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par Marie Le Guerroué & Joséphine Pascieczny
le 07 Avril 2022
Lundi 22 mars 2022, les magistrats du tribunal judiciaire de Lille et l’Ordre des avocats au barreau de Lille ont adressé une lettre ouverte au garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, pour dénoncer le projet de construction d’un nouveau Palais de Justice par l’APIJ (Agence Publique pour l’Immobilier de la Justice). La première pierre du nouveau Palais, qui devrait s’ériger à 1 kilomètre de l’ancien et dont le chantier devrait débuter en mai prochain, n’est pas encore posée qu'ils le considèrent déjà comme inadapté.
Marie-Christine Dutat, Bâtonnière de l'Ordre des avocats du Barreau de Lille a accepté, pour Lexradio et Lexbase Avocats, de nous expliquer les raisons de la colère des professionnels de la Justice lillois et les alternatives possibles au projet.
Cette interview est également à retrouver en podcast sur Lexradio.
Lexbase Avocats. Pourquoi le Palais de Justice situé dans le vieux-Lille doit être remplacé 50 ans après sa construction ?
Marie-Christine Dutat : Le Palais de Justice doit être remplacé simplement parce qu’il est inadapté. D’abord, parce qu’il n'est plus aux normes, notamment en matière de sécurité incendie. Et, en tout état de cause, les locaux ont une superficie trop réduite et ne permettent pas d'accueillir tous les services nécessaires.
Lexbase Avocats. La première pierre du nouveau Palais n’est pas encore posée qu’avocats et magistrats le considèrent déjà comme inadapté, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Marie-Christine Dutat : En effet, le nouveau Palais est d’une superficie équivalente au Palais de Justice actuel et pour tenter de justifier cette superficie équivalente, on vient nous dire que la superficie utilisée le sera de manière plus effective, ce qui permettra donc un gain de place. En réalité, même avec le gain de place escompté, on n'arrivera pas à avoir un Palais correctement dimensionné par rapport aux besoins de la Justice, et notamment à des besoins en termes de magistrats, de greffiers ou de personnels.
Lexbase Avocats. Dès 2017, magistrats, greffiers, avocats avaient alerté sur le caractère inadapté de l’édifice. Pourquoi ces alertes n’ont elles pas été prises en compte depuis ?
Marie-Christine Dutat : Nous avons eu des ébauches de consultation, mais qui, dans la réalité, n'en sont pas. Nous avons eu, en tout et pour tout, deux réunions. La première réunion était pour présenter le projet de Palais de Justice. La seconde pour nous présenter le Palais qui sera construit. À aucun moment nous avons été sollicités pour savoir quels étaient nos besoins, notamment pour les avocats, par rapport à l'architecture, par rapport à l'agencement et par rapport à la superficie. Clairement, il n'y a jamais eu de consultation. On nous a imposé des idées et des plans faits par des énarques et non pas par des praticiens.
Lexbase Avocats. Nous savons que la construction d’un projet d’une telle ampleur doit répondre à des exigences de coûts, d’accessibilité, d’enjeux urbains… Est-ce que des projets alternatifs seraient matériellement possibles ?
Marie-Christine Dutat : Nous n’avons pas de projets, par exemple, sur un autre lieu. Mais nous nous sommes penchés sur le plan local d'urbanisme, histoire d'avoir ne serait-ce que des propositions parce qu’il ne suffit pas d’être contre l'édification d'un Palais de Justice mais comme nous l’avons indiqué le Palais actuel n'est plus adapté donc il faut trouver un plan B et il faut permettre un accès à la justice. Nous savons qu’il est, par exemple, possible aujourd’hui de surélever le Palais proposé. Il serait même possible de doubler le nombre d'étages pour permettre une superficie bien plus conséquente et de ne pas avoir à terme un Palais sous-dimensionné.
Nous savons le travail que requière la construction d'un Palais de Justice, nous ne demandons pas de tout mettre à la poubelle, cela ne servirait à rien. Nous sommes conscients également qu'il nous faut aujourd’hui un nouveau Palais de Justice. Notre but, aujourd'hui, est d’essayer de perdre le moins de temps possible, mais de toute façon, du temps il faut en perdre pour avoir un Palais qui arrivera à contenter tout le monde.
Lexbase Avocats. C’est aussi une déshumanisation de la Justice qui est critiquée à travers l’architecture « étanche » de ce nouveau Palais séparant les espaces recevant le public de ceux où exercent les magistrats et le personnel de Justice [1] . Comment expliquez-vous ce choix ? Quel impact cela aura-t-il sur la pratique des avocats et sur l’accueil des justiciables ?
Marie-Christine Dutat : Nous n’expliquons pas ce choix. Nous ne l’expliquons pas et nous le condamnons. Il ne s’agit pas d’une proposition des professionnels puisque tant les magistrats que les greffiers ou les avocats condamnent ce choix. On nous a toujours dit que la construction d'un Palais de Justice était l'image de la Justice pour les justiciables. Aujourd'hui, l'image de la Justice va simplement être un justiciable qui ne va pas pouvoir rencontrer son juge ou un avocat qui, lorsqu'il va vouloir parler du dossier à un juge, ne va pas pouvoir le rencontrer. C'est une histoire de prise de rendez-vous. Nous sommes donc aujourd'hui en totale déshumanisation.
Dans le cas du Palais des Batignolles, il y avait encore un accès possible entre l'avocat, le juge et les justiciables. A Lille, le projet va encore plus loin et ne permet plus tous ces échanges. Le Palais devient réellement hermétique.
Le nouveau projet prévoit également des salles d'audience qui ne seront pas particulièrement affectées à un contentieux précis. Aujourd'hui, dans les salles d'audience réservées aux juges des enfants il peut y avoir un espace avec des jeux pour occuper les enfants pendant que le magistrat parle aux parents et à l'avocat. Cela ne sera plus possible. Nous aurons quelque chose de très stérilisé. Clairement, la déshumanisation est ici totale.
Lexbase Avocats. Doit-on admettre que l’architecture des Palais de Justice modernes prédessine aussi le visage de la Justice de demain ? Une justice plus « administrative » ?
Marie-Christine Dutat : Je n'espère pas que cela soit le symbole de la Justice demain mais pour moi c'est le symbole de l'échec de la Justice actuelle, qu'il ne faut justement pas réitérer pour demain. Clairement, il faut tirer les conséquences, il faut prendre en compte les sonnettes d'alarme des magistrats, des avocats. Il faut arrêter de penser des Palais, de construire des Palais sans en référer au préalable et sans avoir justement cette connaissance de la pratique. Aujourd'hui, clairement les Palais de Justice sont construits par des énarques, par des personnes qui n'ont aucune idée de la manière dont se tiennent les audiences ou dont se déroulent les permanences. On ne peut avoir que des Palais inadaptés.
[1] Une critique d’ailleurs récurrente à l’égard des Palais de Justice modernes comme celui des Batignolles, siège du tribunal judiciaire de Paris depuis 2018 ; Lire, à ce propos, E. Morain, Architecture et Justice, Lexbase Pénal, février 2018 N° Lexbase : N2630BXP.
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