La lettre juridique n°425 du 27 janvier 2011 : Droit international privé

[Jurisprudence] Le sort des dommages-intérêts punitifs devant le juge français

Réf. : Cass. civ. 1, 1er décembre 2010, n° 09-13.303, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4103GMW)

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par Jean Sagot-Duvauroux, Maître de conférences, Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 27 Janvier 2011

S'il ne tranche pas de manière catégorique le débat relatif à l'introduction des dommages-intérêts punitifs en droit interne (1), l'arrêt de la première chambre civile du 1er décembre 2010 (2) apporte des indications précieuses quant au seuil de tolérance de l'ordre juridique français à l'égard de cette figure juridique venue de l'étranger. En effet, en affirmant avec force (3) qu'une condamnation à des dommages-intérêts punitifs n'est pas, en soi, contraire à la conception française de l'ordre public international, la Cour de cassation sous-entend que le principe de réparation intégrale ne constitue pas nécessairement une valeur intangible ne pouvant souffrir aucune exception. A la genèse de cette décision figure un banal contrat de vente internationale aux termes duquel des époux américains acquièrent un catamaran vendu et fabriqué par une société française établie à La Rochelle. Peu de temps après la livraison du bien, les époux constatent certaines avaries qui leur ont été dissimulées lors de la vente. Ils décident alors d'attraire le fabriquant et son représentant devant la Superior Court of California, juridiction de leur domicile (4).
Le 26 février 2003, le juge américain condamne la société française à verser aux demandeurs -en application de la loi californienne choisie par les parties pour régir le contrat- une somme de 3 253 734 USD (2 388 703 euros) se décomposant en 1 391 650 USD (1 021 756 euros) pour la remise en état du bateau (dommages-intérêts compensatoires), 402 084 USD (295 219 euros) pour les frais d'avocats et 1 460 000 USD (1 071 991 euros) à titre de dommages-intérêts punitifs.
Le 3 octobre 2003 les époux américains assignent la société française en exequatur de la décision américaine devant le tribunal de grande instance de Rochefort. A la suite du rejet de leur demande, ils font appel du jugement devant la cour d'appel de Poitiers. Par un arrêt du 22 juin 2005, les juges du second degré confirment le refus d'exequatur de la décision américaine. Ils estiment en effet qu'en vertu de l'article 15 du Code civil (N° Lexbase : L3310AB9), la société française était en droit d'exiger d'être jugée par un tribunal français. Très logiquement, la Cour de cassation, réaffirmant le caractère non exclusif du privilège de juridiction de l'article 15 du Code civil (5) (N° Lexbase : L3310AB9), casse la décision des juges du fond et renvoie l'affaire devant la cour d'appel de Poitiers autrement composée (6).
A nouveau, les juges du fond refusent d'octroyer l'exequatur à la décision américaine qui condamne le fabriquant français du navire à des dommages-intérêts punitifs (7). Cependant, cette fois-ci, le constat de l'irrégularité internationale du jugement étranger ne repose plus sur l'incompétence du juge d'origine mais sur la contrariété de la décision à l'ordre public international français (8).

Dans leur second pourvoi en cassation, les demandeurs américains contestent cette prétendue contrariété de la décision américaine à l'ordre public international français. Pour étayer ce nouveau moyen (9), ils font valoir plusieurs arguments.
Tout d'abord, ils estiment que, contrairement à ce qu'a pu décider la cour d'appel, une décision étrangère condamnant au paiement de dommages-intérêts punitifs n'est pas, par principe, contraire à l'ordre public international (10).
Ensuite, ils critiquent les juges du fond d'avoir déduit cette contrariété de l'article 74 de la Convention de Vienne inapplicable à la cause (11) et du droit commun de la responsabilité civile, se livrant ainsi à une révision au fond de la décision étrangère prohibée par les règles et principes gouvernant l'instance indirecte (12).
Enfin, ils considèrent que le caractère disproportionné des dommages-intérêts punitifs alloués par les juges américains n'était pas avéré et que, par conséquent, la cour d'appel ne pouvait en déduire une atteinte subséquente à l'ordre public international (13).

Sans répondre à l'ensemble des arguments développés par le moyen, la Cour de cassation rejette le pourvoi et réaffirme la contrariété de la décision américaine à l'ordre public international.
Pour autant, elle ne reprend pas complètement à son compte le raisonnement suivi par la cour d'appel et saisit l'occasion qui lui est offerte pour préciser le sort qui doit être réservé aux décisions étrangères qui condamnent les responsables à payer à leurs victimes des dommages-intérêts punitifs en sus des sommes versées au titre de compensation du préjudice subi.
En effet, dans un attendu dénué de toute ambiguïté la première chambre civile énonce que "si le principe d'une condamnation à des dommages-intérêts punitifs n'est pas, en soi, contraire à l'ordre public, il en est autrement lorsque le montant alloué est disproportionné au regard du préjudice subi et des manquements aux obligations contractuelles du débiteur".
Autrement dit, il résulte de l'arrêt commenté que si l'institution des dommages-intérêts punitifs, elle-même, est compatible avec l'ordre public international français, tel n'est pas nécessairement le cas de leur montant.
A première vue, cette prise de position mesurée et préconisée par une partie de la doctrine (14) paraît instaurer un équilibre satisfaisant entre les différents intérêts en jeu.
En effet, d'un côté le principe de tolérance à l'égard de cette institution étrangère (I) assure une certaine sécurité juridique en garantissant une continuité des situations juridiques par-delà les frontières.
D'un autre côté, l'exigence de proportionnalité (II) permet à l'ordre juridique français de se prémunir -et de prémunir ses nationaux- contre des décisions susceptibles de mettre à mal sa cohésion interne ou de heurter ses conceptions fondamentales.
Pour autant, si le premier principe ne peut être qu'approuvé au regard de la notion d'ordre public international, le second laisse perplexe quant à son incidence sur les modalités d'intervention de l'exception d'ordre public international et même, plus généralement, sur le régime de la compétence indirecte.

I. L'institution des dommages-intérêts punitifs tolérée par l'ordre public international

Pour apprécier la compatibilité de l'institution étrangère des dommages-intérêts punitifs (15) avec l'ordre public international, il est fondamental d'avoir à l'esprit que cette notion ne se confond pas avec l'ordre public au sens du droit interne. Si tel était le cas, cela signifierait que le juge français refuserait d'appliquer toute loi étrangère, de donner effet à tout jugement étranger qui contreviendrait à une disposition impérative française. Il s'ensuivrait ainsi une mise à l'écart quasi-systématique des normes étrangères et, par voie de conséquence, une négation de l'utilité du droit international privé dans sa fonction de coordination des ordres juridiques. C'est pourquoi, le contenu de l'ordre public international est beaucoup plus restreint que celui de l'ordre public interne. Il est constitué par les seules valeurs considérées comme intangibles (16) et non par l'ensemble des dispositions impératives du for.
Aussi, s'interroger sur la compatibilité des dommages-intérêts punitifs à l'ordre public international suppose de regarder s'il existe, au sein de l'ordre juridique français, des conceptions fondamentales susceptibles de s'opposer à cette institution.
Ce faisant, il apparaît que deux principes, chers au droit français, pourraient éventuellement condamner le principe même des dommages-intérêts punitifs.
Le premier est le principe de réparation intégrale en vertu duquel la réparation doit couvrir tout le préjudice, mais rien que le préjudice et qui est considéré par certains comme un principe général du droit privé (17).
Le second est celui de la prohibition de l'enrichissement sans cause.
La question qui se pose est donc celle de l'appartenance de ces principes à l'ordre public au sens du droit international privé. Autrement dit, est-on en présence de valeurs fondamentales et intangibles de l'ordre juridique français ?
L'analyse de ces deux principes laisse apparaître qu'une telle qualité ne peut leur être reconnue. En effet, d'une part, le principe de réparation intégrale n'a qu'une valeur relative en droit français (A). D'autre part, le principe de prohibition de l'enrichissement sans cause ne peut s'opposer à la réception en France de l'institution étrangère étant donné que d'autres peines privées, voisines des dommages-intérêts punitifs, y sont consacrées (B).
Il en résulte ainsi que l'affirmation, par l'arrêt commenté, de la compatibilité à l'ordre public international du principe même des dommages-intérêts punitifs ne peut être qu'approuvée.

A. La valeur relative du principe de réparation intégrale

Que ce soit en matière délictuelle ou, comme en l'espèce contractuelle (18), c'est à plusieurs reprises que la Cour de cassation a affirmé le principe de réparation intégrale dans le cadre de rapports juridiques internes (19).
Peut-on, pour autant, considérer qu'il s'agisse d'un principe fondamental et intangible susceptible d'intégrer la conception française de l'ordre public international ? En d'autres termes, ce principe s'oppose-t-il à la réception en France d'une décision prononçant des dommages-intérêts punitifs ?

C'est, en premier lieu, l'analyse du droit français de la responsabilité civile qui permet d'en douter.
En effet, dans un certain nombre d'hypothèses, le droit français prévoit, ou à tout le moins accepte, que la réparation puisse être inférieure au dommage effectivement subi par la victime. Ainsi, en est-il par exemple des limitations légales de responsabilité en matière de droit maritime ou de la possibilité, offerte aux professionnels, d'insérer dans leur contrat une clause limitative de responsabilité. Même si elles ont pour objet de diminuer la réparation, ces atteintes consenties au principe de réparation intégrale laissent déjà pressentir que l'on n'est pas là en présence d'une valeur intangible susceptible d'intégrer la conception française de l'ordre public international (20).

Ce pressentiment se trouve d'ailleurs vérifié lorsque l'on observe, qu'à l'inverse, le droit français de la responsabilité civile, ou plus exactement l'application qui en est faite, permet dans certains cas à la victime d'obtenir plus que ce qu'elle a effectivement perdu. En effet, même si officiellement les juges doivent fixer le montant de la réparation sur la seule évaluation du dommage moral, il est évident qu'ils ont souvent tendance à "alourdir la somme due en fonction d'autres éléments que le seul préjudice" (21).
Ainsi, au regard du seul droit interne, il paraît difficile d'ériger le principe de réparation intégrale en valeur intangible s'opposant, par principe, à l'institution des dommages-intérêts punitifs au nom de l'ordre public international. Ceci est d'ailleurs d'autant plus vrai quand on sait que l'introduction des dommages-punitifs en droit français est aujourd'hui envisagée.
Pour autant, ce constat ne suffit pas à exclure de manière catégorique le principe de réparation intégrale du domaine de l'ordre public international. Celui-ci est en effet de plus en plus constitué par des valeurs déduites du droit suprational (22). Or, le principe de réparation intégrale est consacré par deux textes internationaux ratifiés par la France. Il s'agit de la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (N° Lexbase : L6800BHC), d'une part et du Règlement "Rome II" du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (N° Lexbase : L0928HYZ), d'autre part.

Il convient donc, en second lieu, de montrer que sa consécration par ces textes internationaux ne permet pas pour autant de considérer le principe de réparation intégrale comme une valeur fondamentale du for.

Tout d'abord, une attention particulière doit être portée à la Convention de Vienne. Les juges d'appel l'avaient, en effet, invoquée afin de conférer au principe de réparation intégrale la qualité de règle d'ordre public au sens du droit international privé (23). Il est vrai que la Convention consacre explicitement ce principe dans son article 74 (24). Pour autant, cette consécration est-elle suffisante pour conclure que la décision américaine prononçant des dommages-intérêts punitifs est contraire à la conception française de l'ordre public international ?
C'est précisément ce que les demandeurs contestaient dans leur pourvoi. L'argument utilisé n'était néanmoins pas des plus convaincants, ce qui explique sans doute que la Cour de cassation n'y ait pas explicitement répondu.
Le pourvoi faisait valoir que cette convention n'était pas applicable en l'espèce, s'agissant de la vente d'un bateau (25) acheté pour un usage personnel (26). Or, si cette inapplication était certaine, elle n'empêchait pas pour autant les juges du fond de prendre la Convention en considération pour rechercher le contenu de l'ordre public international français. Il est, en effet, tout à fait possible de dégager des valeurs d'ordre public international de dispositions qui ne sont pourtant pas applicables à la cause (27).
Il n'en demeure pas moins que la cour d'appel pouvait difficilement être suivie dans son raisonnement qui consistait à déduire de l'article 74 de la Convention de Vienne le caractère d'ordre public international du principe de réparation intégrale.
En effet, en consacrant l'obligation, pour la victime, de modérer son dommage (mitigation of damages) (28), la Convention de Vienne prévoit, elle-même, une exception au principe de réparation intégrale. Au demeurant, cette convention n'a, dans son ensemble, qu'un caractère dispositif étant donné que son application peut être volontairement écartée par les parties au contrat.
Le caractère intangible et absolu du principe de réparation intégrale pouvait donc difficilement être déduit de sa seule consécration par l'article 74 de la Convention de Vienne.

Ensuite, le caractère d'ordre public international du principe de réparation intégrale ne pouvait pas non plus être déduit du Règlement Rome II applicable par les juges français depuis le 11 janvier 2009.
Il est vrai que le projet initial prévoyait une clause spéciale destinée à écarter, au nom de l'ordre public international, toute loi étrangère qui "conduirait à l'allocation de dommages-intérêts non compensatoires tels que les dommages intérêts exemplaires ou punitifs" (29). Cette disposition a cependant été écartée du texte définitif. Celui-ci indique seulement, dans un considérant dénué de toute portée normative, que l'ordre public international peut s'opposer à des dommages-intérêts punitifs excessifs.

En définitive, ni le droit interne, ni le droit international ne permettaient aux juges du fond de conférer au principe de réparation intégrale le caractère d'ordre public au sens du droit international privé. C'est d'ailleurs ce qui explique que la Cour de cassation n'ait pas repris à son compte le raisonnement de la cour d'appel consistant à considérer le principe même des dommages-intérêts punitifs comme contraire à la conception française de l'ordre public international.
Cette tolérance à l'égard de cette institution doit, d'ailleurs, d'autant plus être approuvée que la notion de peine privée n'est pas étrangère à l'ordre juridique français.

B. La présence de peines privées au sein de l'ordre juridique français

Si l'on peut qualifier les dommages-intérêts punitifs de peine privée c'est non seulement parce qu'il s'agit "d'une sanction civile indépendante de toute idée réparatrice" mais également en raison de leur attribution "au profit exclusif de la victime qui peut, seule, en demander l'application" (30).
Cette deuxième caractéristique des dommages-intérêts punitifs est à la fois fondamentale et potentiellement problématique en ce qui concerne la question de leur compatibilité à la conception française de l'ordre public international.

Elle est, tout d'abord, fondamentale étant donné que c'est elle qui confère aux dommages-intérêts punitifs leur qualité de peine privée. Autrement dit, si les sommes n'étaient pas versées à la victime mais à l'Etat, on serait en présence d'une véritable sanction pénale. Or, les décisions rendues en matière pénale sont exclues du domaine de l'exequatur de sorte que la question de la conformité à l'ordre public international ne se poserait pas (31).

Elle est, ensuite, potentiellement problématique car le versement des dommages-intérêts punitifs à la victime risque de heurter le principe de prohibition de l'enrichissement sans cause. C'est d'ailleurs ce que n'a pas manqué de relever la cour d'appel pour affirmer la contrariété de la décision américaine à l'ordre public international français. L'arrêt attaqué énonce, en effet, qu'une "décision étrangère qui [...] alloue à titre de sanction une indemnité qui dépasse largement le prix du navire objet de la vente, permet à la victime de s'enrichir d'une manière telle que cet enrichissement est dépourvu de cause" (32).
Si l'on peut comprendre la logique suivie par les juges du fond (33), on ne peut pour autant totalement y souscrire. Considérer comme sans cause l'enrichissement de la victime revient en effet à nier purement et simplement la notion même de peine privée qui repose sur l'idée que le versement à la victime est justifié par la gravité de la faute à l'origine du dommage. Ainsi, ce qui pourrait potentiellement heurter l'ordre public international n'est pas le fait que l'enrichissement soit injustifié mais que sa cause -à savoir la punition de la faute- soit incompatible avec un principe fondamental et intangible du for (34).
Or, un tel principe est introuvable dans l'ordre juridique français. En effet, le droit français prévoit lui-même -ou permet aux contractants de prévoir- des mécanismes procédant de la notion de peine privée. Ainsi en est-il notamment de l'astreinte, des articles 792 (N° Lexbase : L9865HNP) et 1477 (N° Lexbase : L1700IEP) du Code civil qui privent l'auteur d'un recel de succession ou de communauté de sa part dans les biens recélés ou encore des clauses pénales que les parties peuvent être autorisées à insérer dans leurs contrats.

C'est donc à juste titre que la Cour de cassation a considéré que les dommages-intérêts punitifs n'étaient pas, dans leur principe, contraires à l'ordre public international français. Le principe de réparation intégrale n'a en effet qu'une valeur relative et l'on trouve, au sein même de l'ordre juridique français, d'autres formes de peines privées. Pour autant ceci ne signifie pas que la cour de cassation ait accordé un blanc-seing total aux dommages-intérêts punitifs. Si l'ordre public international tolère le principe des dommages-intérêts punitifs, il exige en revanche que leur montant soit proportionné.

II. La proportionnalité des dommages-intérêts exigée par l'ordre public international

La Cour de cassation affirme, certes, avec force qu'une condamnation à des dommages-intérêts punitifs n'est pas, en soi, contraire à l'ordre public international. Elle prend néanmoins le soin de tempérer cette tolérance en précisant qu'"il en est autrement lorsque le montant alloué est disproportionné au regard du préjudice subi et des manquements aux obligations contractuelles du débiteur". En d'autres termes, si les dommages-intérêts punitifs ne sont pas contraires à l'ordre public international dans leur principe, ils peuvent, en revanche, l'être dans leur montant.

La Cour de cassation ne se contente cependant pas d'affirmer cette exigence de proportionnalité. Elle indique également les deux critères au regard desquels elle doit être appréciée.

Selon les termes de l'arrêt, le montant des dommages intérêts punitifs doit, en premier lieu, être proportionné à la gravité du comportement répréhensible, c'est-à-dire, en l'espèce, au manquement aux obligations contractuelles. Ce critère est des plus logiques au regard du concept même de peine privée. La finalité première de ce mécanisme est, en effet, de punir, par un mécanisme autre qu'une sanction pénale, des comportements considérés comme dangereux pour la sécurité des individus, mais également de la société dans son ensemble.

Selon la Cour de cassation, le montant des dommages-intérêts punitifs doit, en second lieu, entretenir un rapport de proportion avec le préjudice effectivement subi par la victime. Ce critère paraît encore une fois assez logique. En effet, pour qu'il conserve une réelle utilité le mécanisme de la peine privée doit avoir une réelle autonomie par rapport à la sanction publique. Il serait sinon difficile de comprendre pourquoi cette sanction s'ajouterait à celles déjà prévues par le droit pénal. Il en résulte que les dommages-intérêts ne sauraient avoir pour seul but de punir un comportement sans avoir égard à son résultat, comme c'est le plus souvent le cas en droit pénal. Ils tirent nécessairement leur utilité propre, et donc leur légitimité, de leur double fonction : en plus de punir un comportement, ils permettent à la victime une meilleure réalisation de ses droits subjectifs (35). Il apparaît dès lors normal que l'étendue du préjudice tienne une place importante dans l'évaluation de leur montant.

L'exigence de proportionnalité et les critères permettant de l'apprécier sont donc en adéquation avec la nature même de l'institution des dommages-intérêts punitifs. En témoigne d'ailleurs le fait que les critères choisis par la Cour de cassation sont peu prou les mêmes que ceux retenus par la Cour suprême des Etats-Unis pour contrôler la proportionnalité des législations des Etats fédérés en la matière (36).
Par ailleurs, en dehors de ces considérations techniques, l'exigence, au nom de l'ordre public international français, d'une proportionnalité des dommages-intérêts punitifs trouve son fondement dans l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1372A9P). En vertu de cette disposition, les peines édictées doivent en effet être "strictement et évidemment nécessaires". Or, ce texte vise non seulement les sanctions pénales, mais également les sanctions administratives ou les peines privées telles que les dommages-intérêts punitifs (37).
Etant donné le caractère excessif et disproportionné des dommages-intérêts punitifs alloués au fabriquant du bateau, il était donc logique que la Cour de cassation confirme le refus d'exequatur de la décision américaine en raison de sa contrariété à l'ordre public international.

En fixant ainsi des critères précis, la Cour de cassation évitera sans doute que l'appréciation du caractère excessif des dommages-intérêts punitifs donne lieu à une trop grande casuistique. Cela lui permettra, tout en tenant pour acquises les constations de fait effectuées par les juges du fond, d'exercer un contrôle minimum quant à la proportionnalité des sommes allouées.
Pour autant, l'édiction de ces deux critères ne permet pas de lever toutes les incertitudes.
En effet, il ne faut pas perdre de vue que l'on se situe dans un contexte international en arrière plan duquel existe nécessairement un conflit de lois. Ainsi, se pose la question de savoir selon quelle loi la gravité de la faute et l'étendue du préjudice doivent être évaluées.
Concrètement, deux solutions s'offrent au juge : soit il apprécie ces éléments à l'aune des principes de la loi normalement applicable à la cause, soit il le fait conformément aux principes du for. Après analyse, on se rend compte qu'aucune de ces solutions n'apparaît pleinement satisfaisante au regard des principes qui régissent la compétence indirecte.

Apprécier la gravité de la faute et le préjudice selon les principes d'évaluation de l'ordre juridique de la loi normalement applicable reviendrait indirectement à réinstaurer un contrôle de la compétence législative pourtant abandonné depuis l'arrêt du 20 février 2007 (38). Par ailleurs, s'agissant de contrôler la conformité à l'ordre public international français, c'est en principe au regard des seuls concepts du for que la compatibilité de la décision étrangère doit être appréciée.

Pour autant, évaluer la gravité du comportement et l'étendue du préjudice selon les concepts français, afin de déterminer la proportionnalité des dommages-intérêts punitif, ne constitue pas non plus une solution idéale.
Il est en effet à craindre que les juges opèrent une comparaison entre les sommes qu'ils auraient octroyées et celles qui ont effectivement été allouées par la décision étrangère. Le risque est alors qu'ils ne se contentent plus de vérifier certains points de contrôle bien définis mais qu'ils apprécient la valeur de la décision étrangère en se livrant à un nouvel examen des éléments de fait et de droit jugés à l'étranger.
On se rapprocherait alors sensiblement d'un véritable pouvoir de révision au fond de la décision étrangère, quand bien même celui-ci n'aurait pas pour effet direct d'en modifier le contenu.
Ce risque a d'ailleurs très bien été perçu par les demandeurs au pourvoi qui, dans leur moyen, reprochent aux juges du fond de s'être livrés à une révision au fond de la décision américaine.
Le risque d'atteinte au principe de prohibition de la révision des jugements étrangers aurait d'ailleurs été d'autant plus évident si, comme le préconisent certains auteurs (39), le juge français n'avait accordé que partiellement l'exequatur en écartant de son domaine les seuls dommages-intérêts punitifs. En effet, sauf à procéder à découpage artificiel du dispositif de la décision américaine, on serait alors en présence d'un exequatur partiel réductif (et non sélectif) assimilable à une révision au fond du jugement étranger (40).

Afin d'éviter un tel retour au pouvoir de révision, il est donc à espérer que la Cour de cassation exigera que le montant des dommages-intérêts soit manifestement excessif au regard des critères mentionnés pour qu'une contrariété de la décision étrangère à l'ordre public international puisse être caractérisée.


(1) L'article 1371 de l'avant-projet "Catala" de réforme du droit des obligations prévoit, en effet, que "l'auteur d'une faute manifestement délibérée, et notamment d'une faute lucrative, peut être condamné, outre les dommages-intérêts compensatoires, à des dommages-intérêts punitifs".
(2) Sur lequel voir D., 2011, p. 24, obs. I. Gallmeister.
(3) En témoigne l'importante publicité (FS-P+B+R+I) que la Cour de cassation a entendu conférer à sa décision.
(4) Ces éléments ne figurent pas dans l'arrêt commenté mais dans celui de la cour d'appel de Poitiers attaqué par le pourvoi : CA Poitiers, 26 février 2009, JDI, 2010, p. 1229, note F.-X. Licari.
(5) Cass. civ. 1, 30 mars 2004, n° 02-17.974, F-P (N° Lexbase : A7525DBC), Prieur, Rev. crit. DIP, 2006, p. 870, note H. Gaudemet-Tallon ; JCP éd. G, 2006, 10134, note P. Callé ; JDI, 2006, p. 1377, note Ch. Chalas.
(6) Cass. civ. 1, 22 mai 2007, n° 05-20.473, F-P+B (N° Lexbase : A4843DWB), Bull. civ. I, 2007, n° 196.
(7) CA Poitiers, 26 février 2009, préc.
(8) On rappellera que, depuis l'arrêt du 20 février 2007 (Cass. civ. 1, 20 février 2007, n° 05-14.082, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2537DUI), JDI, 2007, p. 1195, note F.-X. Train ; Rev. crit. DIP, 2007, p. 420, note B. Ancel et M.-L. Niboyet ; D., 2007, p. 1115, note L. d'Avout et S. Bollée) "pour accorder l'exequatur hors de toute convention internationale, le juge français doit s'assurer que trois conditions sont remplies, à savoir la compétence indirecte du juge saisi, la conformité à l'ordre public de fond et de procédure et l'absence de fraude à la loi".
(9) C'est en raison de la nouveauté du moyen que la première chambre civile et non l'Assemblée plénière a été saisie du second pourvoi.
(10) Première branche du moyen.
(11) Deuxième et troisième branches du moyen.
(12) Quatrième branche du moyen.
(13) Cinquième branche du moyen.
(14) Voir, notamment, O. Boskovic, La réparation du préjudice en droit international privé, LGDJ, t. 407, 2003, n° 411 et "Les dommages-intérêts en droit international privé. Ne pas manquer une occasion de progrès", JCP éd. G, 2006, I, 163.
(15) Les dommages-intérêts punitifs (punitive damages) sont surtout présents en droit américain. Cette forme de sanction est néanmoins également connue d'un certain nombre de pays de l'Union européenne. Sur ces éléments de droit comparé voir F.-X. Licari, note précitée.
(16) Voir M.-N. Jobard-Bachelier et F.-X. Train, JCl. Droit international, Fasc. 534-2, spéc. n° 42.
(17) Voir J.-P. Gridel, La Cour de cassation française et les principes généraux du droit privé, D., 2002, p. 228.
(18) En matière contractuelle, le préjudice imprévisible est exclu du préjudice réparable. Pour autant cela ne signifie pas que le principe de réparation intégrale ne s'applique en la matière dans la mesure où les dommages-intérêts doivent permettre de compenser l'intégralité du préjudice considéré comme réparable.
(19) Voir, par exemple, Cass. civ. 1, 9 novembre 2004, n° 02-12.506, F-P+B (N° Lexbase : A8416DD3), Bull. civ. I, 2004, n° 264.
(20) C'est d'ailleurs le sens de la jurisprudence de la Cour de cassation qui admet la conformité à l'ordre public international des décisions étrangères qui accordent une réparation inférieure au préjudice réellement subi : jurisprudence constante depuis Cass. civ. 1, 30 mai 1967, Kieger, Rev. crit., DIP, 1967, p. 622, note P. Bourel.
(21) M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. 2, Responsabilité civile et quasi-contrats, PUF, 2007, p. 41.
(22) Voir M.-N. Jobard-Bachelier et F.-X. Train, op. cit..
(23)Voir CA Poitiers, 26 février 2009, préc..
(24) "Les dommages-intérêts pour une contravention au contrat commise par une partie sont égaux à la perte subie et au gain manqué par l'autre partie par suite de la contravention. Ces dommages-intérêts ne peuvent être supérieurs à la perte subie et au gain manqué".
(25) Article 2 d) : "La présente Convention ne régit pas les ventes de navire, bateaux, aéroglisseurs et aéronefs".
(26) Article 2 a) : "La présente Convention ne régit pas les ventes de marchandises pour un usage personnel, familial ou domestique".
(27) Voir M.-N. Jobard-Bachelier et F.-X. Train, op. cit., n° 44 et s..
(28) Article 77 : "La partie qui invoque la contravention au contrat doit prendre les mesures raisonnables eu égard aux circonstances, pour limiter la perte, y compris le gain manqué, résultant de la contravention. Si elle néglige de le faire, la partie en défaut peut demander une réduction des dommages-intérêts égale au montant de la perte qui aurait dû être évitée".
(29) Article 23 du projet de Règlement "Rome II", COM/2003/0427 final.
(30) A. Jault, La notion de peine privée, LGDJ, t. 442, 2005, n° 415.
(31) Elle ne se poserait d'ailleurs pas non plus si le juge français était directement saisi du litige en raison du principe d'inapplicabilité des lois pénales étrangères.
(32) Voir CA Poitiers, 26 février 2009, préc..
(33) En effet, comme le note A. Jault, op. cit., n° 286 et s., il s'agit du principal reproche adressé aux dommages-intérêts punitifs.
(34) Voir dans le même sens M.-E. Ancel, Contrefaçon internationale : le juge français face aux dommages intérêts punitifs étrangers, Cahier du droit de l'entreprise, 2007, n° 4, p. 51.
(35) Voir F.-X. Licari, note précitée.
(36) Ibid. L'auteur indique cependant que la Cour suprême des Etats-Unis retient un critère supplémentaire qui est celui de la prise en compte des sanctions civiles et pénales pour une conduite illégale comparable.
(37) Voir S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, t. 250, 1995, n° 208 et s..
(38) Voir supra note n° 8.
(39) Voir M.-E. Ancel, op. cit..
(40) Sur cette distinction voir J. Foyer, note sous CA Paris, 14 décembre 1971, Rev. crit. DIP, 1973, p. 703.

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