Le Quotidien du 22 janvier 2021 : Presse

[Brèves] Affaire « Bettencourt » : l’injonction faite au site Mediapart de retirer les extraits d’enregistrements ne méconnaît pas la CESDH

Réf. : CEDH, 14 janvier 2021, Req. 281/15 et 34445/15, Société éditrice de Mediapart et autres c/ France (N° Lexbase : A23204CW)

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[Brèves] Affaire « Bettencourt » : l’injonction faite au site Mediapart de retirer les extraits d’enregistrements ne méconnaît pas la CESDH. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/64447958-breves-affaire-bettencourt-linjonction-faite-au-site-mediapart-de-retirer-les-extraits-denregistreme
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par Adélaïde Léon

le 24 Février 2021

► L’injonction faite à Mediapart de retirer de son site des extraits d’enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt à l’insu de celle-ci constitue une ingérence nécessaire dans une société démocratique et ne méconnait pas l’article 10 de la CESDH (N° Lexbase : L4743AQQ).

Rappel des faits et de la procédure. En juin 2010, le site Mediapart publie des enregistrements de conversations tenues au domicile de Mme Liliane Bettencourt, par son ancien maître d’hôtel. Ces enregistrements avaient été transmis par la fille de Mme Bettencourt à la brigade financière de la police nationale dans le cadre d’un conflit opposant mère et fille à la suite de donations importantes faites par la principale actionnaire de l’Oréal à un photographe et écrivain.

Le 21 juin 2010, la société Mediapart, son directeur de la publication, E. Plenel et le journaliste F. Arfi sont assignés en référé par le gestionnaire de fortune de Mme Bettencourt, sur le fondement des articles 809 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9113LTP), 226-1 (N° Lexbase : L8546LXS) et 226-2 (N° Lexbase : L2241AMX) du Code pénal (relatifs à l’atteinte à la vie privée d’autrui), aux fins de voir ordonné la suppression de tous les extraits des enregistrements illicites réalisés et de faire injonction à Mediapart de ne plus publier ces enregistrements. Le 4 juillet 2013, la cour d’appel de Versailles condamne la société éditrice et les deux journalistes à retirer toute retranscription du site. Le 2 juillet 2014 (Cass. civ. 1, 2 juillet 2014, n° 13-21.929, FS-P+B N° Lexbase : A4415MSC), le pourvoi formé par les intéressés est rejeté par la Cour de cassation. Selon la Haute juridiction, la divulgation des propos enregistrés était constitutive d’une atteinte à la vie privée qui ne pouvait être justifiée par la liberté de la presse ou sa contribution alléguée à un débat d’intérêt général.

Le 23 juin 2010, Mme Bettencourt saisit le juge des référés, sur le même fondement que le premier référé, pour obtenir le retrait des extraits et la non-publication ultérieure des enregistrements. Le 4 juillet 2013, la cour d’appel de Versailles ordonne le retrait des publications litigieuses et prononce une injonction de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt. À nouveau, les requérants forment un pourvoi en cassation lequel est rejeté dans un arrêt du 15 janvier 2015 (Cass. civ. 1, 15 janvier 2015, n° 14-12.200, F-D N° Lexbase : A4520M9B). La Haute juridiction estime que l’atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt était constituée et ne pouvait être légitimée par l’information du public.

En août 2013, une procédure pénale est dirigée contre l’auteur des enregistrements ainsi que contre Mediapart, son directeur de la publication et son journaliste. Le 21 septembre 2017, la cour d’appel de Bordeaux confirme le jugement de relaxe considérant qu’en publiant les extraits et les commentaires de contextualisation, les intéressés n’avaient pas eu l’intention de porter atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme Bettencourt.

Le 30 décembre 2014, la société éditrice Mediapart, E. Plenel et F. Arfi ont introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Invoquant l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH), ils alléguaient que l’injonction judiciaire les obligeant à retirer les extraits portait atteinte à leur liberté d’expression.

Décision. La CEDH considère que l’injonction de retrait des enregistrements et d’interdiction de leur publication à l’avenir constitue une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des requérants. La Cour souligne que cette ingérence était prévue par la loi au sens de l’article 10 de la CESDH, dans les articles 809 du Code de procédure civile, 226-1 et 226-1 du Code pénal. La CEDH note que cette ingérence poursuivait, par ailleurs, un but légitime constitué par la protection de la réputation ou des droits d’autrui. À cet égard, la Cour souligne que les enregistrements en question provenaient d’interceptions clandestines susceptibles de constituer un délit et réalisées, à l’insu des intéressés pendant près d’une année. Il s’agissait pour la Cour d’une « intrusion suffisamment grave pour faire entrer en jeu leur droit au respect de la vie privée au titre de l’article 8 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR) ».

La Cour rappelle que la protection offerte aux journalistes par l’article 10 de la CESDH n’est pas sans limites et est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi, de manière à fournir une information exacte dans le respect des principes d’un journalisme responsable et des lois pénales de droit commun. De même, les journalistes ne peuvent bénéficier d’une immunité pénale même lorsqu’ils agissent dans le cadre de leur profession et qu’ils rendent compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général.

Parallèlement, la CEDH souligne qu’une atteinte à la vie privée réalisée par la mise en place de dispositifs d’écoutes clandestines au sein d’un domicile doit faire l’objet d’une protection toute particulière.

En l’espèce, la Cour constate que les requérants ne pouvaient ignorer que la publication des enregistrements, réalisés à l’insu de Mme Bettencourt à son domicile, constituait un délit, ce qui aurait dû les conduire à faire preuve de prudence. La CEDH souligne également que l’information du public sur ces éléments aurait pu être faite d’une autre façon que par la divulgation des enregistrements eux-mêmes.

S’agissant de la position de Mme Bettencourt, la Cour précise que malgré sa notoriété celle-ci pouvait, a fortiori car elle n’exerçait pas de fonction officielle, se prévaloir d’une espérance légitime de protection et de respect de sa vie privée.

Dans son appréciation de l’équilibre entre droit au respect de la vie privée et droit à la liberté d’expression, la CEDH prend également en considération la portée des publications de Mediapart. La grande capacité de diffusion de ce média en ligne justifiait que l’intérêt public s’efface devant le droit de Mme Bettencourt au respect de sa vie privée.

S’agissant de l’effet dissuasif des mesures ordonnées aux requérants, la Cour estime que les juridictions nationales ont valablement apprécié l’importance des conséquences dommageables des publications pour les intéressés. La CEDH relève, par ailleurs, que, relaxés dans le cadre de la procédure pénale, les requérants n’ont pas été privés de la possibilité d’exercer leur mission d’information en ce qui concerne le volet public de l’« affaire Bettencourt ». La Haute juridiction européenne en conclut que les requérants n’ont pas apporté la preuve que les mesures de retrait et l’interdiction de publier les enregistrements pour l’avenir avaient eu un effet dissuasif sur leur liberté d’expression.

La Cour juge pertinents et suffisants les motifs invoqués par les juridictions internes, dans leur balance des droits en présence, pour démontrer que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique et que les mesures prononcées n’allaient pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger les intéressés de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.

Elle conclut que l’article 10 de la CESDH n’a pas été méconnu en l’espèce.

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