La lettre juridique n°851 du 21 janvier 2021 : Droit pénal des affaires

[Jurisprudence] Fusion-absorption : frauder l’article 121-2 du Code pénal (suite… sans fin ?)

Réf. : Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, FS-P+B+I (N° Lexbase : A551437D)

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par Marc Segonds, Agrégé des facultés de droit, Professeur à l’Université Toulouse-Capitole, IRDEIC, Directeur du Master 2 Droit pénal des affaires publiques et privées et du D.U. Compliance officer et sécurité financière.

le 22 Janvier 2021


Mots-clés : fusion-absorption • revirement • responsabilité pénale • société absorbante • société absorbée

En présence de moyens posant la question de savoir dans quelles conditions, en cas de fusion-absorption, la société absorbante peut être condamnée pénalement pour des faits commis, avant la fusion, par la société absorbée, l’arrêt du 25 novembre 2020 rendu par la Chambre criminelle en formation plénière, opère un revirement majeur et fournit une réponse inédite à cette question essentielle en donnant naissance en réalité à une nouvelle forme de responsabilité pénale sans fraude ou pour fraude à l’endroit des sociétés absorbantes.


 

Le risque de fraude(s) à l’article 121-2 du Code pénal (N° Lexbase : L3167HPY) est un risque que la doctrine pénaliste a fréquemment et… constamment dénoncé notamment – mais pas seulement [1] – à raison des particularités du droit des sociétés et, singulièrement, des conditions et conséquences attachées à l’opération sociale dite de « fusion-absorption » [2].

Loin de n’être qu’une hypothèse d’école, le sort de la société absorbée et le devenir de la société absorbante, en présence d’une infraction imputable à la première commise antérieurement à la fusion-absorption, ont fréquemment été interrogés devant la Chambre criminelle mais aussi jusque devant la Cour de justice de l’Union européenne [3] (CJUE). La jurisprudence de la première est longtemps apparue invariable dans son résultat mais pas dans son fondement. Invariable dans son résultat puisque la fusion-absorption était autorisée à tenir en échec les poursuites pénales, autant à l’endroit de la société absorbée qu’à l’endroit de la société absorbante. Pour ce faire, la Haute juridiction s’était prononcée, dans un premier temps, sur le fondement de l’article 121-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2225AMD), estimant que le principe de personnalité des délits et des peines devrait être appelé à régir non seulement les rapports des personnes physiques mais également les rapports entre les personnes morales elles-mêmes [4]. Dans un second temps, a été retenu par la Haute juridiction l’article 6 du Code de procédure pénale qui, pourtant, n’a jamais évoqué que la mort du prévenu [5].

Le principe de solution retenu, autant que ces fondements successifs, étaient loin d’être à l’abri des critiques à raison de l’impunité ainsi offerte à une société absorbée sans que la société absorbante ne puisse être davantage inquiétée. Le droit répressif – à la différence notable du droit para-pénal [6] – faisait ainsi montre d’une faiblesse coupable à l’endroit de ceux qui avaient été capables de déceler, voire de revendiquer, les fragilités de l’article 121-2 du Code pénal [7]. Aussi bien, l’arrêt du 25 novembre 2020 [8] marque-t-il une rupture particulièrement remarquable en affirmant que la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée à raison de l’infraction imputable à la société absorbée, même en l’absence de fraude mais, aussi, de façon plus convaincante mais aussi plus difficile à apprécier, à raison de l’existence d’une fraude. Est ainsi consacrée une nouvelle forme de responsabilité pénale sans fraude (I) qui côtoie une responsabilité pénale pour fraude (II). Des responsabilités qui détonnent autant qu’elles peuvent susciter des interrogations.

I. D’une responsabilité pénale sans fraude…

Au cœur du débat figure le sens qu’il convient de conférer à l’article 121-1 du Code pénal. Par la généralité de ces termes, cet article pouvait s’interpréter comme susceptible de régir autant les rapports des personnes physiques que des personnes morales, entre-elles s’entend. Cette interprétation est nettement abandonnée par l’arrêt du 25 novembre 2020. La Cour de cassation estime que l’article 121-1 du Code pénal doit désormais être interprété « comme permettant – il eut été plus juste d’écrire qu’il ne s’opposait pas…– que la première [la société absorbée] soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde [la société absorbante] avant l’opération de fusion-absorption » (§ 25). La neutralisation de l’article 121-1 Code pénal ainsi actée (A) aboutit alors à une responsabilité sui generis dont l’automaticité doit être redoutée (B).

A. D’une nouvelle interprétation neutralisante de l'article 121-1 du Code pénal…

L’interprétation de l’article 121-1 du Code pénal n’a guère varié… jusqu’à l’arrêt du 25 novembre 2020. Depuis le premier des arrêts rendus en cette matière, daté du 20 juin 2000 [9], il fallait déduire de cet article que dans le cas où une société poursuivie fait l'objet d'une fusion-absorption, la société absorbante ne pouvait être déclarée coupable, l'absorption ayant fait perdre son existence juridique à la société absorbée. Se refusant à faire sienne la jurisprudence (purement opportuniste) de la CJUE [10], la Haute juridiction n’hésitait pas à faire valoir que « l'article 121-1 du Code pénal ne peut s'interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l'encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique » [11].

Alors que la cause semblait définitivement entendue, l’arrêt du 25 novembre 2020 opère un revirement très net. Explicitant son ancienne jurisprudence, la Chambre criminelle énonce que « cette interprétation de l’article 121-1 du Code pénal se fonde sur la considération que la fusion, qui entraîne la dissolution de la société absorbée, lui fait perdre sa personnalité juridique et entraîne l’extinction de l’action publique en application de l’article 6 du code de procédure pénale. La société absorbante, personne morale distincte, ne saurait en conséquence être poursuivie pour les faits commis par la société absorbée » (§ 19). Et la Haute juridiction de poursuivre « elle repose sur l’assimilation de la situation d’une personne morale dissoute à celle d’une personne physique décédée » (§ 20).

De l’aveu même de la Cour de cassation, il est apparu à cette dernière que « cette approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption » (§ 21) devait être abandonnée, et ce pour deux raisons. Première raison : « elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée » (§ 22). Ce faisant, la Haute juridiction a fait sien le grief que la doctrine a pu lui adresser [12] pour, enfin, prendre en considération la mutabilité juridique propre à la personne morale. Seconde raison : « elle est sans rapport avec l’activité économique » (§ 21). Pour justifier cette affirmation, la Chambre criminelle en vient à embrasser la référence à la continuité économique et fonctionnelle, invoquée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), pour estimer que l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH), auquel elle lie le principe de personnalité des peines, ne fait pas obstacle au prononcé d’une amende civile à l’encontre d’une société absorbante, pour des actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion par la société absorbée [13]. Il n’en fallait pas davantage, alors que l’interprétation retenue intéressait une amende… civile, pour que la Haute juridiction en vienne à considérer « l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme ne s’oppose pas à ce que l’article 121-1 du Code pénal soit désormais interprété comme permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption » (§ 25). Alors que l’article 6 du Code de procédure pénale avait été largement interprété par la Chambre criminelle elle-même, cette dernière en vient même à estimer que « l’article 6 du Code de procédure pénale, qui ne prévoit pas expressément l’extinction de l’action publique lors de l’absorption d’une société, ne s’oppose pas non plus à cette interprétation » (§ 26). Bien davantage encore, la Haute juridiction a entendu adopter le même principe de solution que celui de la CJUE… alors qu’elle s’y était fermement opposée jusqu’alors, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle forme de responsabilité pénale – limitée aux fusions entre sociétés anonymes ou assimilées [14] faisant ainsi fi du principe d’égalité – dont la pertinence peut interroger.

B. …à l’émergence d’une nouvelle responsabilité pénale quasi automatique ?

L’arrêt du 25 novembre 2020 use de l’affirmation suivante : « en l’état actuel du droit interne, l’interprétation de l’article 121-1 du Code pénal autorisant le transfert de responsabilité pénale entre la société absorbée et la société absorbante est la seule voie permettant de sanctionner pécuniairement la société absorbante pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée » (§ 34). L’affirmation ne peut manquer d’étonner, au moins autant que celle selon laquelle « il se déduit de ce qui précède qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive [78/855], la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération ».

« Qu’en l’état actuel du droit interne », il soit soutenu que seule la privation du principe de personnalité de la responsabilité des délits et des peines soit à même de justifier l’engagement de la responsabilité pénale de la société absorbante à raison de l’infraction commise par la société absorbée, est contestable pour (au moins) deux raisons. D’une part, parce que la fraude à la loi, ainsi que le démontre aisément la suite de l’arrêt du 25 novembre 2020 permet de ménager une exception sans renoncer au principe même de la personnalité des délits et des peines. D’autre part, parce le fait personnel de la société absorbante n’est jamais véritablement interrogé alors qu’il est parfaitement concevable qu’une société absorbante puisse être poursuivie au moins sur le fondement du recel-profit, dès lors qu’elle bénéficie en connaissance de cause, par l’intermédiaire de ces organes ou représentants, du produit du crime ou du délit commis pour le compte d’une société absorbée [15] sans négliger la possibilité offerte de raisonner sur le fondement du recel du délit d’organisation frauduleuse de l’insolvabilité au sens de l’article 314-7 du Code pénal (N° Lexbase : L1833AMT) [16].

Tout aussi étonnante est la forme de la responsabilité pénale à laquelle la mise à l’écart de l’article 121-1 du Code pénal aboutit puisqu’il s’agit d’une responsabilité pénale limitée au prononcé d’une peine d’amende ou de confiscation. Ceux-mêmes qui approuveront la solution de la Chambre criminelle devront concéder que la fusion-absorption aura pour effet de tenir en échec le prononcé de toutes les autres formes de peines, en particulier les indispensables peines d’interdiction d’une activité, de fermeture d’établissement ou encore les récentes peines de programme de mise en conformité. Cette responsabilité « amputée » compense-t-elle, de par sa plus faible sévérité, le risque de transformer la responsabilité pénale des sociétés absorbantes en responsabilité quasi automatique ? Quand bien même l’arrêt du 25 novembre 2020 précise que la société absorbante « peut être condamnée pénalement […] pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée » (§ 35), l’on peine à comprendre pourquoi une société absorbante pourrait être condamnée postérieurement à une opération de fusion-absorption alors qu’aucune faute, commise par ses organes ou représentants, ne lui est imputable. L’arrêt du 25 novembre 2020 marque ainsi un renoncement particulièrement inquiétant au fondement nécessairement rétributif de la responsabilité pénale. Pour se convaincre de l’absence d’automaticité d’une telle responsabilité, l’on pourrait se rassurer en observant que la Haute juridiction a nettement précisé que « la personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer » (§ 36). Mais qu’est-ce à dire véritablement ? Que la société absorbante pourra a minima contester l’imputation de responsabilité à la société absorbée en se situant au temps de l’action mais… sans pouvoir se prévaloir de son absence de participation à la consommation de l’infraction ou, de façon particulièrement regrettable, de l’absence de volonté de tenir en échec l’engagement de la société absorbée par le biais d’une fusion-absorption. Le principe de la présomption d’innocence autant que le principe de proportionnalité dont procède, selon le Conseil constitutionnel lui-même, le principe de personnalité des délits et des peines [17], subissent là des atteintes particulièrement excessives, que l’absence de rétroactivité de ce véritable revirement de jurisprudence, soulignée par la Chambre criminelle elle-même (§ 38), ne parvient pas à compenser [18]. Par-delà la mise à mal de principes fondamentaux, le péril représenté par le passage d’une responsabilité pénale à une responsabilité patrimoniale, péril annoncé [19] et dénoncé [20] par la doctrine, pouvait sembler conjuré par la jurisprudence du Conseil constitutionnel [21]… Mais la digue a cédé par l’effet de l’arrêt du 25 novembre 2020. De façon beaucoup plus convaincante, ce péril doit être en réalité jugulé en n’admettant qu’une seule limite au principe de personnalité des délits et des peines : la fraude à la loi… dont le maniement s’annonce d’ores et déjà fort délicat.

II. … à une responsabilité pénale pour fraude.

Que la fraude à la loi puisse être la justification de la responsabilité pénale de la société absorbante ne fait guère de doute. L’idée doctrinale a été avancée de longue date, évoquée parfois par les juges du fond [22]… mais jamais véritablement par la Chambre criminelle elle-même. C’est chose faite désormais avec l’arrêt du 25 novembre 2020, arrêt qui invite alors à s’interroger sur le point de savoir comment le juge répressif aura la possibilité, après avoir fait le constat d’une fusion-absorption possiblement suspecte (A), de se convaincre de l’existence d’une fusion-absorption véritablement frauduleuse (B).

A. Du sort d’une fusion-absorption possiblement suspecte…

À la différence de ces prédécesseurs, l’arrêt du 25 novembre 2020 possède le grand mérite de s’être expressément prononcé sur la nécessité de déterminer si un « régime particulier » devait s’appliquer dans l’éventualité d’une fraude à la loi. La réponse fournie par la Chambre criminelle a ainsi été libellée : « il doit être considéré que l’existence d’une fraude à la loi permet au juge de prononcer une sanction pénale à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale » (§ 41). Et la Haute juridiction de préciser que « cette possibilité est indépendante de la mise en œuvre de la directive du 9 octobre 1978, précitée ».

Qu’une fusion-absorption puisse être décidée en « réaction » à des poursuites pénales a été souligné de longue date par certains juges du fond, ces mêmes juges soulignant alors la nécessité de pouvoir entrer en voie de condamnation afin de faire échec à une telle fraude : « juger le contraire reviendrait à priver de toute utilité les articles 121-2 et suivants (sic) du Code pénal prévoyant la responsabilité pénale des personnes morales qui pourraient tout à loisir frauder à la loi et échapper aux poursuites sans même être dissoutes ou liquidées ». Or, en l’espèce, c’était précisément pour ces motifs que l’auteur d’un pourvoi avait entendu faire grief aux juges du fond d’avoir créé « ainsi de toutes pièces une responsabilité pénale du fait d’autrui ». La suite de ce pourvoi est bien connue puisqu’elle a permis à la Chambre criminelle de se prononcer au visa de l’article 121-1 du Code pénal pour censurer purement et simplement les juges du fond sans avoir, d’aucune manière [23], réservé l’hypothèse d’une fraude à la loi que, par ailleurs, lesdits juges s’étaient bien gardés de motiver. Un arrêt subséquent rendu par la même chambre au visa du même article 121-1 du Code pénal n’avait pas davantage réservé expressément l’hypothèse d’une fraude à la loi [24].

De la sorte, l’affirmation de l’arrêt du 25 novembre 2020 selon laquelle, « si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible » peine à convaincre et ce d’autant plus que la Haute juridiction s’est ainsi autorisée à estimer que sa doctrine « est donc applicable aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt » (§ 42). Il eût été beaucoup plus raisonnable de considérer que la Chambre criminelle n’avait pas, jusqu’à présent, rendu prévisible un tel revirement, ainsi qu’en témoignait tout particulièrement l’arrêt du 25 octobre 2016 précité [25], pour réserver l’application de sa nouvelle jurisprudence au fusion-absorption opérée postérieurement au 25 novembre 2020. Différente dans son application dans le temps, la responsabilité pénale pour fraude l’est également dans sa portée puisqu’elle n’est en rien limitée au prononcé d’une peine d’amende ou de confiscation : elle constitue alors une responsabilité pénale « pleine et entière » [26] subordonnée à la démonstration d’une volonté de fraude.

B. ...au devenir d’une fusion-absorption véritablement frauduleuse

Ce n’est pas la nullité de la fusion-absorption qui est recherchée mais uniquement son caractère frauduleux. Estimer que la fusion-absorption n’est pas, en tant que telle opposable au juge répressif impliquerait une remise en l’état bien périlleuse et impliquerait d’engager la responsabilité pénale de la société absorbée. Préférer à la nullité la fraude – nullité que le juge pénal serait bien en peine de pouvoir prononcer – implique de renoncer à l’engagement de la responsabilité pénale de la société absorbée mais autorise à déclarer coupable la société absorbante à raison de l’infraction commise pour le compte de la société absorbée. Autant que la neutralisation d’un montage juridique destinée à tenir en échec les règles de la responsabilité pénale, il faut avoir conscience que la nouvelle doctrine de la Chambre criminelle vient de donner naissance à une nouvelle forme de responsabilité pénale pour les sociétés absorbantes : celle d’une responsabilité pénale justifiée par la fraude à la loi réalisée au bénéfice de la société absorbée. Reste alors à déterminer les critères qui vont autoriser la reconnaissance d’une fraude à la loi. La technique du faisceau d’indices sera évidemment à l’œuvre mais, et la question mérite d’être posée, sur le fondement de quels critères ?

À l’utilité (sociale, économique, stratégique, organisationnelle…) de la fusion-absorption, il faudra alors opposer l’opportunisme de la fusion-absorption qui devra être alors révélateur de la volonté de tenir en échec le déclenchement, l’exercice ou l’issue des poursuites pénales [27]. Si la fraude se comprend aisément dans sa finalité – tenir en échec les poursuites pénales –, le constat dudit échec ne saurait suffire à faire la démonstration de ce que la fusion-absorption a constitué le moyen de la fraude. Que la fusion-absorption ait succédé à la commission d’une infraction ou à l’engagement de poursuites ne pourra, à l’évidence, suffire : son caractère précipité, son absence de rationalité sociale, économique, stratégique ou organisationnelle fourniront autant d’indices d’avoir à faire bien davantage à un « montage juridique » qu’à une décision collective digne de ce nom. Mais, ira-t-on jusqu’à exiger que la fusion-absorption n’ait eu d’autre finalité que de faire échec aux poursuites pénales [28], l’échec des poursuites devant être la cause déterminante de la fusion-absorption ? Ou bien, se contentera-t-on de ce que la fusion-absorption a aussi, parmi d’autres finalités légitimes poursuivies, obéi à un tel but parfaitement illicite ? Les termes employés par l’arrêt du 25 novembre 2020 ne permettent pas de répondre avec certitude à ces interrogations puisque la Haute juridiction a seulement fait référence à l’opération de fusion-absorption qui a eu « pour objectif » – sans qualifier celui-ci – de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale.

En tout état de cause, il apparaît alors certain que l’application de la théorie de la fraude à la loi à l’endroit de l’article 121-1 du Code pénal lié à l’article 121-2 du même Code n’a pas encore fini de livrer tous ses mystères. Il est également permis de considérer que la mise en œuvre de la théorie de la fraude à la loi, au détriment d’un principe aussi fondamental que le principe de personnalité des délits et des peines, ne permettra pas de résoudre toutes les difficultés suscitées par les opérations de fusion-absorption, car si la solution est curative, elle n’est en rien préventive. Que le législateur n’ait encore jamais estimé utile de conférer à l’autorité judiciaire le pouvoir d’exercer un contrôle sur le périmètre d’une personne morale dès lors que des poursuites judiciaires ont été intentées à son endroit est consternant. Pourtant, pareille prérogative conférée à l’autorité judiciaire, appelée de ses vœux par la doctrine [29], serait parfaitement justifiée, ne serait-ce qu’au regard de la mutabilité juridique qui fait la spécificité de la personne morale. Après que la Chambre criminelle semble avoir entendu certaines des critiques doctrinales formulées à l’endroit de sa jurisprudence, ne reste plus au législateur qu’à tendre l’oreille à son tour. Mais il est vrai qu’il n’est pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre…

 

[1] M. Segonds, Frauder l’article 121-2 du Code pénal, Dr. pén., 2009, étude 18.

[2] L. Gamet, Le principe de personnalité des peines à l'épreuve des fusions et des scissions de sociétés : JCP G, 2001, I, 345 ; D. Vich-Y-Llado, La responsabilité des personnes morales en cas de fusion : JCP E, 2001, p. 838 ; F. Stasiak, Fusion et responsabilité pénale des personnes morales en droit boursier : Mélanges B. Bouloc, Dalloz, 2007, p. 1091 ; A. Gallois, La responsabilité pénale de la société absorbante en cas de fusion-absorption frauduleuse : Dr. sociétés, 2010, étude 7.

[3] CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho - Centro Local do Lis (ACT) (N° Lexbase : A6841NCD) : A. Couret, note, Bull. Joly, 2015, p. 200 ; G. Notté, note, Dr. pén., 2015, comm. 74 ; H. Barbier, note, RTD civ., 2015, p. 388 ; C. Mascala, obs., D., 2015, p. 1506 ; M. Segonds, note, Dr. pén., 2015, chr. 9, n° 11 ; Rousille, note, Dr. sociétés, 2015, comm. 89 ; Barrière, note, JCP E, 2015, 1234 ; Adde H. Le Nabasque, Personnalité des délits et des peines et fusions : Bull. Joly, 2015, p. 393 ; C. Soulard, Transfert de la responsabilité pénale d'une société absorbée par voie de fusion : RJDA, 7/15, p. 491.

[4] Cass. crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742 (N° Lexbase : A3295AUL) : C. Mascala, obs., Bull. Joly, 2001, p. 39 ; H. Matsopoulou, note, D. affaires, 2001, p. 853 ; E. Fortis et Reygrobellet, obs., D., 2001, p. 1608 ; B. Bouloc, note, RTD com., 2000, p. 1024 ; D. Vich-Y-Llado, JCP E, 2001, p. 838.

[5] Cass. crim., 9 septembre 2009, n°08-87.312 (N° Lexbase : A6004ELX) : R. Salomon, note, Dr. sociétés, 2009, comm. 213 ; Cass. crim., 29 septembre 2009, n° 08-88.527 (N° Lexbase : A2795EMH) : Cass. crim., 18 février 2014, n° 12-85.807 (N° Lexbase : A7658MED) ; Cass. crim. 7 janvier 2020, n° 18-86.293 (N° Lexbase : A5579Z9I) : Ph. Conte, note, Dr. pén., 2020, comm. 74 ; M. Segonds, note, Dr. pén., 2020, chr. 11, n° 11.

[6] Comp. Cass. com., 15 juin 1999, n° 97-16.439 (N° Lexbase : A8134AGD) : Bull. civ. IV, n° 127 ; CE, 22 novembre 2000, n° 207697 (N° Lexbase : A1832AIP): Boizard, obs., D., 2001, p. 237 ; Cass. com., 28 janvier 2003, n° 01-00.528 (N° Lexbase : A8353A47) : Bull. civ. 2003, IV, n° 12 ; M. Malaurie-Vignal, obs., Contrats, conc. consomm. 2003, comm. 110 ; CE, 17 décembre 2008, n° 316000 (N° Lexbase : A8902EBC) : C. Arsouze, note, Rev. sociétés, 2009, p. 397.

[7] Y. Laisné, Dissolution-confusion. Guide pratique, EFE, 2015.

[8] Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955 (N° Lexbase : A551437D) : Bull. crim.; D., 2021, note G. Beaussonie (à paraître) ; D., 2020, note J. Gallois ; JCP E, 2021, 1006, note F. Stasiak ; Dr. pén., 2021, comm. 2, note Ph. Conte ; Dr. sociétés, 2021, comm. 13, note R. Salomon ; Panorama de droit pénal des affaires (2020), Lexbase Pénal, décembre 2020, § 23 obs. N. Catelan (N° Lexbase : N5731BYW).

[9] Cass. crim., 20 juin 2000, op. cit.

[10] CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13, op.cit. Il faut rappeler que la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait fait valoir que « la troisième directive 78/ 855/ CEE du Conseil du 9 octobre 1978 concernant les fusions des sociétés anonymes, qui a été codifiée par la directive 2011/ 35/ UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, telle qu'interprétée en son article 19 paragraphe 1 par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'arrêt du 5 mars 2015 précité, était dépourvue d'effet direct à l'encontre des particuliers » …

[11] Cass. crim., 25 octobre 2016, n° 16-80.366 (N° Lexbase : A3252SCG) ; J. Lassserre-Capedeville, note, AJ pénal, 2017, p. 36 ; R. Salomon, obs., Dr. sociétés, 2017, comm. 34 ; N. Catelan, note, RPDP, 2017, p. 944 ; H. Mastopoulou, note, RSC, 2017, p. 297.

[12] M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, Lexisnexis, 32e éd., 2019, p. 797, n° 1986.

[13] CEDH, 24 octobre 2019, Req. 37858/14, Carrefour France c/ France (N° Lexbase : A8015ZSN) : A. Lecourt, note, RTD Com. 2020, p. 109 ; Ph. Bonfils, note, RPDP, 2019, p. 869.

[14] Note explicative à l’arrêt du 25 novembre 2020, p. 2. La même note ajoute en sa page 6 qu’« il convient cependant de préciser que la directive relative aux fusions des sociétés anonymes est également applicable aux sociétés par actions simplifiées (SAS). En effet, les SAS ne sont qu’une catégorie particulière de société par actions et sont soumises, dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières les concernant, aux règles concernant les sociétés anonymes ».

[15] F. Stasiak, note précité, n° 8.

[16] M. Segonds, Frauder l’art. 121-2 C. pén., op. cit., n° 1. En ce sens, il faut noter l’avis exprimé par le parquet général qui rappelle que « la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée, si elle reprend l’engagement délictueux ou en tire profit. Les faits de nature à engager des poursuites sont directement imputables à cette société, à laquelle est reproché d’avoir perpétué un comportement répréhensible ou de s’être rendue coupable de recel ». Cf. Avis de Monsieur Renaud Salomon, Avocat général, p. 5.

[17] Cons. const., décision n° 99-411 DC, du16 juin 1999 (N° Lexbase : A8780AC8) : Y. Mayaud, note, D., 1999, p. 589 ; Adde M. Segonds, Brèves observations sur le lien unissant la valeur constitutionnelle et le sens des principes de droit pénal, Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2009, p. 6.

[18] Rapp. Ph. Bonfils, note précitée, n° 13.

[19] Ph. Bonfils, note précitée, n°13, sp. p. 874.

[20] G. Beaussonie, note précitée, n° 8.

[21] Ce dernier a nettement considéré qu’ « appliqué en dehors du droit pénal, le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait peut faire l’objet d’adaptations, dès lors que celles-ci sont justifiées par la nature de la sanction et par l’objet qu’elle poursuit et qu’elles sont proportionnées à cet objet ». Cons. const., décision n° 2016-542 QPC, du 18 mai 2016, § 6 (N° Lexbase : A3876RPA) : N. Catelan, note, Revue française de droit constitutionnel, 2017, n° 109, p. 231. Las, la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne semble n’avoir vu dans les premiers termes de ce considérant qu’une « incise »… du moins si l’on se réfère à la note explicative de l’arrêt en sa page 6.

[22] CA Chambéry, 23 février 2011, n° 10/00716 : M. Segonds, note, Dr. pén., 2011, chr. 9, n° 11.

[23] L’arrêt du 20 juin 2000 précité censure les juges du fond ayant fait état d’un risque de fraude à la loi, en se limitant à considérer au visa de l’article 121-1 du Code pénal que « l’absorption avait fait perdre son existence juridique à la société absorbée ».

[24] Cass. crim., 14 octobre 2003, n° 02-86.376 (N° Lexbase : A9467C9I) ; Cass. crim., 14 octobre 2003, n° 03-84.539, (N° Lexbase : A0864DAA) :M. Véron, obs., Dr. pén., 2004, comm. 20 ; Ch. Sordino, obs., Gaz. Pal., 2004, 2, doctr. p. 2886 ; E. Fortis, obs., RSC, 2004, p. 339.

[25] V. note 11.

[26] Note explicative, p. 9.

[27] Depuis fort longtemps, la matière para-pénale a permis à la Cour de cassation, dans sa formation commerciale, de réserver expressément l’hypothèse d’une fraude à la loi dans l’hypothèse d’une scission, fraude devant alors être caractérisée par « le but avéré d’éluder toute poursuite » (Cass. com., 15 juin 1999, n° 97-16.439 N° Lexbase : A8134AGD : N. Rontchevsky, note, Bull. Joly Bourse, 1999, p. 579 ; M. Germain et M.-A. Frison-Roche, obs., RD bancaire et bourse 1999, p. 123).

[28] Rapp. L. Gamet, Le principe de la personnalité des peines à l’épreuve des fusions et des scissions de sociétés, JCP E, 2001, I, 345, n° 11.

[29] M. Segonds, Frauder l’art. 121-1 du Code pénal, op. cit., n° 1 ; J.-Cl. Planque, Comment limiter le recours aux techniques d’évitement de la responsabilité pénale des personnes morales, Dr. pén., 2018, étude 25, sp. n° 21 et s. ; C. Veltz, Fuir sa responsabilité pénale : l’instrumentalisation des opérations de fusion-absorption, Mémoire, 2020, Master II Lutte contre la délinquance financière et organisée.

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