Lexbase Affaires n°337 du 1 mai 2013 : Droit pénal des affaires

[Jurisprudence] Les éléments (non) constitutifs du délit de manipulation de cours

Réf. : Cass. crim., 27 mars 2013, n° 12-81.047, FS-P+B (N° Lexbase : A2634KB8)

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N6972BTE

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par Jérome Rivkine, avocat à la cour, Docteur en relations internationales et Gaëlle Zerbib, élève avocate, M2 Droit pénal des affaires (Paris XII)

le 01 Mai 2013

Le contexte actuel de moralisation de la vie politique n'exclut pas celle des marchés. Les abus de marché appellent des sanctions, mais pas à n'importe quel prix, ni à n'importe quel titre. La libre régulation des marchés et leur émancipation progressive a conduit à l'émergence successive de garde-fous tendant à préserver le "jeu normal" des marchés, la libre fixation des prix, l'égalité devant l'information. Au rang de ces délits boursiers figure le délit de manipulation de cours ou "agiotage" qui, bien que très ancien (1), est le moins répandu. La jurisprudence en ce domaine a jusqu'alors suivi un courant tendant à réprimer de façon de plus en plus large, élargissant progressivement le domaine de l'illégalité.
L'arrêt du 27 mars 2013, suffisamment rare pour être souligné et publié au Bulletin des arrêts de la Cour, se situe en première lecture à contresens de cette tendance en ce qu'il confirme le rejet successif, par le doyen des juges d'instructions, par la chambre de l'instruction et par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, des demandes formées par la société Artprice.com contre la société Christie's du chef de manipulation de cours, en l'absence d'éléments qualifiant le délit dénoncé par le plaignant dont le titre s'est cependant effondré à la suite des "agissements" dénoncés. L'arrêt rendu le 27 mars 2013 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation illustre la délicate mise en oeuvre du délit de manipulation de cours aux termes de l'article L. 465-2, alinéa 1er, du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L2168INM) (I), laquelle conduit fondamentalement à s'interroger sur la fragilité du cadre juridique de la manipulation de cours et nourrit incidemment, dans un contexte globalisé, la réflexion sur un besoin de standardisation (II).

I - Analyse de l'arrêt : la délicate mise en oeuvre du délit de manipulation de cours

A - Contenu de la décision

1 - Les tenants de la décision

Selon la Haute juridiction :

"Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que la société Artprice.com, cotée sur le marché réglementé en continu, a porté plainte et s'est constituée partie civile devant le doyen des juges d'instruction du chef de manipulation de cours en exposant que, dans le cadre du litige en contrefaçon de droit d'auteur qui l'opposait aux sociétés Christie Manson & Woods ltd, Christie's France SAS et Christie's France SNC, ces dernières avaient, trois jours avant la clôture de la procédure devant le tribunal, réévalué de façon artificielle leur demande, fixée initialement à moins de 2 000 000 euros, à plus de 61 000 000 d'euros ; que la société plaignante ajoutait que cette nouvelle demande, intervenue à quelques jours de la publication de ses comptes et qu'elle avait dû mentionner au titre des risques et litiges, avait entraîné un effondrement du cours de son action ;
Attendu que, pour confirmer l'ordonnance du juge d'instruction disant n'y avoir lieu à informer, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, abstraction faite du motif erroné mais surabondant sur l'absence d'opérations sur le marché du titre, celles-ci n'étant pas exigées par l'article L. 465-2, alinéa 1er, du Code monétaire et financier, et dès lors que les faits dénoncés n'entrent pas dans les prévisions de cet article et ne peuvent admettre aucune autre qualification pénale, la chambre de l'instruction a justifié sa décision au regard de l'article 86 du Code de procédure pénal
e (N° Lexbase : L8628HWH)".

Dans le cadre d'un litige en contrefaçon de droit d'auteur opposant la société Artprice.com et les sociétés Christie Manson & Woods ltd, Christie's France SAS et Christie's France SNC, ces dernières avaient, trois jours avant la clôture de la procédure, réévalué devant les juges du premier degré leur demande fixée initialement à 2 millions d'euros à plus de 61 millions d'euros. La société Artprice.com a considéré cette réévaluation artificielle et précisé qu'intervenant à quelques jours de la publication, elle s'était trouvée contrainte de mentionner ce risque dans ses comptes en provision au titre des risques et litiges, ce qui avait entraîné un effondrement du cours de son action.

Pour la plaignante, la réévaluation substantielle et manifestement "artificielle" des demandes indemnitaires des sociétés Christie's dans la procédure les opposant à Artprice.com peu de temps avant la clôture des comptes caractérisait, pour cette dernière, un délit de manipulation de cours ayant eu pour effet un effondrement du cours de son titre au sens de l'article L. 465-2, alinéa 1er, du Code monétaire et financier. 

C'est dans ces conditions que la société Artprice.com a porté plainte avec constitution de partie civile contre la société Christie's du chef de délit de manipulation de cours.

2 - Les aboutissants de la décision

Rejetée en première instance comme par la Chambre de l'instruction, la demande de la société Artprice.com n'a pas non plus prospéré devant la Cour de cassation qui a confirmé le rejet de la demande d'information. Pour la Haute juridiction, les faits dénoncés n'entrent pas dans les prévisions de l'article L. 465-2, alinéa 1er, précité et ne peuvent admettre aucune autre qualification pénale de sorte que le non-lieu prononcé est parfaitement justifié.

La question soumise à la Cour de cassation était ainsi de savoir si les éléments constitutifs du délit de manipulation de cours étaient en l'espèce caractérisés. La Haute juridiction répond par la négative et confirme le non-lieu. Les Hauts magistrats considèrent ainsi que l'opération de la société Christie's de réévaluation des indemnités au titre des demandes formées dans une instance pendante, quand bien même serait-elle "excessive et artificielle" et/ou aurait-elle eu un lien direct ou indirect avec l'effondrement du cours des actions de la société Artprice.com, ne constitue pas une manoeuvre ayant eu pour objet d'agir sur le cours des titres au sens de l'article L. 465-2, alinéa 1er, du Code monétaire et financier.

La Cour de cassation relève le motif surabondant de l'absence d'opérations (directes) sur le marché du titre considéré.

B - Appréciation de la décision

La décision entreprise comme l'opération contestée doit être décomposée et analysée à la lumière du mécanisme de l'opération de réévaluation de Christie's dénoncée par Artprice.com, qui l'aurait, selon elle, contrainte de devoir provisionner le risque de litige à hauteur de la demande reconsidérée et qui aurait eu pour objet de provoquer l'effondrement du cours de son titre.

1 - Les mécanisme et mode d'évaluation de la provision pour risques

  • La norme IAS 37

Les règles de provisions pour risques et charges sont définies principalement par la norme IAS 37 "Provisions, passifs éventuels et actifs éventuels" (2), adoptée au terme d'un processus de réflexion s'insérant "dans un mouvement mondial de la profession et des organismes de normalisation comptable visant précisément à endiguer la pratique [...] de constitution de provisions à caractère conjoncturel ou général ne résultant pas d'obligations précises et empiétant largement sur la notion de risque futur (lissage de résultat, changement d'opportunité ou de direction générale, excès de prudence... )" (3).

En termes d'évaluation, la norme précise que l'entreprise doit retenir la meilleure estimation de la dépense nécessaire à l'extinction de l'obligation actuelle à la date de clôture, en fonction de la probabilité de réalisation ("méthode de la valeur attendue") (§ 36) et ce, en prenant en compte toutes les indications disponibles, recourant, le cas échéant, aux avis d'experts (§ 16). La norme ne fournit à cette occasion aucun seuil chiffré à l'appui de cette disposition, sa mise en oeuvre faisant appel au jugement avisé des dirigeants de la société.

L'évaluation des provisions doit se faire avec prudence en tenant compte de tous les risques et incertitudes existant à la clôture de l'exercice et de la façon la plus objective possible. L'attitude consistant à majorer délibérément des provisions ou à surestimer le résultat comptable par "excès de prudence" est bannie par la norme.

  • Les recommandations 2012 de l'AMF

L'AMF, ayant constaté que les informations descriptives permettant de comprendre la nature des risques provisionnés sont souvent trop générales ou manquantes, a arrêté une recommandation (4) invitant les émetteurs à considérer les comptes comme un support majeur de l'information financière.

L'AMF incite à cet égard à la vigilance dans le calcul du montant retenu et à la plus grande transparence dans la description des hypothèses retenues pour déterminer le montant des provisions arrêtées et rappelle qu'il est important que le lien soit fait entre les litiges décrits et leurs impacts financiers. L'AMF recommande ainsi aux émetteurs de donner des informations en annexe sur les risques et litiges significatifs qui figurent dans les documents communiqués au marché. Une description de la nature de ce passif éventuel, et, dans la mesure du possible, une estimation de son effet financier ainsi qu'une indication des incertitudes relatives au montant ou à l'échéance doivent être mentionnées.

Enfin, la norme prévoit encore que, dans des cas "extrêmement rares", où la présentation des informations demandées par la norme IAS 37 pourrait causer un préjudice sérieux aux sociétés, celles-ci sont exemptées de présenter ces informations.

2 - L'appréciation de l'opération et de la passation d'écriture subséquente

Dans le cas d'espèce, il procède des développements qui précèdent que, si le fait pour Christie's d'augmenter artificiellement ses demandes est blâmable en son principe, cette opération n'impliquait cependant pas de jure l'obligation pour Artprice.com de reporter in extenso le montant des demandes indemnitaires formées dans ses lignes de compte de provisions pour risques.

Ainsi appartenait-il à Artprice.com de faire preuve de la plus grande prudence dans l'appréciation du risque et dans l'évaluation à reporter au niveau comptable.

Encore convenait-il également de vérifier si cette demande, réputée "artificielle", l'était effectivement, ce qu'il n'est pas possible d'apprécier en l'absence d'éléments d'information concernant le litige en contrefaçon entre les parties précitées.

En outre, que ces demandes indemnitaires formées dans le litige en marge furent fondées ou non, il convient d'observer au regard de ce qui précède que :

- soit le risque de condamnation à hauteur de 60 millions d'euros était avéré, auquel cas c'est à raison que Artprice.com a reporté ce montant dans ses comptes, de sorte qu'elle ne saurait, dès lors, faire état d'un quelconque préjudice résultant de la chute du cours de son titre dans la mesure où les comptes refléteraient alors la réalité de la situation de la société ;

- soit le risque de condamnation à hauteur de 60 millions d'euros était "artificiel", auquel cas Artprice.com, qui n'était pas tenue de reporter ce montant dans ses comptes, aurait manifestement dû mesurer, avec prudence, la probabilité et la juste évaluation du risque et, conformément à la norme IAS 37 et aux recommandations de l'AMF précitées, assortir l'écriture d'éléments explicatifs étayés dans les documents de communication annexes aux fins de dispenser, pour se préserver, une information utile sur la réelle probabilité de réalisation.

Tel est le sens de la solution admise par la Haute juridiction, l'absence de qualification de "manoeuvre" étant assise implicitement sur l'absence de causalité directe de la demande de Christie's et le report comptable d'Artprice.com avec les effets dénoncés sur le cours du titre, confirmant par là-même les décisions de premier degré et de la chambre de l'instruction.

Le non-lieu semble dicté par le fait que cette "opération" n'avait pas pu valablement entraver le fonctionnement régulier du marché, a fortiori en l'absence d'intervention directe sur celui-ci, c'est-à-dire causer directement la perte du cours du titre dénoncée par Artprice.com, seule décisionnaire de l'appréciation du montant de la provision pour risque à reporter dans ses lignes de compte et ce, quelle que fut l'intention sous-jacente de la société Christie's.

A première vue, la décision semble ainsi conforme à la réglementation afférente, la société Artprice.com étant seule responsable de la passation de l'écriture dans ses livres comptables, l'intervention de Christie's intervenant purement et simplement dans le cadre d'un litige et non sur des instruments financiers sur un marché considéré. En seconde lecture, la décision s'inscrit cependant en contresens de la jurisprudence répressive en cette matière, le domaine du délit de manipulation de cours ayant été fortement étendu au fil des dernières décisions intervenues.

II - Critique de l'arrêt : le paradoxe de la décision

A - Le sentiment d'une décision inachevée

L'article L. 465-2, alinéa 1er, du Code monétaire et financier définit et incrimine le délit de manipulation de cours (5) dont la répression est conditionnée à la réunion cumulative d'un élément matériel et d'un élément moral que la Haute juridiction n'a pas jugé caractérisés en l'espèce, sans pour autant définir l'élément matériel ni rechercher la possibilité d'une intention malveillante.

1 - L'élément matériel

La Haute juridiction, interprétant restrictivement le texte précité, prend acte de l'absence d'opération sur le marché considéré comme de la non-qualification de l'élément matériel de l'infraction, sans le matérialiser, alors que, dans le contexte actuel de moralisation de l'économie, le domaine de la "manoeuvre", non définie par les textes (6), n'a cessé de s'étendre au fil des dernières décisions.

Ainsi a-t-il été admis, par exemple, que caractérisait une manoeuvre au sens du texte précité, le fait de passer des ordres de vente "au mieux" d'une importante quantité d'actions d'une société ayant entrainé une réservation du titre à la baisse, avant d'être annulé deux minutes seulement avant le fixing ("technique de la bouilloire"), le prévenu ayant agi en vue de modifier le cours normal du titre en ayant pleinement conscience des conséquences très probables d'écrasement de ce dernier. Dans le cadre de cette opération, il a été jugé que le fait que l'influence réelle de la manoeuvre ait été très faible était indifférent, l'infraction n'exigeant pas le succès des manoeuvres mais la simple probabilité de réussite (7).

Il est encore aujourd'hui constant que si la responsabilité de la manoeuvre est régulièrement recherchée chez l'émetteur à l'origine des manoeuvres sur ses propres titres, en la personne du dirigeant ou d'un administrateur, elle n'exclut pas celle de toute autre personne agissant pour le compte de ces derniers, quand bien même celle-ci ne disposerait pas directement d'un intérêt à l'opération (8). La connexité entre la personne à l'origine de la manoeuvre et celle susceptible d'en tirer le meilleur profit est un paramètre ainsi apprécié indifféremment l'un de l'autre.

La manoeuvre est également mesurée sans considération du poids de celle-ci au regard du résultat attendu et peut être caractérisée quand bien même la manoeuvre n'aurait pas produit l'effet escompté. Le texte réprime d'ailleurs la réalisation de manoeuvres ayant pour "objet" et non pour "effet" d'entraver le fonctionnement régulier d'un marché réglementé. L'expression ainsi consacrée n'implique pas d'établir de lien de causalité entre l'acte incriminé et les résultats opérés sur le marché, de même que l'intermédiation directe sur le marché considéré n'est pas une condition d'application de l'article L. 465-2, alinéa 1er.

A la lecture de ce qui précède, quand bien même Christie's n'est-elle pas intervenue directement, au niveau matériel, sur le marché considéré, celle-ci n'en demeure pas moins à l'origine certes indirecte, de la "manoeuvre" dénoncée par Artprice.com, bien qu'il ne soit pas possible d'établir si cette première a agi avec pour "objet" d'engager Artprice.com dans la voie décriée.

La démarche mérite ainsi encore d'être appréciée à l'aune de l'intention escomptée, le spectre de l'élément moral de l'infraction que la Haute juridiction a cru ne pas devoir considérer, ayant également été considérablement élargi au cours des dernières décisions entreprises.

2 - L'élément moral

Le délit de manipulation de cours n'est constitué que s'il est démontré une erreur d'autrui à raison de la manoeuvre caractérisée sur le marché et que l'auteur de la manoeuvre a eu conscience de commettre une manipulation.

L'adjectif "sciemment" présent dans l'ancienne version de l'incrimination a été abrogé, ce qui a allégé le domaine de qualification de l'élément moral de l'infraction dont, encore une fois, l'"effet" effectivement réalisé est indifférent. Ainsi a été condamnée la pratique tendant à faire racheter par une société d'importantes quantités de ses propres titres, le fait que le prévenu n'en tire aucun profit étant indifférent dès lors que celui-ci avait pour but et a eu conscience d'entraver le fonctionnement normal du marché et d'induire les tiers en erreur sur la liquidité et la tendance haussière du titre (9).

A encore été condamné un dirigeant de deux sociétés ayant procédé à des opérations d'"achetés vendus" portant sur des volumes croissants de titres rétrocédés entre ses deux structures, provoquant la hausse mécanique du cours, peu important que le mobile du prévenu ait été de restituer la valeur réelle du titre, dès lors qu'en procédant ainsi, il avait nécessairement pour but et avait eu conscience d'entraver le fonctionnement normal du marché et d'induire les tiers en erreur sur la liquidité et la tendance à la hausse du titre (10).

Dans les deux exemples précités, l'infraction est caractérisée par la prépondérance de l'intention de son auteur, quelle que soit l'importance ou la portée de la manoeuvre pour autant caractérisée.

La disqualification de l'infraction dans l'affaire rapportée tient principalement à l'absence d'établissement de l'intention, non recherchée au demeurant, à raison vraisemblablement de l'absence préalable de causalité directe entre l'opération décriée et le report de l'écriture effectué. Sans doute eût-il été intéressant de prendre la mesure du bien-fondé de l'augmentation soudaine des demandes de Christie's au regard de cet élément intentionnel, à l'endroit d'une société intervenant au surplus sur un marché concurrent.

L'interprétation restrictive menée par la Cour de cassation est certes conforme au principe de légalité des délits et des peines. Si la Haute juridiction demeure circonscrite aux moyens de droit qui sont soumis à son appréciation, les juridictions d'appel et de premier degré ont cru ne pas devoir prendre la mesure ni de l'élément moral de la "manoeuvre" décriée, comme la Haute juridiction l'a d'ailleurs relevé, ni des recommandations de la Directive 2003/6/CE "Abus de marché" (N° Lexbase : L8022BBQ).

La décision entreprise aurait pu être appréciée à la lueur de ces éléments. Elle aurait pu encore être mesurée à la lumière de la réglementation administrative concurrente relative au manquement éponyme, sous l'instruction de laquelle la solution aurait, peut-être, été différente.

B - La nécessité d'uniformisation et de standardisation

1 - Le paradoxe du dualisme des régimes

L'article 631-1 du règlement général de l'AMF dispose qu'est constitutif du manquement "le fait d'effectuer des opérations ou d'émettre des ordres, soit qui donnent ou sont susceptibles de donner des indications fausses ou trompeuses sur l'offre, la demande ou le cours d'instruments financiers, soit qui fixent par l'action d'une ou plusieurs personnes agissant de manière concertée, le cours d'un ou de plusieurs instruments financiers à un niveau anormal ou artificiel, soit qui recourent à des procédés donnant une image fictive de l'état du marché ou à toute autre tromperies ou artifices".

Est ainsi constitutif du manquement de manipulation de cours le fait, pour une ou plusieurs personnes agissant de manière concertée, de s'assurer une position dominante sur le marché d'un instrument financier, avec pour effet la fixation directe ou indirecte des prix d'achat ou des prix de vente ou la création d'autres conditions de transactions inéquitables (11).

Le manquement est répréhensible lorsqu'il a un caractère objectif caractérisé, nonobstant l'intention de son auteur de le commettre. Réciproquement, même à défaut de preuve matérielle, la manipulation de cours peut être établie au niveau administratif par un "faisceau d'indices concordants", comme en cas d'interventions "inhabituelles" sur un marché, cette présomption étant susceptible d'être renversée si le mis en cause établit la légitimité de ses interventions (12).

Le domaine d'illustration des faits répréhensibles est ainsi apprécié sous de plus larges auspices par l'autorité administrative. La question, qui restera en suspens, de savoir si la solution de la Cour de cassation du 27 mars 2013 aurait été conforme à celle qu'aurait pu rendre la Commission des sanctions de l'AMF n'est pas évidente et témoigne de la difficulté, en France, de la coexistence d'une procédure judiciaire et d'une procédure administrative pouvant être engagées cumulativement et donnant lieu, concomitamment, à des solutions différentes.

Cette règle qui contrevient a priori au principe "non bis in idem" (13) selon lequel une personne ne peut pas être poursuivie et réprimée par deux autorités à raison des mêmes faits, a cependant été consacrée par décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1989 (Cons. const., décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989 N° Lexbase : A8202ACR), sous réserve du respect de l'exigence de proportionnalité.

Il n'en demeure pas moins que cette coexistence et la dualité de régimes distincts conduit à des incohérences, une exception française. L'exception est un paradoxe, source d'insécurité dès lors que les fondements de poursuite et de répression de ces deux régimes sont différents, qu'un acte peut être réputé illicite et condamné par les juridictions pénales sans constituer un manquement au règlement de l'AMF, et réciproquement.

2 - La nécessité d'un changement ?

L'idée d'une harmonisation des régimes administratif et judiciaire germe depuis plusieurs années. Plusieurs projets de réforme sont aujourd'hui à l'étude, comme celui de la Directive "MIF" (Directive 2004/39 du 21 avril 2004 N° Lexbase : L2056DYS) (14) qui semble vouloir renforcer la transparence et la régulation en attribuant notamment la compétence à la seule juridiction répressive, tandis que, dans le même temps, l'article 12 du projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires, examiné en Conseil des ministres le 19 décembre 2012 et actuellement en deuxième lecture à l'Assemblée nationale, propose de renforcer les pouvoirs de contrôle, d'enquête et de sanction de l'AMF (15).

La réflexion se poursuit ainsi pour le renforcement d'une coordination des procédures (16) et non en vue d'une harmonisation des régimes comme cela est cependant pratiqué dans la grande majorité de nos pays voisins européens et internationaux.

Dans le contexte de scandales financiers successifs dont le monde ne cesse de se faire l'écho, la voie d'une uniformisation est inéluctable pour un renforcement de l'efficacité des moyens de répression, de la pertinence des sanctions, de la cohésion des procédures pour une meilleure transparence des marchés financiers... sauf à poursuivre le dessein d'un "jeu effréné, où des millions n'ont d'autre mouvement que de passer d'un portefeuille à l'autre, sans rien créer, si ce n'est un groupe de chimères que la folie du jour promène avec pompe et que celle de demain fera évanouir" (17).


(1) La manipulation de cours ou "agiotage" est le délit boursier le plus ancien, autrefois dénommé action illicite sur le marché boursier, classé sous l'article 10-3 de l'ordonnance de 1967 ; JurisClasseur Banque - Crédit - Bourse, Fasc. 1600 : Infractions boursières - Délits et manquements boursiers.
(2) La norme IAS 37 prévoit qu'une provision pour risques et charges doit être comptabilisée si à la clôture de l'exercice comptable l'entreprise a (i) une obligation actuelle (ii) résultant d'un événement passé (iii) qui provoquera probablement une sortie future de trésorerie et (iv) qui est estimable de façon fiable.
(3) Norme IAS 37 telle qu'adoptée par le Règlement (CE) n° 1725/2003 de la Commission du 29 septembre 2003 (N° Lexbase : L5513DLR), amendé par le Règlement (CE) n° 1126/2008 de la Commission du 3 novembre 2008 (N° Lexbase : L9709IB9).
(4) Recommandation AMF n° 2012-16 du 16 novembre 2012 (N° Lexbase : L4848IU4).
(5) C. mon. fin., art. L. 465-2, alinéa 1er (N° Lexbase : L2168INM) : "Le fait pour toute personne d'exercer ou de tenter d'exercer directement ou par personne interposée, une manoeuvre ayant pour objet d'entraver le fonctionnement régulier d'un marché règlementé en induisant autrui en erreur".
(6) Le législateur ne définit pas le sens de la notion à l'article L. 465-2, alinéa 1er, du Code monétaire et financier, pas plus que la Directive 2003/6/CE "Abus de marché" du 28 janvier 2003 (N° Lexbase : L8022BBQ), qui énonce cependant des exemples caractéristiques du délit de manipulation de cours comme :
"- le fait d'effectuer des opérations ou d'émettre des ordres ; qui donnent ou sont susceptibles de donner des indications fausses ou trompeuses en ce qui concerne l'offre, la demande ou le cours d'instruments financiers ; qui fixent, par l'action de plusieurs personnes agissant de concert, le cours d'un instrument financier à un niveau anormal ou artificiel ;
- le fait d'effectuer des opérations ou d'émettre des ordres en recourant à des procédés fictifs ou à tout autre moyen de tromperies ou d'artifices ;
- le fait de diffuser des informations par l'intermédiaire des médias ou par tout autre moyen qui donne des indications fausses ou trompeuses sur des instruments financiers y compris le fait de répandre des rumeurs
".
(7) CA Paris, 30 novembre 2004, Dr. sociétés, 2005, comm. 203, note R. Salomon.
(8) Ainsi a été condamné un salarié d'une société intermédiaire d'investissement, bien qu'il n'ait pas agi de sa propre initiative mais au profit d'une société dont il avait reçu pouvoir du dirigeant afin de faire monter artificiellement le cours de l'action et ayant à cet effet réalisé des opérations d'achats pour le compte des sociétés du donneur d'ordre qu'il savait liées et à des opérations d'"achetés vendus" sur des volumes croissants donnant l'impression de volumes de marchés fictifs : Cass. crim., 28 janver 2009, n° 07-81.674, F-D (N° Lexbase : A8822KCQ). V. également, R. Salomon, Délit de manipulation de cours, Droit des sociétés n° 4, avril 2009, comm. 83. Dans le même esprit, a également été réprimé un chargé de relations avec la clientèle auprès d'une société de banque pour avoir racheter, pour le compte de la société, 200 000 titres de la société dans le but de faire remonter le cours des actions, ce chargé de clientèle connaissant la décision du dirigeant de faire acquérir les titres, disposant d'un pouvoir de la société de banque d'exécuter les ordres du client et ayant participé activement à la hausse du titre voulue par le dirigeant de la société : l'élément intentionnel est caractérisé chez le représentant, sans qu'il doive être recherché chez la personne morale (CA Paris, 9ème ch., sect. B, 2 février 2007, n° 06/08079 N° Lexbase : A8823KCR ; Dr. sociétés, 2007, comm. 123, note R. Salomon).
(9) CA Paris, 9ème ch. corr., 2 février 2007, préc..
(10) Cass. crim., 28 janvier 2009, n° 07-81.674, préc..
(11) AMF, décision du 9 avril 2009, sanction (N° Lexbase : L1824IEB).
(12) CE, 1° et 6° s-s-r., 20 mars 2013, n° 356476 (N° Lexbase : A8582KA4).
(13) En France, cette règle figure notamment à l'article 368 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4375AZ3), à l'article 14 § 7 du Pacte de New York, relatif aux droits civils et politiques de 1966 (N° Lexbase : L6816BHW), à l'article 4 du protocole n° 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ainsi qu'à l'article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX).
(14) P. Paillier, Les projets européens de révision de la Directive sur les marchés d'instrument financiers (MIF)", RDBF, mars 2012, étude 4.
(15) A. Gaudemet, Renforcement des pouvoirs de contrôle, d'enquête et de sanction de l'AMF, RDBF, janvier 2013, comm. 31.
(16) E. Dezeuze, Abus de marché : de la coexistence à la coordination des procédures administrative et pénale ?, RDBF, mars 2013, dossier 18.
(17) Comte de Mirabeau, Dénonciation au Roi et à l'Assemblée des notables, H DCC-LXXX VII, p. 27, in JurisClasseur Banque - Crédit - Bourse, Fasc. 1600 : Infractions boursières - Délits et manquements boursiers.

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