Nantes (CAA Nantes, 1ère ch., 27 février 2006, n° 04NT00826 N° Lexbase : A9147DPH) a rejeté la demande de l'Etat, en considérant que l'opération en cause était une création d'établissement. Selon la cour administrative d'appel, bien que l'ensemble des moyens de production et le personnel aient fait l'objet d'un transfert au bénéfice du GIE, l'activité en cause était nouvelle. En effet, ces services informatiques, antérieurement à la création d'un GIE, n'étaient pas effectués de manière autonome mais dans le cadre de l'activité d'assurance au titre de laquelle ces sociétés étaient assujetties à la taxe. Ce transfert de l'ensemble des moyens au GIE a eu pour effet la mise en oeuvre d'une activité différente de celle de prestataire informatique pour laquelle il est soumis à la taxe professionnelle. Pour les juges d'appel cette activité différente constitue la création d'un établissement et non un changement d'exploitant.

Cette décision a fait l'objet d'un pourvoi. Le Conseil d'Etat a infirmé la décision de la cour. Le Haut conseil a considéré que les juges d'appel avaient commis une erreur de droit due à une qualification juridique fausse. En effet, l'opération litigieuse ne peut être considérée comme une création d'établissement. L'activité de prestataire informatique qu'elle soit exercée par les différentes sociétés d'assurance dans le cadre d'une gestion directe ou, par la suite, de manière autonome par le GIE, n'a pas changé. Dans les deux cas, il s'agit d'une activité "analogue", le Conseil relève que le transfert du personnel ainsi que des moyens de production implique une identité d'activité et que celle-ci pouvait faire l'objet d'une exploitation autonome. Sur la substitution de base légale, la Haute juridiction a jugé que la garantie d'adéquation procédurale n'a pas été remise en cause et donc qu'elle pouvait être examinée.

Pour savoir s'il existe ou non une nouvelle activité, le juge de l'impôt s'intéresse principalement au critère de la nature des activités en cause. En tant que juge de cassation, la Haute juridiction administrative effectue un contrôle de la qualification juridique de l'appréciation par les juges du fond du caractère nouveau ou non de l'activité. Par cette décision, il s'avère que le Conseil d'Etat n'a pas modifié son contrôle en la matière. En particulier dans une décision ancienne, il avait été déjà jugé que la modification des conditions d'exercice d'une activité ne peut suffire à lui donner un caractère nouveau au sens de l'article 1478 du CGI, si l'activité menée par l'ancien et le nouvel exploitant est identique (1). En l'espèce, l'élément nouveau consiste en la notion d'exploitation autonome développée par les juges d'appel selon lesquels, la transformation d'une activité effectuée par gestion directe en une exploitation autonome impliquait une nouvelle activité et par conséquent la création d'un établissement au sens du I de l'article 1478 du CGI. Le Conseil d'Etat a considéré comme erronée cette interprétation de la notion d'activité nouvelle, il estime que l'activité est "analogue" et donc que la modification des modalités d'exploitation caractérise un changement d'exploitant et non la création d'une nouvelle activité.

II - La mise à disposition à titre gratuit de biens : charges ou immobilisations ? CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 311110, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0350EQZ)

La présente décision est relative à la notion de mise à disposition gratuite de biens entrant dans la base d'imposition de la taxe professionnelle, mais elle n'apporte pas tant d'éléments nouveaux relatifs à ce régime, dont nous retracerons brièvement les différentes péripéties, qu'elle rappelle certaines des modalités applicables dans le cadre de la garantie contre les changements de doctrine administrative.

La mise à disposition peut concerner les distributeurs de boissons, jeux électroniques, présentoirs que les producteurs peuvent fournir aux détaillants. Le régime de mise à disposition de biens à titre gratuit a fortement évolué, la position de l'administration ayant été invalidée par le Conseil d'Etat, celle du Conseil ayant, ensuite, été remise en cause par le législateur. Aux termes de la documentation administrative (2), le redevable de la taxe était le donneur d'ordres car il était susceptible à tout moment de priver le sous-traitant des biens mis gratuitement à sa disposition. Le Conseil d'Etat a remis en cause la doctrine de l'administration, par une décision de principe "SA Fabricauto-Essarauto", en date du 19 avril 2000 (CE Contentieux, 19 avril 2000, n° 172003 N° Lexbase : A5213AYQ), aux termes de laquelle il a considéré que les immobilisations corporelles mises gratuitement à la disposition de leur utilisateur étaient imposables à la taxe professionnelle au nom de ce dernier. Cet arrêt de principe a été confirmé par plusieurs décisions du 25 avril 2003 (CE 9° et 10° s-s-r., 25 avril 2003, trois arrêts, n° 245223 N° Lexbase : A7746BSP, n° 245224 N° Lexbase : A7747BSQ et n° 245225 N° Lexbase : A7748BSR). L'affirmation de cette solution était venue mettre fin à une jurisprudence parfois "impressionniste" de par le flou entourant la notion de disposition pour les besoins de l'activité professionnelle de l'article 1467 du CGI (N° Lexbase : L3016IGS). La Haute juridiction avait fait primer des critères d'ordre économique -l'utilisation matérielle et la finalité de l'opération- sur le critère de la propriété.

Cependant, cette jurisprudence a été rapportée par le législateur qui avait modifié l'article 1469, 3° bis, du CGI (N° Lexbase : L4903ICL). A compter de 2004, les immobilisations corporelles utilisées par une personne qui n'en était ni propriétaire, ni locataire, ni sous-locataire étaient imposées au nom de leur sous-locataire, ou à défaut, de leur locataire, ou à défaut, de leur propriétaire dans l'hypothèse où eux-mêmes étaient assujettis à la taxe.

En l'espèce, il s'agissait de la mise à disposition de distributeurs-doseurs pour les produits d'entretien fournis par la société H.. Cette mise à disposition gratuite était prévue par un contrat aux termes duquel les clients en bénéficiant devaient, en contrepartie, se fournir exclusivement auprès de cette société. La société H. avait comptabilisé les distributeurs-doseurs, ainsi, que la main-d'oeuvre utile à leur installation en tant que charges. Mais, à la suite d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a considéré que ces éléments correspondaient à des immobilisations qui devaient être réintégrées dans les bases imposables de la taxe professionnelle au titre des années 1999 à 2002.

Dans un jugement en date du 12 septembre 2006, le tribunal administratif de Rennes a rejeté la demande de la société tendant à la réduction des cotisations supplémentaires de taxe professionne. Cette solution a été confirmée par un arrêt de la cour administrative de Nantes du 1er octobre 2007 (CAA Nantes, 1ère ch., 1er octobre 2007, n° 06NT01889 N° Lexbase : A6289DZX). Les juges d'appel ont considéré que les distributeurs étaient à la seule disposition des clients de la société requérante et que, dès lors, ils ne pouvaient être compris comme des immobilisations dont cette dernière avait la disposition "pour les besoins de son activité" (CGI, art. 1467 N° Lexbase : L3016IGS). La société H. fondait, aussi, sa demande sur l'application de l'article L 80 A du LPF. Elle se référait à la documentation administrative 6 E-2211 du 10 septembre 1996 indiquant que les immobilisations à prendre en compte dans les bases de la taxe professionnelle "figurent lignes AN et AT de l'imprimé n° 2050" c'est-à-dire la déclaration de résultats pour les entreprises soumises au régime du bénéfice réel. A contrario, si ces immobilisations ne figuraient pas sur cette déclaration, elles n'étaient pas comprises dans la base de la taxe. La cour a réfuté cet argument au motif que la doctrine administrative ne pouvait être interprétée a contrario (3).

Le contribuable s'est pourvu en cassation contre la décision des juges d'appel. Sa demande de décharge n'a pas été accueillie par le Conseil d'Etat. Il indique que les juges du fond n'ont pas fait une application inexacte de l'article L 80 A du LPF. Néanmoins, on peut noter que les juges de cassation n'ont pas repris le motif de l'interprétation faite par a contrario, mais ont fondé leur rejet du pourvoi de la société sur l'absence d'interprétation formelle des deux documentations administratives invoquées. L'interprétation formellement admise doit être impérative et contraignante. Or, qu'il s'agisse de la documentation administrative 6 E-2211 du 10 septembre 1996 relative aux obligations déclaratives des redevables de la taxe professionnelle, elle ne fait qu'énoncer les éléments compris en tant qu'immobilisations mais n'établit en rien des règles en vue de distinguer entre éléments de l'actif immobilisé et dépenses admises en charges. De même s'agissant de la seconde documentation administrative 4 C-221 du 30 octobre 1997 relative à la comptabilisation des frais et charges des entreprises, elle n'admet aucune interprétation formelle dont il pourrait être déduit que la mesure de simplification applicable dans le cadre des BIC le soit aussi en matière de taxe professionnelle. Cette documentation admettait que les entreprises pouvaient prendre en compte au titre de charges immédiatement déductibles le prix des matériels et outillages d'un montant unitaire hors taxe inférieur à 2 500 francs (381 euros).

L'argument de la société requérante fondé sur l'enchaînement de l'interprétation de deux documentations administratives ne peut constituer une interprétation formelle autorisant la mise en oeuvre de la garantie contre les changements de doctrine de l'article L. 80 A du LPF.

III - Détermination des catégories relevant du forfait de la taxe local d'équipement : CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 286556, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0253EQG)

Cette décision porte sur les règles applicables à la détermination de l'assiette de la taxe locale d'équipement. En fonction de cette assiette et par application du barème, la construction est classée dans l'une des catégories mentionnées à l'article 1585 D du CGI (N° Lexbase : L3228IGN). Il faut noter que la définition de l'assiette n'a pas été modifiée, or à notre connaissance, le Conseil d'Etat ne s'était pas encore prononcé sur l'application des règles régissant cette définition. En revanche, le barème tel qu'il applicable à l'espèce a fait l'objet de modifications. En particulier les catégories 5 et 7 dont il est question dans cette affaire ont été modifiées par la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000, dite loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (N° Lexbase : L9087ARY). La 5ème catégorie a été, à nouveau, modifiée par la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement (N° Lexbase : L2466HKK).

M. et Mme D. se sont vu accorder un permis de construire en date du 3 juin 1997 en vue de la construction d'une villa dans la commune de Sainte-Maxime. Le 15 juillet suivant il leur a été demandé au titre de la taxe locale d'équipement et des autres taxes annexes la somme de 32 898 francs (5 015 euros) par la direction départementale de l'équipement du Var. Cette imposition avait été calculée en considérant que la construction, objet du permis de construire, relevait de la 7ème catégorie de l'article 1585 D du CGI modifié depuis. M. et Mme D. ont contesté cette imposition au motif que leur habitation relevait de la 5ème catégorie. L'administration a rejeté leur réclamation. Cependant, par un jugement du 13 janvier 2004, le tribunal administratif de Nice a fait droit à leur demande.

Par application de l'article R. 351-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2998ALM), la cour administrative d'appel de Marseille a transmis les conclusions dont elle était saisie en estimant qu'elles relevaient de la compétence du Conseil d'Etat. La question dont était saisie la Haute juridiction portait sur les modalités de détermination de l'assiette de la taxe. Aux termes du I de l'article 1585 D du CGI, l'assiette de la taxe locale d'équipement est "constituée par la valeur de l'ensemble immobilier comprenant les terrains nécessaires à la construction et les bâtiments dont l'édification doit faire l'objet de l'autorisation de construire". De la définition de cette valeur dépendait le classement dans la 5ème ou la 7ème catégorie qui prenait en compte le montant du prix de vente ou du prix de revient. Pour calculer ce prix, les juges du fond avaient pris en considération le prix du terrain ainsi que celui de la construction, mais de ce total avaient exclu le prix du terrain d'assiette de la construction. De ces modalités de calcul il résultait que le prix de revient de l'habitation était inférieur à celui déterminé par l'article R. 331-68 du Code de la construction et de l'habitat (N° Lexbase : L8614ABN) (4) et, en conséquence, que le logement relevait de la 5ème catégorie.

Le Haut conseil a considéré que les juges du fond en procédant ainsi ont commis une erreur de droit. Pour calculer le prix de la construction du logement neuf, il faut intégrer non seulement le prix de la construction mais aussi celui du terrain d'assiette. Par application de ces modalités, la valeur ainsi déterminée avait pour conséquence de classer dans la 7ème catégorie la construction, ainsi la demande de M. et Mme D. était irrecevable.

Le Conseil a réglé cette affaire au fond par application de l'article L. 821-2 du CJA (N° Lexbase : L3298ALQ). Dès lors, redevenu juge des faits, il indique précisément -chiffres à l'appui- les modalités de calcul applicables pour déterminer le montant global à partir duquel sera défini le prix de revient au mètre carré du logement ; prix en fonction duquel sera déterminé la catégorie dans laquelle il sera classé. Enfin, le Haut conseil n'a pris en compte le prix de la piscine. On peut approcher cette solution de celle indiquée dans une réponse ministérielle (5) selon laquelle les piscines ne sont considérées comme une surface hors oeuvre nette que si elles sont couvertes. En conséquence si la piscine est découverte ou installée dans une pièce du bâtiment d'habitation elle n'est pas prise en compte.


(1) CE Contentieux, 9 juillet 1986, n° 41057 (N° Lexbase : A3900AME), RJF, 10/86, n° 896.
(2) Documentation administrative 6 E-2211 du 10 septembre 1996.
(3) Dans le même sens : CAA Paris, 2e ch., 17 avril 1990, n° 89PA00626 (N° Lexbase : A9510A8Q) ; CAA Bordeaux, 1ère ch., 14 juin 1994, n° 92BX00759 (N° Lexbase : A2683BE4).
(4) Disposition supprimée par le décret n° 2001-911 du 4 octobre 2001 (N° Lexbase : L6237IG4).
(5) QE n° 25724 de M. Merville Denis, JOANQ 6 octobre 2003 p. 7580, min. Equip. Trans. et Log., réponse publ. 8 décembre 2003, p. 9439, 12ème législature (N° Lexbase : L6238IG7).

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