La lettre juridique n°425 du 27 janvier 2011 : Accident du travail - Maladies professionnelles (AT/MP)

[Jurisprudence] Prise d'acte, obligation de sécurité et charge de la preuve

Réf. : Cass. soc., 12 janvier 2011, n° 09-70.838, FS-P+B (N° Lexbase : A9810GPZ).

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par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

le 31 Janvier 2011

Il n'existe pas de droit sans preuve ! Cet aphorisme illustre avec la plus grande simplicité l'importance des règles de preuve dans notre système juridique, importance à laquelle n'échappe bien évidemment pas le droit du travail. Les règles de preuve et, en particulier, celles relatives à la charge de la preuve, peuvent pourtant entrer parfois en conflit, comme cela s'est produit dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation le 12 janvier 2011. Confrontés à des règles de preuve contradictoires en matière de prise d'acte de la rupture du contrat de travail et de manquement à l'obligation de sécurité de résultat (I), les Hauts magistrats font très logiquement prévaloir celles relatives à l'obligation de sécurité, au prix néanmoins d'une argumentation perfectible (II).
Résumé

Il appartient à l'employeur qui considère injustifiée la prise d'acte de la rupture par un salarié qui, étant victime d'un accident du travail, invoque une inobservation des règles de prévention et de sécurité, de démontrer que la survenance de cet accident est étrangère à tout manquement à son obligation de sécurité de résultat.

Commentaire

I - Prise d'acte et obligation de sécurité : des régimes probatoires contradictoires

  • Règles de preuve et droit du travail

Malgré son particularisme, le droit du travail demeure, par principe, soumis aux règles de droit commun de la preuve, à l'exception des règles particulières établies dans certains domaines particuliers (1).

Tel est bien entendu le cas des règles gouvernant la charge de la preuve. On se souviendra qu'en droit commun, la preuve est soumise à l'adage actori incumbit probatio qui fait reposer la charge de la preuve, de manière générale, sur les épaules du demandeur (2). Cette règle générale doit s'articuler avec celles établies par le Code civil en matière contractuelle. En effet, la charge de la preuve des obligations des parties au contrat est établie selon les règles de l'article 1315 du Code civil (N° Lexbase : L1426ABG), qui trouve à s'appliquer au contrat de travail en raison de sa soumission "aux règles du droit commun" (3). Ainsi, celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit prouver l'existence de celle-ci. Une fois la preuve de l'obligation établie, c'est celui qui prétend en être libéré qui doit le démontrer.

Les exceptions à cette règle de principe demeurent relativement fréquentes en droit du travail. A titre d'exemple, le régime de la preuve des discriminations ou du harcèlement répond à un régime totalement dérogatoire, inspiré du droit de l'Union européenne (4). De la même manière, la preuve des heures de travail du salarié s'appuie sur une articulation particulière (5). Tel est le cas, encore, en matière de preuve de la cause réelle et sérieuse du licenciement dont la charge incombe à la fois à l'employeur et au salarié (6).

Le régime de la charge de la preuve est essentiel dans tous les domaines du droit du travail parce que, comme cela est toujours le cas, le risque de la preuve est lié à la charge de la preuve, si bien que celui qui échoue à démontrer sa prétention doit succomber au procès.

  • Preuve et prise d'acte de la rupture du contrat de travail

Quelles règles de preuve doivent être retenues en matière de prise d'acte de la rupture du contrat de travail ? L'arrêt fondateur du régime juridique de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail comportait déjà, en germe, une réponse à cette question (7). En effet, il énonçait que "lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets, soit d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient, soit, dans le cas contraire, d'une démission". Les faits invoqués par le salarié doivent justifier la prise d'acte. De ces deux observations pouvait aisément être déduit que le salarié supportait la charge de la preuve de la justification des faits (8).

Outre qu'elle correspond à l'application des règles de preuve de droit commun, cette interprétation a été implicitement confirmée par la Chambre sociale qui refuse d'appliquer les règles spécifiques à la preuve du licenciement en matière de prise d'acte pour exiger du salarié qu'il établisse les faits allégués contre l'employeur (9).

  • Preuve et manquement à l'obligation de sécurité de résultat

Les règles de preuve en matière d'obligation de sécurité de résultat ne s'écartent pas, elles non plus, des règles du droit commun. C'est, en effet, l'article 1315 du Code civil qui y trouve pleinement à s'appliquer. Le salarié doit prouver l'existence d'une obligation de sécurité de résultat ce qui, depuis 2002, ne fait plus aucune difficulté puisqu'il s'agit d'une obligation accessoire au contrat de travail (10), voire d'une obligation légale (11).

Cette preuve étant établie, c'est à l'employeur qui juge avoir convenablement exécuté cette obligation de démontrer qu'il n'y a pas manqué. Cette démonstration devrait, cependant, s'avérer extrêmement délicate puisque la Chambre sociale est revenue, le 3 février 2010, à une interprétation plus conforme à la conception classique de l'obligation de résultat en jugeant que l'employeur ne peut plus s'exonérer en démontrant qu'il a pris toutes les mesures pour faire cesser l'atteinte à la santé du salarié (12).

La règle a été expressément confirmée par la Chambre sociale s'agissant d'un employeur qui avait manqué à son obligation de sécurité en refusant de prendre en compte les préconisations du médecin du travail à l'égard d'un salarié inapte. C'est bien à l'employeur qu'il appartient de démontrer qu'il n'a pas procédé à l'adaptation du poste de travail du salarié comme cela lui était conseillé (13).

Il n'en demeure pas moins que les règles de preuve en matière d'obligation de sécurité et de prise d'acte peuvent entrer en contradiction. Ainsi, le salarié aurait l'obligation de faire la preuve des faits justifiant la rupture, mais c'est l'employeur qui devrait démontrer qu'il n'a pas manqué à son obligation de sécurité, manquement invoqué au soutien de la prise d'acte. C'est ce conflit qui était en cause dans l'espèce commentée.

  • L'espèce

Une salariée avait été mise à disposition d'une société de biscuiterie par plusieurs contrats de mission successifs avant d'être engagée par la société en contrat de travail à durée déterminée. Au cours de ce contrat, elle fut victime d'un accident du travail. Elle introduisit une demande auprès du juge prud'homal afin de voir requalifier son contrat en contrat de travail à durée indéterminée et que le juge prononce la résiliation judiciaire du contrat aux torts de l'employeur. Au cours de la procédure, elle prit acte de la rupture de son contrat de travail, reprochant d'abord à l'employeur de ne pas avoir repris le paiement du salaire un mois après le constat d'inaptitude délivré par la médecine du travail et, ensuite, d'avoir manqué à son obligation de sécurité.

Après avoir requalifié la relation en contrat de travail à durée indéterminée, la cour d'appel de Toulouse jugea que la prise d'acte de la rupture du contrat de travail devait produire les effets d'une démission. Au soutien de cette décision, les juges du fond estiment que c'était à la victime d'un accident du travail de prouver que l'employeur n'a pas pris toutes les mesures nécessaires pour assurer de manière effective la sécurité et protéger la santé des travailleurs et qu'en l'espèce, les éléments réunis par la salariée étaient insuffisants.

Par un arrêt rendu le 12 janvier 2011, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision au visa des articles L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L1450H9L) du Code du travail. La Cour juge en effet "qu'il appartient à l'employeur qui considère injustifiée la prise d'acte de la rupture par un salarié, qui, étant victime d'un accident du travail, invoque une inobservation des règles de prévention et de sécurité, de démontrer que la survenance de cet accident est étrangère à tout manquement à son obligation de sécurité de résultat". A partir de cette règle, l'arrêt conclut que les juges d'appel ont inversé la charge de la preuve.

II - Prise d'acte et obligation de sécurité : des régimes probatoires conciliables

  • L'inversion de la charge de la preuve

La solution paraît entièrement justifiée quant à son résultat, même si elle convainc moins concernant son argumentation.

Concernant le résultat, d'abord, les règles de preuve gouvernant prise d'acte et obligation de sécurité devaient mener à une telle solution. En effet, le salarié doit apporter la preuve des faits justifiant la prise d'acte. Ces faits doivent consister dans des manquements suffisamment graves de l'employeur à ses obligations, parmi lesquels figure le manquement à une obligation de sécurité de résultat (14). Or, pour démontrer ce fait, le salarié n'a plus aujourd'hui qu'à démontrer que sa santé a été altérée durant son travail ou à l'occasion de son travail. C'est là exactement le sens du renforcement de l'obligation de sécurité de résultat opéré par la Chambre sociale le 3 février 2010. L'employeur pourrait seulement tenter de démontrer, comme elle semble le prétendre, qu'il n'a pas manqué à son obligation.

On peut, en revanche, être moins convaincu par l'argumentation tendant à considérer que les juges du fond ont interverti la charge de la preuve en matière de la prise d'acte de la rupture du contrat de travail. En effet, c'est la Chambre sociale qui renverse la règle habituelle en énonçant qu'"il appartient à l'employeur qui considère injustifiée la prise d'acte de la rupture par un salarié [...] de démontrer que la survenance de l'accident est étrangère à tout manquement à son obligation de sécurité de résultat". Elle fait peser la charge de la preuve des faits justifiant la prise d'acte sur les épaules de l'employeur, ce qui est à la fois contraire aux règles de preuve en la matière, mais en outre parfaitement inutile pour parvenir à la solution obtenue. La charge de la preuve du manquement de l'employeur demeure sur les épaules du salarié. Il est seulement extrêmement simple à établir en raison de la matérialité de ces faits, c'est-à-dire un manquement à l'obligation de sécurité de résultat.

En somme, les juges du fond n'avaient probablement pas inversé la charge de la preuve. Leur erreur se situait ailleurs, au niveau de la force de l'obligation de sécurité de résultat dont le manquement est démontré par le salarié par le simple fait d'une altération de son état de santé.

Un autre élément de l'argumentation de la Chambre sociale n'est pas pleinement satisfaisant.

  • L'exonération de l'obligation de sécurité de résultat

L'employeur peut-il encore s'exonérer de son obligation de sécurité de résultat quand un salarié subit un accident dans l'entreprise ? A cette question, une réponse absolue et définitive ne peut être apportée. S'il est certain que cette exonération devient de plus en plus difficile à démontrer, il n'est pas certain qu'elle soit totalement impossible (15).

Si l'on se réfère à la théorie classique distinguant obligation de moyens et obligations de résultat, on doit considérer que seule la force majeure permet à l'employeur de s'exonérer d'une obligation de sécurité de résultat. Or, les arrêts du 3 février 2010, s'ils fermaient la porte à une exonération de l'employeur qui aurait pris des mesures pour faire cesser l'atteinte à la santé du salarié, n'interdisaient pas explicitement que cette exonération repose sur l'absence de conscience de l'employeur du danger encouru par le salarié.

En disposant que l'employeur pouvait "démontrer que la survenance de cet accident est étrangère à tout manquement à son obligation de sécurité de résultat", la Cour de cassation persiste dans cette ambiguïté. Certes, l'emploi du terme "étrangère" fait évidemment penser à l'un des critères de la force majeure. Pour autant, il ne peut en être déduit que soit clairement affirmé que seule la force majeure permet à l'employeur de s'exonérer de son obligation.

A la décharge de la Chambre sociale, il faut tout de même relever que l'espèce portait sur la preuve de la prise d'acte de la rupture et non sur celle de l'obligation de sécurité. Cependant, compte tenu de la proximité des deux questions dans cette affaire, et de l'importance que recouvre le champ d'exonération dont bénéficie encore l'employeur, il n'aurait pas été inutile d'adopter une formule plus précise.


(1) D'une manière générale, v. J.-Y. Frouin, La preuve en droit du travail, SSL, 22 et 29 mai 2006.
(2) H. Roland, L. Boyer, "Adages du droit français", Litec, 4ème édition, p. 16.
(3) C. trav., art. L. 1221-1, (N° Lexbase : L0767H9B).
(4) Transcrivant différentes dispositions communautaires, la loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001 (N° Lexbase : L9122AUE) a introduit dans le Code du travail, les dispositions figurant à l'actuel article L. 1154-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0747H9K).
(5) C. trav., art. L. 3171-4 (N° Lexbase : L0783H9U).
(6) C. trav., art. L. 1235-1 (N° Lexbase : L1338H9G).
(7) Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.679 (N° Lexbase : A8977C8Y), v. les obs. de Ch. Radé, Autolicenciement : enfin le retour à la raison !, Lexbase Hebdo n° 78 du 3 juillet 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N8027AAK).
(8) Si la règle ne fait que peu de doute, il convient, en revanche, de remarquer qu'en pratique, l'employeur tente généralement d'apporter lui aussi la preuve du caractère injustifié de la prise d'acte, quand bien même il n'y est pas tenu.
(9) Cass. soc., 19 décembre 2007, n° 06-44.754, F-P (N° Lexbase : A1364D3W) et v. les obs. de Ch. Radé, Prise d'acte : la Cour de cassation n'entend pas se laisser déborder, Lexbase Hebdo n° 288 du 16 janvier 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N6186BDH), JCP éd. S, 2008, 1289, obs. J.- Y. Frouin.
(10) Cass. soc., 28 février 2002, n° 99-21.255, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0773AYB), Dr. soc., 2002, p. 445, note A. Lyon-Caen ; RTD civ., 2002, p. 310, note P. Jourdain ; D., 2002, p. 2696, note X. Prétot ; RJS, 2002, chr. p. 495, note P. Morvan.
(11) Cass. soc., 28 février 2006, n° 05-41.555, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2163DNG), v. les obs. de S. Martin-Cuenot, Vers un principe général de sécurité dans l'entreprise ?, Lexbase Hebdo n° 206 du 15 mars 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N5665AKZ), Dr. ouvrier, 2006, p. 408, note A. de Senga.
(12) Cass. soc., 3 février 2010, 2 arrêts, n° 08-40.144, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6060ERU) et n° 08-44.019, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6087ERU) et v. nos obs., La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, Lexbase Hebdo n° 383 du 18 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2358BNN).
(13) Cass. soc., 14 octobre 2009, n° 08-42.878, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0951EM8) et v. les obs. de Ch. Radé, Reclassement du salarié inapte : la charge du respect de l'obligation de sécurité de résultat pèse sur les épaules de l'employeur, Lexbase Hebdo n° 369 du 29 octobre 2009 édition sociale (N° Lexbase : N1741BMG).
(14) Cass. soc., 3 février 2010, 2 arrêts, n° 08-40.144 et n° 08-44.019, préc..
(15) V. les interrogations à ce sujet, La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, préc..

Décision

Cass. soc., 12 janvier 2011, n° 09-70.838, FS-P+B (N° Lexbase : A9810GPZ).

Cassation partielle, CA Toulouse, 4ème ch., sect. 1 soc., 9 septembre 2009.

Textes visés ou cités : C. trav., art. L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ), L. 4121-2 (N° Lexbase : L1450H9L) et R. 4324-2 (N° Lexbase : L1937IAY).

Mots-clés : prise d'acte de la rupture du contrat de travail, obligation de sécurité de résultat, charge de la preuve.

Liens base : (N° Lexbase : E3145ETN) (N° Lexbase : E9682ESE)

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