La lettre juridique n°951 du 29 juin 2023 : Maritime

[Jurisprudence] Rappel d’une évidence : l’entreprise de manutention maritime peut être responsable sur le fondement du droit commun

Réf. : Cass. com., 24 mai 2023, n° 21-22.184, F-B N° Lexbase : A49929WS

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N6038BZN

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par Gaël Piette, Professeur à l’Université de Bordeaux, CRDEI, Directeur scientifique de l’ouvrage Lexbase Droit des sûretés

le 28 Juin 2023

Mots-clés : transport maritime • entreprise de manutention • responsabilité extra-contractuelle • titulaire de l’action • prescription

Lorsque la faute de l’entreprise de manutention a causé un dommage, non à la marchandise transportée, mais à des biens appartenant à des tiers, sa responsabilité relève des articles 1240 et suivants du Code civil. L’action n’est donc pas limitée à celui qui a requis les services de l’entreprise de manutention, et la prescription annale ne reçoit pas application.


 

La société Aswood, spécialisée dans l’affinage de sciure de bois, a confié à un entrepreneur de manutention maritime le déchargement et le transfert d'une cargaison de pellets de bois d'un navire à un local de stockage qu’elle loue dans un hangar portuaire. Durant ces opérations, une quantité excessive de marchandise a été stockée contre un mur séparant ledit local d’un local loué par une autre société. Sous le poids, le mur s’est effondré, occasionnant des dommages à la marchandise stockée dans le local adjacent.

La société Aswood et la société propriétaire du local ont assigné l’entrepreneur de manutention, avant que le locataire du local adjacent endommagé n’assigne ces trois sociétés et leurs assureurs.

En première instance puis en appel [1], la société de manutention a été condamnée à réparer les préjudices subis par la société Aswood, par le propriétaire du local (pour le mur détruit) et par le locataire adjacent (pour sa marchandise endommagée). Le pourvoi examiné par la Cour de cassation dans le présent arrêt contestait la responsabilité de l’entreprise de manutention envers ces deux dernières entreprises. Schématiquement, le requérant estimait que sa responsabilité envers le propriétaire du local et le locataire adjacent ne pouvait être engagée, en raison de l’article L. 5422-20 du Code des transports N° Lexbase : L6832IND. Ce texte en question dispose que « L'entrepreneur de manutention opère pour le compte de la personne qui a requis ses services, et sa responsabilité n'est engagée qu'envers cette personne qui seule peut agir contre lui ». En l’espèce, c’est la société Aswood qui avait requis les services de l’entreprise de manutention. Seule cette société pourrait donc agir contre elle. Un second argument porte sur la prescription de l’action en responsabilité. Celle-ci ayant été engagée plus d’un an après les faits, elle serait irrecevable du fait de l’article L. 5422-25 du Code des transports N° Lexbase : L6827IN8, aux termes duquel les actions contre l'entrepreneur de manutention sont prescrites par un délai d’un an.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation rejette le pourvoi, par un raisonnement difficilement contestable.

Le problème juridique posé à la Cour pouvait en réalité pouvait se résumer à la question suivante : sur quel fondement textuel la responsabilité de l’entreprise de manutention pouvait/devait-elle être engagée ?

À cette question, il n’y avait que deux réponses envisageables : soit sur le fondement « maritimiste » des articles L. 5422-19 N° Lexbase : L6833INE et suivants du Code des transports, soit sur le fondement du droit commun, c’est-à-dire des articles 1240 N° Lexbase : L0950KZ9 et suivants du Code civil. Selon le fondement retenu, le régime de l’action en responsabilité diffère considérablement. Dans la première hypothèse, l’action est réservée à celui qui a requis les services de l’entreprise de manutention, et elle est enfermée dans un délai de prescription d’un an. Dans la seconde hypothèse, l’action est ouverte à toute victime, dans un délai de cinq ans (délai de droit commun de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC).

Ainsi présentée, la question pourrait sembler devoir facilement se régler par le recours à l’adage « Specialia generalibus derogant ». Par définition, le droit maritime est spécial par rapport au droit commun. Ses dispositions devraient donc prévaloir.

Ce serait pourtant une erreur. Les articles L. 5422-19 et suivants du Code des transports, lorsqu’ils organisent la responsabilité de l’entreprise de manutention, envisagent les dommages causés à la marchandise manutentionnée. Ces textes ne trouvent donc à s’appliquer que lorsque le fait reproché à l’entreprise de manutention a causé un dommage à la marchandise.

Or, tel n’était pas le cas en l’espèce. Le propriétaire du local et le locataire adjacent ne se plaignaient pas de dommages causés à la marchandise manutentionnée. Ils n’avaient d’ailleurs pas d’intérêt à le faire, n’étant pas ayants droit à celle-ci. Le propriétaire du local se plaignait des dégâts causés à ce dernier. Le locataire adjacent se plaignait des dommages subis par sa propre marchandise. Il en résulte que les articles L. 5422-19 et suivants ne pouvaient recevoir application. La seule solution était donc de revenir au droit commun. L’action se fondait à juste titre sur l’article 1240 du Code civil. Par conséquent, toute victime, dès lors que son préjudice a un lien de causalité avec le fait du responsable, peut agir en réparation. Et cette action est enfermée dans le délai de prescription quinquennale du droit commun.

La solution est parfaitement logique et mérite l’approbation. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la Cour de cassation fait application du droit commun pour engager la responsabilité d’une entreprise de manutention. En 2018, dans un arrêt fort remarqué, la deuxième chambre civile avait à examiner le cas d’une entreprise qui se plaignait des dommages causés aux véhicules qu'elle stockait sur un quai de déchargement par des poussières provenant du soja en vrac déchargé par la société de manutention sur le quai voisin [2]. Certes, le problème dans cette affaire est principalement celui de savoir si l’on pouvait considérer que l’entreprise de manutention pouvait être qualifiée de gardienne de la poussière de soja (et la Cour de cassation a répondu par l’affirmative). Mais en appliquant l’article 1242 du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7, la Cour reconnaissait déjà qu’un tiers peut engager la responsabilité d’une entreprise de manutention sur le fondement du droit commun.

L’arrêt du 24 mai 2023 constitue ainsi une pierre supplémentaire à la jurisprudence relative à la « pure » responsabilité extra-contractuelle des entreprises de manutention. Les exemples en sont assez rares et cet arrêt mérite donc l’attention.

 

[1] CA Caen, 29 juin 2021, n° 19/00109 N° Lexbase : A57864XL

[2] Cass. civ. 2, 13 septembre 2018, n° 17-23.163, F-D N° Lexbase : A7758X44, DMF, 2019, n° 809, p. 21, obs. Ph. Delebecque.

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