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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 12 Juin 2019
La multiplication des réformes en matière de prescription depuis 2008, et l’abaissement permanent des délais de prescription pour renforcer la sécurité juridique (des entreprises) et redonner confiance (aux entreprises) ont rendu la détermination du point de départ des délais de prescription à la fois plus complexe et plus importante. Le moins que l’on puisse dire est que l’ensemble manque de cohérence (I). Certains points de départ sont fixes, mais ne sont pas toujours aisés à déterminer (II). D’autres sont flottants et sont a priori encore plus complexes à identifier, même si concrètement les solutions observées peuvent démontrer le contraire (III).
I - La variété des régimes
La multiplication des prescriptions. Le droit du travail connaît aujourd’hui quatre prescriptions principales et des centaines de délais d’action particuliers [1].
Ces quatre délais de prescription, que l’on pourrait qualifier «de droit commun» sont : la prescription d’un an des actions relatives à la rupture du contrat de travail [2], la prescription de deux ans des actions relatives à l’exécution du contrat de travail [3] et plus largement de toutes les actions en validité et qualification/requalification, la prescription de trois ans des gains et salaires [4], et la prescription de cinq années en matière de discriminations [5].
Le raccourcissement permanent des délais de prescription constaté d’une manière générale après la réforme de 2018 et qui est particulièrement flagrant en droit du travail depuis 2013 dans le cadre d’une entreprise généralisée de sécurisation des ruptures du contrat de travail, rend encore plus importante la question de la détermination du point de départ de ces différents délais.
II - Les points de départ fixes
La variété des points de départ. Certaines prescriptions connaissent un point de départ fixe qui n’est pas susceptible d’être reporté. C’est le cas de la prescription des actions relatives à la rupture du contrat ; le délai part en effet bien, par détermination de la loi, de la «notification de la rupture» [6]. Le même mode de détermination légale prévaut également pour le point de départ de la dénonciation du reçu pour solde de tout compte, délai de six mois qui part de la «signature» du reçu (C. trav., art. L. 1234-20 N° Lexbase : L8044IA8) [7].
De nombreux autres délais spéciaux partent d’événements précis, facilement datables, comme le délai de 5 ans de conservation des mentions portées sur le registre unique du personnel (C. trav., art. R. 1221-26 N° Lexbase : L4750KNA) qui part «de la date à laquelle le salarié ou le stagiaire a quitté l'établissement». Le Code du travail comporte des centaines de délais d’action particuliers, qui ne sont pas à proprement parler des délais de prescription, qui sont parfois très courts (15 jours pour contester des actes comme en matière électorale, ou pour demander à l’employeur des précisions relatives au contenu de la lettre de licenciement).
Le report du point de départ fixe. La détermination du point de départ effectif du délai de prescription n’est jamais chose aisée, même lorsque le Code du travail a visé un moment précis. Lorsque le texte vise la «notification de la rupture», s’agit-il de l’émission de la lettre de licenciement, c’est-à-dire de la date et de l’heure mentionnées sur la lettre de licenciement, ou de la présentation de ce courrier au salarié ? ou de la date à laquelle le salarié en a pris effectivement connaissance [8] ? La date d’homologation de la rupture conventionnelle peut être complexe compte tenu de la possibilité pour la DIRECCTE de rendre une décision implicite d’acceptation, ce qui suppose de déterminer comment calculer le délai de «quinze jours ouvrables» laissés à l’administration, de savoir quand ce délai commence et quand il se termine [9].
Même lorsque ce point de départ est fixé avec précision, il peut être reporté lorsque, à cette date, le créancier était dans l’impossibilité d’agir. On sait, toutefois, que la Cour de cassation est ici très stricte ; seuls des obstacles matériels insurmontables seront admis, et le fait que la législation ait par la suite changé dans un sens plus favorable au créancier ne sera pas de nature à constituer un fait susceptible d’entraîner le report du point de départ de la prescription [10].
III - Les points de départ flottants
La problématique des délais flottants. Dans d’autres cas, le législateur n’a pas voulu fixer de date certaine mais a visé un événement, ou des circonstances, qui constituent la réunion de plusieurs faits convergents et dont il n’est pas possible, a priori, de prédéterminer la date de survenance. Il s’agit toujours de vérifier que le créancier (généralement le salarié) disposera, à ce moment, de l’ensemble des éléments dont il aura besoin pour décider, ou non, en toute connaissance de cause, de saisir le juge [11]. Ce point de départ «flottant» pourra résulter par exemple «du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit», comme c’est le cas de la prescription de deux ans applicable en matière d’exécution du contrat de travail (C. trav., art. L. 1471-1, al. 1er N° Lexbase : L1453LKZ), ou de la «révélation» de la discrimination (C. trav., art. L. 1134-5 N° Lexbase : L5913LBM).
Détermination du point de départ flottant. Lorsque le point de départ n’est pas fixé avec précision par le Code du travail mais résulte d’un événement qu’il convient de déterminer de manière empirique, le juge doit apprécier à quel moment il y a lieu, par exemple, de considérer que «celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit» (C. trav., art. L. 1471-1, al. 1er).
Certaines circonstances autorisent un certain degré de certitude. Ainsi, lorsque le salarié conclut un contrat de travail à durée déterminée comportant des clauses qui justifient la requalification en CDI, ou ne comportant pas certaines mentions obligatoires (la même remarque vaut pour le contrat de travail à temps partiel, et plus largement pour tous les contrats «spéciaux» comportant des mentions obligatoires), il est logique de faire partir le délai de prescription de la date de conclusion du contrat car le salarié sait alors que celui-ci pourra être requalifié [12].
C’est ainsi que s’agissant du délai reconnu au salarié pour contester la validité de sa convention de forfait, la Cour de cassation vient de décider que ce délai partait en réalité de l’échéance du salaire mensuel, considérant sans doute que ce n’est que lorsqu’il a reçu son bulletin de salaire que le salaire sait si la convention de forfait lui a été opposée pour neutraliser son droit à heures supplémentaires [13].
L’incertitude concernant la pertinence de cette «connaissance» conduit parfois à des résultats très défavorables au débiteur. C’est ainsi qu’en matière de retraite la complexité des règles de calcul des cotisations a conduit la Cour de cassation à fixer le point de départ du délai de deux ans reconnu au salarié pour contester l’affiliation, les taux de cotisations et l’assiette, au jour où la retraite a été liquidée, et ce même s’agissant de cotisations très anciennes [14].
Des difficultés comparables existent en matière de prescription des gains et salaires. La jurisprudence fait ici classiquement application de la maxime «contra non valentem» pour affirmer que la prescription «ne s’applique pas lorsque la créance, même périodique, dépend d’éléments qui ne sont pas connus du créancier et qui, en particulier, doivent résulter de déclarations que le débiteur est tenu de faire» [15].
Cas particulier de la prescription des actions en matière de discrimination. La prescription des actions en matière de discrimination est d’une nature particulière dans la mesure où le délai de cinq années n’a qu’une fonction procédurale (définir le délai de saisine du juge) et non substantielle, puisque la période indemnisable au titre de l’action en indemnisation n’est pas limitée dans le temps et que le juge doit indemniser «l'entier préjudice résultant de la discrimination, pendant toute sa durée» (C. trav., art. L. 1134-5) et non les seuls préjudices constatés sur les cinq années précédant la saisine du juge [16]. Cette dissociation entre l’aspect procédural de la prescription, et l’aspect substantiel, a par la suite été repris en 2013 en matière de gains et salaires (C. trav., art. L. 3245-1 N° Lexbase : L0734IXH) lorsque le contrat de travail a été rompu, puisque dans cette hypothèse le salarié dispose d’un délai de trois ans pour saisir le juge, et pourra réclamer jusqu’à trois années de salaires avant celle-ci.
Recherche du point de départ. La référence à la notion de «révélation» est particulière et répond à d’autres critères que le moment où le salarié a eu «connaissance» des éléments fondant sa prétention. Dans la seconde hypothèse, la «connaissance» doit être vérifiée in concreto en se situant du point de vue du salarié et en vérifiant que ce dernier a bien assimilé les éléments, ce qui peut entraîner un délai entre le moment où les faits ont été rendus publics et celui où le salarié en a eu effectivement connaissance, ce décalage dans le temps pouvant repousser d’autant plus le point de départ du délai d’action de cinq ans. Ce critère de la «connaissance» se rapproche alors plus de la référence au moment où le salarié «aurait dû» connaître les faits lui permettant d'exercer son droit visé par l’article L. 1471-1, alinéa 1er, s’agissant des actions fondées sur l’exécution du contrat. En effet, il ne s’agit alors pas de vérifier la «connaissance» réelle des faits, ce qui s’avère complexe et incertain, mais d’une recherche du point de vue du salarié réalisée in abstracto, comparable à celle de la conscience du danger dans la définition de la faute inexcusable du droit de la Sécurité sociale ou du droit des accidents de la circulation [17]. La référence à la «révélation» est toutefois uniquement centrée sur les faits eux-mêmes et leur caractère public, sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le salarié a pu en avoir connaissance d’une manière suffisante pour qu’on puisse considérer qu’il ait dû en avoir connaissance. Il s’agit donc ici d’un critère purement objectif qui suppose simplement de déterminer à quel moment ces faits, ou des faits comparables (i. e. mettant en cause le même auteur, dans la même entreprise), ont été rendus publics, sans s’interroger sur le degré de connaissance par le salarié en question. C’est ici la seule concession aux intérêts de l’employeur dans la mesure où le choix d’un critère objectif pour fixer le point de départ de la prescription s’avère plus favorable, car plus précoce, et moins sujet à discussion car moins empreint de considérations psychologiques.
Illustrations. Les résultats d’une enquête, interne à l’entreprise ou externe (par exemple menée par les agents de la DIRECCTE), peuvent révéler les faits et faire courir le délai de cinq ans. C’est ainsi que la Cour de cassation a retenu comme pertinent le courrier adressé par l’inspecteur du travail et pointant du droit des faits discriminatoires établis au sein de l’entreprise [18].
La «révélation» des faits, c’est-à-dire leur caractère public, est aisée à déterminer lorsque la discrimination est induite par les termes mêmes d’une offre d’emploi rendue publique. Dernièrement, s’agissant d’une différence de traitement entre fonctionnaires et contractuels non nationaux de la SNCF, la Cour de cassation a retenu comme pertinents pour fixer le point de départ de la discrimination un certain nombre de données publiques, comme les déclarations de candidature à un emploi d’auxiliaire, remplies par les salariés non français, qui indiquaient expressément qu’ils étaient engagés aux conditions du règlement PS 21, dont ils avaient «pris connaissance» ; les bilans sociaux, dont se prévalait d’ailleurs le demandeur, aux termes desquels la situation des agents contractuels était clairement distinguée de celle des salariés permanents ; la publication des statuts des divers agents [19]. On observera toutefois que, dans cette affaire et comme il s’agissait d’une contestation portant sur le niveau des retraites, la Cour de cassation a considéré, comme elle le fait habituellement, que le point de départ de la prescription devait être fixé à la date de liquidation dans la mesure où, avant cet événement, le salarié ne pouvait pas connaître exactement l’étendue de ses droits et, partant, l’étendue de la discrimination [20].
[1] Il s’agit de délais d’action préfixes qui ne constituent pas des «prescriptions» et qui échappent donc au régime de ces dernières.
[2] C. trav., art. L. 1471-1, al. 2 (N° Lexbase : L1453LKZ). Le délai d’un an a été imposé par l’une des ordonnances du 22 septembre 2017 ; il avait été fixé à 2 ans par la loi du 14 mai 2013. Avant 2013 il était de cinq ans, depuis la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 (N° Lexbase : L9102H3I), et avant 2008 de 30 ans.
[3] C. trav., art. L. 1471-1, al. 1er (N° Lexbase : L1453LKZ). Délai imposé par la loi du 14 juin 2013 ; avant cette date il était de cinq ans depuis la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, et avant de 30 ans par application de l’ancien délai de droit commun.
[4] C. trav., art. L. 3245-1 (N° Lexbase : L0734IXH. Avant 2013 ce délai était de 5 ans depuis la loi du 16 juillet 1971.
[5] C. trav., art. L. 1134-5 (N° Lexbase : L5913LBM).
[6] Ou de l’adhésion au contrat de sécurisation professionnelle : C. trav., art. L. 1233-67 (N° Lexbase : L2155KGW), ou de la «dernière réunion du comité social et économique», lorsque le salarié invoque la violation des dispositions procédurales en matière de licenciements collectifs (C. trav., art. L. 1235-7 N° Lexbase : L7304LHY).
[7] Quoi qu’il s’agisse d’un délai préfix et non d’un délai de prescription, ce délai est assimilé à une prescription par l’article L. 1471-1 du Code du travail qui y fait référence au titre des prescriptions dérogeant au délai de droit commun de douze mois (C. trav., art. 1471-1, al. 3), ou de la «date d'homologation de la convention» de rupture du contrat (C. trav., art. L. 1237-14, al. 4 N° Lexbase : L8504IA9), ou encore «de la date de la rupture du contrat» en application d’un accord de rupture conventionnelle collective (C. trav., art. L. 1237-19-8 N° Lexbase : L7986LGU).
[8] La réponse est parfois légale ; ainsi l’article L. 1234-3 (N° Lexbase : L1303H97) dispose que «la date de présentation de la lettre recommandée notifiant le licenciement au salarié fixe le point de départ du préavis». Mais c’est bien l’envoi de la lettre de licenciement qui détermine la date de rupture du contrat : Cass. soc., 7 novembre 2006, n° 05-42.323, FS-P+B (N° Lexbase : A3135DSW).
[9] Lire dernièrement V. Orif, La rupture conventionnelle individuelle du contrat de travail : un bilan globalement positif, Lexbase, éd. soc., n° 775, 2019 (N° Lexbase : N8018BXA).
[10] A propos du licenciement des grévistes des houillères du Nord : Cass. soc., 9 octobre 2012, n° 11-17.829, FS-P+B (N° Lexbase : A3324IUN) : Ch. Radé, Tempus fugit : épilogue judiciaire dans l'affaire des mineurs des Houillères du Nord, Lexbase, éd. soc., n° 503, 2012 (N° Lexbase : N4090BTN).
[11] On retrouve ici le double fondement psychologique et punitif de la prescription : celui qui dispose de l’ensemble des éléments pour se déterminer et qui n’agit pas est censé soit avoir renoncé à agir, soit avoir négligé de défendre ses intérêts (et doit donc être sanctionné pour cette négligence coupable).
[12] Cass. soc., 3 mai 2018, n° 16-26.437, FS-P+B (N° Lexbase : A4401XMX) : «Le délai de prescription de deux ans d'une action en requalification d'un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée, fondée sur l'absence d'une mention au contrat susceptible d'entraîner sa requalification, court à compter de la conclusion de ce contrat». Il en va différemment lorsque le motif de la requalification tient à la nature de l’emploi occupé, au non-respect du délai de carence ou à l’absence de motif objectif autorisant le renouvellement des contrats, car dans ces hypothèses le salarié ne pourra pas agir tant qu’il n’a pas connaissance des faits litigieux.
[13] Cass. soc., 27 mars 2019, n° 17-23.314, FS-P+B (N° Lexbase : A7290Y77) : Ch. Radé, De la prescription de l’exception de nullité de la convention individuelle de forfait, Lexbase, éd. soc., n° 779, 2019 (N° Lexbase : N8451BXB).
[14] Dernièrement Cass. soc., 11 juillet 2018, n° 16-20.029, FP-P+B (N° Lexbase : A9420XX8) : Ch. Radé, De la prescription de l’action du salarié contestant le calcul par son employeur de l’assiette des cotisations de retraite complémentaire, Lexbase, éd. soc., n° 754, 2018 (N° Lexbase : N5527BXY).
[15] Cass. civ. 1, 22 décembre 1959, JCP, 1960, II, n° 11494, note P. Esmein ; Ass. plén., 7 juillet 1978, n° 76-15.485, publié (N° Lexbase : A4843CGH), Bull. n° 4 ; JCP éd. G, 1978, II, 18948, rapp. Ponsard, concl. Baudouin ; Cass. soc., 20 juillet 1978, Bull. civ. V, n° 627.
[16] Pour un exemple de censure d’une cour d’appel qui n’avait pas respecté cette règle : Cass. soc., 25 mai 2018, n° 16-22.137, F-D (N° Lexbase : A5510XPR).
[17] «Seule est inexcusable la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont elle aurait dû avoir conscience» : Ass. plén., 10 novembre 1995, JCP éd. G., 1996, II, 22564, concl. M. Jéol, note G. Viney.
[18] Cass. soc., 20 février 2013, n° 10-30.028, FS-P+B (N° Lexbase : A4334I8Z) : sur cet arrêt, lire également (N° Lexbase : N6036BTQ).
[19] Cass. soc., 29 mai 2019, n° 18-14.484, FS-D (N° Lexbase : A1052ZDC).
[20] Rappelons, en effet, qu’une fois fixé, le point de départ de la prescription demeure toujours la possibilité de repousser celui-ci dès lors que le salarié a été placé dans l’impossibilité matérielle d’agir s’il lui manquait certains éléments nécessaires à la parfaite connaissance de l’étendue de ses droits.
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