La lettre juridique n°265 du 21 juin 2007 : Fiscalité des particuliers

[Chronique] Droits de succession : anatomie d'une mort annoncée

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N4081BBR

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la rédaction

le 07 Octobre 2010

Agen, juin 2006, Nicolas Sarkozy souhaitait "que chacun puisse transmettre à ses enfants sans aucun droit de succession le patrimoine constitué tout au long d'une vie de travail". Cinq mois plus tard, à Saint-Etienne, il ciblait seulement "les patrimoines petits et moyens". Enfin, dans son projet présidentiel, il affirmait : "je supprimerai les droits de donation et de succession pour que les familles, à l'exception des plus riches, puissent transmettre librement le fruit du travail de toute leur vie à leurs enfants". La controverse était, dès lors, relancée : quid de la suppression des droits de succession, arlésienne s'il en est, après celle miroitée de l'impôt de solidarité sur la fortune ? Sans s'attacher, ici, à l'impact économique de la suppression de l'impôt sur les successions, nous nous intéresserons plus volontiers à sa raison d'être et aux raisons profondes de le supprimer : en quoi supprimer les droits de succession (ou quasi les supprimer) emporte-t-il une symbolique si puissante dans l'inconscient collectif, qu'il en irait de la consécration de l'abandon d'une solidarité intergénérationnelle collective au profit d'une solidarité directe, et en filigrane de l'abandon d'un acquis révolutionnaire au profit d'un autre ?

Rappel historique : naissance tardive d'un "impôt de solidarité sur la fortune"... avant l'heure

Contrairement à la plupart des impôts structurant les finances publiques des Etats occidentaux, les droits de succession ou "taxes sur la mort" sont d'une conception relativement récente. S'en approchant au mieux, en ce que l'impôt sur les successions est un impôt dit "sur le capital", la Chine du VIIIème siècle avant J-C connaissait déjà l'impôt foncier payé en nature et assis sur la superficie des terres. Le klarag mésopotamien était un prélèvement sur la récolte (impôt sur le revenu), mais assis selon la fertilité de la terre (corrigé donc par la valeur du capital). L'Egypte antique avait, certes, instauré l'enkyklion ou droit de mutation sur le transfert de propriété, mais rien qui ne s'apparente, de près ou de loin, à un droit de succession. L'empire romain, pas plus que l'occident médiéval, ne connaîtront un tel besoin d'imposer spécifiquement le patrimoine au moment de sa transmission à cause de mort. Et à vrai dire, offrandes en holocauste, offrandes en oblation, ou offrandes de communion, les préceptes même de la Bible (Lévitique 1, 2 et 3) commandent l'impôt "sacrificiel", versé à l'Etat théocratique, des vivants pour le salut des morts, plus que "à cause de mort" pour le salut des vivants !

En fait, les droits de succession naissent, en France, et en toute cohérence, avec la Révolution française. D'abord, la suppression des privilèges d'ordre et de classe (la nuit du 4 août), et la volonté de taxer les citoyens selon "les signes extérieurs de richesse" animent l'esprit des révolutionnaires. N'oublions pas que le système d'impôts directs, dit des "quatre vieilles", avait comme ligne directrice la recherche de ces signes extérieurs permettant, aux yeux des révolutionnaires, de lever l'arbitraire dans le calcul de l'assiette de l'impôt (cf. la contribution des portes et fenêtres). Mais, à la différence de la contribution foncière des physiocrates assise, d'ores et déjà, sur le produit net de la terre, les droits de succession se réclamaient plus volontiers des droits d'enregistrement et de timbre, apparaissant comme la rétribution d'un acte authentique garantissant la sécurité juridique. C'est, sans doute, pour cette raison que son taux proportionnel n'était que de 1 % en ligne directe s'appliquant à toutes les transmissions, quel que soit leur montant !

Aussi, il faut attendre la loi du 25 février 1901 pour que l'impôt sur les successions adopte son essence actuelle : c'est-à-dire, non plus une taxe patrimoniale assimilée à une redevance de service public et ministériel, mais un impôt de répartition sociale, un instrument de la solidarité nationale. L'idée n'est pas neuve : la Convention jacobine entendait, déjà, réduire les inégalités sociales au moyen de l'impôt (il ne s'agissait déjà plus d'assurer, seulement, le bon fonctionnement de l'Etat). Mais, la France n'est pas l'Angleterre et les physiocrates majoritaires ne sont pas d'esprit Lockéen. La sacralisation du droit de propriété, au travers de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (DDHC) notamment, empêche le développement rapide d'un impôt sur le capital ; le "programme des enragés" montagnards est rapidement abandonné.

Finalement, c'est parce que le XIXème siècle a su apprécier le pouvoir instrumental de l'impôt que l'idée de la progressivité s'est développée dans les esprits. Mais, ne nous y trompons pas : l'impôt du XIXème siècle est, avant tout, un impôt "qui stimule le désir de mettre une fraction du revenu de côté, afin d'inciter à la productivité et à ne pas payer d'impôt supplémentaire parce qu'on développe ses affaires". C'est toute la théorie des classiques Smith, Say et Bastiat, qui est reprise à son compte par l'Etat fiscal "bourgeois". Aussi, c'est parce que la classe dirigeante redoutait les révoltes et crises sociales que l'idée d'un impôt sur le capital plus équitable s'est développée, appuyée, en cela, par l'émergence du communisme d'Engels, pour lequel la limitation de la propriété privée supposait des impôts progressifs, de forts impôts sur les successions, avec une suppression du droit de succession en ligne collatérale (frères, neveux, etc., etc.,), et des emprunts forcés (Principes du communisme).

Le symbole le plus criant de ce courant de pensée est l'impôt progressif sur les revenus de Joseph Caillaux, institué en 1914. Pourtant, le premier impôt progressif existait bel et bien depuis 1901 : les droits de succession dont le taux pouvait être porté à 2,5 %, et atteignait 40 % en ligne directe, en 1920. C'est en 1956 qu'est introduit le principe d'un abattement forfaitaire. La loi de 1959 réduisit le taux supérieur à 15 % en ligne directe et créa des abattements supplémentaires pour les conjoints et les enfants. En 1983, le taux marginal était remonté à 40 % (sur la fraction dépassant 11,2 millions de francs, soit 1 707 429 euros).

Le catéchisme révolutionnaire avait triomphé : "L'égalité et la justice réclament uniquement : une organisation de la société telle que tout individu humain naissant à la vie y trouve, en tant que cela dépendra non de la nature mais de la société, des moyens égaux pour le développement de son enfance et de son adolescence jusqu'à l'âge de sa virilité, pour son éducation et pour son instruction d'abord, et plus tard pour l'exercice des forces différentes que la nature aura mises en chacun pour le travail. Cette égalité de point de départ, que la justice réclame pour chacun, sera impossible tant qu'existera le droit de succession. La justice, autant que la dignité humaine exigent que chacun soit uniquement le fils de ses oeuvres [...] Abolition du droit d'héritage. - Tant que ce droit existera la différence héréditaire des classes, des positions, des fortunes, l'inégalité sociale en un mot et le privilège subsisteront sinon en droit, du moins en fait" (Michel Bakounine).

Rappel juridique : bien appréhender les droits des successions en 2007

Aujourd'hui, et aux termes de l'article 750 ter du CGI (N° Lexbase : L8087HL4), les droits de succession sont dus à la suite d'un décès, selon les règles de la dévolution légale, de dispositions testamentaires ou de donation à cause de mort. Les droits de succession frappent donc toutes les transmissions de biens qui s'effectuent à l'occasion du décès, c'est-à-dire celles qui résultent :

- de la dévolution légale (successions ab intestat) ;

- de dispositions testamentaires (legs universel, legs à titre universel ou à titre particulier) ;

- de donations à cause de mort, dont la réalisation est subordonnée au décès du donateur (donations éventuelles, donations de biens à venir ou institutions contractuelles, donations cumulatives de biens présents et à venir) (C. civ., art. 1082 N° Lexbase : L0247HPT, 1084 N° Lexbase : L0249HPW et 1093 N° Lexbase : L0258HPA).

- d'une clause de tontine insérée dans un contrat d'acquisition en commun.

En revanche, les droits de succession ne sont pas dus :

- sur les biens de la communauté recueillis par l'époux survivant, en vertu d'une convention de mariage (communauté universelle notamment) ;

- sur la pension alimentaire que l'époux survivant peut demander à la succession de son conjoint ;

- sur la réunion de l'usufruit à la nue-propriété par le décès de l'usufruitier ;

- sous réserve des dispositions de l'article 757 B du CGI (N° Lexbase : L8111HLY), sur les sommes stipulées payables lors du décès de l'assuré à un bénéficiaire déterminé (assurance-vie) ;

- et pour les successions ouvertes entre le 23 janvier 2002 et le 31 décembre 2010, sur les immeubles et droits immobiliers situés en Corse (CGI, art. 1135 bis N° Lexbase : L9791HL9). Toutefois, cette exonération concerne uniquement les biens pour lesquels le droit de propriété du défunt n'a pas été constaté antérieurement à son décès par un acte régulièrement transcrit et publié et sous réserve du respect des conditions de l'article 641 bis du CGI (N° Lexbase : L7674HLS).

Enfin, sont exonérées de droits de mutation par décès les personnes dispensées de dépôt de déclaration de succession.

Pour les successions en ligne directe et entre époux, ouvertes à compter du 1er janvier 2002, il est effectué un abattement de 76 000 euros sur la part du conjoint survivant (CGI, art. 779-I N° Lexbase : L4716HWL). Par ailleurs, il est effectué un abattement de 50 000 euros sur la part de chacun des ascendants et sur la part de chacun des enfants vivants ou représentés. Pour la perception des droits de succession, il est effectué un abattement de 57 000 euros sur la part du partenaire lié au donateur ou au testateur par un pacte civil de solidarité. Enfin, un abattement de 57 000 euros est effectué sur la part recueillie par chaque frère ou soeur du défunt, sous réserve :

- qu'au moment du décès, ce frère ou cette soeur soit célibataire, veuf, divorcé ou séparé de corps ;

- qu'il soit, au moment de l'ouverture de la succession, âgé de plus de 50 ans, ou atteint d'une infirmité le mettant dans l'impossibilité de subvenir par son travail aux nécessités de l'existence ;

- qu'il ait été constamment domicilié avec le défunt pendant les cinq années ayant précédé le décès.

Chaque part successorale supporte les droits de mutation suivant des taux progressifs (CGI, art. 777 N° Lexbase : L8165HLY) :

-Tarif des droits applicables en ligne directe

  • N'excédant pas 7 600 euros : 5 %
  • Comprise entre 7 600 et 11 400 euros : 10 %
  • Comprise entre 11 400 euros et 15 000 euros : 15 %
  • Comprise entre 15 000 euros et 520 000 euros : 20 %
  • Comprise entre 520 000 euros et 850 000 euros : 30 %
  • Comprise entre 850 000 euros et 1 700 000 euros : 35 %
  • Au-delà de 1 700 000 euros : 40 %

- Tarif des droits applicables entre époux

  • N'excédant pas 7 600 euros : 5 %
  • Comprise entre 7 600 et 15 000 euros : 10 %
  • Comprise entre 15 000 euros et 30 000 euros : 15 %
  • Comprise entre 30 000 euros et 520 000 euros : 20 %
  • Comprise entre 520 000 euros et 850 000 euros : 30 %
  • Comprise entre 850 000 euros et 1 700 000 euros : 35 %
  • Au-delà de 1 700 000 euros : 40 %

- Tarif des droits applicables entre partenaires d'un PACS

  • N'excédant pas 15 000 euros : 40 %
  • Excédant 15 000 euros : 50 %

- Tarif des droits applicables entre frères et soeurs

  • N'excédant pas 23 000 euros : 35 %
  • Supérieure à 23 000 euros : 45 %

- Autres successions

  • Entre parents jusqu'au quatrième degré inclusivement : 55 %
  • Entre parents au-delà du quatrième degré et entre personnes non parentes : 60 %

Sociologie actuelle de l'impôt sur les successions

Globalement, les abolitionnistes estiment que l'impôt sur les successions participe du carcan qui emprisonne la productivité et la croissance française ; et ce d'autant plus volontiers dans une économie mondialisée. Et psychologiquement, il s'agirait d'enlever la chape de plomb qui couvre le "résultat d'une vie de travail" : l'impôt sur le patrimoine à cause de mort. C'est pourquoi, outre la réduction d'impôt sur les intérêts d'emprunt afférent à une acquisition immobilière, la réforme des droits de succession (suppression ou limitation en vue d'exonérer 95 % des Français (ou plutôt 95 % des successions) est, également, attendue par l'opinion publique, dès cet été. En effet, l'opinion publique est, majoritairement (69 % des sondés selon une enquête BVA de septembre 2006), favorable à la suppression de cet impôt, alors que seul le tiers des sondés serait favorable à celle de l'ISF. Le consentement à l'impôt si cher à l'article 14 de la DDHC (N° Lexbase : L1361A9B) ne fait plus recette sur le dos de la mort !

Et pourtant, on hérite en moyenne d'un peu moins de 30 000 euros (50 % des successions sont d'un montant inférieur à 50 000 euros) ! Sommes allègrement couvertes par les différents abattements déjà en vigueur. Sur les 528 000 décès annuels, seulement 350 000 ouvrent droit à une succession. 86 % des successions sont d'un montant inférieur à 150 000 euros. Les 14 % restant représentent 55 % du patrimoine global transmis par les Français. Pour reprendre l'argumentaire des anti-abolitionnistes, seuls 10 % des héritiers (donc la fourchette des 86 à 95 % des successions non exonérées) profiteraient donc de ce "cadeau fiscal".

S'agit-il, alors, de crisper les tenants de l'impôt sur le patrimoine, pour favoriser, somme toute, moins de 35 000 héritiers-contribuables par an ? En réalité, l'enjeu serait tout autre : il s'agit de déboulonner la stature symbolique que revêt l'impôt sur les successions. Autrement dit, il s'agirait d'adresser un message lui aussi symbolique, aux termes duquel le patrimoine acquis au long d'une vie, ayant déjà subi l'impôt, sera exonéré, dans une large mesure, de taxation lors de sa transmission à ses proches.

Proposition en cours d'examen

L'article 4 du projet de loi soumis au Conseil d'Etat emporte, non pas la suppression formelle des droits de succession, mais une suppression des droits en cas de succession au profit du conjoint survivant ou du partenaire d'un Pacs (CGI, art. 796-0 bis nouveau), ainsi qu'un abattement important : 150 000 euros sur la part de chacun des ascendants ou descendant (enfants vivants ou représentés par suite de prédécès ou de renonciation) (CGI, art. 779 nouveau). Enfin, l'abattement de 5 000 euros applicable actuellement sur la part de chacun des frères ou soeurs vivants ou représentés par suite de prédécès ou de renonciation serait porté à 15 000 euros.

De facto, compte tenu de sa sociologie évoquée plus haut, cet impôt ne serait plus qu'une coquille vide qui toucherait moins de 5 % des successions. Alors, pourquoi le conserver ? Pourquoi ne pas le supprimer tout simplement (il serait intéressant d'examiner à terme le rendement [masse recouvrée/frais de recouvrement] de ce futur impôt sur les successions).

De la liberté de propriété commandant la prohibition des droits de succession...

Aux origines du monde libéral, on a pu lire, en son temps, que "tout impôt doit nécessairement atteindre le capital ou le revenu. S il frappe le capital, il diminue proportionnellement le fonds dont l'importance règle le développement que peut recevoir l'industrie d'un pays [...]. Le désir que tout homme a de maintenir son rang dans le monde, et de conserver intacte sa fortune, fait que la plupart des impôts sont payés par le revenu, qu'ils se trouvent, d'ailleurs, assis sur les capitaux ou sur les revenus. Par conséquent, à mesure que les impôts augmentent, ainsi que les dépenses du Gouvernement, la dépense annuelle de la nation doit diminuer, à moins que le peuple ne puisse augmenter son capital et son revenu dans les mêmes proportions. Il est de l'intérêt de tout Gouvernement d encourager cette disposition dans le peuple, et de ne jamais lever des impôts qui atteignent inévitablement les capitaux ; car on attaque ainsi le fonds destiné à l'entretien de l industrie, et on diminue par conséquent la production future du pays" (David Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt).

Adam Smith avait précédé le pas : "Tous les impôts établis sur des mutations de toute espèce de propriété, en tant qu'ils diminuent la valeur capitale de cette propriété, tendent à diminuer le fonds destiné à l'entretien du travail productif ; tous sont plus ou moins des impôts dissipateurs qui augmentent le revenu du souverain : or, le souverain entretient généralement des travailleurs improductifs aux dépens du capital du peuple, qui n'entretient, lui, jamais que des ouvriers productifs".

"Ils empêchent encore le capital national de se distribuer de la manière la plus avantageuse pour la société. Ces sortes d impôts sont d'une perception aisée, et bien des personnes paraissent croire que cela compense jusqu'à un certain point les mauvais effets qu'ils produisent" reprenait Ricardo.

Enfin, pour Jean-Baptiste Say, à la question "Avec quoi les particuliers paient-ils l'impôt quand leurs revenus ne suffisent pas à leurs dépenses et à cette charge ? Avec une partie de leurs capitaux ; ce qui attaque une des sources de la production. Ce malheur arrive surtout dans les pays où l'impôt est excessif ; et s'il n'entraîne pas le déclin total du pays, c'est parce que les accumulations faites par certains particuliers balancent ou surpassent la déperdition éprouvée par certains capitaux" (Catéchisme d'économie politique).

Les critiques des premiers libéraux sur l'impôt sur le capital sont sévères ! Elles contrastent avec la doctrine de l'Eglise catholique, plus soucieuse de la solidarité.

... au consentement à l'impôt progressif sur le capital d'essence divine et non plus seulement populaire (et universel) !

Tout d'abord neutre sur le plan fiscal, la doctrine de l'Eglise s'est peu à peu prononcée en faveur de l'impôt chantre de la redistribution sociale et des solidarités.

Le Catéchisme de l'Eglise catholique prône que la soumission à l'autorité et la coresponsabilité du bien commun exigent moralement le paiement des impôts, l'exercice du droit de vote, la défense du pays : "Rendez à tous ce qui leur est dû : à qui l'impôt, l'impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l'honneur, l'honneur" (Rom. 13, 7).

A l'époque moderne, comme le rappelait le Cardinal Lustiger lors du Congrès du Laïcat catholique à Rome en novembre 2000, il reste de cette situation la division entre le temporel et le spirituel dont le fondement scripturaire est cherché dans la parole de Jésus au sujet de l'impôt : "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu".

Mais, le Conseil pontifical "justice et paix" (compendium de la doctrine sociale de l'Eglise) va bien plus loin. "Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique : l'objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité". "Les finances publiques s'orientent vers le bien commun quand elles s'en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité ; rationalité et équité dans l'imposition des contributions ; rigueur et intégrité dans l'administration et dans la destination des ressources publiques. Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l'égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources".

Enfin, "l'emploi est certainement un défi majeur de la vie internationale. Il suppose une saine répartition du travail et la solidarité entre toutes les personnes en âge de travailler et aptes à le faire. Dans cet esprit, il n'est pas normal que des catégories professionnelles aient avant tout le souci de préserver des avantages acquis, ce qui ne peut qu'avoir des répercussions néfastes sur l'emploi au sein d'une nation. En outre, l'organisation parallèle du travail au noir lèse gravement l'économie d'un pays, car elle constitue un refus de participer à la vie nationale par les contributions sociales et par l'impôt ; de même, elle place des travailleurs, en particulier des femmes et des enfants, dans une situation incontrôlable et inacceptable de soumission et de servilité, non seulement dans les pays pauvres mais aussi dans les pays industrialisés. Il est du devoir des Autorités de faire en sorte que, au regard de l'emploi et du Code du travail, tous aient les mêmes possibilités" (Discours du Saint-Père à la Plénière de l'Académie pontificale des sciences sociales, 6 mars 1999).

L'Eglise adoube donc bien l'idée d'un impôt équitable de répartition sociale sur le capital et n'exclue pas, dans ses textes, un impôt à cause de mort, malgré l'appréhension délicate de l'événement aux yeux de la religion. Coïncidence : l'année de la laïcisation de l'Etat, verrait la consécration d'un impôt au service de la solidarité approuvée par les canons même de l'Eglise.

La suppression des droits de succession : ni libérale, ni théologique...

Voir dans cette suppression ou ce fort allègement annoncé la simple reprise, au goût du jour, des théories économistes classiques ou libérales serait erroné.

Partout décriés, les droits de succession s'imposent paradoxalement comme l'impôt du futur, alors que se profile le transfert de propriété le plus important de l'histoire (capital important des seniors constitué à la suite des Trente Glorieuses et augmentation des prix de l'immobilier conjuguée = rendement progressif assuré dans les années à venir). Avec la suppression des droits de succession, les tenants libéraux d'un désendettement de l'Etat en seraient pour leurs frais (aujourd'hui de 7 milliards d'euros, par an).

Par ailleurs, qui sait qu'aux Etats-Unis, ce sont les plus libéraux qui se dressent contre l'abolition de l'impôt sur les successions. Une centaine de milliardaires, dont George Soros, Warren Buffett, les héritiers Rockefeller ou encore le père de Bill Gates, pressaient George Bush de continuer à prélever l'impôt sur les successions. "Derrière ce cocasse Please tax me', un message plus sérieux : l'Amérique encourage l'enrichissement... mais en vertu du talent, non du lien héréditaire. Le rêve américain repose sur le désir de bâtir une fortune sur une terre vierge. Pas vraiment sur la gestion d'un viager. En fait, les vrais libéraux sont pour les droits de succession, les conservateurs, contre, explique Jean-Pierre Petit, directeur de la recherche économique à Exane BNP Paribas" (Franck Dedieu, Droits de succession : les pièges de l'abolition, L'Expansion du 27 septembre 2006).

Enfin, "exonérer totalement, c'est prendre le risque de voir les richesses se concentrer entre les mains des plus vieux. De muséifier le patrimoine", s'inquiétait le sénateur UMP Alain Lambert, ancien ministre du Budget.

La suppression de l'impôt sur les successions ne serait donc pas véritablement, d'essence libérale.

... mais l'application du principe de réalité ?

En matière fiscale, chacun sait que le principe de réalité prévaut. On hérite en moyenne à 53 ans : c'est-à-dire 15 ans plus tard qu'il y a deux générations, nous rappelle Louis Chauvel. Les vertus de redistribution sociale et collective de l'impôt sur les successions sembleraient donc se reporter toujours plus loin avec l'allongement de la vie. Mais bien qu'il soit un progrès scientifique pour l'humanité, l'allongement de la vie ne fait pas l'affaire de la redistribution intergénérationnelle. En héritant de plus en plus tard, la circulation du capital de réinvestissement dans l'économie intervient, lui aussi, de plus en plus tard. A titre de palliatif, on sait que 75 % des ménages aident leurs enfants à s'installer, à poursuivre leurs études. Ainsi, avec 280 000 donations par an, et à la lumière de l'arsenal de mesures incitatives plus ou moins récentes, l'imposition sur le patrimoine du défunt, vidé peu à peu de son assiette, présente-t-elle encore un sens ? Même symbolique ?

La solidarité intergénérationnelle du XXème siècle semble donc s'exprimer volontiers sous l'égide de la donation directe plutôt que de la succession, solidarité collective. Et le phénomène tendrait à s'amplifier ; le projet de loi examiné prévoyant un relèvement des abattements pour transmission entre vifs. Il s'agit, alors, de favoriser la circulation des capitaux, aujourd'hui, par voie de donation et de promouvoir le réinvestissement de ces mêmes capitaux dans l'économie (à coup de réductions et de crédits d'impôt en faveur de l'investissement) ; plutôt que d'attendre la grande vague des successions à venir.

Par ailleurs, l'idée d'une suppression des droits de succession n'est pas une "exception" Française. En 1979, l'Australie est l'un des premiers pays à supprimer les droits de succession. En 1998, la République tchèque les supprime à son tour. En 2001, l'Italie les abolit elle aussi pour faire revenir les expatriés fiscaux. Enfin, les Etats-Unis explorent, également, progressivement cette voie. Le "consumérisme" fiscal à coût de dumping progresse : la suppression de l'ISF s'avérant aller à l'encontre du sentiment majoritaire de l'opinion publique, celle de l'impôt sur les successions (premier impôt sur le patrimoine) serait-elle plus enclin, consentement populaire à l'appui, à renforcer l'attractivité fiscale de la France ?

La suppression annoncée ne serait, alors, qu'une réponse pragmatique afin d'adapter le système fiscal français aux canons de la mondialisation et du forum shopping, intégrant, dans sa dynamique et sa prospective de rendement, une donnée factuelle : le remplacement progressif de la solidarité intergénérationnelle collective par une solidarité intergénérationnelle directe.

Conclusion

Supprimer les droits de succession, pour les anti-abolitionnistes, c'est moins "favoriser la rente au détriment du travail", comme l'affirment certains, que de porter atteinte à l'impôt d'essence révolutionnaire par excellence, de porter atteinte au deuxième pilier de la progressivité de l'impôt. En effet, le patrimoine acquis a, déjà, été taxé au titre de l'impôt sur le revenu, des droits d'enregistrement ou de la TVA, des impôts fonciers, et, éventuellement, de l'ISF (dans l'ordre chronologique d'apparition de l'impôt dans la vie du patrimoine en cause). En revanche, la suppression de l'impôt sur les successions entraîne de facto une régression d'une certaine idée de la circulation du capital.

Pour les abolitionnistes, en revanche, supprimer l'impôt sur les successions, c'est, d'abord, d'un point de vue économique, laisser le choix aux acteurs sociaux des voies de circulation du capital au sein d'une société (immédiat, reporté, direct ou indirect). Pour les juristes, ce serait l'affirmation de la suprématie du droit de propriété, autre principe sacralisé par la Révolution française ; et par là, asseoir la théorie de l'impôt confiscatoire condamné par la CEDH et, récemment, par le Conseil d'Etat à la lumière, jusqu'alors, du seul ISF (cf. la naissance du "bouclier fiscal").

Une fois encore, la controverse sur la suppression des droits de successions dépasse les simples clivages économiques (ni libéral, ni communiste), sociologiques (la grande majorité des contribuables l'approuve), ou théologiques (la trois religions monothéistes sont empruntes d'une doctrine sociale ou, a minima, demeurent neutres et consentent à l'impôt du prince). Le clivage voit s'affronter, comme bien souvent en matière fiscale, la liberté et le droit de propriété (DDHC, art. 2 N° Lexbase : L1366A9H et 17 N° Lexbase : L1364A9E ; CESDH, protocole n° 1, art. 1) au principe de solidarité et de l'imposition selon les facultés contributives (DDHC, art.13 N° Lexbase : L1360A9A). C'est précisément le clivage qui tend à prospérer au sein de la doctrine, pour limiter l'impact de l'ISF : vendre son bien pour payer l'impôt dont il constitue l'assiette.

Est-ce à dire que l'impôt de solidarité sur la fortune accomplirait, ainsi, son oedipe fiscal ? Sa survie, dans une économie concurrentielle, dépendrait-elle de la disparition des droits de succession, dont la paternité vient d'être rappelée supra ? Ou bien, au final, pourquoi supprimer les droits de succession et non l'ISF, impôts de même nature, si les fondements de leurs suppressions sont identiques ? C'est là que l'inconscient collectif prend tout son sens. Supprimer l'impôt de solidarité, c'est supprimer la solidarité nationale elle-même, par empirisme linguistique. Supprimer les droits de succession, ce serait supprimer un "impôt inique" selon certains, du moins, ce serait simplement assurer l'entière transmission intergénérationnelle chargée symboliquement de la valeur travail (y compris la fructification du patrimoine). En fait, en conservant l'impôt sur les successions, l'Etat maintiendrait le sacrifice expiatoire du voyage ad patres, dont le contribuable de cujus doit s'acquitter auprès de la société, pour le bien de la communauté : à l'image des pièces d'or déposées sur les yeux du défunt grec ou romain afin de lui assurer le concours du passeur Charon sur les eaux du Styx à l'approche des Champs-Elysées, paradis latin.

De manière moins allégorique, l'explication est simple : l'impossibilité politique de supprimer l'ISF, dont une partie des économistes estime qu'il mine l'attractivité de la France, conduit à supprimer ou vider de son assiette (afin d'éviter un choc psychologique et, éventuellement, de pouvoir en rétablir toute l'essence), l'autre impôt sur le patrimoine, l'impôt sur les successions, dont le rôle en faveur de la solidarité intergénérationnelle n'est plus tout à fait évident. Mais, afin de ne pas "muséifier" le capital, à l'image de ce qu'il se passe en Italie actuellement où les seniors préfèrent conserver leur capital détaxé, plutôt que de le transmettre de leur vivant, sous les coups des droits de donation, un train de mesure en faveur des donataires devrait permettre d'encourager une circulation de ce capital encore plus rapidement.

Enfin, pour rappel, l'impôt sur les successions a, déjà, fait une fois l'objet d'une quasi "suppression temporaire"... c'était au sortir de la Seconde Guerre mondiale, jusqu'au début des années 1970 (via une exonération totale de l'immobilier nouvellement construit). Est-ce à dire que l'Histoire et les situations se répètent, et qu'il conviendrait, aujourd'hui, d'adopter, à nouveau, les mesures ayant concouru à la croissance des Trente Glorieuses ? Les mêmes causes produiraient-elles les mêmes effets ?

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