La lettre juridique n°940 du 30 mars 2023 : Droit pénal du travail

[Jurisprudence] Suicide d’un salarié : engage sa responsabilité pénale pour homicide involontaire la société l’ayant maintenu dans une incertitude professionnelle

Réf. : Cass. crim., 31 janvier 2023, n° 22-80.482, F-D N° Lexbase : A26439BI

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N4760BZC

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par Margot Chambon, Doctorante en droit privé et sciences criminelles - Faculté de Droit Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles (EA 4690)

le 29 Mars 2023

Mots-clés : responsabilité pénale • personnes morales• homicide involontaire • suicide • faute d’imprudence • lien de causalité • droit du travail

Est responsable d’un homicide involontaire la société qui commet une faute d’imprudence simple en lien indirect mais certain avec le suicide d’un employé. Si la responsabilité pénale de l’employeur personne physique n’est pas envisagée par la Cour de cassation, son argumentaire repose cependant sur un comportement fautif déterminant de l’acte suicidaire. Par cette décision ambitieuse, la Chambre criminelle met en garde les personnes morales, voire les employeurs, contre des pratiques hiérarchiques déterminantes de l’état psychologique des salariés. La particularité de l’arrêt du 31 janvier 2023 réside dans l’étude de la causalité entre le comportement de la hiérarchie et le suicide d’un salarié en cours de réaffectation professionnelle.


 

Dans le cadre professionnel, si une faute simple suffit à engager la responsabilité pénale de la personne morale en cas de causalité indirecte [1], le fait qu’un salarié s’inflige la mort à la suite d’un processus de réaffectation professionnelle questionne quant à l’implication de l’entreprise l’employant.

En l’espèce, le commandant d’un navire de commerce maritime est prié d’assurer une passation de pouvoir et est débarqué le 25 janvier 2011 du fait de son implication dans la collision d’un navire de la société qui l’emploie. Notifié le 9 février 2011 de sa nouvelle affectation à terre à compter du 14 février suivant, le commandant se donnait la mort à cette date précise.

Poursuivie sur le fondement de l’article 226-1 du Code pénal N° Lexbase : L8546LXS disposant pour l’homicide involontaire, la société est déclarée coupable de ce chef en première instance et condamnée à une amende de 100 000 euros. La prévenue, le ministère public et les parties civiles – comprenant l’épouse du défunt – interjettent appel de cette décision. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence, le 25 octobre 2021, confirme la condamnation de l’entreprise de commerce maritime, « agissant par son président », pour les suites données à la collision du navire sous le commandement du salarié décédé.

Le commandant, dont la responsabilité dans la collision du navire avait été totalement écartée après enquête interne, avait été réaffecté à terre. Les juges relèvent à ce titre que, selon certains cadres de l’entreprise, de tels termes sont anormalement vagues. Le salarié n’aurait pas non plus eu l’occasion de s’exprimer devant les instances décisionnaires, qui n’avaient tranché qu’après tergiversations, laissant planer un sentiment d’incertitude quant au futur professionnel du commandant. Pour ces diverses raisons, particulièrement détaillées, les juges d’appel concluent au caractère déguisé de la sanction prise à l’encontre du salarié par sa hiérarchie. Cette réaffectation soudaine et sans précisions ne pouvait constituer une « mesure transitoire ou protectrice » ni relever « du pouvoir de direction de l’employeur ». Concluant à une faute de l’employeur en lien indirect, mais certain avec le passage à l’acte suicidaire de l’employé, la cour d’appel retient ainsi la responsabilité de la personne morale quant aux circonstances de la mort du salarié.

L’affaire ayant été portée devant la Cour de cassation par la prévenue, la Chambre criminelle confirme la position de la cour d’appel et l’existence d’une causalité indirecte entre la mort du commandant et le comportement de l’employeur, alors organe ou représentant de la société [2]. Les moyens reprochent à la cour d’appel de ne pas avoir suffisamment caractérisé cette faute que constituerait le comportement de l’employeur. La Cour de cassation rejette cependant l’argumentation de la société. En effet, le processus de réflexion sur la faute et la causalité, en apparence classique en matière d’infraction non-intentionnelle, s’avère plus délicat ici du fait de l’implication de la victime elle-même dans la chaîne causale menant à son décès.

Étude capitale du lien de causalité. Si le pourvoi porte sur la remise en cause du comportement fautif de l’employeur, et plus particulièrement sur la qualification de la mesure prise à l’encontre de l’employé, l’un des moyens pose également la question du caractère certain du lien de causalité entre la mort du salarié et le comportement dit fautif de l’employeur. La société requérante argue du fait que la décision de se donner la mort résulte « d’un acte conscient, volontaire et réfléchi » du salarié. Ceci empêcherait d’affirmer de manière certaine que la réaffectation était à l’origine du passage à l’acte suicidaire.

En réalité, bien que la faute simple suffise à engager la responsabilité pénale de la personne morale, il est nécessaire de déterminer en amont la certitude du lien de causalité. Ainsi la requérante tente-t-elle d’apporter la preuve d’une ingérence extérieure dans la chaîne causale ayant entraîné le dommage [3]. À l’inverse, il incombait initialement au ministère public de prouver que, sans la décision ambiguë de réaffectation, l'état psychologique du salarié ne se serait pas détérioré et son passage à l’acte suicidaire n’aurait pas eu lieu. En d’autres termes, le comportement de l’employeur vis-à-vis de son salarié aurait été la cause principale, si ce n’est exclusive, de la volonté du salarié de mettre fin à ses jours. Notons à ce titre le poids conséquent que donne la Cour de cassation, tout comme les juges d’appel, à l’expertise psychiatrique. Il apparaît, selon les motifs de la Chambre criminelle, que les conclusions médicales et le message de la victime ne laissent pas de place au doute sur l’origine du mal-être ayant conduit au suicide. À l’appui de son pourvoi, l’entreprise poursuivie invoque également une discontinuité temporelle entre la prise de décision de réaffectation et le passage à l’acte suicidaire [4]. L’immédiateté est effectivement un critère de détermination de la responsabilité [5], mais n’a pas semblé influer sur l’établissement du lien de causalité. Face à des « informations et injonctions contradictoires de la part de [la] hiérarchie », le manque de clarté décisionnel semble avoir été bien plus déterminant dans le mal être extrême du salarié qu’un écart temporel. 

Quant au caractère indirect de la faute, s’il est de prime abord permis de douter de sa certitude, l’ingérence unique de la victime dans son propre décès exclut une qualification directe de l’intervention du comportement fautif de l’employeur dans le dommage.  

Caractère ambigu de la faute reprochée. Le pourvoi critique l’arrêt d’appel en ce qu’il omet, aux termes de l’article L. 1331-1 du Code du travail N° Lexbase : L1858H9P, de préciser si le nouveau poste à terre affectait « la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération ». Dans un tel cas, la qualification de sanction aurait été envisageable pour ce changement de poste. Or, selon la prévenue, l’arrêt d’appel manque de précisions nécessaires pour retenir un caractère sanctionnateur de la décision hiérarchique.

Le rôle du salarié dans le dommage causé – le décès au sens de l’article 221-6 du Code pénal N° Lexbase : L3402IQ3 – reste par ailleurs un facteur de questionnement quant à l’issue prévisible ou non de cette affaire présentée à la Cour de cassation. Si l’étude de la chaîne causale est relativement scolaire de la part des juges, leur silence quant à l’intervention du salarié dans la chaîne causale n’est pas anodin. Le suicide reste un acte volontaire de celui qui y a recours. Paradoxalement, c’est bien un résultat dommageable involontaire qui est reproché à l’employeur. Si la pluralité de fautes n’est pas synonyme de moindre responsabilité [6], il paraîtrait délicat de s’avancer sur une faute de la victime, concernant celui qui s’inflige la mort. Seule la provocation au suicide [7] peut être poursuivie devant les juridictions judiciaires, mais elle relève de comportements intentionnels, ces actes positifs devant être déterminants du passage à l’acte suicidaire [8] – formulation finalement similaire aux termes de la décision ici commentée [9]. Si seul l’acte positif est réprimé dans un tel cas, rares sont cependant les occasions pour la Chambre criminelle de tenir pour responsable la personne morale du suicide d’un salarié [10]. En revanche, la Chambre civile de la Cour de cassation a pu reconnaître que la tentative de suicide ou le suicide d’un salarié peut être considéré comme un accident du travail, quand bien même il aurait eu lieu à son domicile [11].

Si le harcèlement moral dans le milieu scolaire alimente la jurisprudence criminelle en cas de passage à l’acte suicidaire de l’adolescent, la certitude du lien de causalité avec l’implication de l’établissement n’est pas évidente à établir. Les juges se montrent minutieux face à l’absence d’éléments suffisamment explicites de l’intervention positive ou de l’abstention de l’organe ou représentant de ces établissements publics [12]. La Cour de cassation semble néanmoins emprunter à ces raisonnements, en interprétant ici la faute d’imprudence comme déterminante du passage à l’acte de l’individu attentant à sa propre vie.

Contestable ou salutaire, la décision de la Cour de cassation mérite l’attention à plusieurs égards. D’une part, là où la responsabilité pénale des personnes morales est classiquement recherchée pour des blessures involontaires ou la mort d’un salarié dans le cadre professionnel, la faute d’imprudence de l’employeur se mêle ici à la volonté suicidaire d’un employé. Aussi paraît-il primordial de s’assurer de l’influence qu’exerce le processus de réaffectation professionnelle sur la détermination du commandant à se donner la mort. Les juges d’appel excluent même « que la victime ait pu être fragilisée par des éléments privés », facteur pouvant participer à la dégradation de l’état psychologique de la personne se donnant la mort.

D’autre part, la Cour de cassation semble alerter les entreprises sur des pratiques jouant parfois avec les limites infractionnelles, que les rapports de force hiérarchiques peuvent favoriser au sein de grandes entreprises. De telles approches, qualifiées de sanctions cachées par les juges, pourraient pousser dans certains cas l’employé à la démission [13], voire à un passage à l’acte tragique comme dans les faits de l’arrêt commenté. Au-delà des personnes morales, cette décision s’adresse aux employeurs. Une faute simple suffisait peut-être ici, empêchant d’engager la responsabilité de la personne physique ; cette dernière ne pouvant être responsable d’un homicide involontaire qu’en cas de faute caractérisée ou de mise en danger délibérée.  Dès lors, la Cour ne serait-elle pas encline à envisager prochainement une faute qualifiée, et donc à rechercher la responsabilité de l’employeur personne physique pour le suicide d’un salarié ?


[1] V. par exemple : Cass. crim., 24 octobre 2000, n° 00-80.378 N° Lexbase : A3695AUE.

[2] Rappelons à ce titre que l’article 121-2 du Code pénal N° Lexbase : L3167HPY exige une faute simple ou qualifiée de l’organe ou représentant de la personne morale, agissant pour son compte lors de la réalisation du dommage, pour pouvoir engager sa responsabilité pénale.

[3] V. par exemple en matière médicale : Cass. crim., 14 mai 2008, n° 08-80.202, F-P+F N° Lexbase : A7954D84 ; Cass. crim., 20 novembre 1996, n° 95-85.013 N° Lexbase : A0934ACL ; Cass. crim., 22 mars 2005, n° 04-84.459, F-D N° Lexbase : A4661XED.

[4] Le commandant était notifié de la décision de réaffectation le 9 février et se donnait la mort le 14 février suivant, soit cinq jours après.

[5] B. Bouloc, Droit pénal général, Dalloz, 27e édition, 2021, p.280

[6] Y. Mayaud, Violences involontaires et responsabilité pénale, Dalloz, 2003, p.190

[7] C. pén., art. 223-13 N° Lexbase : L9689IEL. Le suicide n’est ainsi pas sanctionné par le Code pénal, tout comme sa complicité – le fait principal punissable étant inexistant.

[8] V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, 10e édition, 2022, p.168 ; E. Dreyer, Droit pénal spécial, LGDJ, 2020, pp. 714-715.

[9] Des conflits de qualifications entre provocation au suicide et homicide involontaire ont déjà pu être envisagés : Cass. crim., 5 mars 1992, n° 91-81.295 N° Lexbase : A8749CMY : J.-P. Doucet, note, Gaz. Pal. 1993, n° 2, somm. 486 ; G. Levasseur, obs., RSC, 1993, n° 325. Notons à ce sujet que l’article 223-15-1 du Code pénal N° Lexbase : L2161IER permet de sanctionner la personne morale pour cette infraction.

[10] À ce titre, seuls les cas de suicides chez France Télécom au début des années 2000 ont eu pour résultat la qualification pénale d’une infraction intentionnelle, la cour d’appel de Paris ayant reconnu l’existence d’un « harcèlement moral institutionnel » au sein de l’entreprise, du fait des restructurations et des conditions de travail engendrées (CA Paris, 30 septembre 2022). La Cour de cassation avait elle-même confirmé la mise en examen de certains des dirigeants poursuivis, notamment pour harcèlement moral et sa complicité (Cass. crim., 5 juin 2018, n° 17-87.524, F-D N° Lexbase : A7365XQT).

[11] Cass. civ. 2, 22 février 2007, n° 05-13.771, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A2849DU3.

[12] V. par exemple : Cass. crim., 19 janvier 2022, n° 21-82.598, F-D N° Lexbase : A18637K9.

[13] Ici, le recours au licenciement n’était pas envisageable, tel que le précise la cour d’appel, l’absence de faute du commandant étant établie par l’enquête interne.

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