Lexbase Affaires n°419 du 9 avril 2015 : Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Affaire "L'aigle noir" : Dieudonné condamné pour... contrefaçon

Réf. : TGI Paris, 3ème ch., 15 janvier 2015, n° 14/13168 (N° Lexbase : A6525NAW)

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour

le 09 Avril 2015

Monsieur M'Bala M'Bala, mieux connu sous son nom de scène Dieudonné, connaît une actualité judiciaire particulièrement chargée en ce début d'année 2015. Condamné une première fois le 16 janvier 2015 par le tribunal correctionnel de Paris pour avoir lancé un appel aux dons destiné à assurer le règlement de précédentes amendes, Monsieur M'Bala M'Bala a fait l'objet, coup sur coup les 18 et 19 mars 2015, de deux nouvelles condamnations pénales, toujours par le tribunal correctionnel parisien, respectivement pour apologie d'actes de terrorisme (1) et propos antisémites (2).
Le jugement rendu le 15 janvier 2015 par le tribunal de grande instance de Paris n'apparaît donc pas isolé. Toutefois, délaissant exceptionnellement les juridictions pénales, Monsieur M'Bala M'Bala se trouve cette fois poursuivi sur un fondement juridique surprenant en ce qui le concerne : le droit d'auteur. L'ayant-droit de Barbara, auteur, compositeur et interprète de la célèbre chanson "L'aigle noir", lui reprochait en effet la diffusion d'un clip-vidéo parodique constitué d'une chanson intitulée "le rat noir", respectant certes la mélodie de la chanson originale mais proposant des paroles modifiées, associées à des commentaires que le tribunal qualifie de "nauséabonds". L'atteinte au droit moral de Barbara était manifeste, Monsieur M'Bala M'Bala ne jugeant d'ailleurs pas utile de se faire représenter. La condamnation de 50 000 euros prononcée par le tribunal apparaît dès lors exemplaire, étant précisé qu'une précédente ordonnance de référé rendue le 10 juillet 2014 (3) avait déjà fait interdiction à Monsieur M'Bala M'Bala de continuer à diffuser le clip-vidéo en cause ; sans effet puisque la diffusion a perduré. I - Sur l'atteinte au droit moral de Barbara par la dénaturation des paroles de sa chanson

Sur le fond de l'affaire, le jugement du 15 janvier 2015 ne peut qu'être approuvé. Il adopte d'ailleurs une motivation en grande partie identique à celle retenue dans l'ordonnance précitée du 10 juillet 2014. L'article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3346ADB) dispose que "l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre" et précise, en son quatrième alinéa, que ce droit est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur. Ce droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre représente l'un des quatre attributs composant le droit moral d'auteur, aux côtés du droit de divulgation, du droit à la paternité et du droit de retrait ou de repentir. L'idée qu'il sous-tend est que, l'oeuvre exprimant la personnalité de son auteur, toute atteinte portée à son intégrité préjudicie donc à la personne de son créateur. Aux termes d'un attendu de principe, la Cour de cassation a ainsi dit pour droit que "le respect dû à l'oeuvre en interdit toute altération ou modification, quelle qu'en soit l'importance (4).

La prérogative du droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre peut naturellement trouver à s'appliquer en matière musicale. De manière générale, l'apport non autorisé de modifications, d'ajouts ou de suppressions aux textes originaux de chansons est régulièrement sanctionné comme altérant l'oeuvre originale et porte donc atteinte au droit moral de l'auteur (5). A titre d'exemple, il a été jugé que l'utilisation d'une chanson de Monsieur Henri Dès dans le cadre d'une promotion pour une société de pompes funèbres s'éloignait considérablement de l'univers de la jeunesse pour lequel cet auteur s'est toujours attaché à destiné son oeuvre (6). De même, Madame Arielle Dombasle a été condamnée pour dénaturation de la chanson "Yo le decia" de Nilda Fernandez au motif que les modifications apportées aux paroles constituaient une dénaturation de l'oeuvre, quand bien même son esprit en aurait été conservé (7). La Cour de cassation a par ailleurs eu l'occasion d'approuver une cour d'appel qui avait retenu que l'adaptation des paroles de la chanson "on va s'aimer" (devenues "on va fluncher") dans le cadre d'une campagne télévisée pour une chaîne de restauration dénaturait substantiellement l'oeuvre originale (8).

Dans l'affaire qui nous intéresse, l'atteinte au droit moral de Barbara ne faisait donc aucun doute dès lors que le tribunal a relevé la modification des paroles de "L'aigle noir", l'une des chansons emblématiques de cette artiste. Ce simple constat suffisait pour que le tribunal entre en voie de condamnation à l'encontre de la parodie "le rat noir". Monsieur M'Bala M'Bala ne s'en est toutefois pas contenté, substituant aux paroles poétiques de la chanson originale (traitant à mots couverts de l'inceste dont a été victime Barbara dans son enfance) des termes pour le moins irrévérencieux. Tel est notamment le cas du choix d'un titre faisant référence à un animal nuisible, symbolique dont le tribunal relève d'ailleurs qu'elle est "commune aux antisémites".

II - Sur l'atteinte au droit moral de Barbara par l'adjonction de commentaires grossiers

Le jugement du 15 janvier 2015 présente, par ailleurs, l'intérêt de se pencher sur une autre forme d'atteinte au respect de l'oeuvre par dénaturation, moins souvent abordée par la jurisprudence : l'adjonction de commentaires. L'affaire la plus caractéristique en la matière concernait une chanson de Jean Ferrat qui avait été reprise dans une émission, accompagnée des commentaires d'un humoriste. Pour retenir l'existence d'une atteinte au droit moral de cet auteur, la cour d'appel de Paris a relevé que "si la reprise d'un extrait d'une chanson, telle qu'elle, dans une émission ultérieure ne porte pas, en soi, atteinte au droit moral d'auteur [...], il n'en est pas de même lorsque cet extrait est accompagné, comme en l'espèce, d'un commentaire tel que des chansons comme ça, j'en fais tous les jours' et coupé par l'intervention d'un humoriste [...] qui ajoute si lui a marché, alors j'ai des chances'". L'arrêt du 18 septembre 2002 conclut en rappelant que des apartés, même non dépourvus d'une certaine dérision, portent nécessairement atteinte au droit moral et ne peuvent être ajoutés aux extraits de la chanson sans l'autorisation de l'auteur (9).

A la lumière de la jurisprudence précitée, l'atteinte au droit moral de Barbara paraissait évidemment constituée. La chanson "le rat noir" était en effet entrecoupée par des commentaires de Monsieur M'Bala M'Bala dont le jugement estime qu'ils sont "volontairement grossiers et ce sans servir aucun objectif humoristique". Sans qu'il soit utile de rentrer dans les détails, ces apartés renvoyaient notamment, pour s'en moquer, à des épisodes douloureux de l'histoire personnelle de Barbara. Pour le tribunal, le clip en cause manifestait "une volonté de nuire à une artiste reconnue" et "une intention de nuire en transformant une chanson poignante sur l'inceste en une grivoiserie vulgaire et attentatoire au respect dû aux morts et à leur honneur". L'atteinte au respect de l'oeuvre originale se trouvait ainsi une nouvelle fois caractérisée.

La seule très légère réserve que l'on pourrait éventuellement émettre à l'encontre de la décision du 15 janvier 2015 concernerait en définitive l'allusion à l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3330IXM), organisant une exception de parodie, pastiche et caricature "compte tenu des lois du genre". En effet, la question se pose de savoir si ce texte peut être utilement invoqué pour faire exception au droit moral, seul concerné en l'espèce et non exclusivement aux droits patrimoniaux d'auteur. Quoi qu'il en soit, le tribunal a estimé que l'intention de Monsieur M'Bala M'Bala n'était pas de rechercher un effet humoristique, ouvrant donc la voie à une condamnation pour atteinte au droit moral. L'existence d'un bandeau défilant sur le clip-vidéo et précisant "conformément aux lois ceci est une parodie de la chanson l'aigle noir' de Barbara" n'était naturellement pas quant à elle de nature à exonérer Monsieur M'Bala M'Bala de sa responsabilité.

***

Habitué aux condamnations pénales, l'"artiste" Monsieur M'Bala M'Bala sera peut-être plus sensible à une condamnation civile prononcée sur le terrain du droit d'auteur, à plus forte raison dès lors que le montant des dommages-intérêts prononcés apparaît substantiel. Cela étant, la Ligue des droits de l'Homme de Gironde et des associations dédiées à la mémoire de Barbara ont saisi le Procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris d'une plainte visant (notamment) Monsieur M'Bala M'Bala pour provocation à la haine raciale (article 24 de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse N° Lexbase : L7589AIW) (10). Son passage devant les juridictions civiles n'aura donc été qu'une brève étape.


(1) En cause, un message "je me sens Charlie Coulibaly" publié sur son compte Facebook dans les jours qui ont suivi l'attentat terroriste contre Charlie Hebdo en janvier 2015.
(2) A l'encontre de Patrick Cohen, journaliste à France Inter.
(3) Apparemment définitive ; TGI Paris, 10 juillet 2014, n° 14/56030 (N° Lexbase : A5035M4A), ayant prononcé une mesure d'interdiction de diffusion du clip-vidéo et de la chanson "le rat noir" sous astreinte provisoire de 5 000 euros par jour de retard et ce, pendant un délai d'un an ainsi qu'une condamnation au versement de la somme de 10 000 euros à titre de provision à valoir sur le préjudice subi du fait de l'atteinte au droit moral.
(4) Cass. civ. 1, 17 décembre 1991, n° 89-22.035 publié (N° Lexbase : A4890AHL) ; Cass. civ. 1, 24 février 1998, n° 95-22.282, publié (N° Lexbase : A3074ACT).
(5) CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 13 avril 2012, n° 11/02382 (N° Lexbase : A6114IIB), confirmant TGI Paris, 3ème ch., 14 décembre 2010, n° 09/13516 (N° Lexbase : A2812GRL) ; CA Paris, 1ère ch., sect. B, 12 novembre 2004, n° 02/21675 (N° Lexbase : A9672DDL).
(6) TGI Paris, 3ème ch., 12 décembre 2003, n° 12/13496 (N° Lexbase : A7181KT7).
(7) TGI Paris, 3ème ch., 21 février 2013, n° 11/15192 (N° Lexbase : A8393KGX).
(8) Cass. civ. 1, 2 avril 2009, n° 08-10.194, F-D (N° Lexbase : A1072EGS) ; dans le même sens, s'agissant cette fois de la chanson "Femme libérée" dont les paroles ont été modifiées pour promouvoir des montres, Cass. civ. 1, 15 février 2005, n° 01-16.297, FS-P+B (N° Lexbase : A7322DGB).
(9) CA Paris, 4ème ch., sect. A, 18 septembre 2002, n° 2000/22427 (N° Lexbase : A4823A3Z) ; par analogie, TGI Paris, 3ème ch., 8 avril 2009, n° 07/07192 (N° Lexbase : A2611EGS le fait que la musique soit couverte par un message publicitaire porte atteinte au droit moral de l'auteur, par dénaturation) et CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 2, 23 octobre 2009, n° 08/02791 (N° Lexbase : A9653EMH).
(10) Selon une information rapportée par Le Figaro, le 27 février 2015.

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