Lexbase Public n°298 du 25 juillet 2013 : Droit public

[Le point sur...] Du droit public classique au droit public des affaires - Entretien avec Armel Pécheul, Professeur agrégé de droit public, Cabinet Ginestié, Magellan, Paley Vincent

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[Le point sur...] Du droit public classique au droit public des affaires - Entretien avec Armel Pécheul, Professeur agrégé de droit public, Cabinet Ginestié, Magellan, Paley Vincent. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8951536-le-point-sur-du-droit-public-classique-au-droit-public-des-affaires-entretien-avec-b-armel-pecheul-p
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le 25 Juillet 2013

La frontière traditionnelle qui séparait le droit public et le droit privé est aujourd'hui, en grande partie, dépassée. Sans doute, les enseignements dispensés et les recrutements des professeurs de droit sont-ils encore en grande partie organisés autour de cette summa divisio dans nos facultés de droit. Mais, la réalité du monde des affaires, la pression du droit de l'Union européenne, et la mutation du rôle et de la place des pouvoirs publics ont totalement modifié la présentation classique des deux grandes branches du droit. D'abord, l'Etat, ses institutions et ses organes se sont eux-mêmes placés, volontairement ou sous la pression des circonstances économiques, dans le champ concurrentiel. Ils vendent, ils achètent, ils produisent et le droit qui les régit dans ces hypothèses n'a plus lieu d'être un droit exorbitant du droit commun dans un monde ouvert, globalisé et concurrentiel. Ce point avait d'ailleurs été reconnu de longue date par la jurisprudence administrative, notamment celle qui concerne les services publics industriels et commerciaux. Et puis surtout, les collectivités publiques n'ont plus ni les moyens humains, ni les moyens financiers de "faire" elles-mêmes, c'est-à-dire de conduire leurs travaux ou d'assurer directement des prestations au bénéfice des administrés. De sorte qu'elles délèguent au secteur privé, ou contractent avec lui, un nombre toujours plus important de tâches qu'il s'agisse d'investir dans des équipements, de les exploiter ou de fournir des services. Perdant ainsi leurs prérogatives de puissance publique -ou à tout le moins l'essentiel d'entre elles- les collectivités publiques sont alors soumises aux règles ordinaires du droit privé.

Reste, évidemment que ce droit public des affaires conserve encore certaines originalités en raison des quelques prérogatives de puissance publique maintenues par les personnes publiques. On pourrait citer par exemple le droit de contrôle et de direction que l'administration a préservé dans la gestion des contrats de plus en plus nombreux qu'elle souscrit pour déléguer ses missions de service public à ses partenaires privés. Naturellement aussi, une grande partie du contentieux généré par ces activités relève de la compétence du juge administratif, lequel fait application des règles du droit administratif. Dans la pratique, les efforts d'adaptation des professionnels du droit sont alors constants. Les "publicistes" ne peuvent pas ignorer l'intrusion du droit civil et du droit commercial dans le champ des interventions de leur clientèle publique. Inversement, les "privatistes" sont contraints de prendre en compte les règles et les principes qui restent propres à la vie administrative dans les relations que les personnes publiques entretiennent avec les entreprises.

Ensuite, cette évolution est singulièrement renforcée par les contraintes que le droit de l'Union européenne fait peser sur les Etats membres de l'Union européenne. Il faut bien comprendre ici que le principe directeur de la construction européenne est le principe de libre circulation et de concurrence non faussée au sein d'un vaste espace sans frontière intérieure. Ce principe est constant et de plus en plus prégnant depuis 1957. Il s'applique aux capitaux, aux marchandises, aux services et aux citoyens-travailleurs européens. Dans l'application de ce principe, l'Etat est nécessairement le principal obstacle : il est celui dont les prérogatives en général et les interventions de toute sorte en particulier sont susceptibles d'entraver la libre circulation et de fausser la concurrence. D'où la réduction constante de ses prérogatives au travers de multiples Directives ou de Règlements européens ou par le truchement de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, c'est-à-dire de la Cour de justice de l'Union européenne. Cette oeuvre de longue haleine est aussi désormais celles des juridictions nationales qui sont devenues les premiers juges communautaires. Il n'y a, à cet égard, désormais plus aucune différence entre le juge judiciaire et le juge administratif. La notion de service public "à la française" est alors réduite à l'essentiel de quelques services d'intérêt économique général, les pouvoirs exorbitants de l'administration sont considérés comme entravant la libre concurrence et leur utilisation est sanctionnée, les aides publiques de toute nature sont prohibées par principe ou, au moins, soumises à autorisation de la Commission européenne, les investissements publics des collectivités publiques sont comptabilisés dans la dette publique de l'Etat membre, dette publique elle-même de plus en plus encadrée et contrôlée, etc..

S'il s'agit d'enseigner le droit communautaire matériel, il va sans dire alors, qu'il est nécessaire de réunir dans la même matière, l'étude des actes juridiques des opérateurs privés et celle des actes juridiques des opérateurs publics. Au total, l'Etat et les autres collectivités publiques doivent être considérés comme des opérateurs économiques comme les autres. Dans ce contexte, progressif mais irréversible, le droit public traditionnel se transforme en droit communautaire commun. Et, ce droit nouveau transcende naturellement les frontières traditionnelles privées/publiques. Droit privé des affaires comme droit public des affaires sont de plus en plus régis par des normes communes et les frontières traditionnelles des enseignements sont abolies de ce point de vue. Au reste, dans les facultés de droit, ces matières sont enseignées par des "communautaristes", lesquels proviennent autant des recrutements de droit public que de ceux du droit privé. Les revues spécialisées font appel à la même diversité de leurs sources d'auteurs. La future gouvernance économique promise à l'Union européenne ne fera naturellement qu'accentuer cette évolution.

Enfin, les modes de prise de décision du secteur public, au début de ce nouveau millénaire, ont radicalement changé. Le modèle d'administration hiérarchique, hérité de l'administration napoléonienne est en passe de disparaître. Il fait place à une administration négociée, laquelle doit justifier et motiver ses décisions unilatérales comme ses contrats, laisser jouer les droits de la défense de ses interlocuteurs, utiliser les nouvelles méthodes du partenariat public/privé, et n'intervenir qu'après de multiples enquêtes publiques et études préalables. La concertation est un minimum et les modèles de management des entreprises privées tendent à imprégner le fonctionnement de nombreuses administrations, pour ne pas évoquer les nouveaux rapports du marché et de la société civile, d'un côté, et de l'Etat, de l'autre, sous le règne d'internet et de l'empowerment. La matière du droit de l'environnement en constitue un exemple topique. Le droit des consommateurs ou le développement des droits intangibles des individus, appelés à se développer sous la pression constante des droits fondamentaux, sont aussi des domaines où l'évolution des modes de décisions seront révolutionnées.

Cette fois, les évolutions viendront plutôt de la Cour de Strasbourg, la Cour européenne des droits de l'Homme. Et, pour cette dernière aussi, l'Etat est un obstacle à l'expression des droits des individus. Là, comme pour le droit communautaire, l'oeuvre du juge européen est aussi assuré et développé par les juridictions nationales. Dans ce contexte, le droit public sera de moins en moins celui du "commandement", celui de la décision unilatérale imposée d'en haut par une administration anonyme et abstraite. Mais, dans ces conditions, le modèle de l'équilibre ou de l'égalité des relations, qui est celui qui régit les relations interindividuelles selon les principes traditionnels du Code civil pourra, à bien des égards, servir de référence aux rapports entre l'administration et les administrés. De sorte que, de ce point de vue aussi, le droit public et le droit privé sont en voie de rapprochement, au moins d'inspiration réciproque.

Evidemment, les évolutions ne sont pas achevées. Et, il restera toujours une sphère d'intervention et une gamme de privilèges de puissance publique pour l'intérêt général, le bien commun ou l'utilité publique. Même considérablement réduite, l'intervention publique conservera des prérogatives incontournables, des spécificités incompressibles et des finalités inspirées par des choix politiques nationaux ou locaux. Quelques facteurs continueront donc à singulariser la sphère publique. L'un des exemples les plus significatifs est sans doute celui du temps de la négociation et de l'action et du temps de l'éventuelle sanction. Il restera encore longtemps éloigné des préoccupations de diligence auxquelles le secteur privé est confronté. Il est vrai que, désormais, de multiples textes encadrent le temps administratifs. Ces textes sont le plus souvent d'origine européenne. Ils enferment les délais de procédures non contentieuses comme ceux des procédures contentieuses. Ils conditionnent aussi les délais de règlement des créances publiques. Ces contraintes doivent être connues car elles sont aussi de nature à rééquilibrer les rapports entre le secteur privé et la sphère administrative. Elles peuvent également conditionner les choix que les investisseurs privés et les entreprises ont à faire. En tout cas, la maîtrise de ces règles est désormais totalement indispensable pour les juristes qui se veulent spécialisés en droit public des affaires ou tout simplement pour ceux qui ne veulent pas rester étrangers à cette incontournable pénétration des deux branches traditionnelles du droit français.

Cet article est tiré du Juriste d'entreprise Magazine n° 17, édité par l'AFJE, juillet 2013.

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