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le 07 Février 2014
En dépit des nombreuses catastrophes écologiques survenues ces quarante dernières années, le préjudice écologique a longtemps été ignoré (A), jusqu'à ce que la Haute juridiction le consacre en septembre 2012 (1) (B).
A - Une prise en compte tardive du préjudice écologique
Le préjudice écologique pur recouvre les dommages aux éléments naturels, indépendamment des préjudices individuels matériels ou moraux causés aux personnes. Sa réparation se heurte à l'exigence de caractère personnel du dommage, puisque aucun sujet de droit n'est directement mis en cause. Les sujets susceptibles d'invoquer le préjudice écologique, en tant que préjudice objectif résultant des atteintes à l'environnement, ne sont pas plus déterminés. Avant l'affaire de l'Erika, les pollutions par les hydrocarbures avaient souvent permis de faire avancer le processus conventionnel. C'est d'ailleurs le naufrage du Torrey Canyon en 1967 qui est l'origine de la Convention CLC de 1969 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures. Cette Convention a permis d'imposer aux propriétaires de navires de contracter une assurance de responsabilité obligatoire.
C'est dans un arrêt du 28 février 1977, dans l'affaire dite des "boues rouges", que la cour d'appel de Bastia a condamné une société pour le déversement de matières toxiques dans la Méditerranée à la suite d'une plainte de pêcheurs qui y voyaient des conséquences préjudiciables pour les fonds de pêche au large de la Corse. Bien que la décision fasse suite aux manifestations des pêcheurs corses soucieux de leur environnement, le fondement juridique de la décision porte davantage sur les risques de pertes économiques que sur la disparition progressive des organismes vivants dans le fond des mers.
Dans l'affaire de l'Amoco Cadiz, le tribunal de Chicago ne s'est pas plus penché sur la reconnaissance d'un éventuel préjudice écologique. Considérant que le dommage n'avait atteint que des res nullius, choses sans maître, aucune réparation n'a été admise sur ce fondement. Il est vrai que le naufrage de l'Erika fut un véritable désastre écologique et qu'il est intervenu à la suite d'une prise de conscience environnementale globale dont le point d'orgue fut la Convention de Rio sur la diversité biologique du 5 juin 1992 (N° Lexbase : L6797BH9). La bataille judiciaire dans laquelle s'est engagée Total a donc coïncidé avec une évolution législative et conventionnelle favorable à la protection de l'environnement. Ainsi, la cour d'appel de Paris, confirmant le jugement rendu le 16 janvier 2008 par le tribunal de grande instance de Paris, a retenu l'autonomie du préjudice résultant de l'atteinte à l'environnement dans un arrêt du 30 mars 2010 salué par la doctrine. Total s'est pourvu en cassation.
Sur le plan législatif, à la suite de l'arrêt d'appel, l'article L.142-4 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L2147IB7), créé par la loi n° 2008-757 du 1er août 2008, relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'environnement (N° Lexbase : L7342IA8), a consacré la possibilité pour les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est touché par un dommage environnemental de se constituer partie civile dès qu'elles subissent un préjudice direct ou indirect, sans que, toutefois, la notion de "préjudice écologique" ne soit mentionnée expressément.
En avril 2012, dans l'affaire de l'Erika, l'Avocat général, Maître Didier Boccon-Gibod, a rendu un avis préconisant "la cassation sans renvoi de l'arrêt attaqué, en ce qu'il a été prononcé par une juridiction incompétente". Il fondait son raisonnement sur l'inapplicabilité de la loi n° 83-583 du 5 juillet 1983, réprimant la pollution par les navires, abrogée au 21 septembre 2000, en ce que le naufrage a eu lieu, non pas dans les eaux territoriales françaises, mais dans la zone économique exclusive de la France. Les juridictions françaises auraient donc été incompétentes.
B - La reconnaissance du préjudice écologique par la Cour de cassation
Par son arrêt du 25 septembre 2012, la Cour de cassation n'a donc pas suivi l'avis de l'Avocat général. La cour d'appel avait précisé, en 2010, la définition du préjudice écologique qui "consiste en une atteinte aux actifs environnementaux non marchands". Elle ajoutait, alors, que ce préjudice était objectif, autonome et s'entendait de toutes les atteintes non négligeables à l'environnement naturel. Enfin, la cour d'appel distinguait le préjudice écologique pur du préjudice à l'écologie et au milieu lié aux pertes de ressources évaluables en argent en précisant que le premier était sans répercussion sur un intérêt humain particulier mais affectait un intérêt collectif légitime.
La Cour de cassation a confirmé la position de la cour d'appel et a affirmé, dans son arrêt en date du 25 septembre 2012 que "l'allocation des indemnités propres à réparer le préjudice écologique" était justifiée, celui-ci consistant en "l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction". La Cour de cassation, juridiction suprême, est donc venue consacrer une notion jusqu'ici juridiquement floue. En plus de la reconnaissance du préjudice écologique, la Cour de cassation engage la responsabilité civile du géant pétrolier du fait de la commission d'une faute de témérité fondée sur sa connaissance certaine de la survenance d'un dommage par pollution.
Plus que jamais, la reconnaissance textuelle du préjudice écologique semble imminente, tant l'attente de l'arrêt de la Cour de cassation fut source d'inspiration et de réflexion en faveur de l'environnement, réflexion primordiale afin d'établir un régime efficace de réparation. Cette notion est au coeur de l'actualité environnementale de 2012 puisqu'en mars 2012, la Commission environnement du Club des juristes publiait un rapport intitulé "Mieux réparer le dommage environnemental", qui mettait en lumière les insuffisances du droit et la nécessité d'une loi sur les enjeux du régime du préjudice environnemental.
En outre, deux propositions de loi déposées le 23 mai 2012 devant le Sénat et le 23 janvier 2013 devant l'Assemblée nationale visent, d'ailleurs, à modifier l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) en créant un article 1382-1 du Code civil prévoyant que, "tout fait quelconque de l'homme qui cause un dommage à l'environnement, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à la réparer [...] la réparation du dommage à l'environnement s'effectue prioritairement par nature". Néanmoins, l'ajout d'un simple sous-article 1382-1 paraît peu adapté à la réparation du préjudice écologique. En effet, les dommages à l'environnement sont rarement sanctionnés sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle, les juges lui préférant d'autres notions, qu'il s'agisse de la responsabilité du fait des choses (C. civ., art. 1384 N° Lexbase : L1490ABS) ou des troubles du voisinage.
La rédaction d'un article à part entière permettant d'appréhender efficacement les particularités du préjudice écologique et les problématiques que soulève sa réparation serait donc plus appropriée et constituerait un outil novateur à disposition du juge. Un tel texte permettrait donc de franchir l'obstacle posé par l'articulation du droit national, européen et international en faisant prévaloir une réparation en nature qui aurait pour objectif d'effacer toute trace du dommage écologique. Peu de temps après l'Erika, une autre catastrophe fut l'occasion pour les juges d'intervenir en sanctionnant cette fois-ci l'Etat pour carences fautives dans la surveillance de l'exploitation d'une installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE).
II - L'arrêt "AZF" : la reconnaissance d'une faute de l'Etat
L'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 24 janvier 2013 (2) met en évidence les carences fautives de l'Etat dans la surveillance de l'usine AZF détruite par une explosion le 21 septembre 2001 (A), et admet la réparation du préjudice des requérants sur le fondement de la perte de chance (B) consacrant, ainsi, une solution originale.
A - La reconnaissance des carences fautives de l'Etat
Victimes de la dévastation de leur maison à la suite de l'explosion de l'usine AZF, les requérants alléguaient des préjudices matériels, moraux ainsi que des troubles dans leurs conditions d'existence du fait de nombreuses fautes de l'Etat. En première instance, les causes inexpliquées de la catastrophe avaient conduit le tribunal administratif de Toulouse (3) à rejeter les demandes d'indemnisation des requérantes. La cour administrative d'appel relève que "l'Etat n'a pas exercé les pouvoirs de police qu'il détient" à l'égard de l'entreprise exploitant d'une ICPE avant d'énoncer l'origine accidentelle de l'explosion causée par une réaction chimique.
En effet, si le ministre se prévaut de nombreuses visites d'inspection au cours de l'année 2001, la cour estime que "les rapports d'inspection versés aux débats ne donnent pas à penser que le bâtiment où s'est produite l'explosion aurait été visité et ses modes réels d'exploitation contrôlés". Elle en déduit des carences fautives des services de l'Etat qui n'ont pas détecté ou se sont abstenus de sanctionner les défaillances de l'exploitant du site. Ces carences sont de nature à entraîner sa responsabilité.
Enfin, la Cour relève que l'Etat ne peut s'exonérer de sa responsabilité en faisant valoir des défaillances détectables durable et d'incidence très graves dans l'exploitation de l'ICPE. Ainsi, les défaillances de l'exploitant auraient dû être sanctionnées par l'Etat, sans quoi, ce dernier ne peut s'exonérer de sa responsabilité.
B - Une réparation sur le fondement de la perte de chance
De manière originale, la cour administrative d'appel de Bordeaux fonde la réparation du préjudice des requérants sur la perte de chance d'échapper au risque de l'explosion. La cour admet que les fautes commises par l'exploitant de l'usine AZF consistant au regroupement d'emballages de produits incompatibles entre eux, ne révélaient pas, en eux-mêmes, des carences des services de l'Etat. Cependant, la Cour considère "qu'il est établi que la mise en contact du mélange explosif avec des produits qui auraient été stockés dans des conditions régulières [...] n'aurait pas eu les mêmes conséquences". L'Etat aurait donc dû intervenir pour contrôler le stockage régulier des produits.
La cour administrative d'appel de Bordeaux considère alors que les carences de l'Etat consistent en une perte de chance sérieuse d'échapper au risque de l'explosion, perte de chance évaluée à 25 % des dommages qu'ont subis les requérants et qui sont restés non indemnisés, c'est-à-dire les préjudices matériels, moraux, ainsi que les troubles dans leurs conditions d'existence. C'est donc une faute de surveillance de l'usine qui est reprochée à l'Etat, faute entraînant une perte de chance d'échapper au dommage.
Les affaires de l'Erika et de l'usine AZF illustrent les apports nécessaires de la jurisprudence dans une recherche de réparation efficace des dommages environnementaux eux-mêmes, mais aussi des dommages matériels ou moraux résultant de la carence de l'administration dans l'exercice de son pouvoir de police en matière d'ICPE.
(1) Cass. crim., 25 septembre 2012, n° 10-82.938, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A3030ITE) ; pourvoi contre CA Paris, Pôle 4, 11ème ch., 30 mars 2010, n° 08/02778 (N° Lexbase : A6306EU4).
(2) CAA Bordeaux, 3ème ch., 24 janvier 2013, n° 10BX02881 (N° Lexbase : A9118I34).
(3) TA Toulouse, 30 septembre 2010, n° 0504966 (N° Lexbase : A5081GBS) .
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