La lettre juridique n°282 du 22 novembre 2007 : Social général

[Jurisprudence] La Cour de cassation et la protection des syndicats dans les conflits collectifs

Réf. : Cass. soc., 14 novembre 2007, n° 06-14.074, Syndicat CGT / La Fédération nationale énergie, FS-D (N° Lexbase : A5867DZC)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

A l'heure où le bras de fer entre le Gouvernement et les syndicats plonge la France dans la paralysie, il n'est pas inutile de s'arrêter quelques instants sur les conditions dans lesquelles la responsabilité civile des syndicats peut être engagée. Le moins que l'on puisse dire est que ces conditions sont extrêmement restrictives (1), comme le confirme un nouvel arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 14 novembre 2007 (2).


Résumé

N'engage pas sa responsabilité civile le syndicat qui se borne à donner des directives pour la journée de grève, alors que les agissements fautifs ont été accomplis après la fin de la grève.

1. Le cadre de la responsabilité civile des syndicats

  • Principes

La responsabilité civile des syndicats dans les conflits collectifs se trouve régie par les dispositions du Code civil, et, singulièrement, par ses articles 1382 et suivants (N° Lexbase : L1488ABQ) (1).

Les conditions posées par la jurisprudence, pour que cette responsabilité soit engagée, ont été dégagées de longue date, et ce de manière extrêmement restrictive, afin de garantir aux syndicats une certaine sérénité à l'occasion de la gestion des conflits collectifs. En 1982, dans deux arrêts "Dubigeon Normandie" et "Trailor", la Cour de cassation a posé deux principes (2).

En premier lieu, un syndicat n'est jamais responsable que de ses propres fautes, et jamais des fautes commises par ses membres (3) ; le principe, dégagé à l'époque dans le cadre de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés, a été dernièrement confirmé sur le fondement de l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil (N° Lexbase : L1490ABS), consacrant un "principe" de responsabilité du fait d'autrui (4). 

En second lieu, la responsabilité du syndicat n'est engagée que s'il a "effectivement participé à des agissements constitutifs d'infractions pénales ou à des faits ne pouvant se rattacher à l'exercice normal du droit de grève" (5). Le rôle de la Cour de cassation a, alors, été de préciser quels étaient ces faits susceptibles de se rattacher, ou de se détacher, de l'exercice normal du droit de grève. La Cour a, par la suite, adopté la formule selon laquelle "la responsabilité civile d'un syndicat, même s'il a soutenu une grève, ne peut être engagée que s'il a activement participé aux actes illicites commis à l'occasion de cette grève ou s'il en a été l'instigateur" (6).

  • Une jurisprudence protectrice des syndicats

La Cour de cassation a toujours refusé de condamner des syndicats pour des actes qu'il n'avait pas formellement incité les salariés à accomplir (7), ou en l'absence de rôle actif (8). Ainsi, n'a pas été considéré comme fautif "le tract [...] qui se borne à protester contre l'expulsion des grévistes [sans] aucune participation du syndicat aux obstacles apportés à la liberté du travail et à la résistance opposée à l'ordonnance d'expulsion" (9). En revanche, le syndicat qui donne des consignes précises aux grévistes engagera sa responsabilité civile (10), qu'il s'agisse d'appeler à déclencher une grève politique (11), de ne pas respecter l'exigence légale du préavis (12), d'exécuter de manière défectueuse leur contrat de travail (13) ou d'ériger des barrages routiers (14).

2. La confirmation des conditions très strictes de mise en cause de la responsabilité civile des syndicats

  • L'affaire

C'est dans ce cadre jurisprudentiel qu'intervient l'arrêt inédit rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 14 novembre 2007.

Dans cette affaire, le syndicat CGT et la Fédération nationale énergie avaient incité les salariés grévistes à procéder à des coupures ciblées d'électricité. La cour d'appel de Versailles avait fait droit aux demandes en réparation engagées par la direction d'EDF et condamné in solidum les deux syndicats à lui payer une somme correspondant aux frais d'intervention de remise en gaz et en électricité, après avoir relevé, d'une part, que, si les syndicats reconnaissent avoir appelé les agents grévistes à effectuer diverses actions, dont des coupures sur les réseaux de gaz et d'électricité, la preuve n'est pas rapportée qu'ils leur ont demandé d'effectuer de tels actes durant la nuit en dehors des périodes de grève, la faute invoquée à leur encontre n'étant pas démontrée et, d'autre part, que les coupures sauvages perpétrées dans la nuit s'analysaient comme des actes illicites, la responsabilité des syndicats devant être, dès lors, retenue pour avoir incité, en donnant des directives, à l'accomplissement des faits fautifs.

C'est cet arrêt qui se trouve ici cassé sans renvoi, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérant, au visa de l'article 1382 du Code civil, "qu'il résultait de ses propres constatations que le syndicat s'était borné à donner des directives pour la journée de grève et que les agissements fautifs avaient été accomplis après la fin de la grève".

  • Une solution discutable

Le moins que l'on puisse dire de cette décision est qu'elle s'inscrit délibérément dans un courant visant à protéger, autant que possible, l'exercice du droit syndical, singulièrement à l'occasion des conflits collectifs (15).

Même si le syndicat avait formellement donné des consignes aux grévistes pendant la durée des arrêts de travail, il ne faisait guère de doute que ces derniers avaient trouvé dans ces consignes syndicales la légitimité nécessaire pour procéder aux coupures illicites, le fait que celles-ci aient été opérées de nuit, à un moment où les salariés étaient censés être rentrés paisiblement chez eux, ne semblant pas de nature à atténuer l'implication des syndicats dans ces actes répréhensibles.

La référence à la notion juridique de grève, qui postule que les salariés soient sur leur temps de travail effectif (16), semblait écarter les actes commis sur le temps de repos des salariés, dont la nuit faisait ici partie. Mais, cette distinction entre grève et conflit masque, bien entendu volontairement, la mission réelle des syndicats qui est de guider le comportement des salariés pendant l'intégralité du conflit, dont la grève n'est que l'une des manifestations juridiques possibles. Il est, d'ailleurs, paradoxal que les syndicats, qui revendiquent généralement la paternité des conflits dans les entreprises, singulièrement lorsqu'elles gèrent un service public, minimisent avec une telle humilité l'influence qu'ils exercent réellement sur les salariés dès que certains d'entre eux commettent des exactions.

Dans ces conditions, on comprendra que la mise en cause de la responsabilité civile des syndicats, et plus généralement des grévistes, n'apparaisse pas comme un véritable outil de règlement des conflits collectifs qui doivent se dénouer dans le dialogue, et pas dans les palais de justice. La Cour européenne des droits de l'Homme a, d'ailleurs, dernièrement, statué autrement en affirmant "que l'engagement de la responsabilité civile" de grévistes défendant pacifiquement leurs conditions de travail n'était pas "nécessaire dans une société démocratique" (17).


(1) Sur ce sujet, notre ouvrage Droit du travail et responsabilité civile, LGDJ - Bibliothèque de droit privé, n° 282, préface J. Hauser, 1997.
(2) Cass. soc., 9 novembre 1982, n° 80-16.929, Société Dubigeon Normandie c/ Syndicat CGT de Dubigeon-Normandie, Syndicat CGT des Métaux de Nantes Le Floch, Union des syndicats des Métaux de Nantes Syndicat CFDT, Guihenneuf, Milpi, publié (N° Lexbase : A1596ABQ) ; Cass. soc., 9 novembre 1982, n° 80-13.958, Syndicat CGT Usine Trailor de Lunéville c/ Dame Abadie, Ancel, Arnaudo, Bachmann, Badina, Baillet, Baland, Bataillon, Bérard, Berg, Blaise et autres (N° Lexbase : A8144AYB) ; JCP éd. G, 1983, II, 19995, concl. Gauthier ; Dr. soc. 1983, p. 175 et s., chron. J. Savatier.
(3) Cass. soc., 9 novembre 1982, Dubigeon-Normandie, préc..
(4) Cass. civ. 2, 26 octobre 2006, n° 04-11.665, Société Supermarchés Match, FS-P +B (N° Lexbase : A0232DSE) ; lire nos obs., Les syndicats ne sont pas responsables de leurs membres, Lexbase Hebdo n° 237 du 23 novembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N5312ALC).
(5) Cass. soc., 9 novembre 1982, Trailor, préc..
(6) Cass. soc., 29 janvier 2003, n° 00-22.290, Union départementale CGT de la Sarthe c/ Société ambulances Mancelles, FS-D (N° Lexbase : A8388A4G).
(7) Cass. soc., 26 juillet 1984, n° 82-14.355, Bez, Faverjon, Polge, Perrodon c/ Ets économiques du Casino Guichard Perrachon et Cie, publié (N° Lexbase : A0278AAK) : "Attendu que la responsabilité d'un syndicat dans les agissements illicites commis par des grévistes ne peut être retenue que si ses dirigeants ont incité ceux-ci à les commettre ; que l'arrêt attaqué, qui s'est borné à relever que le syndicat avait été l'organisateur de la manifestation, n'a pas constaté que ses représentants eussent incité les grévistes rassemblés devant le siège de la société à se rendre à Monthieu pour y bloquer les accès du supermarché".
(8) Cass. soc., 21 janvier 1987, n° 85-13.295, Union départementale des syndicats confédérés des Landes CGT et c/ Société escourcoise des bois, publié (N° Lexbase : A6445AAX) : "Pour déclarer l'Union départementale des syndicats des Landes responsable avec MM D. et P. des dommages causés à la société Escobois du fait de la grève, l'arrêt s'est borné à relever que la responsabilité de ce syndicat était inséparable de celle de MM D. et P. qui étaient ses mandataires ; attendu cependant que la responsabilité de l'Union des syndicats ne pouvait être engagée du seul fait de la qualité de mandataire des deux délégués syndicaux qui avaient exercé individuellement le droit de grève ; qu'en statuant ainsi, sans constater la participation effective de ce syndicat aux agissements abusifs constatés, la cour d'appel a violé le texte susvisé" ; Cass. soc., 23 juin 1988, n° 86-12.327, SA Sapro c/ Mme Charbelet et autre, inédit (N° Lexbase : A1510ABK) : "Mais attendu, qu'après avoir énoncé qu'un syndicat, même s'il a appelé à la grève, ne peut être automatiquement tenu pour responsable des dommages causés par des actes abusifs, les juges du second degré ont constaté qu'outre l'existence de tracts soutenant la grève, il n'était reproché au permanent de l'union locale CFDT que le fait de s'être trouvé présent, alors que le personnel en grève faisait obstacle au chargement de camions ; qu'ils ont pu dès lors retenir que ce comportement exclusivement passif ne permettait pas de rechercher la responsabilité du syndicat".
(9) Cass. soc., 17 juillet 1990, n° 87-20.055, Syndicat des ouvriers et employés raffineurs de sucre de Marseille c/ Société Générale Sucrière, publié (N° Lexbase : A1405AAB) : "En se bornant à constater que les syndicats eux-mêmes avaient été les instigateurs de l'occupation de l'entreprise, sans constater que les organisations syndicales avaient, par instructions ou par tout autre moyen, été à l'origine des actes illicites commis au cours de cette occupation, notamment de la fermeture des portes de l'usine et de l'entrave apportée à la liberté du travail, la cour d'appel a violé le texte susvisé".
(10) Cass. soc., 30 janvier 1991, n° 89-17.332, Syndicat CGT des papeteries de Mauduit et autres c/ Société Les Papeteries de Mauduit, société anonyme (N° Lexbase : A1619AA9) : "Les juges du fond ont relevé que les entraves au libre accès de l'entreprise et à la liberté du travail avaient été effectuées sur les instructions du syndicat, qui a ainsi engagé sa responsabilité" ; Cass. soc., 26 janvier 2000, n° 97-15.291, Syndicat CGT du Centre EDF-GDF de Corse et autre c/ Electricité de France Gaz de France (EDF-GDF), publié (N° Lexbase : A4723AGZ) : "Les juges du fond, après avoir constaté que les syndicats avaient été constamment les instigateurs et les organisateurs de ce mouvement et qu'ils en avaient assuré la maîtrise et la poursuite, en incitant par des directives l'accomplissement des actes fautifs par les agents qui participaient au mouvement, ont justement retenu la responsabilité de ces syndicats" ; Cass. soc., 29 janvier 2003, préc..
(11) Cass. soc., 23 mars 1953, n° 53-01.398, Grenier c/ SNCF, publié (N° Lexbase : A6681CIB) ; JCP éd. G., 1953, II, 7709, note H. Delpech ; D. 1954, p. 89, note G. Levasseur.
(12) Cass. soc., 25 octobre 1979, n° 78-13.528, Société Uta c/ Syndicat national du personnel navigant commercial SNPNC, publié (N° Lexbase : A1629ABX) ; D. 1980, p. 313, note H. Sinay.
(13) Cass. soc. 16 janvier 1985, JCP éd. E, 1986, I, 15146, p. 53, n° 15, obs. B. Teyssié : le syndicat appelait à faire grève le 1er mai, jour que l'employeur avait refusé d'accorder comme congé (hypothèse d'"autosatisfaction" des revendications).
(14) Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 04-16.114, Fédération nationale des transporteurs routiers -FNTR- c/ Société Entrepôt pétrolier de la Gironde -EPG- société par actions simplifiée, FS-P (N° Lexbase : A3427DMU).
(15) Cass. civ. 2, 26 octobre 2006, préc..
(16) Cass. soc., 18 décembre 2001, n° 01-41.036, Société Renault c/ M. Daniel Abdoune, F-P (N° Lexbase : A7055AXL) ; Bull. civ. V, n° 387 : "c'est à bon droit que le juge des référés, écartant la référence à une grève, qui ne peut concerner qu'une période de travail effectif, a condamné l'employeur à verser à titre de provision la somme indûment retenue".
(17) CEDH, 17 juillet 2007, Req. n° 74611/01, Satilmis et autres c/ Turquie (N° Lexbase : A0581DY8) (violation de l'article 11 de la CESDH N° Lexbase : L4744AQR) ; lire les obs. de S. Tournaux, L'évolution de l'action collective des salariés sous l'influence de la Cour européenne des droits de l'Homme, Lexbase Hebdo n° 272 du 13 septembre 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N2733BC9).
Décision

Cass. soc., 14 novembre 2007, n° 06-14.074, Syndicat CGT / La Fédération nationale énergie, FS-D (N° Lexbase : A5867DZC)

Cassation sans renvoi (CA Versailles, 1ère chambre civile, 7 février 2006)

Texte visé : C. civ., art. 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ)

Mots-clefs : conflits collectifs ; syndicats ; responsabilité civile.

Lien bases :

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