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Le 28 Juillet 2025
Mots clés : collectivités • assurances • émeutes urbaines • catastrophes naturelles • dotation de solidarité
Devant la multiplication des phénomènes naturels (tempêtes, épisodes de sécheresse) et des violences urbaines, les assureurs, échaudés par l’ampleur des indemnisations à verser, ont de plus en plus tendance à refuser d’indemniser les petites et moyennes communes. Celles-ci, devant des franchises d’un montant effrayant, se retrouvent en difficulté, voire même dans l’impossibilité d’assurer certains bâtiments communaux, dès lors impossibles à rebâtir en cas de nouveaux sinistres. Pour tenter d’esquisser une amorce de solution, Lexbase a interrogé sur ce sujet Guillaume Gauch, avocat associé et Romain Millard, avocat, Selas Seban & Associés*.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les difficultés concrètes rencontrées par les collectivités pour s'assurer ?
Guillaume Gauch et Romain Millard : Entre 2015 et 2023, la période avait été relativement favorable aux collectivités en matière d’assurance, avec peu de difficultés pour trouver des cocontractants et des dépenses d’assurance qui augmentaient globalement moins vite que l’inflation.
Au contraire, l’année 2023, marquée par la crise inflationniste, les émeutes urbaines de l’été et de nombreux sinistres environnementaux, a connu un brutal retournement de situation qui perdure depuis lors.
Ainsi, s’agissant des collectivités qui ont déjà un contrat d’assurance, nombre d’entre elles font état d’au moins un problème important d’exécution : dégradation de la relation avec l’assureur, refus d’indemnisation ou différends sur le montant de l’indemnité et, surtout, forte augmentation des franchises et/ou des primes imposée par l’assureur à l’occasion de la négociation d’un avenant. Ces problèmes d’exécution peuvent même aller jusqu’à la résiliation unilatérale du contrat par l’assureur, à laquelle les collectivités ne peuvent s’opposer et dont elles peuvent seulement retarder la prise d’effet pour un motif d’intérêt général durant le temps nécessaire à la passation d’un nouveau contrat, dans la limite de douze mois [1].
S’agissant des collectivités qui cherchent à s’assurer, elles sont de plus en plus nombreuses à être confrontées, lorsqu’elles lancent des appels d’offres, à l’absence de candidats ou à des offres présentant des conditions inacceptables.
Résultat : de nombreuses collectivités ont vu les conditions de leur couverture assurantielle se dégrader et quelques-unes – environ 1 500, selon l’Association des maires de France – se retrouvent sans couverture. Ce sont les communes qui sont affectées au premier chef par ces difficultés, ce qui s’explique par le fait qu’elles détiennent l’essentiel du patrimoine des collectivités et qu’elles supportent en conséquence la majorité des dépenses publiques locales d’assurance.
Lorsqu’elles ne trouvent aucune solution, les collectivités n’ont d’autre choix que de s’auto-assurer.
Certes, l’auto-assurance est, dans la plupart des cas, autorisée pour les collectivités, à la différence des personnes privées. Cependant, la loi impose la souscription d’une assurance responsabilité civile dans certains domaines (véhicules terrestres à moteur, centres de vacances, de loisirs et groupements de jeunesse, établissements recevant des enfants inadaptés ou handicapés, établissements chargés de la formation professionnelle alternée de mineurs, épreuves sportives sur la voie publique, remontées mécaniques) et la méconnaissance de ces obligations peut générer un risque pénal.
Les causes de ces difficultés assurantielles sont multiples : un manque de concurrence sur le marché de l’assurance des collectivités territoriales, des risques à assurer de plus en plus nombreux et coûteux (risques environnementaux, violences sociales, attaques cyber…), un manque de connaissance par les collectivités de leur propre exposition aux risques et, partant, des difficultés pour elles à définir leurs besoins.
Ces constats ont été dressés de manière concordante au cours de travaux menés, d’une part, par la commission des finances du Sénat [2] et, d’autre part, à la demande du Gouvernement [3], ainsi que par la Cour des comptes [4]. À cet égard, il en ressort un manque de données consolidées à l’échelle nationale sur les conditions d’assurances des collectivités.
Lexbase : Comment compte y répondre l'État ?
Guillaume Gauch et Romain Millard : Le 25 avril 2025, l’État a signé avec France Assureurs (fédération française de l’assurance) et les associations d’élus locaux une charte d’engagement pour un plan national d’actions « PACT 25 » dont l’objectif est le suivant : « plus aucune collectivité territoriale en France ne doit se retrouver en situation involontaire de défaut d’assurance ».
Ce plan comprend une série d’engagements à la charge des différentes parties prenantes, certains étant précis et opérationnels, d’autres relevant davantage de déclarations d’intention.
Du côté du Gouvernement, trois mesures concrètes ont été annoncées pour les prochains mois.
La première mesure sera la mise à jour d’ici fin juin 2025 du guide pratique de passation des marchés publics d’assurances des collectivités locales, qui date de 2008. L’objectif sera d’aider les collectivités à identifier et exprimer leurs besoins en matière d’assurance et de développer une compréhension partagée avec les assureurs des possibilités offertes par le code de la commande publique, afin que les appels d’offres permettent à ces derniers de proposer aux collectivités les solutions les plus adaptées.
La deuxième mesure sera l’adoption d’un décret visant à plafonner le mécanisme de modulation à la hausse des franchises « catastrophe naturelle », en fonction du nombre de reconnaissances au cours des cinq dernières années pour les biens implantés dans des communes dotées de plan de prévention des risques naturels (PPRN).
La troisième mesure sera l’adoption d’un autre décret afin, d’une part, de corriger l’article D. 125-5-7 du Code des assurances N° Lexbase : L5150MGT de sorte que le montant de la franchise catastrophe naturelle ne soit plus obligatoirement aligné sur le montant de franchise le plus élevé figurant au contrat pour les mêmes biens et, d’autre part, que cette franchise soit plafonnée pour les petites communes et s’élève par défaut à une fraction du montant des dommages.
Néanmoins, le calendrier d’adoption de ces deux décrets n’a pas encore été précisé.
Lexbase : Ces réponses seront-elles suffisantes, notamment pour les collectivités qui se trouvent déjà sans solution ?
Guillaume Gauch et Romain Millard : Les mesures précitées ont davantage vocation à réduire les risques de futurs défauts de couverture assurantielle qu’à régler les situations existantes.
Pour venir en aide aux collectivités qui font d’ores et déjà face à une absence de solution ou, plus largement, à des difficultés assurantielles, le PACT 25 prévoit la création d’ici la fin du premier semestre 2025 d’une cellule d’accompagnement et d’orientation, dénommée « CollectivAssur », placée auprès du Médiateur de l’assurance et financée par France Assureurs.
Cette cellule aura pour mission de faire un diagnostic flash de la situation des collectivités qui la solliciteront, puis de les orienter soit vers un parcours « urgence » (conseils auprès d’un groupe d’intermédiaires ou, en cas de refus d’assurance sur une garantie obligatoire, saisine du bureau central de tarification), soit vers un parcours « sécurisation » (mise en relation avec les interlocuteurs nationaux ou locaux appropriés pour affiner le diagnostic (inventaire du patrimoine, cartographie des risques), élaborer des recommandations en matière de prévention et de protection).
Par ailleurs, CollectivAssur sera chargée d’identifier et d’animer un réseau de référents au niveau national et départemental, au moyen de webinaires et de rencontres avec les acteurs à l’échelle départementale (préfectures, associations locales d’élus, référents France Assureurs, antennes des agences…). Elle aura également une fonction d’observatoire, par la production d’un rapport annuel et une fonction d’alerte en cas de perturbations sur le marché assurantiel.
En parallèle, les assureurs se sont engagés, de leur côté, à « proposer des contrats d’assurance adaptés aux besoins des collectivités, dans le cadre du nouveau dialogue promu par le guide pratique » et à « faciliter la recherche de solutions pour les collectivités qui rencontrent des difficultés et à accentuer le dialogue avec les collectivités dans l’élaboration des contrats d’assurances ».
Enfin, il faut souligner qu’une partie de la solution dépendra aussi des collectivités elles-mêmes. En ce sens, elles se sont notamment engagées, par la voix de leurs associations représentatives, à inventorier de manière plus précise et régulière leur patrimoine, afin de faciliter le calibrage des contrats d’assurance pouvant leur être proposés, en mettant en œuvre des mesures de prévention des risques et en améliorant la formation des élus et des services sur le sujet.
Lexbase : À plus long terme, des ajustements normatifs et réglementaires seront-ils nécessaires ?
Guillaume Gauch et Romain Millard : Le PACT 25 prévoit quelques évolutions législatives, d’une ampleur assez limitée.
Tout d’abord, le Gouvernement s’est engagé à soutenir l’inscription dans la loi d’un délai de prévenance de six mois que devront respecter les assureurs avant de pouvoir résilier leur contrat avec une collectivité territoriale. Cette mesure est d’ores et déjà intégrée au projet de loi de simplification de la vie économique, adopté par le Sénat et en cours d’examen à l’Assemblée nationale.
Ensuite, les débats sur le projet de loi de finances pour 2026 devraient être l’occasion d’une réforme de la dotation de solidarité (DSEC) en faveur de l’équipement des collectivités territoriales et de leurs groupements touchés par des événements climatiques ou géologiques. Les objectifs de cette réforme sont les suivants : assouplir et harmoniser la définition des biens non assurables, simplifier les modalités de calcul, raccourcir les délais d’indemnisation et réévaluer la notion de construction à l’identique, dans une optique d’adaptation au changement climatique.
Par ailleurs, le Gouvernement a annoncé qu’il allait constituer auprès de lui un groupe de contact national permanent afin d’observer les tendances du marché assurantiel, suivre la mise en œuvre de ce PACT 25 et formuler régulièrement des recommandations, en particulier en matière de réassurance des risques sociaux exceptionnels. Ces recommandations pourraient ensuite donner lieu à des évolutions normatives supplémentaires.
Pour le reste, le PACT 25 ne prévoit pas de réformer le Code de la commande publique, privilégiant une action à droit constant. Le PACT 25 n’a pas non plus repris la proposition du « rapport Husson » de création d’un système d’indemnisation du risque d’émeute inspiré de celui qui existe pour les catastrophes naturelles, c’est-à-dire un système mutualisé faisant intervenir en dernier ressort la garantie de l’État. Il n’est pas non plus prévu de publication d’un cahier des clauses administratives générales (CCAG) et d’un cahier des clauses techniques générales (CCTG) spécifiques aux marchés d’assurance, bien que cela avait été proposé par le « rapport Chrétien-Dagès ».
Cela étant, des évolutions normatives pourraient venir directement de l’Union Européenne, à l’occasion de la révision des directives relatives à la commande publique datant de 2014, qui a été initiée par la Commission à la fin de l’année 2024 et qui devrait aboutir dans le courant de l’année 2026. En effet, des propositions ont été formulées afin d’assouplir les obligations pesant sur les acheteurs pour la souscription de leurs polices d’assurance, notamment par la Fédération des associations européennes de gestion des risques (FERMA) [5]. Reste à voir dans quelle mesure ces propositions seront reprises par le législateur européen, puis transposées en droit national.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public
[1] CE, 12 juillet 2023, n° 469319 N° Lexbase : A78231AY.
[2] J.-F. Husson, Rapport d'information fait par la mission d’information sur les problèmes assurantiels des collectivités territoriales, Sénat.
[3] A. Chrétien et J.-Y. Dagès, L’assurabilité des biens des collectivités locales et de leur groupement : état des lieux et perspectives, rapport, avril 2024.
[4] CRC Bourgogne-Franche-Comté audit flash .
[5] FERMA, Position sur la révision des directives européennes sur les marchés publics, 11 mars 2025.
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Le 28 Juillet 2025
Mots clés : contrat de travail • autoentrepreneurs • travailleurs indépendants • livraison à domicile • précarité
L’agence de sécurité sanitaire (Anses) a récemment rappelé les risques physiques et psychosociaux, pour les livreurs de repas à domicile liés à l’usage de l’intelligence artificielle pour l’attribution des courses. Pour faire le point sur les risques auxquels ces forçats du bitume sont confrontés, Lexbase a interrogé Kevin Mention, avocat au barreau de Paris*.
Lexbase : Que vous inspire le dernier rapport de l'Anses sur les livreurs de repas à domicile ?
Kevin Mention : Ce rapport confirme ce que nous dénonçons depuis bien longtemps devant les tribunaux contre les sociétés de type Uber, Deliveroo, Stuart ou encore Frichti.
Il y a d'abord une grande précarité, avec des rémunérations dérisoires, souvent en dessous du SMIC. Il y a quelques années ces « plateformes » se vantaient de proposer plus qu'un SMIC, une comparaison déjà douteuse alors que leur modèle disait écarter le salariat. Si on tenait compte de l'absence de congés payés, de prime de précarité, de mutuelle, de prise en charge des transports, du barème kilométrique et de tout le reste, on était en réalité proche du SMIC voire déjà en deçà.
Aujourd'hui, les rémunérations sont bien plus faibles encore. Ces sociétés paient à la course et ont recours à de plus en plus de travailleurs sans papiers, que ce soit en direct ou via des comptes qui sont « sous-loués » (ce que le rapport dénonce comme pouvant s'apparenter à de la traite de personne). Ces travailleurs, que le film l'Histoire de Souleymane met en avant, doivent réaliser un maximum de courses et les acceptent donc toutes, même celles payées une misère (parfois 2 euros la livraison, pour livrer en 10 minutes après 10 minutes d'attente). Les sociétés en profitent pour payer de moins en moins.
Il y a peu, ces sociétés se sont vantées de garantir 11,75 euros de l'heure minimum. Le ministre du Travail de l'époque s'en était félicité sur Twitter. C'était 11,75 euros en moyenne sur un mois, uniquement pour le temps en course. Le SMIC est à 11,88 euros, avec 10 % en supplément pour les congés payés, avec le temps d'attente entre deux courses (les coursiers attendent souvent une demi-heure entre deux courses sans rémunération) qui est obligatoirement rémunéré pour les salariés, avec tous les avantages du salariat.
Et cette précarité financière est amplifiée avec une suspension ou une rupture de contrat unilatérale qui peut survenir n'importe quand, au moindre faux pas. Un peu trop de temps pour livrer une commande sous une chaleur caniculaire? Un avertissement pouvant mener à une rupture de contrat. Des détours trop réguliers car le coursier essaie de survivre en travaillant sur plusieurs plateformes? L'algorithme et le suivi GPS peuvent le détecter et une rupture de contrat peut survenir. Parfois du jour au lendemain, sans même un préavis...
À cette précarité financière s'ajoute la précarité physique et mentale. Le job est très dur et usant, il est aussi très risqué, et extrêmement fermé à la gente féminine. Tous les coursiers ont déjà connu une chute à vélo, certains sont blessés à vie, certains ont été défigurés à travers un pare-brise, et d'autres sont même morts dans l'indifférence la plus totale.
Avec les algorithmes des systèmes d'emprise mentale sont mis en place, le coursier est toujours incité à en faire plus, à aller plus vite, il sait que son travail est précaire donc il prend ce qu'il y a à prendre lorsqu'une rémunération est proposée, même dérisoire. Il doit se nourrir et payer son loyer à la fin du mois. Souvent, on nous demande si c'est grave de ne plus verser les cotisations URSSAF, cotisations que la plateforme ne prend pas en charge puisqu'elle ne déclare pas le travailleur comme un salarié bien qu'elle le fasse travailler comme tel. Le coursier gagne si peu qu'il ne lui reste pas assez pour finir le mois s'il doit les payer. Il suffit de se faire voler son vélo ou de casser son portable pour repartir dans le rouge. Combien de courses doivent être acceptées pour les remplacer?
Avec maintenant quelques années de recul, on voit aussi que les maladies professionnelles explosent. Problèmes musculaires, cystites, problèmes de prostate, blessures qui n'ont pas du tout été suivis. Il y a quelques jours, un coursier me disait avoir encore des douleurs de cheville deux ans après un accident et une rupture de contrat.
Mentalement, c'est pareil. On a du burn-out, une vulnérabilité très difficile à vivre, une rancœur contre ces sociétés qui exploitent et un sentiment d'impuissance. Le rapport de l'ANSES confirme ce que l'on voit chaque semaine.
Lexbase : Où en est-on de l'encadrement juridique de ces professions ?
Kevin Mention : Dans certains pays des décisions radicales sont prises, en Suisse ou en Espagne les Uber-eats et consorts doivent salarier les coursiers. Aux Pays-Bas les décisions en justice ont été rendues bien plus rapidement qu'en France et Deliveroo a dû quitter le pays tête baissée après un millier de requalifications en salariat.
En France, les juges peuvent participer à la sanction des abus. Mais sur un plan pénal (la dissimulation d'un emploi salarié sous un prétendu statut d'indépendant étant une infraction) c'est extrêmement long, les services sont débordés (énorme manque de moyens dans les juridictions ou encore chez les inspecteurs du Travail) et on voit parfois même des connivences des dirigeants français qui veulent que le système perdure (voir les « Uber Files » et l'enquête parlementaire qui a suivi). Une société comme Frichti a été prise la main dans le sac avec des livreurs quasiment tous sans papiers. On parle de centaines de personnes. Un autre employeur aurait subi une fermeture administrative immédiate : eux ont bénéficié de passe-droits, le ministère de l'Intérieur est même intervenu en leur faveur et les dirigeants ont pu céder leur société plusieurs millions d'euros quelques mois plus tard.
Sur le plan européen, une Directive (UE) n° 2024/2831 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024, relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme N° Lexbase : L3300MRN, vise à mettre en place plusieurs garde-fous comme une présomption de salariat et d'autres mécanismes de contrôle tel que sur le contenu des algorithmes qui contrôlent et dirigent les coursiers. Sauf que nos dirigeants français l'ont déjà quelque peu torpillée, comme en limitant le champ de cette présomption de salariat ou en s'opposant au contrôle automatique par l'inspection du travail dès lors qu'une décision de justice reconnaît du salariat déguisé.
Heureusement, quelques décisions devant les prud'hommes, les cours d'appel ou la Cour de cassation [1] viennent requalifier les contrats de prestation de service en contrats de travail avec toutes les conséquences financières que cela apporte. Mais c'est très long et toujours à titre individuel : le coursier doit faire la démarche et aller au bout. Il faut non seulement qu'il ait connaissance de ses droits, qu'il ait les moyens de les faire valoir, qu'il ait les preuves suffisantes pour démontrer être un salarié déguisé (à l'échelle de l'ensemble des coursiers, cette preuve est assez simple à apporter mais le travail dissimulé porte bien son nom. Depuis 2019, Deliveroo a par exemple supprimé quasiment tous les échanges écrits et privilégie encore les ordres à l'oral) et qu'il patiente plusieurs années.
Nous avons des coursiers qui ont déjà définitivement été reconnus victimes de travail dissimulé au pénal, qui travaillent encore en 2025 pour leur employeur condamné (Deliveroo en l'occurrence) et qui ne sont pour autant toujours pas déclarés !
Lexbase : Quelles sont les dernières décisions marquantes en la matière ?
Kevin Mention : Les décisions prud'homales condamnent régulièrement les pratiques des "plateformes". En ce début d'année 2025, nous avons par exemple déjà obtenu 24 décisions favorables contre Deliveroo et avons plaidé 80 autres dossiers qui sont en attente de délibéré.
Certaines sociétés et/ou dirigeants ont également été condamnés sur le plan pénal comme pour Take Eat Easy ou Deliveroo. Des poursuites sont en cours contre d'autres comme Frichti ou Foodora.
La Cour de cassation a déjà envoyé des signaux clairs comme dans ses arrêts « Uber » encore confirmés en mars 2025 [2].
Lexbase : Les pouvoirs publics sont-ils à la hauteur du problème selon vous ?
Kevin Mention : Malheureusement non, il y a une très claire complaisance entre les pouvoirs publics et ces sociétés. On ferme les yeux, ça fait baisser les chiffres du chômage et ça permet aux électeurs des grandes villes d'avoir leurs repas livrés pour pas cher. Mais avec des pseudo-indépendants aux cotisations quasi inexistantes (exit les cotisations patronales, exit les surcotisations en cas de multiplication des accidents du travail et des maladies professionnelles), c'est la collectivité qui paie sur le long terme.
[1] Cass. soc., 25 janvier 2023, n° 21-11.273, F-D N° Lexbase : A44209AX.
[2] Cass. soc., 5 mars 2025, n° 23-18.431, F-D N° Lexbase : A8606637 ; Cass. soc., 5 mars 2025, n° 23-18.430, F-D N° Lexbase : A862463S.
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Réf. : Cass. soc., 25 juin 2025, n° 24-16.172, F-D N° Lexbase : B8446API
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par Jean-François Charroin, Avocat à la Cour
Le 31 Juillet 2025
► Dans un arrêt du 25 juin 2025, la Chambre sociale de la Cour de cassation a élargi la possibilité de licencier un salarié en raison de l’exercice d’une activité non-concurrente pendant son arrêt de travail pour maladie, sans nécessité de justifier l’existence d’un préjudice.
La disparition du préjudice. Dans cette espèce, un salarié s’est vu notifier sa mise à la retraite d’office avec effet immédiat pour avoir, durant son arrêt de travail pour maladie, exercé par huit fois une double fonction de formateur et examinateur pour le compte d’une autre entreprise, non-concurrente à son employeur. Contestant la rupture de son contrat de travail, le salarié a saisi la juridiction prud’homale de diverses demandes au titre d’un licenciement nul ou subsidiairement sans cause réelle et sérieuse.
Confirmant le jugement de première instance, la cour d’appel de Lyon a, par arrêt du 10 avril 2024 [1], jugé que sa mise à la retraite d’office était fondée sur une faute grave et a débouté le salarié de ses demandes, au motif qu’en accomplissant un travail rémunéré au profit d’une autre entreprise alors qu’il se trouvait en arrêt de travail, le salarié avait violé l’article 22 du statut national du personnel des industries électriques et gazières (dit « statut des IEG »), qui lui faisait interdiction d’exercer une telle activité, et a ainsi manqué à son obligation de loyauté, sans qu’il soit alors nécessaire de démontrer la réalité du dommage résultant de ce manquement pour l’entreprise.
Par son arrêt du 25 juin 2025, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du salarié, au motif :
« qu’en accomplissant un travail rémunéré au profit de la société Formapelec alors qu’il était en arrêt de travail, le salarié avait violé les dispositions du statut national du personnel des industries électriques et gazières, sans qu’il soit nécessaire de démontrer la réalité du dommage résultant de ce manquement pour l’entreprise, et que ce manquement, au regard de la récurrence des prestations, au nombre de huit pendant le même arrêt de travail, caractérisait un manquement d’une gravité telle qu’elle empêchait la poursuite du contrat de travail ».
Par cet arrêt, la Chambre sociale écarte l’exigence d’une démonstration du préjudice comme condition nécessaire pour licencier un salarié en raison de l’exercice au cours de son arrêt maladie d’une activité non-concurrente, en rupture évidente avec la position constante de la Cour de cassation.
La remise en cause d’une position établie. De manière constante, pendant la période de suspension du contrat de travail pour maladie, d’origine professionnelle ou non, l’employeur peut seulement reprocher au salarié des manquements à son obligation de loyauté, laquelle subsiste durant la suspension [2]. Or, l’exercice par le salarié d’une activité pendant son arrêt ne constitue pas en lui-même un manquement à l’obligation de loyauté, même si le salarié exerce les mêmes fonctions [3] et même s’il s’agit d’une véritable activité professionnelle [4]. Pour fonder un licenciement, l’acte commis par un salarié durant la suspension du contrat de travail doit avoir causé un préjudice à l’employeur [5].
La Cour de cassation a dessiné les contours de cette règle, lesquels sont, en synthèse, les suivants :
La démonstration d’un préjudice a donc été érigée par la Haute juridiction en condition essentielle pour caractériser un manquement à l’obligation de loyauté, et justifier le licenciement disciplinaire. Ce préjudice peut notamment résulter du démarchage par le salarié des clients de l’entreprise pour la société de son conjoint [8] ou de la participation à des compétitions sportives ayant eu pour conséquence d’aggraver l’état de santé du salarié [9].
En parallèle, la jurisprudence a limité la nature du préjudice dont l’employeur est fondé à se prévaloir, lequel ne peut résulter :
En supprimant la condition d’une démonstration du préjudice, concernant une activité dont le caractère non-concurrentiel n’était pas discuté, l’arrêt du 25 juin 2025 a donc ouvert une brèche de taille dans l’édifice.
La violation d’une règle d’interdiction expresse comme critère autonome. Suivant cet arrêt, seul compte le fait que le salarié ait méconnu les dispositions du statut des IEG, qui lui interdisaient d’exercer une activité rémunérée durant son arrêt maladie, la récurrence de cette méconnaissance ayant par ailleurs été retenue pour justifier la gravité de la sanction.
L’article 22 du statut national du personnel des industries électriques et gazières est explicite quant aux manquements et au risque de sanction auquel s’expose un salarié :
« la non-production des certificats médicaux initiaux comme de prolongation ci-dessus prévus, l'inobservation dûment constatée des prescriptions médicales, le fait de se livrer à un travail rémunéré constituent autant de violations du présent statut. Ces variations entraîneraient automatiquement pour l'intéressé :
a) des sanctions disciplinaires d'une extrême gravité ;
b) la perte automatique des avantages du présent statut en ce qu'ils sont supérieurs à la loi générale sur la Sécurité sociale ».
L’origine statutaire des dispositions méconnues par le salarié pourrait expliquer la singularité de cette solution. Cela étant, à notre connaissance, la jurisprudence n’a pas procédé à une distinction suivant que l’interdiction résultait d’un contrat, d’un accord collectif ou de statuts. Par un précédent arrêt du 1er février 2023, la Cour de cassation, qui avait eu à se prononcer sur les dispositions statutaires de la RATP, n’en a pas moins exigé la démonstration par l’employeur d’un préjudice en l’absence d’activité concurrente [13]. Indéniablement, l’arrêt commenté constitue une évolution par rapport à l’état antérieur de la jurisprudence.
La question se pose de savoir si cette solution pourrait être transposée à toute interdiction édictée en interne par l’entreprise, et, en premier lieu, dans le contrat de travail. Une telle position, qui conduirait à remettre le respect des obligations découlant du contrat de travail au premier plan, pourrait trouver un sérieux appui dans la position jurisprudentielle constante, suivant laquelle un motif tiré de la vie personnelle d’un salarié ne peut pas en principe justifier un licenciement disciplinaire, à moins qu’il constitue un manquement du salarié à une obligation découlant de son contrat de travail [14].
Cela étant, il convient à ce stade d’être prudent quant à la portée à donner à cet arrêt. Il s’agit en effet d’un arrêt inédit, rendu en formation restreinte.
Dans l’attente d’une éventuelle confirmation, la prudence commanderait aux entreprises de vérifier l’existence d’une activité concurrente ou bien de caractériser le préjudice subi avant d’envisager tout licenciement disciplinaire en raison de l’exercice par le salarié d’une activité durant son arrêt de travail. L’inscription de manière claire et expresse d’une telle interdiction dans la réglementation interne, voire dans les contrats de travail, s’avérerait néanmoins utile, tant au regard de l’effet persuasif d’une telle clause, que de la possibilité de s’en prévaloir de manière concrète et effective, si une telle solution devait se confirmer.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : L'incidence de la maladie non professionnelle sur le contrat de travail, La soumission à l'obligation de loyauté du salarié durant la suspension de son contrat de travail, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E3216ETB. |
[1] CA Lyon, 10 avril 2024, n° 20/06602 N° Lexbase : A715024L.
[2] Cass. soc., 11 juin 2003, n° 02-42.818, inédit N° Lexbase : A7309C89 ; Cass. soc., 27 novembre 2024, n° 23-13.056, F-D N° Lexbase : A69246KN.
[3] Cass. soc., 7 décembre 2022, n° 21-19.132, F-D N° Lexbase : A42428YR.
[4] Cass. soc., 21 novembre 2018, n° 16-28.513, F-D N° Lexbase : A0106YNA.
[5] Cass. soc., 21 novembre 2018, n° 16-18.513, F-D N° Lexbase : A0106YNA.
[6] Cass. soc., 26 février 2020, n° 18-10.017, FS-P+B N° Lexbase : A79103G3 ; Cass. soc., 1er février 2023, n° 21-20.526, F-D N° Lexbase : A50929B9 ; Cass. soc., 28 janvier 2015, n° 13-18.354, F-D N° Lexbase : A7095NAZ ; Cass. soc., 5 juillet 2017, n° 16-15.623, FS-P+B N° Lexbase : A8250WL7 ; Cass. soc., 29 mai 2024, n° 22-13.440, F-D N° Lexbase : A51035EQ.
[7] Cass. soc., 27 novembre 2024, n° 23-13.056, F‑D N° Lexbase : A69246KN.
[8] Cass. soc., 23 novembre 2010, n° 09-67.249, F-D N° Lexbase : A7571GLY.
[9] Cass. soc., 12 octobre 2011, n° 10-16.649, FS-P+B N° Lexbase : A7586HYM ; Cass. soc., 1er février 2023, n° 21-20.526, F-D N° Lexbase : A50929B9.
[10] Cass. soc., 4 juin 2002, n° 00-40.894, FS-P+B+R N° Lexbase : A8561AYQ.
[11] Cass. soc., 26 février 2020, n° 18-10.017, FS-P+B N° Lexbase : A79103G3.
[12] Cass. soc., 1er février 2023, n° 21-20.526, F-D N° Lexbase : A50929B9.
[13] Cass. soc., 1er février 2023, n° 21-20.526, préc..
[14] Cass. soc., 3 mai 2011, n° 09-67.464, FS-P+B N° Lexbase : A2484HQ3.
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