La lettre juridique n°769 du 24 janvier 2019 : Presse

[Jurisprudence] Du dénigrement par erreur matérielle ou la vérification des éléments factuels au cœur du régime de la responsabilité de l'éditeur de presse

Réf. : Cass. civ. 1, 12 décembre 2018, n° 17-31.758, FS-P+B (N° Lexbase : A6944YQA)

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N7269BXI

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par Thibault Lachacinski et Fabienne Fajgenbaum, Avocats à la Cour, Nataf Fajgenbaum et Associés

le 23 Janvier 2019

Le Château Ducru-Beaucaillou (AOC Saint-Julien) et le château Grand-Puy-Lacoste (AOC Pauillac) sont deux grands vins de Bordeaux, respectivement classés deuxième et cinquième grands crus dans la classification officielle des vins de Bordeaux de 1855. A suivre la hiérarchie œnologique, l'on pourrait légitimement s'attendre à ce que les qualités gustatives du premier l'emportent sur celle du second. Telle n'est pourtant pas l'analyse qui a été faite par Monsieur Q., dégustateur spécialisé dans les crus bordelais qui, après avoir procédé à une dégustation comparative à l'aveugle de bouteilles achetées entre 1995 et 2009, avait estimé que, bien que moins cher, le château Grand-Puy-Lacoste l'emportait pour 7 des 12 millésimes testés.

 

La revue «Terre de vins» en avait tiré un article intitulé "Ducru-Beaucaillou épinglé" publié en novembre 2012, reproduisant notamment l'analyse suivante de Monsieur Q. : "Les performances très décevantes des Ducru-Beaucaillou (Saint-Julien) 2009, 2008, 2005, interrogent et inquiètent. Le nouveau style se cherche et manque de définition. Ces variations donnent une impression de cafouillage choquant dans une aussi belle marque. L'héritage est-il trop lourd à porter ? [...] Pour l'instant je ne vois aucun intérêt pour les amateurs à posséder ce vin dans sa cave".

 

Sauf que, de l'aveu même de Monsieur Q., une inversion de deux notes attribuées lors de la dégustation avait entaché cet article d'une erreur matérielle.

 

Il n'en fallait pas davantage pour susciter la colère de la société exploitant Château Ducru-Beaucaillou. Ajoutez à cela que les propriétaires des châteaux Grand-Puy-Lacoste et Ducru-Beaucaillou sont frères et que leurs relations n'étaient manifestement pas au beau fixe… De quoi générer une procédure qui vient de donner lieu à un arrêt rendu le 12 décembre 2018 par la première chambre civile de la Cour de cassation, ayant censuré la cour d'appel de Montpellier (CA Montpellier, 31 octobre 2017, n° 15/03890 N° Lexbase : A5207WX7) au motif que "si les appréciations portées par Monsieur Q. […] ne faisaient qu'exprimer son opinion et relevaient, par suite, du droit de libre critique, il incombait à la société Terre de vins, en sa qualité d'éditeur de presse, de procéder à la vérification des éléments factuels qu'elle portait elle-même à la connaissance du public et qui avaient un caractère dénigrant". La cour rappelle ainsi que l'éditeur de presse se doit bien entendu de vérifier préalablement les informations qu'il diffuse ; à défaut, il est susceptible d'engager sa responsabilité sur le plan civil.

L'attendu de principe de l'arrêt du 12 décembre 2018, particulièrement riche, est intéressant en ce qu'il précise les contours du régime de responsabilité civile qui prévaut en matière d'édition.

Reprenant un attendu rédigé dans le cadre d'une précédente décision du 11 juillet 2018 [1], déjà au visa des articles 1240 du Code civil (N° Lexbase : L0950KZ9) ensemble l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4743AQQ), la Cour rappelle en premier lieu que "même en l'absence d'une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la publication, par l'une, de propos de nature à jeter le discrédit sur un produit fabriqué ou commercialisé par l'autre, peut constituer un acte de dénigrement, sans que la caractérisation d'une telle faute exige la constatation d'un élément intentionnel ; […] cependant, lorsque les appréciations portées sur un produit concernent un sujet d'intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, leur divulgation relève du droit à la liberté d'expression, qui inclut le droit de libre critique, et ne saurait, dès lors, être regardée comme fautive, sous réserve qu'elles soient exprimées avec une certaine mesure".

En d'autres termes, la bonne foi est indifférente pour apprécier l'existence, ou non, d'actes fautifs de dénigrement : elle ne peut donc pas servir d'excuse pour échapper à sa responsabilité. Il en va différemment s'agissant du travail de vérification des faits : une base factuelle suffisante peut être exonératoire de responsabilité sous la double réserve que le sujet traité concerne l'intérêt général et que l'appréciation en cause aient été exprimée avec retenue. La rigueur factuelle assure ainsi un accès privilégié sur le chemin de la liberté d'expression. Elle permet en tout cas (et fort heureusement) à un œnologue d'exercer librement son activité de critique et d'émettre un avis par nature subjectif, pour autant qu'il soit étayé.

 

Il est également intéressant de relever que l'existence d'une situation de concurrence directe et effective entre les protagonistes est indifférente pour la qualification de dénigrement. En effet, si le dénigrement représente l'un des types de comportements fautifs sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, la Cour de cassation a dit pour droit qu'"une situation de concurrence directe ou effective entre les sociétés considérées n'est pas une condition de l'action en concurrence déloyale qui exige seulement l'existence de faits fautifs générateurs d'un préjudice" [2].

 

L'arrêt du 12 décembre 2018 nous enseigne par ailleurs que "l'éditeur de presse, tenu de fournir des informations fiables et précises, doit procéder à la vérification des faits qu'il porte lui-même à la connaissance du public ; […] à défaut, la diffusion d'une information inexacte et dénigrante sur un produit est de nature à engager sa responsabilité" [3].

Dès lors, c'est à tort que la cour d'appel de Montpellier avait écarté la responsabilité civile de l'éditeur de la Revue des Vins alors que celle-ci, sans aucune vérification, avait repris à son compte l'analyse de Monsieur Q. et l'erreur matérielle (inversion de notes) qu'elle contenait. En effet, l'éditeur ne pouvait valablement se contenter de renvoyer à la réputation flatteuse de l'œnologue alors que pèse sur lui un véritable devoir de vérification des éléments factuels qu'il porte à la connaissance du public.

 

A cet égard, il est intéressant de constater que la première chambre civile prend le soin de relever que l'absence d'incrimination des appréciations portées par Monsieur Q. par le Château Ducru-Beaucaillou était sans incidence sur la responsabilité de l'éditeur de la Revue des Vins. Parallèlement, l'arrêt du 12 décembre 2018 rappelle qu'il n'y a pas lieu de mettre hors de cause la société de Monsieur Q., "dont la présence est nécessaire devant la juridiction de renvoi". En d'autres termes, si la faute originelle du critique œnologique n'exonérerait pas l'organe de presse de sa responsabilité civile, elle pourrait néanmoins le conduire à s'expliquer devant la cour de renvoi. De ce fait, Monsieur Q. pourrait finalement voir sa responsabilité engagée du fait de l'erreur commise, bien qu'il ait postérieurement reconnu et rectifié son erreur. La cour de renvoi nous le dira. En attendant, notre arrêt démontre que tout un chacun peut avoir à répondre de propos critiques qu'il émet à l'égard de tiers sur Internet ou sur les réseaux sociaux.

 

La présente affaire est également l'occasion de revenir sur une notion aux contours parfois nébuleux : le dénigrement. Le fondement du dénigrement permet de sanctionner le comportement déloyal consistant à "répandre des appréciations touchant les produits, les services ou les prestations d'une entreprise lorsqu'elles portent atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne physique ou morale qui l'exploite" [4]. Le dénigrement est donc fautif lorsqu'il dépasse le stade du simple point de vue et devient malveillant, remettant en question non pas directement la personne physique ou morale mais la qualité des produits ou services qu'elle propose.

En cela, il convient de distinguer le dénigrement, sanctionné au visa de l'article 1240 du Code civil et qui relève donc de la responsabilité civile de droit commun, des faits qui, portant directement atteinte à l'honneur ou à la considération de personnes physiques ou morales, relèvent des prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) [5].

Ces deux fondements sont exclusifs l'un de l'autre, de sorte que les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1240 du Code civil. Notamment, il ne saurait être question de trouver dans la responsabilité civile un moyen utile pour pallier un défaut de diligence, tenant notamment à l'expiration du délai de prescription trimestrielle prévue par la loi sur la liberté de la presse [6].

En l'espèce, il semble acquis que la critique exprimée par Monsieur Q. ne portait pas sur l'exploitant du château Ducru-Beaucaillou mais bien sur la qualité, jugée insuffisante, de ses vins. C'est dès lors de façon parfaitement justifiée que l'action en justice a été engagée devant les juridictions civiles et non sur le fondement de la loi sur la liberté de la presse. De la même manière, la première chambre civile a eu l'occasion d'approuver une cour d'appel qui avait sanctionné au titre du dénigrement le fait d'avoir qualifié un vin de "picrate, à peine buvable" au motif que l'article en question ne mettait pas directement en cause les compétences de l'exploitant et ne visait qu'à critiquer son vin [7]. De même, a été sanctionné au titre du dénigrement un guide gastronomique se plaignant de la mauvaise qualité des plats et des risques pour la santé les clients [8].

 

Le présent arrêt de la Cour de cassation rappelle ainsi que le fondement juridique du dénigrement conserve un véritable intérêt, permettant par exemple une condamnation facilitée des propos fautifs tenus sur Internet. Il envoie par ailleurs un message bienvenu de rappel de leur responsabilité aux auteurs sur Internet et plus généralement aux éditeurs de presse, l'immatérialité du support ne les exemptant pas d'un devoir de vérification préalable et de modération. Un appel à la modération d'ailleurs largement diffusé depuis de nombreuses années par les autorités sanitaires en matière de consommation de vin…

 

[1] Cass. civ. 1, 11 juillet 2018, n° 17-21.457, FS-P+B (N° Lexbase : A9607XX4) ; dans le même sens, Cass. crim., 17 mars 2015, n° 13-85.138, F-D (N° Lexbase : A1978NEY).

[2] Cass. com., 3 mai 2016, n° 14-24.905, F-D (N° Lexbase : A3348RNC).

[3] Dans le même sens, toujours dans le domaine du vin, Cass. civ. 1, 5 juillet 2006, n° 05-16.614, F-P+B (N° Lexbase : A3809DQ7).

[4] CA Paris, 21 novembre 2013, n° 12/23396 (N° Lexbase : A8895KP7) ; cf. également, CA Paris, 14 janvier 2015, n° 12/18602 (N° Lexbase : A2302M97) ; Cass. civ. 1, 27 novembre 2013, n° 12-24.651, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2233KQR).

[5] Cass. civ. 1, 20 septembre 2012, n° 11.20.963, F-D (N° Lexbase : A2445ITQ) ; Cass. civ. 2, 5 juillet 2000, n° 98-14.255, publié (N° Lexbase : A9087AGN), Bull. civ. II, n° 109 ; Cass. civ. 2, 8 avril 2004, n° 02-17.588, F-P+B (N° Lexbase : A8330DB7).

[6] Cinq ans en matière de dénigrement.

[7] Cass. civ. 1, 5 juillet 2006, précité.

[8] S'agissant d'un guide se plaignant de la mauvaise qualité des plats d'un restaurant à l'enseigne Carte blanche et des risques pour la santé les clients, Cass. crim., 10 septembre 2013, n° 11-86.311, FS-P+B (N° Lexbase : A1615KLE).

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