Lexbase Social n°456 du 6 octobre 2011 : Concurrence

[Jurisprudence] Le débauchage du personnel du concurrent n'est pas nécessairement fautif

Réf. : Cass. com., 20 septembre 2011, n° 10-19.443, F-P+B (N° Lexbase : A9525HX3)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

le 06 Octobre 2011

L'employeur qui entend éviter que ses anciens salariés lui portent préjudice en créant ou en exerçant une activité concurrente postérieurement à la rupture de leur contrat de travail, est en mesure de leur imposer une obligation de non-concurrence. A défaut de stipulations en ce sens, la liberté du travail et la liberté d'entreprendre trouvent en principe à s'appliquer pleinement. Toutefois, et par exception, la liberté de concurrence des anciens salariés connaît des limites résidant notamment dans l'observation d'une faute civile dans l'activité concurrente développée par ces derniers à l'encontre de leur ancienne entreprise (1). Sanctionnés dans le cadre de l'action en concurrence déloyale, ces agissements fautifs ne sont cependant retenus par la Cour de cassation qu'avec parcimonie. Un arrêt rendu le 20 septembre 2011 par la Chambre commerciale en fournit une nouvelle illustration.
Résumé

Une société ne peut être condamnée pour débauchage fautif que si le transfert des salariés a entraîné une véritable désorganisation de la société employeur et non une simple perturbation.

Observations

I - La liberté de concurrence de l'ancien salarié

Principes. Appliquée au salarié, la liberté de concurrence n'a de sens que lorsque le contrat de travail le liant à son employeur est rompu. En effet, durant l'exécution du contrat de travail, et pour reprendre l'expression de certains auteurs, pèse sur le salarié une obligation de non-concurrence de "plein droit" (2). Cette obligation trouve sa source dans l'exigence de loyauté qui préside, on le sait, à l'exécution de tout contrat en application de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC). Il n'est donc nul besoin de stipuler dans un contrat de travail une obligation de non-concurrence pour le temps de son exécution. Une telle stipulation peut toutefois s'avérer utile, ne serait-ce que pour rappeler formellement au salarié quels sont ses devoirs.

En revanche, une clause de non-concurrence est nécessaire si l'employeur entend éviter que, postérieurement à la rupture du contrat de travail, son ancien salarié vienne le concurrencer, que ce soit en entrant au service d'un nouvel employeur ou en créant sa propre activité. Il n'est nul besoin de s'attarder sur les rigoureuses conditions de validité auxquelles la jurisprudence soumet cette stipulation particulière. Tout au plus se bornera-t-on à rappeler que ces exigences s'expliquent et se justifient par l'atteinte que l'obligation porte à la liberté du travail et à la liberté d'entreprendre.

On aura aussi compris qu'à défaut de toute clause de non-concurrence, ces deux libertés trouvent à s'appliquer pleinement. Par suite, il ne peut, dans ce cas et en principe, être reproché à un salarié d'entrer au service d'un concurrent, comme il ne peut être fait grief à ce dernier de l'embaucher. De même, rien n'interdit à un employeur de proposer un nouvel emploi à une personne liée par un contrat de travail avec un autre employeur. Il en va ici du respect des libertés fondamentales précitées.

Pour autant, et alors même que l'employeur n'aurait pas pris la précaution de stipuler une clause de non-concurrence dans le contrat de travail des salariés susceptibles de le concurrencer postérieurement à la rupture de leur contrat de travail, ces libertés ne peuvent justifier tous les comportements.

Les limites. En l'absence de clause de non-concurrence, le Code du travail lui-même organise une certaine protection de l'ancien employeur. L'article L. 1237-3 dudit code (N° Lexbase : L1392H9G) prévoit, en effet, que lorsqu'un salarié ayant rompu abusivement son contrat de travail conclut un nouveau contrat de travail, le nouvel employeur est solidairement responsable du dommage causé à l'employeur précédent notamment s'il est démontré qu'il est intervenu dans la rupture. Ce texte revêt, toutefois, une portée limitée dans la mesure où il implique que le salarié ait, au préalable, rompu son contrat de travail de façon abusive. En d'autres termes, il ne saurait être appliqué lorsque le salarié a démissionné de manière régulière (3).

Cela étant, indépendamment de la responsabilité précitée, c'est-à-dire en dehors des cas énoncés par l'article L. 1237-3, le nouvel employeur peut être condamné à des dommages-intérêts au profit de l'ancien employeur pour débauchage de personnel, si ces manoeuvres de débauchage revêtent le caractère de la concurrence déloyale (4). Ainsi qu'en témoigne l'arrêt rapporté, l'action en concurrence déloyale de l'ancien employeur n'est, toutefois, jugée recevable par la Cour de cassation qu'à de strictes conditions.

II - L'action en concurrence déloyale exercée par l'ancien employeur

L'affaire. En l'espèce, la société X avait développé un logiciel dénommé "Géoconcept", dont la première version avait été commercialisée au cours de l'année 1991, et avait intégré dans ce logiciel des fonctionnalités dédiées au géomarketing à compter de l'année 1995. La société A. avait été constituée le 29 janvier 1999 par trois anciens salariés de la société X. Au 31 décembre 1999, la société A était composée, outre des créateurs, de six anciens salariés de la société X, dont quatre l'avaient rejoint dès sa création. La société A. avait, en 1999, exercé une activité de recherche et développement informatique de son logiciel Business Géo intelligence et avait, également, exercé, dès 1999, une activité commerciale. Ayant appris que la société A. entendait développer un logiciel de géomarketing qu'elle estimait concurrent du sein, la société X a engagé des procédures de saisie-contrefaçon à l'encontre de ses anciens salariés et de la société qu'ils avaient fondée. Le 3 juin 1999, la société A. et son président-directeur général, M. G., ont assigné la société X aux fins notamment de voir constater la contrefaçon de son logiciel Business Géo intelligence. La société X a sollicité reconventionnellement la condamnation de la société A. à lui payer la somme de 5 millions de francs (762 245, 09 euros) en réparation des actes de concurrence déloyale commis à son détriment.

Pour condamner la société A. pour débauchage fautif, l'arrêt attaqué avait retenu que parmi les transfuges de la société X vers la société A., quatre d'entre eux étaient membres du département recherche et développement de la société X et les autres étaient membres de la structure commerciale et, donc, en contact avec la clientèle de leur employeur et que, si les départs litigieux étaient intervenus dans un contexte délicat de difficultés d'organisation et de communication de la société X, il demeure que ces départs concernaient des ingénieurs hautement qualifiés du département de recherche et développement, dont A. avait loué a posteriori la compétence dans le dossier qu'elle avait présent à l'ANVAR (Agence nationale de valorisation de la recherche), ainsi que le directeur et son adjoint du secteur commercial, en sorte qu'ils n'avaient pu qu'affecter aussi le fonctionnement de l'entreprise.

La solution retenue. L'arrêt de la cour d'appel de Paris est censuré par la Cour de cassation au visa de l'article 1382 du Code civil. Ainsi que l'affirme la Chambre commerciale, "en se déterminant ainsi, sans vérifier de façon concrète si le transfert des employés vers la société A. avait entraîné une véritable désorganisation de la société X et non une simple perturbation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale".

Cette solution nous paraît devoir être approuvée. On doit certes admettre, à la lecture des faits de l'arrêt, que les circonstances dans lesquelles la société A. avait été créée étaient pour le moins troublantes. Le fait que plusieurs salariés occupant des fonctions importantes au sein de l'ancien employeur l'aient quittée pour rejoindre la société nouvellement constituée le démontre. Pour autant, cela ne saurait suffire pour caractériser une concurrence déloyale car, il ne faut pas l'oublier, la liberté de concurrence doit conserver valeur de principe. En outre, il importe de rappeler que l'action en concurrence déloyale est une action en responsabilité civile fondée sur les articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1383 (N° Lexbase : L1489ABR) du Code civil. Elle suppose donc que celui qui se prétend victime d'une concurrence déloyale rapporte la preuve d'une faute commise par le concurrent et du préjudice en résultant.

Par conséquent, pour que le débauchage du personnel du concurrent revête un caractère fautif, "il doit être établi concrètement, d'une part l'existence de manoeuvres déloyales et, d'autre part, que les faits invoqués ont entraîné la désorganisation du fonctionnement de l'entreprise concurrente et non une simple perturbation ou un déplacement de clientèle" (5). Il est à remarquer que, dans la décision sous examen, la Chambre commerciale se borne à reprocher aux juges du fond de n'avoir pas vérifié que le transfert des employés vers la société nouvellement créée avait entraîné une véritable désorganisation de l'ancien employeur. Aucune mention n'est faite des manoeuvres déloyales. On ne saurait pour autant en déduire que cette condition est désormais écartée. Si tel était le cas, la démonstration du débauchage illicite s'en trouverait quelque peu facilitée, singulièrement si l'on a égard aux fonctions des salariés qui quittent leur employeur.

En tout état de cause, il apparaît clairement que les juges d'appel n'avaient, en l'espèce, nullement démontré que le transfert des salariés vers la société A. avait entraîné une véritable désorganisation de la société X. Cela est d'autant plus vrai que cette dernière connaissait des difficultés d'organisation et de communication concomitantes au départ des salariés. Or, on peut tout aussi bien penser que ces dernières, loin d'être la conséquence du départ des salariés, en étaient la cause.

Cette décision renforce le constat selon lequel "la jurisprudence témoigne de son souci de rechercher, à travers chaque espèce, si l'activité du salarié et le débauchage par l'employeur s'accompagnent l'une et l'autre de circonstances particulières qui lui impriment un caractère déloyal" (6). Mais la démonstration de la désorganisation de l'entreprise de l'ancien employeur revêt alors une importance capitale.

La solution retenue dans l'arrêt rapporté et, de façon générale, la jurisprudence dans laquelle elle s'insère pourra apparaître sévère. On ne saurait cependant oublier le caractère fondamental des libertés en cause. Elle n'en rend que plus utile et nécessaire la stipulation de clauses de non-concurrence afin de protéger les intérêts légitimes de l'entreprise.


(1) Y. Picod et S. Robine, Concurrence (Obligation de non-concurrence), Rép. trav. D., mai 2009, § 24.
(2) Y. Picod et S. Robine, ibid.
(3) V. en ce sens, Cass. soc., 27 février 1996, n° 92-43.469, publié (N° Lexbase : A9699C3M).
(4) Le salarié débauché peut lui-même se rendre coupable de concurrence déloyale. En outre, et ainsi que l'a jugé la Cour de cassation, "l'action en concurrence déloyale dirigée contre le nouvel employeur qui a embauché un salarié lié par une clause de non-concurrence est recevable nonobstant l'existence d'une action contractuelle de l'ancien employeur contre ce salarié et alors que ces deux actions, l'une délictuelle et l'autre contractuelle, qui tendent à la réparation d'un préjudice différent peuvent se cumuler" ; Cass. soc., 24 mars 1998, n° 96-15.694, publié (N° Lexbase : A5468ACI).
(5) D. Legeais, Concurrence déloyale et parasitaire, J.-Cl. Com., Fasc. 254, janvier 2009, n° 29 et la jurisprudence citée.
(6) Y. Picod et S. Robine, art. préc., § 25.

Décision

Cass. com., 20 septembre 2011, n° 10-19.443, F-P+B (N° Lexbase : A9525HX3)

Cassation partielle, CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 11 juin 2010, n° 08/05419 (N° Lexbase : A8385E3X)

Texte visé : C. civ., art. 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ)

Mots-clés : débauchage, action en concurrence déloyale, conditions, désorganisation de l'entreprise de l'ancien employeur

Liens base : (N° Lexbase : E8742ESL)

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