La lettre juridique n°345 du 9 avril 2009 : Sociétés

[Le point sur...] Limitation des indemnités versées aux dirigeants : l'épineux problème de la rétroactivité des décisions

Réf. : Décret n° 2009-348 du 30 mars 2009 (N° Lexbase : L0747IDZ) ; Cass. com., 10 février 2009, n° 08-12.564, M. Jean-Charles Mathey, F-P+B (N° Lexbase : A1362EDS)

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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

le 07 Octobre 2010

"La valeur d'un collaborateur est fonction du temps qui peut s'écouler sans inconvénient, entre un effort exceptionnel de sa part, et la rémunération de cet effort" (1). Cette phrase, Camille Cavallier, l'un des plus grands industriels français de la fin du XIXème siècle, pourrait replacer dans son contexte une partie du débat qui anime l'actualité juridique, s'agissant des indemnités de départ versées aux dirigeants.
Elle prend, en effet, un relief particulier quant au problème de la rétroactivité des décisions ou des mesures prises aux fins de diminuer ces rémunérations. Cette question, dont vient de connaître le juge de cassation dans un arrêt du 10 février 2009, le Gouvernement l'a, également, indirectement posée en édictant le décret du 30 mars 2009, relatif aux conditions de rémunération des dirigeants des entreprises aidées par l'Etat.
L'affaire soumise à la Cour de cassation soulevait, ainsi, le point de savoir dans quelle mesure l'annulation d'une prime de résultat, attribuée, mais non versée, au profit d'un président de directoire, pouvait être décidée par le conseil de surveillance. La réponse du juge, rendue au visa de l'article L. 225-63 du Code de commerce (2), pose le principe de l'impossibilité de donner un effet rétroactif à la délibération sans l'accord du dirigeant. Elle mérite, donc, d'être comparée avec les solutions du décret du 30 mars qui prévoit, dans son article 1er, une modification par avenant des conventions conclues avec la Société de prise de participation de l'Etat, afin d'assurer leur conformité aux nouvelles règles d'encadrement des rémunérations des dirigeants des sociétés soutenues par l'Etat. Les solutions retenues, dans les deux cas posent le problème de l'accord des intéressés aux modifications concernant leur rémunération, dont la Cour de cassation a rappelé le caractère obligatoire en cas de rétroactivité (I), alors que le décret est demeuré silencieux quant à l'éventualité d'un tel accord (II).

I - La rétroactivité des décisions : une jurisprudence complexe

La Chambre commerciale de la Cour de cassation, en rendant son arrêt du 10 février 2009 (A), résout partiellement (B) une jurisprudence rendue complexe par l'imprécision du jeu de la rétroactivité des décisions de modification ou d'annulation des rémunérations des dirigeants.

A - Le pouvoir de modification des rémunérations dans l'arrêt du 10 février 2009

Le 2 décembre 2005, le conseil de surveillance de la société NRJ Group révoque le président du directoire, M. M., et attribue à ce dernier une prime de résultat au titre des deux mois précédents. Cette prime, qui ne sera pas versée, fera ultérieurement l'objet d'une annulation par le conseil de surveillance, par une décision du 26 avril 2006. M. M. introduit, alors, un recours afin de voir condamner la société NRJ Group au paiement de la prime litigieuse, demande qui sera rejetée, en appel, par la cour d'appel de Paris le 11 décembre 2007 (3).

Le juge d'appel, pour refuser l'attribution de la prime, rappelle, d'abord, que, selon les motifs rapportés par la Cour de cassation, "la décision d'octroi comme d'annulation d'une prime de résultat, partie de la rémunération des membres du directoire, relève du pouvoir propre du conseil de surveillance et ne nécessite pas l'accord du bénéficiaire". En ce sens, la cour d'appel de Paris renvoie implicitement aux pouvoirs déterminés par l'article L. 225-63 du Code de commerce qui établit que la rémunération de chacun des membres du directoire est fixée par le conseil de surveillance. Cette position de principe s'inscrit, de la sorte, dans le fil d'une jurisprudence ancienne, bâtie dès 1985, qui reconnaissait le pouvoir, audit conseil, de revenir sur les délibérations fixant les rémunérations du dirigeant. C'est, en effet, par un arrêt de la Chambre commerciale du 16 juillet 1985 (4) que le juge du droit a pu décider qu'un conseil de surveillance avait valablement pu, quatre jours après avoir décidé d'une augmentation, revenir sur cette dernière et supprimer l'avantage salarial ainsi consenti (5).

Il demeure que, à la suite de la décision de la Cour régulatrice, la position des juges du fond a été marquée par une certaine ambiguïté. D'abord, parce que sur ce point, la cour d'appel de Paris avait, en 1982 (6) traité ce problème de la suppression des avantages salariaux sous l'angle de la rétroactivité, pour déclarer inopposable la décision du conseil d'administration d'un société anonyme privant un président du conseil d'administration du bénéfice d'une rémunération proportionnelle, six mois après son attribution. Cette notion de rétroactivité était-elle devenue inopérante à la suite de la décision de la Cour de cassation de 1985 ? On aurait pu le penser, à la réserve près que la même cour d'appel devait, en 2006, faire ressurgir cette notion et reprendre le raisonnement suivi en 1982 (7) en décidant que la modification ou la suppression de la rémunération ne pouvait "sauf accord de l'intéressé" avoir un effet rétroactif (arrêt, à notre connaissance, non soumis à la Cour de cassation).

L'arrêt rendu par la même cour, le 11 décembre 2007 -celui qui était soumis à la censure de la Chambre commerciale dans l'espèce commentée- devait ajouter un nouveau degré de complexité dans l'appréciation de la réduction de la rémunération des dirigeants. Ce dernier, en effet, laissait supposer, tout en reprenant la motivation de l'arrêt de 2006, que, lorsque la prime n'avait pas été versée, la décision d'annulation de l'augmentation n'était pas rétroactive. En effet, dans l'arrêt attaqué, la cour d'appel précisait, pour étayer sa motivation, que "la décision d'annulation peut être prise, sans qu'elle ait d'effet rétroactif, tant que la prime n'a pas été payée" (8).

B - La résolution, par la Cour de cassation d'une jurisprudence complexe

Les contours de cette jurisprudence, source évidente d'insécurité juridique, méritent, ainsi d'être résumés :
- la Cour de cassation permet au conseil de surveillance (la solution est transposable, selon les auteurs à la société anonyme classique) de revenir sur les augmentations de rémunération consenties dans un court délai (4 jours dans l'arrêt de principe) ;
- la cour d'appel de Paris subordonne, en revanche, l'opposabilité de cette réduction à l'accord de l'intéressé lorsque la décision est "rétroactive", c'est-à-dire, sans doute, à l'analyse des décisions précitées, lorsque le délai est plus long ;
- la même cour d'appel estimait, dans l'arrêt cassé, qu'il n'y avait pas rétroactivité lorsque la prime n'avait pas été versée.

La rétroactivité serait-elle appréciable, ainsi, ratione temporis et ratione materiae ? On comprend que la Cour régulatrice ait souhaité limiter la nouvelle distinction introduite par le juge du fond. Eut-il été possible, en l'espèce, de ramener la problématique à la recherche d'un équilibre entre la force de l'ordre public sociétaire et la force obligatoire des contrats ? Les règles du droit positif ne sont pas si simples : les rémunérations font, en fait, l'objet de négociations -on peut y voir une coloration contractuelle-, mais leur attribution est, en droit, le résultat d'une décision dans laquelle le bénéficiaire n'a pas à donner son accord.

L'arrêt de la Cour de cassation semble, ainsi, s'attacher à limiter les effets de cette interprétation de la notion de rétroactivité, tout en reprenant, par certains aspects, les motivations du juge du fond. En effet, elle décide "que le conseil de surveillance ne peut réduire rétroactivement la rémunération des membres du directoire sans l'accord de ceux-ci et qu'il importe peu à cet égard que les sommes dues au titre de cette rémunération n'aient pas encore été payées".

Sur ce dernier point, le juge du droit semble fixer une limite d'importance à l'interprétation factuelle : la rétroactivité s'apprécie en fonction de la décision, et non en vertu du constat, en fait, de la réalité des versements. Dans le même temps, il adopte, implicitement, la notion de rétroactivité, ce qui donne lieu à de nouveaux doutes. S'agit-il d'une évolution de la jurisprudence qui permettrait de considérer que toutes les décisions de réduction sont rétroactives (auquel cas l'accord de l'intéressé serait nécessaire), ou cette notion de rétroactivité relève-t-elle d'un constat matériel laissé à l'appréciation du juge du fond, variable selon les circonstances, et qui serait fonction du délai écoulé entre les deux décisions contradictoires ?

La décision commentée ne permet pas de répondre à la question. On pourrait y voir, comme à l'accoutumée, la marque d'une évolution prudente, susceptible de déboucher sur une construction juridique plus cohérente qu'auparavant. C'est, sans doute, le sens à donner, dans l'absolu, à cet arrêt, qui ne saurait qu'être approuvé. Cette prudence, en revanche, risque de susciter des interrogations d'envergure, dans un contexte où le Gouvernement impose, aujourd'hui, à certaines sociétés, de limiter les rémunérations de leurs dirigeants.

II - La question de la limitation des rémunérations après le décret du 30 mars 2009

Le décret du 30 mars 2009, en posant le principe de la limitation des rémunérations des dirigeants dans les entreprises aidées par l'Etat, renvoie, indirectement au pouvoir de décision aux organes des sociétés concernées (A). La question de la rétroactivité de ces décisions n'ayant pas été évoquée dans le texte, sa mise en oeuvre risque de rencontrer certains obstacles que pourraient éventuellement lever une intervention du Parlement (B).

A - Limitation des rémunérations des sociétés aidées et rétroactivité

L'article 1er du décret établit que, s'agissant des entreprises aidées par l'Etat dans le cadre de la crise financière, l'aide étant subordonnée à la conclusion d'une convention avec l'entreprise bénéficiaire, lesdites conventions, conclues "avant l'entrée en vigueur du présent décret [seront] modifiées par avenant afin d'assurer leur conformité" au droit positif. En pratique, donc, les entreprises aidées devront, par avenant, s'engager à mettre en oeuvre les principes de limitation des rémunérations prévues dans l'article 2 du décret.

Ce dernier établit, ainsi, que l'entreprise s'interdit d'accorder à ses président du conseil d'administration, directeur général, directeurs généraux délégués, membres du directoire, président du conseil de surveillance ou gérants :
- des options de souscription ou d'achat d'actions dans les conditions prévues aux articles L. 225-177 (N° Lexbase : L2678HW4) à L. 225-186-1 du Code de commerce ;
- des actions gratuites dans les conditions prévues aux articles L. 225-197-1 (N° Lexbase : L0798ICK) à L. 225-197-6 du Code de commerce.

Enfin, d'autres restrictions sont imposées, aux termes de l'alinéa 2 de ce même article 2 qui prévoit que : les éléments variables de la rémunération, sont autorisés pour une période déterminée qui ne peut excéder une année, en fonction de critères de performance quantitatifs et qualitatifs, préétablis et qui ne sont pas liés au cours de bourse. Les conventions prévoiront, également, que les éléments variables de la rémunération ne seront pas attribués ou versés si la situation de l'entreprise la conduit à procéder à des licenciements de forte ampleur.

On relèvera, d'emblée, que la mise en oeuvre de ces dispositions se fera par les organes des sociétés concernées. D'une part, elles s'engageront par convention envers l'organisme financeur (la Société de prise de participation de l'Etat) et, d'autre part, leurs organes compétents devront prendre les décisions de limitation des rémunérations. Ce double mécanisme laisse supposer que ces décisions risquent d'être soumises aux solutions dégagées par la jurisprudence. Dans le cas où des rémunérations interdites ou limitables en vertu du décret auraient déjà été décidées avant son édiction, et si des décisions les annulant devaient être analysées comme étant rétroactives, elles pourraient, alors, être inopposables aux intéressés à défaut de leur accord.

B - La solution au problème de la rétroactivité : l'intervention du Parlement

Différentes voies de raisonnement pourraient, cependant, être envisagées pour conclure à l'opposabilité des décisions de limitation ou de suppression des revenus intervenues après leur attribution.

La première voie tendrait à conclure à une interprétation restrictive des effets du texte : un décret ne pouvant être rétroactif, à la différence d'une loi, le texte du Gouvernement ne saurait disposer que pour l'avenir. Dès lors, il faudrait considérer que, seules les attributions de revenus postérieures au décret pourraient faire l'objet d'une limitation ou d'une annulation.

La deuxième voie s'appuierait sur le rejet de toute notion de rétroactivité en raison de la spécificité des décisions en cause. En effet, les incertitudes que la jurisprudence entretient quant à ce mécanisme peuvent être adroitement utilisées puisque, ce point a été souligné, la Cour de cassation a déjà reconnu la validité d'une annulation sans recourir à cette notion de rétroactivité. Il suffirait alors de considérer que les organes compétents exercent simplement les pouvoirs qui leur sont reconnus par le Code de commerce.

La troisième voie tendrait, enfin, à conclure que, le texte n'étant pas supplétif, les intéressés voyant leur liberté contractuelle limitée par une norme, ils seraient, en cas de rétroactivité, contraints par la norme d'accepter la limitation de leur rémunération en vertu d'une disposition qui est d'ordre public.

Envisagés cumulativement, ces arguments pourraient emporter la conviction selon laquelle, dans le cas des entreprises aidées par l'Etat, les restrictions aux rémunérations des dirigeants pourraient échapper à l'application de la jurisprudence de la Cour de cassation. Pris isolément, toutefois, aucun des points soulevés n'est susceptible d'emporter la conviction.

L'édiction d'une loi, expressément rétroactive, permettrait sans doute de lever les incertitudes qui viennent d'être soulignées. A l'heure où nous écrivons ces lignes, le Sénat vient d'adopter un amendement, dans le cadre du projet de loi de finances rectificative pour 2009, dans la nuit du mercredi 1er avril, tendant à élever les dispositions du décret (en les élargissant) au rang de dispositions législatives et le lendemain, cet amendement était adopté par la Commission mixte paritaire. Le sommet du G 20 par ailleurs, a établi, le 2 avril 2009, dans son communiqué (document disponible uniquement en anglais), le principe de l'adoption de normes limitant les rémunérations des dirigeants des organismes financiers. Ainsi, l'hypothèse de l'adoption d'un texte législatif, en remplacement du décret, n'est pas à écarter, ce qui permettrait, éventuellement de résoudre l'épineux problème de la rétroactivité, à tout le moins, si le législateur accepte de le prendre en considération.


(1) C. Cavallier, Sagesse du Chef, Paris 1926.
(2) C. com., art. L. 225-63 (N° Lexbase : L5934AIM) : "L'acte de nomination fixe le mode et le montant de la rémunération de chacun des membres du directoire".
(3) CA Paris, 3ème ch., sect. A, 11 décembre 2007, n° 06/20511, SA NRJ Group c/ M. Jean-Charles Mathey (N° Lexbase : A8615D3H).
(4) Cass. com., 16 juillet 1985, n° 83-17.416, SA de Conditionnement et de Distribution de Produits c/ Epoux Hudry, publié (N° Lexbase : A4412AAN), Bull. civ. IV, n° 217.
(5) La cassation partielle est ainsi prononcée aux termes de l'attendu suivant : "Attendu qu'en statuant ainsi alors que le conseil de surveillance a une compétence exclusive pour fixer le mode et le montant de la rémunération de chacun des membres du directoire par un pouvoir propre de décision, la cour d'appel a violé le texte susvisé".
(6) CA Paris, 28 juillet 1982, BRDA, 1982/20, p.19.
(7) CA Paris, 3ème ch., sect. B, 12 janvier 2006, n° 04/21881, SA Immobilière Gabriel Wattelez c/ Mme Gabrielle Roberte Wattelez (N° Lexbase : A9450DMX ; lire N° Lexbase : N4781AKB), RJDA, 5/06, n° 549.
(8) Elle ajoutera, enfin, ce qui se situe en dehors de la problématique traitée que "sauf abus du droit non invoqué en l'espèce, la décision unilatérale du conseil de surveillance est fondée sur les dispositions de l'article L. 225-63 du Code de commerce et n'a pas à être spécialement motivée".

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