Réf. : CE, 10 mars 2006, n° 264098, Commune d'Houlgate, Société d'exploitation du casino d'Houlgate (N° Lexbase : A4853DN3)
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par David Szymczak, Maître de conférences à l'IEP de Bordeaux, Membre du CRDE de Bordeaux
le 07 Octobre 2010
Ceci explique, d'une part, que la création et l'exploitation d'un casino fassent l'objet d'une procédure d'appel d'offre qui respecte les prescriptions de la loi du 29 janvier 1993, dite "loi Sapin" (loi n° 93-122 du 29 janvier 1993, relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques N° Lexbase : L8653AGL, insérée à l'article L. 1411-2 du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L8316AAA), laquelle prescrit des obligations de publicité et de transparence incarnées, notamment, dans l'égalité d'accès au contrat des candidats. D'autre part, cette procédure impose l'obtention, après conclusion du contrat entre la commune et la société retenue, d'une autorisation d'exploitation délivrée par le ministre de l'Intérieur dans le cadre de la police spéciale des jeux, pour une période maximum de cinq ans, assortie de mesures de surveillance et de contrôle. Or, la pratique ministérielle veut que ne soit accordée à un nouvel exploitant qu'une autorisation partielle, la première année, sur les seuls jeux de tables, à l'exclusion des "machines à sous". Cette période probatoire n'est pas opposée, en revanche, aux sociétés déjà exploitantes lors du renouvellement de leur autorisation. Justifiée au nom de nécessités d'ordre public, cette différenciation s'avère, en fait, discriminatoire eu égard à l'interdépendance des exigences en matière de délégation de casino où, "sans contrat il n'y a pas d'autorisation" et "sans autorisation pas de contrat" (I). C'est ce noeud Gordien que tranche finalement l'arrêt présentement commenté. En partant de principes tout à fait classiques en droit administratif, le Conseil d'Etat donne, dès lors, une nouvelle orientation à la pratique des délégations de casino (II).
I. L'imbrication problématique des règles de police et de concurrence dans le cadre des délégations de casino
Que ce soit dans l'arrêt précité de la cour administrative d'appel de Nantes (AJDA, 22 décembre 2003, p. 2366, note C. Jacquier) ou dans celui du Conseil d'Etat, la combinaison ou la conciliation des règles de concurrence et des règles de police spéciale n'est évidemment pas une nouveauté. Le rappel selon lequel "l'application des règles relatives à la police spéciale des casinos ne doit pas avoir pour effet de conduire à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur un marché" est désormais classique. Ce qui fonde l'un des intérêts de cette jurisprudence c'est, en revanche, l'influence déterminante des conséquences pour une commune délégante de la pratique administrative de l'année probatoire. L'aspect factice ainsi conféré aux procédures de concurrence n'est finalement pas le fait des communes qui se trouvent plutôt captives d'une logique dévoyée ab initio.
Dans le cadre de la procédure de délégation de casino engagée par la commune d'Houlgate, la société Groupe Emeraude, nouvel exploitant, avait présenté sa candidature mais, avertie dès le début de la procédure de passation par les services compétents du ministère de sa soumission à l'année probatoire, elle en avait informé la commune en lui proposant une indemnisation compensatrice. Il faut noter, ici, que cette pratique est bien connue (voir, en ce sens, Cour des Comptes, Rapport public 2001, dénonçant l'opacité des avis de la Commission supérieure des jeux CSJ) et que cette prime au sortant désavantage tant le "challenger entrant", que la commune, captive en quelques sorte de renouvellements unilatéraux (voir, en ce sens, les observations de B. Jorion, Les délégations de casinos, Droit administratif, n° 1, janvier 2005 ; ainsi que S. Denaja, Casinos et concessions de service public, Contrats publics, Mélanges en l'honneur du Professeur Michel Guibal, Vol. 1, pp. 668 et s.).
Tout d'abord, il convient de rappeler que, dans le cas d'un ancien exploitant qui perdrait son autorisation, la commune délégante est autorisée à mettre fin au contrat de concession (CE, 4 juillet 1984, n° 51179, Société d'exploitation du casino de Luchon N° Lexbase : A7642ALM). La valeur marchande d'un casino réside donc bien dans l'autorisation d'exploiter les jeux (B. Jorion, Les délégations de casinos, op. cit.). Partant, il serait hypocrite de reprocher, du moins du point de vue de la rationalité économique, à la commune d'Houlgate d'avoir écarté l'offre de la Société Groupe Emeraude dans la mesure où, d'une part, et comme indiqué en introduction, l'essentiel des gains d'un casino (90 %) est fourni par les "machines à sous". D'autre part, et dans la logique de la reconnaissance du caractère de concession de service public aux concessions de casino, via les activités d'animation culturelle et touristique censées être assurées par ces derniers, la commune d'Houlgate avait cru pouvoir avancer l'insuffisance de la compensation financière "eu égard au risque de désaffection définitif de la clientèle de son casino si les machines à sous n'étaient pas exploitées ou y étaient exploitées en moins grand nombre durant une certaine période" (CAA Nantes, 21 novembre 2003). La cour d'appel avait alors considéré qu'il était illégal de tenir compte de l'avantage du renouvellement complet d'autorisation de jeu tiré de la qualité de précédent délégataire. Il fallait, donc, en déduire que l'égal accès des candidats au contrat avait été faussé, mais le paradoxe apparent -lié à une éventuelle hiérarchie entre mesures de police spéciales et règles de concurrence- restait posé, de même que la validité de la pratique de la période probatoire.
II. La résolution du paradoxe apparent : des principes classiques au service d'une nouvelle orientation
En réalité la question est bien moins manichéenne que ne le laissent supposer certains commentaires de solutions antérieures (voir CE, 3 octobre 2003, Commune de Ramatuelle, préc., dans lequel le juge, au sujet de la détermination de la durée des délégations de casino, a fait prévaloir les dispositions de la police spéciale des jeux sur les règles législatives de la loi "Sapin", dont on rappellera, qu'en l'espèce, elle fixe une durée empirique liée "à l'appréciation de la nature et du montant de l'investissement à réaliser" - CGCT, art. L. 1411-2). Le mouvement jurisprudentiel actuel, tant au niveau national qu'au niveau communautaire, n'est pas marqué par un antagonisme entre de "vertueux objectifs de police" et de "complaisantes procédures de marché". La solution ici donnée par le Conseil d'Etat s'inscrit dans cette lignée d'arrêts où, faute de trouver des règles spécifiques susceptibles de prévoir toutes les situations, juge et requérants utilisent des principes classiques. L'arrêt du 10 mars 2006 marque en ce sens le primat du principe d'égalité et l'importance des règles de proportionnalité et de transparence.
Confirmant l'analyse de la cour administrative d'appel de Nantes, le Conseil d'Etat rappelle le principe d'égal accès des candidats à l'octroi de la délégation et constate, au vu des circonstances ayant guidé le choix de la commune délégante, l'illégalité d'une délibération fondée sur une pratique administrative elle-même illégale, puisqu'elle fausse "le jeu de la concurrence [...] en limitant de façon excessive l'accès à ce marché". Ce recours au principe d'égalité est, désormais, une constante en matière d'action économique (voir CE avis du 22 novembre 2000, n° 223645, Société L&P Publicité SARL N° Lexbase : A9638AHG). Il convient d'y voir une application de principes généraux, en dehors du recours à tout autre principe plus spécifique. C'est également la logique suivie par la Cour de justice des Communautés européennes dans l'arrêt "Telaustria" (CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH c/ Telekom Austria AG, en présence de Herold Business Data AG N° Lexbase : A1916AWU) dans lequel, bien que certains contrats soient exclus du champ d'application des Directives marchés publics dans le secteur des télécommunications, la cour de Luxembourg a pris soin de préciser que "les entités adjudicatrices les concluant sont, néanmoins tenues de respecter les règles fondamentales du traité en général".
La solution finalement retenue par le Conseil d'Etat a les vertus et, vraisemblablement, les vices de la simplicité. Elle ne remet pas en cause l'existence de la police spéciale des jeux ni même ses finalités. Elle reporte plutôt l'attention sur les critères de proportionnalité propres à toute mesure de police et à son caractère approprié nonobstant son objet spécifique. Ainsi, quel que soit le contexte, seul le respect de principes fondamentaux doit guider le choix du délégataire et, en "l'absence de justifications suffisantes tirées des nécessités de l'ordre public", aucune mesure ne peut "porter atteinte de façon excessive" à l'égalité des candidats. Au titre de ces principes de proportionnalité et de transparence, est-il nécessaire de rappeler que, là encore, la CJCE a admis, au fil d'une jurisprudence construite et mesurée, la limitation non discriminatoire des jeux de hasard dans un objectif double de protection des consommateurs et de l'ordre social (voir, en particulier, CJCE, 21 septembre 1999, aff. C-124/97, Markku Juhani Läärä, Cotswold Microsystems Ltd et Oy Transatlantic Software Ltd c/ Kihlakunnansyyttäjä (Jyväskylä) et Suomen valtio (Etat finlandais) N° Lexbase : A1690AWI, sur les "machines à sous" finlandaises).
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