La lettre juridique n°859 du 25 mars 2021 : Sociétés

[Jurisprudence] Le défaut de publicité des comptes annuels constitue un trouble manifestement illicite dont le juge des référés de droit commun peut ordonner la cessation

Réf. : Cass. com., 3 mars 2021, n° 19-10.086, F-P (N° Lexbase : A00154KR)

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par Philippe Duprat, Avocat à la cour, ancien Bâtonnier du barreau de Bordeaux, chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux

le 21 Juillet 2021


Mots-clés : publication des comptes annuels • juge des référés • trouble manifestement illicite • prescription

Les actions prévues par les dispositions spéciales du Code de commerce permettant d’obtenir le dépôt des comptes de la société au registre du commerce et des sociétés ne sont pas exclusives de celles fondées sur les dispositions de droit commun. L’injonction faite à la société de procéder au dépôt de ses comptes met fin au trouble manifestement illicite résultant de l’absence de publicité sans que puisse être opposée la prescription tirée de l’article 1844-14 du Code civil.


 

Le formalisme poursuit en droit des sociétés deux objectifs. Il assure en premier lieu la sécurité juridique des actes rédigés, par ou pour la société, en garantissant leur régularité au moins formelle. Il organise en second lieu l’information des tiers. Dans une économie libérale fondée essentiellement sur la libre concurrence des acteurs économiques, tout intéressé est en droit de connaitre la situation de fortune, ou éventuellement d’infortune, de la société avec il se propose de traiter.

À l’inverse des particuliers, les sociétés sont à cette fin, tenues dans le mois suivant leur approbation, de procéder à la publication au registre du commerce et des sociétés de leurs comptes annuels. Le siège de cette obligation réside dans les dispositions des articles L. 232-21 (N° Lexbase : L5750ISR) et suivants du Code de commerce. Si le premier de ces textes concerne les sociétés en nom collectif, les sociétés à responsabilité limitée et les sociétés par actions relèvent respectivement des articles L. 232-22 (N° Lexbase : L5751ISS) et L. 232-23 (N° Lexbase : L0103LTY) du même code. Les sociétés civiles sont concernées par l’article 20 du décret du décret n° 78-704 du 3 juillet 1978 (N° Lexbase : L1376AIS).

L’effectivité d’un tel dispositif, dont l’économie générale demeure complexe, ne saurait cependant dépendre du seul bon vouloir de ceux qui y sont soumis. C’est la raison pour laquelle le législateur a organisé un mécanisme spécifique permettant de vaincre l’inertie de la société. À cet effet l’article L. 123-5-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L2182ATY), issu de la loi « NRE » (loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 N° Lexbase : L8295ASZ), instaure une procédure qualifiée de référé injonction permettant, au président du tribunal de commerce, statuant à la requête de tout intéressé ou du ministère public, d’enjoindre le dirigeant de toute personne morale de procéder au dépôt des pièces et actes au registre du commerce et des sociétés auquel celle-ci est tenue. Un mandataire peut également être désigné à cette même fin (C. com., art L. 123-5-1, al. 2). Ce dispositif est complété par l’article R. 210-18 du Code de commerce (N° Lexbase : L0083HZ4) qui concerne indistinctement toutes les sociétés commerciales. L’article L. 611-2, II du Code de commerce (N° Lexbase : L1046KMP) réglemente enfin, dans le cadre de la prévention des difficultés des entreprises, le pouvoir d’injonction du président du tribunal de commerce.

S’agissant d’actions spécifiquement prévues par le Code de commerce, se pose légitiment deux questions. Tout d’abord le même résultat pourrait-il être atteint par le recours à une simple demande en référé fondée sur l’article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0850H4A). Quel serait ensuite le régime de la prescription de l’action engagée ?

C’est à ces deux questions que l’arrêt sous examen répond.

Statuant en référé, la cour d’appel de Versailles [1] avait déclaré, par arrêt infirmatif, recevable l’action engagée par deux sociétés à l’encontre d’un de leur fournisseur dont elles poursuivaient la condamnation sous astreinte, à publier ses comptes sociaux pour les exercices clos du 31 décembre 2008 au 31 décembre 2015. L’action avait été engagée par les deux demanderesses, au visa de l’article L. 232-23 du Code de commerce, la société défenderesse étant une société par actions simplifiée, et dans le cadre d’une procédure de référé de droit commun de l’article 873, alinéa 1er, Code de procédure civile. Alors qu’il était reproché à la cour d’avoir déclaré recevable cette action, la Cour de cassation rejette le pourvoi et juge que l’arrêt « énonce exactement que les actions prévues par [l]es dispositions spéciales ne sont pas exclusives des dispositions de droit commun ».

La Cour de cassation approuve par ailleurs les juges du fond d’avoir dit que la fin de non-recevoir tirée de la prescription triennale de l’article 1844-14 du Code civil (N° Lexbase : L2034ABX) « n’importait pas » au motif qu’il y avait lieu d’enjoindre à la société défaillante de mettre fin à un trouble manifestement illicite résultant d’une absence de transparence qui avait duré plusieurs années.

La Cour de cassation rejette ainsi l’argument de la primauté des voies de droit ad hoc sur la voie de droit commun (I). Elle estime par ailleurs que l’action en réparation du trouble manifestement illicite causé par le défaut continu de publication des comptes sociaux n’est pas justiciable de la prescription tirée de l’article 1844-14 du Code civil (II).

I. L’absence de primauté de voies de droit ad hoc

La profusion, en toute matière, des textes législatifs et réglementaires est une source évidente de complexité. Elle crée une forme d’insécurité juridique en multipliant les risques de contradiction. C’est souvent en voulant répondre à une problématique particulière que la promulgation d’un nouveau texte, qui peut avoir du mal à trouver sa place dans un ordonnancement général préexistant, crée parfois plus de difficultés qu’il n’en résout.

Pour réduire autant que possible ces risques le droit s’appuie sur quelques principes d’interprétation contenus pour l’essentiel dans des adages encore libellés en latin. Ils sont « destinés à assurer la police des textes en conflit » selon l’expression du Professeur Saintourens [2].

Au cas d’espèce, la société demanderesse au pourvoi invoquait le bénéfice de l’adage selon lequel les lois spéciales dérogent aux lois générales (specialia generalibus dérogant). La mise en œuvre de ce principe requiert très classiquement la réunion de trois conditions.

Il faut qu’au moins deux textes de droit positif en vigueur apparaissent applicables aux faits de la cause. Il convient ensuite que les textes en concours aient la même valeur normative (deux lois, deux règlements…). Il faut enfin que les deux textes en présence soient incompatibles, c’est-à-dire qu’ils ne puissent pas être appliqués en même temps [3].

Appliqués aux faits dont les juges étaient saisis, la question était de savoir s’il fallait privilégier l’application des dispositions des articles L. 123-5-1 et R. 210-18 du Code de commerce permettant au président du tribunal de commerce d’enjoindre le dirigeant de la personne morale, ou de désigner un mandataire, pour procéder au dépôt des pièces (en l’occurrence les comptes annuels)  au registre du commerce et des sociétés auquel celle-ci est tenue, ou s’il fallait faire application de l’article L. 232-23 imposant à toute société par actions de déposer dans le mois de leur approbation ses comptes annuels.

L’action de l’article L 123-5-1 est directement dirigée contre de dirigeant social. L’action est ouverte au ministère public ainsi qu’à tout intéressé. Celui-ci n’a d’ailleurs pas besoin de justifier d’un intérêt particulier. La Cour de cassation estime, sauf abus, que tout intéressé peut agir dès lors qu’il justifie d’un intérêt légitime au succès d’une prétention, ce qui peut être le cas d’un ancien salarié désireux non pas « de faire respecter les obligations légales pesant sur les dirigeants d'une personne morale, mais de se procurer des pièces comptables qu'il voulait utiliser contre son ex-employeur dans l'instance prud'homale » [4]. L’action est mise en œuvre par simple demande adressée au président du tribunal de commerce. Celui-ci statuera en référé mais les conditions des articles 808 (N° Lexbase : L9112LTN) et 873 du Code de procédure civile n’auront pas besoin d’être remplies. Le mandataire recevra simplement mission d’accomplir la formalité du dépôt. Il ne sera pas, contrairement au dirigeant, condamné à y procéder.

À l’inverse de cette action spéciale, l’article L. 232-23 fait peser sur toute société par actions, et non sur son dirigeant, une obligation de dépôt de ses comptes au registre du commerce et des sociétés. Dans ce cas c’est la société qui est personnellement assignée en référé, et qui sera condamnée à accomplir la formalité.

On voit bien l’intérêt qu’il peut y avoir pour la société défenderesse à l’action de soutenir qu’il conviendrait d’appliquer le texte spécial plutôt que le texte général.

Au-delà du fait que l’injonction est personnelle au dirigeant et que si elle est prononcée sous astreinte c’est lui qui répondra sur son patrimoine de son éventuelle liquidation, c’est avant tout le moyen de faire déclarer l’action irrecevable et par conséquent de maintenir la situation de non-publication des comptes qui a justifié la saisine du président. Finalement invoquer le texte spécial revenait en l’espèce, pour la société, à faire obstacle à l’accomplissement des formalités légales lui incombant.

C’est pour ne pas parvenir à ce résultat désastreux pour la confiance publique que la Cour de cassation approuve la cour de Versailles d’avoir énoncé que les dispositions spéciales n’étaient pas exclusives de celles fondées sur le droit commun.

Le référé de droit commun devient alors une voie concurrente, mais surtout complémentaire, aux procédures ad hoc qui ne priment en rien. Ce n’est pas le seul domaine dans lequel la Cour de cassation, par pragmatisme et efficacité accepte de faire cohabiter, au choix du demandeur, la règle spéciale et la règle générale. Elle reconnait ainsi, en matière d’expertise dite de gestion, l’absence de subsidiarité de la mesure d’instruction ordonnée sur le fondement de l’article 145 Code de procédure civile (N° Lexbase : L1497H49) par rapport à l’expertise de gestion prévue par l’article L. 225-231 du Code de commerce (N° Lexbase : L2194LYW) [5].

Il conviendra cependant lorsque le choix se portera sur les procédures de droit commun d’en respecter les conditions de recevabilité. On rappellera à ce titre que la condition d’urgence doit être démontrée. L’existence d’un trouble manifestement illicite doit également être établie. C’est la persistance de ce dernier qui a rendu inefficace la fin de non-recevoir tirée de la prescription invoquée par la société défaillante.

II. L’absence de prescription tirée de l’article 1844-14 du Code civil

Plus préoccupée par sa  volonté  manifeste  de se soustraire à ses obligations légales que soucieuse de vouloir les respecter, la société demanderesse au pourvoi faisait également grief à l’arrêt d’appel d’avoir retenu que la fin de non-recevoir tirée de la prescription triennale des articles  1844-13 (N° Lexbase : L2033ABW) et  1844-14 du Code civil n’importait pas, dès lors que, pour la cour de Versailles, « la mesure de publication ordonnée s’avérait nécessaire pour mettre un terme au trouble manifestement illicite généré par l’absence de transparence ». Insensible à l’argumentation du second moyen du pourvoi, la Haute juridiction confirme également sur ce point l’arrêt en retenant qu’enjoindre la société défaillante d’avoir à procéder au dépôt de ses comptes pour les exercices clos le 31 décembre des années 2008 à 2015 était le seul moyen « de mettre un terme au trouble manifestement illicite résultant de l’absence de transparence, sans que puisse être opposée la prescription de l’article 1844-14 du Code civil ».

La référence faite à la prescription triennale des article 1844-13 et 1844-14 du Code civil par la société demanderesse au pourvoi interroge.

En effet la prescription triennale visée auxdits articles concerne les actions en nullité de la société ou des actes et des délibérations postérieurs à sa constitution. Or, la demande d’injonction de l’article L. 123-5-1 présentée contre le dirigeant ou la demande formulée à l’encontre de la société sur le fondement de l’article L. 232-23 ne tend pas à obtenir la nullité d'un acte, ni la régularisation d'une formalité de constitution, ni la mise en cause de la responsabilité du dirigeant.

La prescription triennale de l’article 1844-14 du Code civil ne peut donc pas s’appliquer, même au prix d’un raisonnement par analogie. L’action en dépôt des comptes, faute de délai spécifique, se prescrit alors par le délai de droit commun de cinq ans de l’article 2224 du Code civil (N° Lexbase : L7184IAC).

La Cour de cassation dans l’arrêt rapporté n’a toutefois pas jugé ce point.

À l’analyse, elle n’avait pas à le faire, puisqu’elle a constaté que le défaut de dépôt des comptes générait un trouble manifestement illicite auquel il convenait de mettre un terme. Le trouble constituant une infraction continue la prescription n’avait donc pas commencé à courir. Il importait simplement qu’il y fut mis fin sans qu’il y ait lieu d’examiner la question de la prescription qui ne se posait pas.

 

[1] CA Versailles, 15 février 2018, n° 17/03716 (N° Lexbase : A5054XDK).

[2] B. Saintourens, Essai sur la méthode législative : droit commun et droit spécial, thèse, 1986.

[3] Sur cette question voir A. Siri, Des adages lex posterior derogat priori & specialia generalibus derogant. Contribution à l’étude des modes de résolution des conflits de normes en droit français, Revue de la recherche juridique droit prospectif, 2009-4, p. 1781 à 1837.

[4] Cass. com., 3 avril 2012, n° 11-17.130, F-P+B (N° Lexbase : A1168II4), V. Téchené, Lexbase Affaires, avril 2012, n° 293 (N° Lexbase : N1539BT8).

[5] Cass. com., 10 octobre 2011 n° 10-18.989, F-P+B (N° Lexbase : A8700HYU), D. Gibirila, Lexbase Affaires, novembre 2011, n° 272 (N° Lexbase : N8624BS9).

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