La lettre juridique n°887 du 9 décembre 2021 : Avocats/Déontologie

[Focus] Peut-on être avocat et comédien, en même temps ?

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par Bertrand de Belval, Avocat au barreau de Lyon

le 08 Décembre 2021


Mots-clés : avocat • comédien • déontologie • principes • dignité


 

« Il est très difficile de parler de comédien en général. Chaque comédien est un peu un comédien par accident », Michel Bouquet

« En Angleterre, un homme accusé de bigamie est sauvé parce qu’il prouve que son client à trois femmes », Georg Lichtenberg

1. « En même temps », l’expression a fait florès. Pourtant, il faut souvent choisir. Qui trop embrasse mal étreint dit la sagesse populaire. Un tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras rappelait La Fontaine. Etre Avocat et / ou Comédien ? That is the question

N’est-ce pas notre actuel Garde des Sceaux, à l’époque célèbre avocat en exercice qui jouait sur les planches À la barre, au théâtre de la Madeleine ? Lorsque l’on est avocat pénaliste, rompu aux assises, l’art de la comédie est une seconde nature. Le cinéma aime beaucoup les avocats et pas seulement américains [1]. Pour se limiter aux disparus, Maurice Garçon, également académicien, peignait [2], c’était un comédien à sa façon. Isorni plaidait comme un acteur [3] – à la différence près qu’il en allait parfois de la vie de son client. Vergés avait l’art de la mise en scène. Moro-Giafferi devait aussi être une sorte de Gérard Depardieu des prétoires. Maître Derville, avoué, alias Fabrice Lucchini, dans le colonel Chabert, apparait authentique. Paul Newman incarne un vieil avocat désenchanté dans le Verdict et qui retrouve le feu de la défense… Dans certains barreaux, il existe une « Revue » comme on l’appelle à Lyon, où des confrères font le spectacle : chant, danse, humour, parodie, et sont des comédiens le temps de quelques représentations à guichet fermé… Parfois, des avocats-artistes se lancent dans le one-man-show [4]. Gilbert Collard avait fait un disque pour une campagne électorale…

Embrasser le métier d’avocat par la comédie est fréquent, mais peut-on être avocat et comédien à titre professionnel, conformément aux règles qui les régissent ?

2. Le temps a manqué pour faire des recherches approfondies. Il n’apparait pas de ténors du barreau qui fut aussi un comédien de renom de cinéma ou théâtre [5]. Quand on voit que des faits divers vont devenir des séries, il n’est pas impossible que certains avocats aient envie de jouer leur propre rôle… Il y a les habitués des plateaux TV, des chroniqueurs d’émissions, qui sont quasiment des comédiens - bien rémunérés. Plus avocat à la TV qu’au palais. Si jouer la comédie est le pendant d’effets de manche pour des avocats plaidants, ce n’est pas être comédien, qui est un statut distinct. À part, être à la Comédie Française, le comédien est un intermittent du spectacle. L’avocat, inscrit au tableau, peut-il donc cumuler les deux statuts ?

3. Pour tenter de répondre à cette question, et en cerner les contours, nous rappellerons la problématique des incompatibilités puis les qualités qui seraient nécessaires dans la mesure où l’avocat l’est « en toutes circonstances » (RIN, art. 1.3 et 6.1)

I. Des incompatibilités à l’exercice des deux professions

A. La lettre 

4. Historiquement [6], la profession d’avocat, libérale, était incompatible avec celle de commerçant, relevant des charges publiques, d’associé dans une société en nom collectif, de fonctionnaires à l’exception des fonctions d’enseignements. Il fallait protéger l’avocat tant du lucre que de la faillite ainsi que des professions jugées préjudiciables à son statut de notable respectable. Percevoir un honoraire était dégradant, alors être une sorte de troubadour moderne ou  d’amuseur public, cela était inconcevable.

5. Désormais, les articles 111 à 123 du décret du 27 novembre 1991 fixent les incompatibilités [7]. L’article 115 semble régler la question avec précision : « La profession d'avocat est incompatible avec l'exercice de toute autre profession, sous réserve de dispositions législatives ou réglementaires particulières. / La profession d'avocat est compatible avec les fonctions d'enseignement, les fonctions de collaborateur de député ou d'assistant de sénateur, de membre assesseur des tribunaux pour enfants ou des tribunaux paritaires de baux ruraux, de conseiller prud'homme, de membre des tribunaux des affaires de sécurité sociale, ainsi qu'avec celles d'arbitre, de médiateur, de conciliateur ou de séquestre. »

L’article 6.3.5 du Règlement Intérieur National prévoit la possibilité d’être agent d’artistes : « L’avocat peut exercer une activité de mandataire d’artistes et d’auteurs. / Cette activité doit être pratiquée aux termes d’un contrat et constitue pour l’avocat une activité accessoire. »

6. En conséquence, il semble, a priori, impossible d’exercer la profession de comédien car elle n’est pas expressément autorisée. Elle n’est pas interdite expressément non plus ; son cas ne semble pas avoir été envisagé car le cumul n’était pas une question.

B. L’esprit 

7. Interdire à l’avocat d’être comédien [8] apparait discutable dans la mesure où il s’agit d’une activité artistique et culturelle, étant observé qu’il va de soi (?) qu’il ne s’agit pas d’être acteur de film d’horreur ou X (cf. infra). Mais, est-ce bien raisonnable, in abstracto, de ne pas permettre à un avocat de jouer professionnellement Molière, ou dans une comédie ou encore un western [9], une série policière, ou l’adaptation d’une histoire vraie comme la vie de Mandela ou Gandhi, qui furent avocats ? En effet, c’est une activité de l’esprit, des arts. Toucher un cachet ou percevoir des honoraires, n’est-ce pas très proche ? Il n’y a pas fondamentalement de différence, surtout dans notre monde médiatique, entre écrire un ouvrage et jouer un rôle dans un film (ex. l’affaire Dominici avec Emile Pollak), dont le livre pourrait être mis à l’écran.

8. Il reste à savoir si l’activité de comédien devrait être accessoire ou sans limites. À notre sens, le caractère accessoire ne se pose pas. Il reste néanmoins à vérifier que cette activité ne serait pas de nature à paralyser le métier d’avocat en rendant ce dernier indisponible pour ses clients, pour assurer les audiences, les commises, etc.. Mais,  si l’avocat a décidé de se spécialiser par exemple dans les consultations, rien n’empêche qu’il exerce selon la fréquence qu’il souhaite.

9. Bref, si la lettre semble ne pas permettre le cumul d’activités, l’esprit des incompatibilités devrait autoriser expressément la possibilité d’avoir une activité littéraire ou artistique (comédien, musicien), ce que de nombreux avocats font d’ailleurs sans que cela ne pose de difficulté. Le cumul est donc plus (largement) toléré qu’autorisé. Il gagnerait à être reconnu, sous la limite des principes essentiels.

II. Un comédien nécessairement respectueux de la déontologie des avocats

A. Des principes essentiels et du secret professionnel

10. Au-delà du film pornographique, un avocat pourrait-il jouer un meurtrier (Mesrine), un violeur (L’été meurtrier), un criminel (un monde parfait), un psychopathe (Hannibal Lecter), un mafieux (Al Capone ou le Parrain) ? Cela n’est pas certain. En revanche, un avocat aurait-il pu remplacer Tom Cruise dans La firme ? ou Alain Delon dans Un Crime ? ou Jean Gabin dans Autant de Malheur de Claude Autant-Lara ? ou encore Tom Hanks dans Philadelphia ou Le pont des espions ? Assurément, en théorie.  

11. Ces questions renvoient à la compatibilité avec les principes essentiels de l’avocat, et singulièrement la dignité [10]. La jurisprudence relative à l’avocate qui jouait de l’accordéon dans la rue continue de résonner dans les consciences, bien que le son semble plus diffus aujourd’hui quand on compare avec les manifestations des uns et autres sur les réseaux sociaux. Aussi, l’avocat devra veiller à faire en sorte que ses rôles ne contredisent pas les valeurs de sa profession, et puissent semer le trouble entre la fiction et la réalité de celui qui incarne un rôle et porte aussi un costume propre à son état. C’est le respect de la robe qui s’impose puisque si l’avocat est comédien le temps d’un film ou d’une représentation, il demeure avocat en toutes circonstances.

12. Le respect du secret professionnel est un impératif catégorique (loi du 31 décembre 1971, art. 66-5 N° Lexbase : L6343AGZ). Les coups du butoir actuels ne doivent pas faire perdre l’idée que des violations sont fréquentes à chaque fait divers où l’ancien avocat, voire celui qui intervient, se répand sur les chaines du tout-info avec largesse au risque de dévoiler des secrets protégés.  Ainsi, il faudrait beaucoup de retenue et de prudence pour jouer dans une docu-fiction afin que le secret professionnel ne soit pas violé et que cette réalisation ne porte pas atteinte à des personnes mises hors de cause. Par exemple, les avocats des parties ont dû indiquer qu’ils suivaient de près l’adaptation de l’affaire Grégory.

B. L’indépendance et la liberté d’expression

13. Plaider, c’est une voix, une attitude, habiter un prétoire, rompre les codes, fissurer les certitudes, susciter de l’émotion, faire réagir... À l’aube du quatrième centenaire de Molière, dans ce pays qui a engendré aussi La Fontaine, l’artiste et l’avocat partagent le gout immodéré des mots, des scènes, de ces histoires auxquelles il faut donner vie, essayer de ramener sans cesse les personnes, auteurs de crimes ou pas, « dans la communauté des hommes » comme aime à dire Henri Leclerc. Passion, déraison, ou discours plus politique comme Vergès avec sa défense de rupture. L’indépendance de l’acteur et sa liberté d’expression vont de pair. Il n’y a d’acteur comme d’avocat qu’un être qui épouse son rôle, sa mission, avec l’objectif de convaincre : c’est un acteur en scène, avec pour public d’abord des juges et parfois jurés. L’avocat et le comédien sont des frères de sang. Ils sont frères en ce sens qu’ils sont différents. Mais, ils font partie de la même fratrie qui vise à émouvoir le cœur d’autrui, à lui transmettre une part d’humanité par les mots, les attitudes, les postures, les silences... L’indépendance et la liberté d’expression sont substantielles à leur exercice. Un avocat qui récite un texte sera écouté, mais entendu ? Un acteur qui ne donne pas l’impression d’être naturel surjoue et finalement mal joue. Ainsi, il n’y a pas de contre-indication éthique à être à la fois avocat et comédien. Bien au contraire, il y a une complémentarité forte, l’authenticité de l’engagement de soi. Interdire ce cumul apparait un non-sens sinon un contresens dans un pays de liberté. D’ailleurs, ne voit-on pas des initiatives [11] qui se multiplient dans les écoles pour apprendre la parole [12] et revenir à l’antique rhétorique [13], ô combien utile à entendre des plaidoiries...

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14. Qui mieux en définitive que Balzac a décrit la « Comédie humaine », lui qui connaissait les gens de justice, pour avoir eu aux trousses ses créanciers sa vie durant ? L’avocat, l’acteur, la personne, sont tous comme dans le théâtre grec des gens portant le masque, représentant une réalité qui nous échappe toujours plus ou moins. Un avocat n’est pas si différent d’un acteur ou écrivain. C’est un être qui se nourrit de la glaise humaine. La grande différence, c’est que l’avocat n’est pas là pour jouer un rôle. S’il en met plein les yeux en plaidant, il ne doit jamais oublier qu’il est au service de son client, derrière qui il s’efface pour faire triompher la cause ou la défense. Il n’a pas droit à l’erreur, car il n’y a pas de coupe au montage, et le scénario n’est pas écrit à l’avance. Avocat et comédien sont mariés pour le meilleur et le pire. Là comme ailleurs, le risque de fusion peut aboutir à une confusion. N’est-il pas en définitive préférable qu’à quelques exceptions près, ceux qui ont le talent rare, chacun reste dans son domaine. De Delon à Deneuve, de Naud à Halimi, on ne peut pas être acteur à mi-temps ou avocat à mi-temps. L’avocat ou le comédien le deviennent par accident pour reprendre Michel Bouquet. Même tempo sans doute, mais en même temps, on en doute. Finalement, est-ce utile de changer les textes au lieu de se contenter de tolérer l’exceptionnel, ou de rappeler à l’ordre celui/celle qui oublierait les fondamentaux ? Être avocat ou acteur, cela ne reste-t-il pas un sacerdoce ?

 

[1] Ch. Guéry, Les avocats et le cinéma, préface F. Saint-Pierre  PUF, 2011.

[2] G. Antonowicz, Maitre Maurice Garçon Artiste, ed. Seghers, 2021.

[3] G. Antonowicz, Isorni, les procès historiques, Les belles lettres, 2021.

[4] Nous avions un confrère de Saint-Etienne qui s’y était essayé.

[5] Réné Floriot a participé à des scénarios de films comme Ouvert contre X et joué son propre rôle dans La Prisonnière, film de Henri-Georges Clouzot sorti en 1968.

[6] H. Ader, A. Damien, Règles de la profession d’avocat, Dalloz action, titre 43 s..

[7] Décret du 27 novembre 1991, art. 111 à 123 (N° Lexbase : L8168AID).

[8] Nous n’avons pas connaissance de décisions de conseil de l’Ordre ou de discipline.

[9] Cf. R. Pippin, La philosophie politique du western, Cerf, 2021 (éd. Orig. 2010)

[10] Cf., notre article, Quelques réflexions sur la dignité de l’avocat, Lexbase avocats, octobre 2020 (N° Lexbase : N4598BYX).

[11] J. Ambre, Je ne me tairai jamais, Robert Laffont, 1979, avocat reconnu, fut un adjoint audacieux à la culture de la ville de Lyon, pour le théâtre, la danse…

[12] Cf., B. Perier, La parole et un sport de combat, Le livre de poche, 2019 ; Sauve qui parle, JC Lattès, 2021 ; C. Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique - Apprendre à convaincre et à décrypter les discours, Seuil, 2021.

[13] O. Reboul, Introduction à la rhétorique, 2ème éd. PUF Quadrige, 2013

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