Le Quotidien du 14 octobre 2025

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[A la une] Le cabinet d’avocats Gide se sépare de quatre stagiaires qui ont tenu des propos racistes sur une messagerie interne

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par Axel Valard

Le 14 Octobre 2025

Sur la messagerie interne au cabinet, leur groupe de discussion avait été affublé du nom « Les RaSSelards »… L’antenne parisienne du prestigieux cabinet d’avocats d’affaires Gide Loyrette Nouel a mis fin, ces derniers jours, aux contrats de quatre élèves stagiaires soupçonnés d’avoir tenu des propos racistes à l’égard d’autres membres de l’entreprise. L’affaire a été révélée par le collectif « Alertes Racisme » sur son compte X (anciennement Twitter), dimanche 5 octobre.

Selon les premiers éléments, les quatre jeunes élèves avocats, issus de prestigieuses écoles, ont eu des comportements totalement inappropriés sur cette messagerie Teams alors qu’ils étaient en poste. « Ils avaient fait plusieurs montages, révèle ainsi le collectif Alertes Racisme. Celui d’un avocat avec la mention ‘esclave’ sur le front » ou encore un autre placardant « le visage d’un autre stagiaire d’origine maghrébine collé sur les tours du World Trade Center » visés par l’attentat du 11 septembre 2001, à New-York (États-Unis).

Diligentée au sein du cabinet Gide, l’enquête interne a permis d’établir que l’un des quatre stagiaires avait également eu un comportement problématique lors de son passage dans un autre cabinet. Lors d’une fête de Noël, il aurait ainsi « offert » à un étudiant d’origine libanaise un montage représentant une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Des mesures prises dans les écoles auxquelles les stagiaires appartiennent.

Présent dans dix villes à travers le monde, le cabinet Gide est l’un des plus grands cabinets d’affaires de la place parisienne disposant de dizaines d’avocats spécialisés. Il a immédiatement réagi après avoir pris connaissance des faits révélés à l’issue d’une enquête interne. « Ces comportements sont incompatibles avec le respect dû à chacun et parfaitement contraires aux valeurs et principes du cabinet et de la profession », a ainsi souligné le cabinet dans un communiqué transmis au média StreetPress qui, le premier, a évoqué cette affaire.

Cela ne devrait pas s’arrêter là. Mis à pied de leurs stages en entreprise, les quatre jeunes élèves avocats sont désormais sous la menace de poursuites disciplinaires au sein des écoles auxquelles ils appartiennent. Telle que l’Edhec Business School, concernée par le cas d’un des mis en cause. « L’EDHEC condamne avec la plus grande fermeté toute forme de propos ou de comportements racistes, indique-t-elle ainsi dans un communiqué. Dans le cas présent, [l’école] a immédiatement pris attache avec le cabinet Gide et a ouvert une enquête administrative interne afin d’établir tous les faits avec rigueur et d’examiner les suites disciplinaires qui s’imposeraient ».

Les autres écoles concernées, l’ESCP et HEC, ont également pris des mesures après la révélation de ces événements. Reste à savoir désormais si une procédure judiciaire sera également enclenchée. Le collectif « Alertes Racisme » assure que l’avocat visé par les insultes racistes au sein du cabinet Gide a déposé une plainte pour dénoncer les faits dont il a été victime. Contacté, le parquet de Paris n’avait pas, à ce stade, répondu à nos sollicitations pour savoir si une enquête a été ouverte.

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Construction

[Dépêches] Le bénéfice de l'action du maître d'ouvrage à l'encontre des constructeurs peut-elle être transmise au preneur ?

Réf. : Cass. civ. 3, 25 septembre 2025, n° 23-19.736, F-D N° Lexbase : B5248BZE

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N3085B3N

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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, M2J AVOCATS, Chargée d’enseignements à l’UPEC, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats

Le 13 Octobre 2025

Le crédit-bailleur peut transférer ses droits de maître d’ouvrage au crédit-preneur ;
mais, encore faut-il que le contrat de crédit-bail soit clair sur ce point.

À la lecture de l’article 1792 du Code civil N° Lexbase : L1920ABQ, l’action en responsabilité civile décennale peut-être exercée contre le constructeur soit par le maître d’ouvrage, soit par l’acquéreur. Autrement dit, le bénéfice de l’action se transmet avec la propriété de la chose. Mais il est des situations juridiques qui viennent complexifier cette dichotomie, comme par exemple, en cas de crédit-bail. La présente décision en est une illustration.

Avant de rentrer dans les détails de l’arrêt, il importe de rappeler que le crédit-bail est une opération de crédit. Aux termes de l'article L. 313-7 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7976HBZ, il s’agit :

  • d’une opération de location ;
  • portant sur des biens mobiliers ou immobiliers ;
  • assortie d’une promesse unilatérale de vente ou d’une option d’achat au profit du locataire ;
  • ce dernier ayant la possibilité d’acquérir le bien à l’issue de la période de location, moyennant un prix convenu qui tient compte, au moins pour partie, des loyers déjà versés.

Partant, le crédit-bail s’articule mal avec l’article 1792 précité. Le crédit-preneur aura, en fait, souvent la possibilité d’exercer l’action en responsabilité civile décennale.

En l’espèce, des sociétés concluent un contrat de crédit-bail immobilier avec une société, dans la perspective de la construction d’un bâtiment à usage d’entrepôt frigorifique et de bureaux. La réception des travaux intervient sans réserve. Se plaignant, à la suite, de l’étanchéité du bâtiment, le crédit-preneur assigne, après expertise, aux fins d’indemnisation, le constructeur et son assureur « responsabilité civile » décennale. Le crédit-bailleur intervient volontairement.

La Cour d’appel de Riom, dans un arrêt rendu le 13 juin 2023 (CA Riom, 13 juin 2023, n° 21/01588 N° Lexbase : A230193M), déclare cette intervention volontaire recevable. Un pourvoi est formé. Il y est exposé que seul le maître ou l’acquéreur a qualité à agir contre les locateurs d’ouvrage. Sauf mandat donné par le maître ou l’acquéreur de l’ouvrage, le preneur d’un contrat de crédit-bail ne peut exercer l’action en responsabilité civile décennale.

Le pourvoi est rejeté. Après avoir relevé que les conseillers ont constaté que le preneur assumait seul l’entière responsabilité de l’opération dans la totalité de ses conséquences et l’ensemble des risques qui découlaient de sa situation juridique, il conservait la maîtrise entière de l’opération tant pendant la période de construction que pendant celle de la location de l’immeuble et que lui étaient transférés toutes les obligations et tous les risques. Ainsi, les conseillers ont pu en déduire que le crédit-bailleur a donné au crédit-preneur un mandat lui conférant tous les droits et obligations du maître d’ouvrage, y compris les recours exercés contre les constructeurs.

L’approche se veut facilitatrice. La solution n’est pas nouvelle (pour exemple, Cass. civ. 3, 27 mai 1999, n° 97-19.599 N° Lexbase : A1492C4Z) mais ce qui est plus étonnant, c’est que les juges se livrent à une appréciation in concreto sans se reporter à la lettre du contrat.

newsid:493085

Droit pénal des affaires

[Commentaire] Le droit de se taire devant la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers

Réf. : Cons. const., décision n° 2025-1164 QPC du 26 septembre 2025 N° Lexbase : B3397BWQ

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N3083B3L

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par Pauline Dufourq, avocat pénaliste, enseignant à Sciences Po Paris

Le 10 Octobre 2025

Mots clés : droit de se taire • AMF • contradictoire • présomption d'innocence • sanction disciplinaire

Par sa décision du 26 septembre 2025, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier (CMF) qui ne prévoyait pas explicitement la notification du droit de se taire à la personne mise en cause dans une procédure disciplinaire devant la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (« AMF »).


 

Cette censure, opérée au visa de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen N° Lexbase : L1373A9Q (« DDHC »), s’inscrit dans le prolongement de décisions antérieures du Conseil constitutionnel consacrant l’information sur le droit de se taire lorsqu’une personne est mise en cause dans le cadre d’une procédure.

L’ensemble de ces décisions marque un tournant dans la protection des droits de la défense devant les autorités administratives indépendantes, en consacrant le principe selon lequel l’absence d’information sur ce droit constitue une méconnaissance des exigences constitutionnelles attachées à l’article 9 de la DDHC.

I. Le non-respect du droit de se taire par les dispositions de l’article L. 621-15 du CMF.

À l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel était saisi de la conformité des paragraphes I et IV de l’article L. 621-15 du CMF N° Lexbase : L2662LPB, dans leur rédaction issue de la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023, portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de l'économie, de la santé, du travail, des transports et de l'agriculture N° Lexbase : L6161MSY.

Pour rappel, ces dispositions prévoient notamment :

  • au paragraphe I : « s’il décide l’ouverture d’une procédure de sanction, il notifie les griefs aux personnes concernées » ;
  • au paragraphe IV : « la commission des sanctions ne peut être saisie de faits remontant à plus de six ans », sous réserve de certains actes antérieurs.

Les requérants contestaient la seconde phrase du paragraphe IV, qui ne prévoit pas que la personne mise en cause soit informée de son droit de se taire, c’est-à-dire du droit de ne pas répondre aux griefs qui lui sont reprochés.

Précisément, les requérants reprochaient « à ces dispositions de ne pas prévoir que la personne faisant l’objet d’une procédure de sanction devant l’Autorité des marchés financiers est informée de son droit de se taire lorsqu’elle est entendue par la commission des sanctions de cette autorité, alors que ses déclarations sont susceptibles d’être utilisées à son encontre dans le cadre de cette procédure. Il en résulterait, selon eux, une méconnaissance des exigences résultant de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » (considérant n° 3).

II. La consécration du droit de se taire tirée de l’article 9 de la DDHC.

D’emblée, il sera rappelé que dans sa décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004 N° Lexbase : A3770DBA, le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur constitutionnelle au principe selon lequel « nul n’est tenu de s’accuser », qu’il a rattaché à l’article 9 de la Déclaration de 1789 relatif à la présomption d’innocence.

Dans sa décision n° 2020-886 QPC du 4 mars 2021, Oussama C N° Lexbase : A66394IQ, le Conseil constitutionnel a précisé les conditions d’application de l’exigence constitutionnelle résultant de l’article 9 de la Déclaration de 1789, qui consacre la présomption d’innocence et le droit de se taire.

Il a dégagé une grille d’analyse en trois critères, applicable à toute procédure répressive, qu’elle soit pénale ou non.

Tout d’abord, le cadre de l’audition : le Conseil contrôle le rôle et les pouvoirs de l’autorité qui entend la personne mise en cause, en vérifiant qu’elle est effectivement susceptible de l’interroger sur les faits reprochés. Le Conseil prend en considération, selon la nature de la procédure, soit le rôle du juge, lorsque celui-ci doit apprécier les faits retenus à titre de charge contre la personne poursuivie, soit la mission confiée à l’autorité chargée de la mesure d’instruction.

Ensuite, les conditions de l’audition : le Conseil examine les conditions dans lesquelles la personne mise en cause est entendue. Il vérifie à ce titre que celle-ci est susceptible de s’exprimer et, au regard de l’objet de l’audition ou de l’interrogatoire, de s’auto-incriminer.

Enfin, la portée des déclarations : en dernier lieu, et de manière déterminante, le Conseil met l’accent sur le fait que les observations formulées par l’intéressé, ses déclarations ou encore les réponses qu’il apporte aux questions de l’autorité compétente sont susceptibles d’être communiquées, directement ou ultérieurement selon le stade de la procédure, à la juridiction de jugement ou à l’autorité investie du pouvoir de sanction.

III. Les contours du droit de se taire dans le cadre des procédures administratives.

Dans l’affaire « Société Eurotitrisation », le Conseil constitutionnel retient que, dans l’exercice du pouvoir de sanction disciplinaire de l’AMF, la personne mise en cause (ou son représentant) doit bénéficier de garanties constitutionnelles dans le cadre de la procédure contradictoire. En l’espèce, le défaut de notification du droit de se taire constitue une méconnaissance des exigences du droit à la défense, rattaché à l’article 9 de la DDHC (principe de non-incrimination).

Le Conseil constitutionnel consacre ainsi explicitement l’exigence constitutionnelle d’information sur le droit de se taire dans les procédures de sanction de l’AMF dès lors qu’une personne est mise en cause. Cette décision s’inscrit dans le prolongement de plusieurs décisions récentes, notamment :

  • la décision n° 2025-1154 QPC du 8 août 2025, Société Cosmospace et autres N° Lexbase : B8721BBM, relative à la notification du droit de se taire à une personne faisant l’objet d’une procédure de sanction administrative ;
  • la décision n° 2024-1097 QPC du 26 juin 2024, M. Hervé A N° Lexbase : A09775LR, relative à l’information du magistrat mis en cause sur son droit de se taire dans le cadre d’une procédure disciplinaire ;
  • la décision n° 2025-1128 QPC du 21 mars 2025 Association des avocats pénalistes N° Lexbase : A540468N, relative à la notification du droit de se taire lors des visites domiciliaires menées par les enquêteurs de l’AMF dans le cadre de la procédure d’enquête préalable, avant la notification des griefs.

Dans cette dernière affaire, l’association requérante soutenait que l’absence d’obligation d’informer les personnes sollicitées de leur droit de se taire violait l’article 9 de la DDHC. Le Conseil constitutionnel avait rejeté cet argument, estimant que le recueil d’explications lors des visites domiciliaires ne constituait pas une violation des droits garantis par la Constitution et qu’il n’était pas nécessaire de notifier le droit de se taire dans ce contexte. Il avait également confirmé que le législateur n’avait pas excédé sa compétence, validant ainsi l’article L. 621-12 du CMF N° Lexbase : L0388LTK.

La décision du 26 septembre 2025 affine donc la jurisprudence en précisant que l’information sur le droit de se taire est constitutionnellement requise dans les procédures de sanction de l’AMF, mais pas lors des visites domiciliaires et enquêtes préalables.

newsid:493083

Justice

[Questions à...] L’interactivité à la Cour de cassation - Questions à Thomas Lyon-Caen, président de l'Ordre des Avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation

Réf. : L’interactivité à la Cour de cassation - rapport 2025

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N3042B33

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Le 07 Octobre 2025

Mots clés : interactivité • accessibilité de la justice • rapports avec les citoyens • procédure • dialogue

La mission de la Cour de cassation dédiée aux questions d’ordre organisationnel, partagée avec l’Ordre des avocats aux Conseils d’État et à la Cour de cassation, a remis son rapport sur « L’interactivité à la Cour de cassation » , au premier président Christophe Soulard ainsi qu'au procureur général Rémy Heitz, le 13 juin 2025. Ce rapport a été rendu public le 1er septembre 2025. Thomas Lyon-Caen, président de l'Ordre des Avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, qui a participé à son élaboration, répond à nos questions sur les moyens de rendre plus accessible à la société civile le débat juridictionnel*.


 

Lexbase : Quelle idée principale présidait à la mission ayant donné lieu au rapport rendu public le 1er septembre ?

Thomas Lyon-Caen : Tout d’abord, il ne me paraît pas inutile de rappeler au lecteur que ce rapport sur l’interactivité à la Cour de cassation s’inscrit dans une démarche plus générale, qui consiste, pour la Cour de cassation, à mener, en continu, une réflexion avec son barreau dédié des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation (ou « avocats aux Conseils ») sur les questions d’ordre organisationnel relatives au traitement des pourvois et des affaires.

Cette mission, installée en 2023 avec une vocation pérenne, est placée sous la direction de la présidente Marie-Noëlle Teiller et se fixe pour objectif de produire, en parfaite concertation entre les magistrats de la Cour de cassation et les avocats aux Conseils, des recommandations de nature à permettre un meilleur traitement des affaires.

Les avocats aux Conseils participent avec enthousiasme aux travaux de la mission.

Parmi les recommandations du rapport 2023 figurait notamment celle de travailler à renforcer l’interactivité à la Cour de cassation.

Ce fut donc notre feuille de route durant l’année écoulée : jeter les bases d’une procédure plus dynamique dans l’intérêt d’un meilleur traitement juridique des pourvois par le juge du droit.

L’une des idées-forces qui s’est rapidement dégagée est le fruit du constat commun que, dans certaines affaires, le format actuel de « l’audience plaidée » pourrait gagner en interactivité.

C’est au fond l’idée d’une « oralité utile » qui a guidé la mission dans sa réflexion. L’interactivité à l’audience, servie par la circonstance que les dossiers y arrivent à l’issue d’une instruction complète par la Cour, peut bien évidemment servir cette oralité utile, pour autant, en tout cas, qu’elle soit minutieusement préparée en amont.

Une partie des recommandations du rapport est en ce sens.

Une autre idée-force trouve sa source dans la nature particulière de la procédure suivie devant la Cour de cassation, essentiellement écrite. Chacun sait qu’en proportion, les affaires qui donnent lieu à observations orales des avocats aux Conseils sont en réalité assez rares.

Aussi bien les membres de la mission ont-ils estimé qu’en dehors même du cadre de l’audience, une certaine interactivité pouvait s’avérer nécessaire. Nombre de recommandations figurant au rapport concernent ainsi les échanges entre les magistrats et les parties dans le courant de l’instruction écrite du dossier, qui touchent à ce que le rapport qualifie à juste titre d’« interactivité processuelle ».

Voilà pour l’état d’esprit général qui a animé les membres de la mission dans le courant de leurs travaux.

Lexbase : Quelles sont les bonnes pratiques identifiées afin de renforcer l'interactivité processuelle (au sein de l'institution) ?

Thomas Lyon-Caen : Permettez-moi tout d’abord de mentionner un point de méthode qui m’est apparu d’une logique extrêmement vertueuse. Avant de formuler toute recommandation, le groupe de travail s’est, dans un premier temps, attaché à recenser ce qui se pratiquait concrètement au sein de chacune des chambres de la Cour, sans que ces pratiques aient nécessairement fait l’objet d’une formalisation.

Ces bonnes pratiques ont, pour une part, fourni la base aux recommandations de la mission concernant les « échanges avec les parties ».

Qu’en est-il ?

Pour l’essentiel, le rapport rappelle qu’en l’état d’une procédure écrite à la Cour de cassation, les avis écrits adressés par les magistrats aux avocats aux Conseils [1] constituent les premiers outils de l’interactivité et qu’une vigilance particulière doit être observée sur les précisions à apporter dans ces avis. Il rappelle également qu’en dehors de toute séance d’instruction, des questions peuvent être adressées aux avocats aux Conseils tout au long de la procédure, notamment après la « conférence » [2].

Les réponses des avocats aux Conseils pourront, quant à elles, être formalisées par la voie d’observations complémentaires écrites ou d’observations orales en cas d’audience interactive.

Lexbase : Et comment faire mieux participer et adhérer la société civile aux décisions de justice (l'interactivité sociétale) ?

Thomas Lyon-Caen : S’agissant de « l’interactivité sociétale », le rapport identifie trois options de travail et formule des recommandations concernant chacune d’entre elles.

La première option consisterait à mettre en œuvre la procédure interactive ouverte telle que préconisée par la commission « Cassation 2030 », étant précisé que, dans sa dimension la plus aboutie, cette voie supposerait une évolution du cadre législatif et réglementaire de la procédure devant la Cour de cassation.

La deuxième s’appuie sur une utilisation élargie de l’amicus curiae, dans les affaires suscitant un débat sociétal, ce qui pourrait, dans certains dossiers, amener à revoir le sort habituellement réservé aux interventions devant la Cour de cassation, lesdites interventions étant traditionnellement admises de façon restrictive par la Cour de cassation.

Une troisième voie consisterait en l’organisation d’une phase d’instruction préalable à l’examen du pourvoi, ouverte sur l’extérieur (notamment l’Université), avec lequel pourrait être noué un dialogue collaboratif, à l’instar de ce qui est pratiqué à la Cour de cassation italienne. En l’état actuel de notre droit, le rapport préconise à cet égard de mettre en valeur les travaux préalables de recherche qui ont pu être menés pendant l’instruction du dossier, en particulier au sein de l’Observatoire des litiges judiciaires.

Dans la suite du rapport, le recours à l’amicus curiae est apparu comme le moyen à privilégier, en l’état, pour permettre le développement de l’interactivité sociétale à la Cour. Il est ainsi admis que, dans les procédures en cours ou à venir, un amicus curiae puisse non seulement être un spécialiste reconnu – ce qui en était la vision classique jusqu’alors – mais aussi une personne susceptible de défendre un point de vue.

Il y a sans doute là un moyen appelé à faciliter l’acceptabilité et la compréhension de la décision rendue.

Lexbase : De manière plus générale, comment « ouvrir » la justice au grand public afin de renforcer la confiance de la population envers cette institution ?

Thomas Lyon-Caen : La confiance de nos concitoyens en la justice rendue en leur nom, et sa restauration lorsque cette confiance est écornée, constitue indiscutablement l’un des enjeux de notre époque.

La remise en cause récurrente du fonctionnement de la justice et, à travers elle, de l’État de droit est préoccupante.

On peut être en désaccord avec une décision de justice : c’est le sens de l’exercice d’une voie de recours. Je parle pour ma profession : le pourvoi en cassation tend précisément, aux termes de l’article 604 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6761H7K, « à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit ».

On peut convenir que la justice en France ne soit pas parfaite. Certaines procédures durent trop longtemps. On peut le regretter. Mais nos juges, indépendants et impartiaux, rendent une justice de qualité. Rien ne saurait justifier leur mise en cause.

Je suis convaincu que beaucoup de ces mises en cause sont le fruit d’une méconnaissance, par nos concitoyens, de la chose judiciaire, ce qui les rend réceptifs aux idées fausses véhiculées par un petit nombre.

Aussi suis-je convaincu que la confiance passera d’abord par une meilleure pédagogie.

Les efforts déployés par nos Hautes juridictions doivent, à cet égard, être salués.

Des audiences sont filmées et retransmises, la diffusion étant, le cas échéant, accompagnée d’un appareil pédagogique expliquant les enjeux de l’audience et le rôle de chacun.

Une fois rendues, les décisions importantes sont accompagnées de communiqués qui expliquent leur sens et leur portée.

Certains de ces principes de communication, au sens noble du terme, pourraient sans doute être mis en œuvre par les juridictions de première instance rendant des décisions fortement médiatisées.

Tout juriste connaît l’adage : « justice must not only be done; it must also be seen to be done » [3]. Une chose me paraît acquise. On ne peut plus, aujourd’hui, faire l’impasse sur la façon dont la justice se donne à voir en train d’être rendue.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public


[1] Avis dénommés dans la pratique « avis article 16 », « avis article 981 » ou « avis article 1015 » en référence à l’article 16 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1133H4Q (respect du principe de la contradiction), à l’article 981 du même code N° Lexbase : L5879IAY, selon lequel « le conseiller chargé du rapport peut demander à l'avocat du demandeur qu'il lui communique, dans le délai qu'il fixe, toute pièce utile à l'instruction de l'affaire » et l’article 1015 du même code N° Lexbase : L5802L8E qui prévoit que le président de la formation ou le ou les rapporteurs avisent les parties et les invitent à présenter leurs observations dans le délai qu'ils fixent lorsqu’ils prévoient de relever d'office un moyen, de rejeter un moyen par substitution d'un motif de pur droit relevé d'office, de prononcer une cassation sans renvoi et/ou de régler l’affaire au fond.

[2] Il s’agit d’une réunion qui se tient quelques semaines avant l’audience au cours de laquelle le président et le doyen passent en revue les dossiers appelés à la prochaine audience afin d’en déterminer les ultimes orientations

[3] CEDH, 17 janvier 1970, Req. 2689/65, Delcourt c/ Belgique N° Lexbase : A9403MKH.

newsid:493042

Régimes matrimoniaux

[Commentaire] Le concubinage n’est pas un cas de force majeure !

Réf. : Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, n° 24-12.672 N° Lexbase : B8756BQD ; Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, n° 24-10.157 N° Lexbase : B8751BQ8

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N3045B38

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par Camille Jussiaux, Docteure en Droit privé et Sciences criminelles, Enseignante-chercheuse à l’Université de Caen Normandie, Membre de l’ICReJ (Institut Caennais de Recherche Juridique)

Le 14 Octobre 2025

Mots-clés : concubin • bien immobilier • indivision • partage • enfant

Dans deux arrêts en date du 10 septembre 2025, la première Chambre civile de la Cour de cassation a été saisie pour statuer sur l’existence d’une impossibilité d’agir d’un concubin en raison… de sa situation de concubinage. L’enjeu pratique était de taille puisqu’une réponse affirmative permettait de suspendre la prescription.


 

Dans les deux affaires, les faits étaient relativement similaires : des concubins ont acquis en indivision un bien immobilier destiné au logement du couple. Quelques années plus tard, ils procèdent à l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de l’indivision, en raison de leur séparation dans la première affaire [1] et de celle du décès de l’un d’eux dans la seconde, laissant un enfant pour lui succéder [2].

Cependant certaines créances exposées sont déclarées prescrites par les juges du fond. Les deux cours d’appel considèrent que les conditions de l’article 2234 du Code civil N° Lexbase : L7219IAM n’étant pas remplies, la prescription n’est pas suspendue. Dans la seconde affaire, la cour d’appel de Lyon refuse en outre l’application de l’article 2236 du Code civil N° Lexbase : L7221IAP. Les concubins prescrits ont alors formé un pourvoi devant la Cour cassation invoquant tous deux la suspension de la prescription en raison d’une impossibilité d’agir fondée sur la situation de concubinage.

La Cour de cassation, dans les deux arrêts, rejette le pourvoi et affirme explicitement dans des termes similaires que le concubinage ne peut en soi caractériser une impossibilité d’agir pour un concubin, faute de remplir les conditions d’imprévisibilité, d’irrésistibilité et d’extériorité de la force majeure.

La situation de concubinage constitue-t-elle pour l’un des deux concubins une impossibilité d’agir contre l’autre ? Telle est la question qui s’est posée devant la Cour de cassation dans les deux affaires.

Le bien immobilier acquis par un couple de concubins est soumis, sauf disposition spécifique,  au droit commun de l’indivision [3]. Rien de surprenant puisqu’il s’agit de la situation de principe dans laquelle se retrouvent plusieurs personnes qui exercent un même droit réel sur un même bien [4]. Le droit commun de la prescription est alors pleinement applicable, et en particulier la règle issue de l’article 2234 du Code civil qui dispose que « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ». La preuve de cette impossibilité d’agir permettant de suspendre la prescription constitue alors un enjeu majeur pour les concubins dont certaines créances se retrouvent prescrites en application du droit commun ; une preuve que les demandeurs au pourvoi n’ont pas été en mesure de rapporter, que l’impossibilité trouve son origine dans la loi (A) ou dans la force majeure (B)

I. Le concubinage exclu de l’empêchement légal : on ne mélange pas union de fait et unions de droit

L’une des deux affaires [5] permet de rappeler que le concubinage est exclu du champ d’application de l’article 2236 du Code civil (A), une exclusion qui se révèle cependant bienvenue (B).

A. La confirmation de l’exclusion du concubinage du domaine de l’article 2236 du Code civil 

L’empêchement d’agir peut d’abord résulter de la loi et notamment de l’article 2236 qui prévoit, dans le prolongement de l’article 2234, une suspension de la prescription entre les personnes mariées ou pacsées. Le pourvoi reprochait le non-respect de ce texte par la cour d’appel de Lyon qui avait refusé de l’appliquer. Même si les enjeux pratiques qui en résultent sont considérables, il est acquis que cet article, à propos duquel la Cour de cassation a déjà refusé de transmettre deux QPC soulevées par un concubin qui invoquait une rupture d’égalité [6], n’est pas applicable au concubinage, auquel l’article ne fait aucunement référence. Cette différence de traitement s’explique par une différence de situation ; d’un point de vue juridique, le concubinage se distingue nettement de mariage et du pacs. Il est une situation de fait qui ne repose sur aucune formalité puisqu’il suffit de vivre ensemble de façon stable pour devenir concubins [7]. Aucune mention n’est portée sur les actes d’état civil. À l’inverse, mariage et Pacs sont quant à eux des situations de droit. Ils sont dotés d’un régime propre, prévu et encadré par le droit [8]. Dans les deux cas, leur conclusion nécessite des démarches administratives et donne naissance à des obligations et devoirs pour les personnes concernées. Or le principe d’égalité [9] n’implique pas de traiter toutes les personnes de façon égale en toutes circonstances ; la discrimination n’est caractérisée que s’il y a une différence de traitement pour une situation comparable, c'est-à-dire identique ou similaire [10]. Ici, la situation est clairement différente. Le refus de l’appliquer opposé par la Cour d’appel, approuvée implicitement par la Cour de cassation, était donc prévisible puisque conforme à la lettre du texte et à la jurisprudence antérieure.

Dès lors, deux concubins sont considérés par le droit, sauf disposition contraire, comme étrangers dans l’achat d’un bien immobilier et ne peuvent pas bénéficier de l’application de l’article 2236 en l’état actuel du droit. Il faudrait nécessairement l’intervention du législateur pour étendre ce texte aux concubins, ce qui paraît peu probable[11]… et peu souhaitable.

B. Une exclusion bienvenue

Cette question s’intègre dans une réflexion plus globale et actuelle : celle de l’opportunité d’ériger un droit commun du couple. L’existence d’un tel droit pour les trois formes de conjugalité semble discutable et discutée [12]. Il est cependant possible de constater la tendance du législateur à poser peu à peu ses pierres à l’édifice de ce droit commun incluant le concubinage. En effet, il existe aujourd’hui des corps de règles, de plus en plus nombreux, applicables à toute forme de vie en couple. Tel est le cas du mécanisme de l’ordonnance de protection visant à lutter contre les violences conjugales [13]. Il en est de même pour les règles relatives à la filiation [14] ou à l’adoption [15]. De même, l’assistance médicale à la procréation est ouverte aux couples sans distinction. La tendance est donc au rapprochement. Cependant, la position des juges du fond, approuvés ici implicitement par la Cour de cassation, qui refusent d’étendre l’article 2236 aux concubins, prend le contrepied de cette tendance et refusent de s’engager dans cette direction : la seule existence d’une vie de couple ne justifie pas en tant que telle l’extension de cette disposition.

Cette position paraît cependant opportune. Mariage, Pacs et concubinage représentent trois formes de couples distinctes avec des règles propres à chacune d’elles. Il paraît dès lors nécessaire de conserver leurs spécificités puisque l’intérêt de ces trois formes réside précisément dans leurs différences. Les personnes sont donc libres de choisir de se soumettre à l’une d’elles, ou à aucune, pour des raisons qui leur sont personnelles et en fonction des avantages et inconvénients qu’elles offrent. Soumettre le concubinage à un régime juridique établi [en faire une union de droit] impliquerait des devoirs et obligations réciproques, comme c’est le cas pour le mariage ou le Pacs [16] ; une situation qui n’est pas toujours recherchée quand deux personnes se mettent en couple. Lorsqu’elles souhaitent officialiser leur union ou organiser leurs relations patrimoniales, elles optent alors pour une autre forme de conjugalité ou recourent à une convention de concubinage [17]. D’ailleurs, si l’on regarde les statistiques, il est possible d’observer sur ces dernières années une baisse des mariages célébrés et un engouement notable pour le Pacs [18]. Ce constat s’explique par la recherche de certains Français de quitter le concubinage mais de se soumettre à un régime plus souple et moins contraignant que celui offert par le mariage. Il existe donc une véritable option de conjugalité comme il existe une option successorale. Autrement dit, le concubinage constitue l’une des expressions du droit de chacun à mener une vie familiale : si les personnes font le choix d’être concubins, c’est qu’elles ne souhaitent pas se soumettre au statut marital ou pacsimonial. Si les régimes devenaient trop proches, il n’y aurait plus véritablement d’utilité à les distinguer, faute de spécificité [19]. Dès lors, un rapprochement peut être fait entre mariage et Pacs, tous deux dotés d’un statut juridique [20], mais le concubinage doit continuer d’être traité distinctement. La solution des juges, à rebours de l’élan législatif qui tend de plus en plus vers un droit commun du couple, est donc à saluer : elle souligne la singularité du concubinage.

Est-ce pour autant une difficulté ? Une réponse négative peut être avancée puisque cela ne conduit pas pour autant à un vide juridique, le droit commun prenant le relai, comme en l’espèce avec le mécanisme de l’indivision [21] et celui de la prescription. D’ailleurs, un important arrêt de 2021 précise que les dettes des indivisaires à l’encontre de l’indivision [22], comme c’était le cas de la première affaire qui concernait des dépenses de conservation [23], sont soumises au délai de prescription de droit commun [24], 5 ans à compter de la date de la connaissance des faits lui ayant permis d’agir [25]. Cet arrêt répond également à une question fondamentale pour la pratique ; celle du point de départ de la prescription. Il est fixé par la Cour à la date de la dépense, et non à celle du partage. Les parties, qui dans la pratique se soucient généralement des difficultés financières au moment du partage, doivent donc être vigilantes.

En outre, notons que le droit de l’indivision est un droit aménageable [26]. Aussi, les concubins peuvent parfaitement, lorsqu’ils achètent en indivision, recourir au contrat. Plus spécifique au concubinage, il est désormais établi que les conventions de concubinage sont licites dès lors qu’elles ne règlementent que les aspects patrimoniaux [27] ; une limite qui ne pose pas de difficulté pour l’achat d’un bien immobilier en indivision. Les concubins peuvent ainsi organiser leurs relations patrimoniales et aménager l’indivision dont la plupart des dispositions qui forment le régime légal sont supplétives [28]. Tel est aussi le cas de la prescription qui peut être aménagée, une faculté légale permise par l’article 2254 du Code civil. Les concubins peuvent donc déroger au droit commun et prévoir une durée de prescription plus courte [29] ou plus longue, dans la limite de dix années [30], voire même prévoir dans une clause la suspension de la prescription pendant la durée du concubinage [31] avec malgré tout l’application du délai butoir de 20 ans [32].

Dans les deux arrêts commentés, les concubins n’avaient pas pris la précaution de conclure une telle convention. S’ils l’avaient fait, ils auraient pu prévoir un délai de prescription plus long que celui prévu par le droit commun. Dès lors, ils auraient pu échapper à la prescription de certaines créances. Ces actes ne sont donc peut-être pas aussi efficaces que la suspension de la prescription de droit pendant toute la durée de l’union maritale ou pacsimoniale de l’article 2236 du Code civil mais paraissent être une alternative intéressante pour celui ou celle qui ne souhaite pas se marier ou se pacser. Les concubins, même s’ils "s’aiment et se chérissent", doivent donc prendre leurs précautions ; il ne peut que leur être conseillé de recourir à une convention de concubinage, la rupture du concubinage en raison d’une séparation ou d’un décès n’étant pas des hypothèses d’école comme en témoignent les deux arrêts.

Pas d’empêchement légal, pas de convention, restait donc aux concubins l’ultime option offerte par l’article 2234 du Code civil : la suspension de la prescription pour impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la force majeure.

II. La force majeure, ultime recours inefficace pour les concubins non précautionneux

Dernier recours offert aux concubins pour espérer suspendre la prescription, celui de la force majeure qui s’est révélé infructueux puisque la Cour de cassation refuse de reconnaître une impossibilité d’agir sur ce fondement tiré de la seule situation de concubinage (A), à moins, peut-être, que celle-ci ne soit accompagnée de circonstances particulières (B).

A. Le refus d’une impossibilité d’agir tirée de la seule situation de concubinage

Classiquement, le cas de force majeure revêt trois caractères : l’évènement doit être imprévisible, irrésistible et extérieur aux personnes concernées [33]. L’exigence de ces critères a fluctué et la Cour a parfois pu mettre de côté le critère de l’imprévisibilité en raison d’évènements inévitables, bien que prévisibles [34]. La portée de ces arrêts des années 90 est restée incertaine en raison de divergences entre les chambres. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a finalement tranché en 2006 en affirmant qu’est constitutif d’un cas de force majeure « l’événement, présentant un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat et irrésistible dans son exécution » [35]. Ces arrêts laissent cependant planer le doute en doctrine sur la survie de l’exigence ou non de la condition d’extériorité qui a pu être écartée dans l’arrêt précité, retenant la force majeure en considérant que l’évènement était indépendant de la volonté du débiteur, à savoir la survenance d’une maladie [36]. Cette hésitation s’est trouvée confortée par  la réforme de 2016 venue apporter un éclaircissement sur la définition de la force majeure en matière contractuelle à l’article 1218 du Code civil N° Lexbase : L0930KZH qui n'y fait pas référence [37].

Quoi qu’il en soit, dans les deux affaires commentées, la Cour de cassation se fonde sur la conception traditionnelle de la force majeure avec l’exigence des trois critères cumulatifs qui, selon elle, n’étaient pas remplis. L’imprévisibilité signifie que l’évènement ne peut être anticipé [38]. L’irrésistibilité vise l’évènement insurmontable dans ses effets qui ne doit pas constituer un simple empêchement ou une simple difficulté [39]. Enfin l’extériorité implique que l’évènement soit extérieur au débiteur [40]. La question était donc celle de savoir si le concubinage représentait un tel évènement ? Mais comment retenir l’extériorité en matière de concubinage lorsque la force majeure est invoquée précisément par l’un des concubins ?  Le concubinage ne peut pas, inévitablement, être extérieur à ceux qui l’ont constitué.. Il ne peut davantage être imprévisible pour eux et ses effets peuvent être anticipés par des mécanismes juridiques tels que le recours à une convention de concubinage.

Pourtant, le pourvoi de l’une des deux affaires [41] relevait notamment l’impossibilité morale tirée du non-respect du droit à la vie privée et familiale et donc la violation par la cour d’appel de Lyon de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui garantit ce droit. Le concubin affirme qu’il se trouvait dans l’impossibilité d’agir « sauf à mettre en péril sa vie privée et familiale » et qu’il y avait donc une atteinte disproportionnée à ses droits. Cet argumentaire n’est pas admis par les juges, comme cela a déjà pu être le cas auparavant [42], considérant que rien n’oblige le concubin qui détient une créance d’intenter une action contre l’autre ; il est libre d’agir ou non en justice au cours de la relation. Dès lors, le seul fait de vie commune, sans cadre juridique, ne suffit pas à constituer un obstacle moral insurmontable empêchant le concubin de faire valoir ses droits. La nette distinction entre unions de droit et union de fait est donc maintenue en ce qui concerne la paix des ménages [43]. Cet argumentaire n’est pourtant pas totalement dénué de sens. En effet, il peut paraître compréhensible qu’une personne en couple, c'est-à-dire engagée dans des liens affectifs, soit frileuse à saisir la justice afin d’interrompre la prescription, que cette personne soit mariée, pacsée ou même… concubine. Des difficultés qui ont déjà pu être prises en compte par le droit comme dans le domaine de la preuve où les relations amoureuses, et même plus largement les liens affectifs, sont considérés comme un empêchement moral de se fournir un écrit [44]. Les juges ont donc une appréciation stricte de la notion d’irrésistibilité ; la seule réticence est insuffisante, il faut que l’empêchement soit véritablement insurmontable.

Le concubinage n’est donc ni imprévisible, ni irrésistible, ni extérieur aux concubins. La seule réticence à agir pendant la vie commune ne suffit donc pas à établir une impossibilité d’agir de nature à suspendre la prescription. La réponse de la Cour de cassation était prévisible et juridiquement justifiée. Pour la première fois, elle tranche la question de façon explicite et dans des termes identiques pour les deux arrêts : « le concubinage ne peut, en soi, caractériser l’impossibilité dans laquelle serait une personne d’agir contre l’autre durant la vie commune, faute de remplir les conditions d’imprévisibilité, d’irrésistibilité et d’extériorité de la force majeure ». C’est clair : le concubinage n’est pas un cas de force majeure ! Une réserve peut toutefois être soulevée.

B. La potentielle impossibilité d’agir tirée de la situation de concubinage assortie de circonstances particulières

L’utilisation des termes « en soi » permet de penser que la Cour de cassation laisse une porte ouverte. Si le concubinage « en tant que tel », « à lui seul », n’est pas un cas de force majeure, il ne semble pas exclu de pouvoir retenir la solution inverse en présence de circonstances particulières. Il paraît alors envisageable de retenir l’impossibilité d’agir dans certaines hypothèses, appréciées au cas par cas par les juges. Tel est le cas par exemple en présence de violences familiales comme cela a déjà pu être admis par les juges du fond qui ont retenu l’impossibilité d’agir pour la concubine jusqu’au prononcé d’une ordonnance de protection à son bénéfice [45]. De même, il est admis en jurisprudence que l’état physique ou mental peut constituer une impossibilité d’agir en fonction des circonstances de l’espèce que les juges doivent apprécier au cas par cas.  Une telle impossibilité d’agir a pu être reconnue par la Cour de cassation vis-à-vis d’un sujet qui se trouvait en état de sujétion psychologique [46] ou sous l’empire de troubles mentaux [47]. Si ces décisions n’ont pas été rendues dans le cadre d’un concubinage, elles pourraient lui être transposées sans difficulté. Il est alors possible d’affirmer que finalement ce n’est pas la situation de concubinage qui constitue, en elle-même, une impossibilité d’agir mais les circonstances particulières dont elle peut parfois faire l’objet. Cette remarque appuie dès lors la position de la Cour de cassation dans les deux décisions commentées : le concubinage « en soi » ne constitue pas un cas de force majeure.  

Pas d’impossibilité d’agir issue de la loi, du contrat ou de la force majeure, le droit commun se trouvait alors pleinement applicable dans les deux arrêts ; un droit commun… accompagné de ses prescriptions. Force est de constater qu’intérêts pécuniaires et amour durable ne font pas toujours bon ménage en matière de concubinage.

 

[1] Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, no 24-12.672.

[2] Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, no 24-10.157.

[3] C. civ., art. 815 et s. N° Lexbase : L9929HN3.

[4] C. Grimaldi, Droit des biens, LGDJ, coll. Manuel, 4e éd., 2024, nº 454, p. 460.

[5] Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, no 24-10.157.

[6] Cass. civ. 1, 10 juillet 2024, n° 24-10.157, F-B N° Lexbase : A22165PR.

[7] C. civ., art. 515-8 N° Lexbase : L8525HWN.

[8] Pour le mariage, C. civ., art. 143 et s. N° Lexbase : L8004IWD ; pour le Pacs, C. civ., art. 515-1 et s. N° Lexbase : L8514HWA.

[9] DDHC, art. 6 ; Const., art. 1.

[10] J. Lasserre Capdeville, « Discriminations », JCl Pénal code, fasc. nº 20, nº 1 ; CE Contentieux, 10 mai 1974, nos 88032, 88148 N° Lexbase : A0207AZP ; Décision n° 79-107 DC, du 12 juillet 1979 N° Lexbase : A7992ACY.

[11] Et qui en outre poserait des difficultés de mise en œuvre et des risques de fraudes (avec des concubinages blancs ou gris). Un enregistrement du concubinage serait alors certainement nécessaire, ce qui serait contraire à l’esprit du concubinage, remettant indubitablement en cause sa nature de situation de fait.

[12] M. Saulier, Le droit commun des couples. Essai critique et prospectif, IRJS éditions, nº 6, p. 8 ; J.-J. Lemouland, « L’émergence d’un droit commun des couples », in H. Fulchiron (dir.), Mariage-conjugalité, parenté-parentalité, Dalloz, 2009, p. 33 ; X. Labbée, Le droit commun du couple, PUS, coll. Droit, 2010. 

[13] Issue de la loi no 2010-769, du 9 juillet 2010, relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants N° Lexbase : L7042IMR ; C. civ., art. 515-9 et s. N° Lexbase : L6162MM8.

[14] C. civ., art. 310-1 et s. N° Lexbase : L4369L7X.

[15] C. civ., art. 343 N° Lexbase : L5135MEW.

[16] Des statuts qui imposent, entre autres, une aide matérielle et une assistance matérielle ou une solidarité des dettes ménagères. Par exemple : C. civ., art. 515-4, al .1 N° Lexbase : L7842IZH, pour le PACS ; C. civ., art. 212 N° Lexbase : L1362HIB, pour le mariage ; C. civ., art. 282, après le divorce.

[17] V. infra.

[18] Il y a eu 294 690 mariages célébrés entre 1990 contre 234 841 en 2022 et 6 151 PACS ont été contractés en 1999 pour 209 827 en 2022, v. « Mariages et PACS – Données annuelles de 1990 à 2023 »  in www. insee.fr [en ligne].

[19] À plus forte raison depuis l’adoption du Pacs, qui constitue un régime intermédiaire entre mariage et concubinage.

[20] V. infra.

[21] C. civ., art. 815 et s. N° Lexbase : L9929HN3.

[22] Sont concernées les dépenses de conservation ou d’amélioration du bien engagées sur les deniers personnels du créancier, C. civ., art. 815-13 N° Lexbase : L1747IEG ; il ne doit pas s’agir de simples dépenses d’entretien, Cass. civ., 1ère, 13 février 2019, nº 17-26.712, F-D N° Lexbase : A3439YXN.

[23] Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, no 24-10.157.

[24] Cass. civ. 1, 14 avril 2021, nº 19-21.313, FS-P N° Lexbase : A81214PH, JCP G 2021, 1140, obs. H. Périnet-Marquet ; RTD civ., 2021, p. 669, obs. W. Dross ; D. 2021, 2059, note f. Rouvière ; D. 20212, p. 1509 ; obs. Y. Strickler et N. Reboul-Maupin.

[25] C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC.

[26] C. civ., art. 815-1 N° Lexbase : L9930HN4.

[27] V. sur ce point, V. Bonnet, préc., E40, p. 388 ; S. Ben Hadj Yahia « Concubinage. Effets du concubinage », rép. dt. civ.,  juin 2023, nº 198 et s. ; C. Fressesson, « Concubinage – Rapports des concubins entre eux », JCl notarial, facs. 10, 2024, nº 8 ; A. Batteur et L. Mauger-Vielpeau, Droit des personnes et de la famille, LGDJ, coll. Manuels, 12e éd., 2023, nº 848, p. 364 ; Y. Buffelan-Lanore et V. Larribau-Terneyre, Introduction. Biens. Personnes. Famille, Sirey, coll. Université, 23e éd. par V. Larribau-Terneyre, 2024nº 2075, p. 875.  

[28] C. civ., art. 1873-1 ; C. Grimaldi, préc., nº 463, p. 471 ; P. Voirin et G. Goubeaux, Droit civil. Introduction au droit. Personnes – Famille. Personnes protégées. Biens – Obligations  – Sûretés, t. 1, LGDJ, coll. Manuel, 43e éd., 2024, nº 749, p. 357 ; J.-B. Seube, Droit des biens, Lexisnexis, 2e éd., 2024, nº 422, p. 147 ; conventions soumises aux conditions de validité du droit commun, not. C. civ., art. 1128., et celles prévues pour les conventions relatives à l’indivision, C. civ., art. 1873-2 et s.

[29] Minimum 1 an.

[30] C. civ., art. 2254, al. 1.

[31] C. civ., art. 2254, al. 2. .

[32] F. Collard, « Les concubins victimes de l’amour durable en cas d’achat indivis »,  JCP N, no 21, 26 mai 2023, 1099.

[33] N. Porchy-Simon, Droit des obligations, Dalloz, coll. Hyporcours, 18e éd., 2025, no 521, p. 295.

[34] Par exemple, Cass. civ. 1, 6 novembre 2002, n° 99-21.203, F-P+B N° Lexbase : A6846A3X, « la seule irrésistibilité de l’événement caractérise la force majeure » ; Cass. com., 1 octobre 1997, n° 95-12.435 N° Lexbase : A1763ACB.

[35] Ass. plén., 14 avril 2006, n° 04-18.902 N° Lexbase : A2092DP8 et Ass. plén., 14 avril 2006, n° 02-11.168 N° Lexbase : A2034DPZ, D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister, note P. Jourdain ; ibid. 1566, chron. D.Noguéro; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson.

[36] Ass. plén., 14 avril 2006, préc. ; dans le même sens à propos du chômage, Cass. civ. 3e, 19 avril 1972, RTD civ. 1973. 581.

[37] C. civ., art. 1218, al. 1, « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur ».

[38] N. Porchy-Simon, préc., no 523, p. 295.

[39] Id., no 522, p. 295.

[40] Id., no 524, p. 297.

[41] Cass. civ. 1, 10 septembre 2025, no  24-10.157.

[42] Cass. civ. 1ère, 10 juillet 2024, préc.

[43] Rappelons que l’objectif poursuivi pour l’adoption de l’article 2236 était « de ne pas troubler la paix des ménages » car « si les époux étaient soumis au droit commun de la prescription, l’un des deux pourrait se voir forcé d’intenter pendant la durée du mariage une action contre son conjoint pour interrompre la prescription commencée contre lui », L. Béteille, Rapport nº 83 du 14 novembre 2007, p. 44 ; argument repris par la suite pour l’extension du texte au Pacs.

[44] C. civ., art. 1360 ; Y. Buffelan-Lanore et V. Larribau-Terneyre, préc., nº 173, p. 83 ; R. Cabrillac, Introduction générale au droit, Dalloz, coll. Cours, 15e éd., 2023, nº 230, p. 249 ; Exemples à propos de liens de parenté, Cass. soc., 25 avril 1965, Bull. civ. nº 849 ; Cass. civ. 1ère, 12 décembre 1972, Bull. civ.  nº 79 ; CA Riom, 23 novembre 2006, nº 06/00210 N° Lexbase : A8498HAY ; Exemples à propos de liens d’affection, Cass. civ. 3e, 7 janvier 1981, Bull. Civ. III, nº 7 ; Cass. civ. 1, 9 janvier 2019, nº 17.24-869 ; Exemples fondés sur la relation de confiance, Cass. civ 1, 9 mai 1996, nº 94-14.022 N° Lexbase : A9795ABE ; CA Nancy, 17 septembre 2020, nº 19/02477 N° Lexbase : A04053UK, « Le tribunal a considéré que les relations de confiance qui avaient existé entre l'Earl de la Grande Charmille et M. C... avaient pu constituer un empêchement moral ».

[45] CA Bordeaux, 14 janvier 2025, no 22/05791. 

[46] Cass. civ 3, 16 septembre 2021, 20-17.623, FS-B+ N° Lexbase : A564844X.

[47] Cass. civ. 1, 18 février 2003, n° 99-21.199, F-D N° Lexbase : A2045A7U ; Cass. civ. 1, 1er juillet 2009, n° 08-13.518, FS-P+B+I N° Lexbase : A5811EI3.

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