La lettre juridique n°410 du 30 septembre 2010 : Pénal

[Jurisprudence] Coup de tonnerre sur la procédure pénale : le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution les dispositions relatives à la garde à vue de droit commun

Réf. : Cons. const., décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 (N° Lexbase : A4551E7P)

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N0999BQ3

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par Romain Ollard, Maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 23 Mai 2011

Un "coup de tonnerre" (1) vient de s'abattre dans le ciel déjà chargé de la procédure pénale française : le Conseil constitutionnel a, par la décision n° 2010-14/22 du 30 juillet 2010, déclaré non conformes à la Constitution les dispositions relatives à la garde à vue de droit commun (2). Mais, à y regarder de plus près, la solution rendue par les Sages de la rue de Montpensier est peut-être moins surprenante qu'il n'y paraît au premier abord, tant au regard de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'Homme -qui pose, dans les arrêts "Salduz" (3) et "Dayanan" (4), l'exigence de l'assistance effective d'un avocat pendant la durée de la garde à vue- qu'au regard de certaines décisions des juridictions du fond qui n'hésitent plus, désormais, à déclarer le régime des gardes à vue de droit commun contraire aux principes énoncés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (5). Si la solution était toutefois prévisible, elle n'en demeure pas moins remarquable quant à sa portée. Alors que la réforme de la procédure pénale, tant attendue et tant annoncée, semblait s'enliser dans les affres d'un jeu de réformes jugées prioritaires, cette décision va contraindre les pouvoirs publics à procéder, dans un délai d'un an, à une réforme en profondeur, sinon de la procédure pénale dans sa globalité, du moins de la législation relative à la garde à vue. La réplique des pouvoirs publics n'a d'ailleurs pas tardé puisque la Garde des Sceaux a déjà fait paraître, le 7 septembre 2010, un projet de loi "tendant à limiter et à encadrer les gardes à vue", projet ambitieux, qui semble même, sur certains points, aller au-delà des exigences posées par le Conseil constitutionnel dans la présente décision (6). Quant au domaine des dispositions étudiées, le Conseil constitutionnel devait, en premier lieu, examiner la recevabilité des questions prioritaires qui lui étaient soumises au regard de l'article 23-2, 2°, de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel (N° Lexbase : L0276AI3) qui prévoit que, "sauf changement de circonstances", le Conseil ne peut être saisi d'une disposition législative qui a "déjà été déclarée conforme à la Constitution". Sur ce fondement, il décide, d'abord, qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le régime de la garde à vue propre à la criminalité et à la délinquance organisées dès lors, d'une part, que les articles 706-73 (N° Lexbase : L8494IB9) et 63-4 (N° Lexbase : L0962DYB) du Code de procédure pénale ont déjà été déclarés conforme à la Constitution dans une décision du 2 mars 2004 (7) et, d'autre part, qu'aucun changement de circonstances en cette matière ne justifie un nouvel examen. En revanche, et alors même qu'une décision du 11 août 1993 a admis la conformité à la Constitution du régime de la garde à vue de droit commun (8), le Conseil n'en admet pas moins de réexaminer la constitutionnalité de ces dispositions au motif que, depuis lors, "certaines modifications des règles de la procédure pénale ainsi que des changements dans les conditions de sa mise en oeuvre ont conduit à un recours de plus en plus fréquent à la garde à vue et modifié l'équilibre des pouvoirs et des droits fixés par le Code de procédure pénale" (9). Plus précisément, le Conseil constate une diminution des procédures soumises à l'instruction préparatoire (moins de 3 % des affaires) au profit d'un recours accru à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures, en sorte que cette mesure est devenue la phase principale de constitution du dossier de procédure (10). En conséquence de ces "modifications des circonstances de droit et de fait", le Conseil constitutionnel estime que le réexamen de la constitutionnalité du régime de la garde à vue de droit commun est justifié.

Or, sur le fond et en second lieu, le Conseil déclare le régime en vigueur non conforme à la Constitution au motif que "la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ne peut plus être regardée comme équilibrée" (11). Sans doute le Conseil ne remet-il pas en cause le principe même de l'institution de la garde à vue, considérant que celle-ci demeure une mesure de contrainte nécessaire à certaines opérations de police et plus largement à la découverte de la vérité. Mais il n'en considère pas moins que les changements de circonstances de droit et de fait "doivent être accompagnées des garanties appropriées encadrant le recours à la garde à vue et assurant la protection des droits de la défense", ce qui n'est pas le cas, selon les Sages, en l'état actuel de la législation. Aussi, le législateur devra-t-il réformer, non seulement les règles relatives au recours à la garde à vue (I), mais encore et surtout celles relatives à la protection des droits de la défense (II), le Conseil estimant que la personne retenue contre sa volonté doit pouvoir bénéficier de "l'assistance effective d'un avocat" pendant la durée de la mesure.

I - L'inconstitutionnalité des règles relatives au recours à la garde à vue

Si la décision du Conseil constitutionnel constitue une avancée notable s'agissant des conditions du placement en garde à vue (A), elle peut en revanche paraître décevante quant à la question, fort controversée, du contrôle de la décision de placement en garde à vue (B).

A - Les conditions du placement en garde à vue

Le Conseil constitutionnel pointe d'abord du doigt le fait que, en l'état actuel de la législation telle qu'elle résulte des articles 63 (N° Lexbase : L7288A4P) et 77 (N° Lexbase : L8622HWA) du Code de procédure pénale, "toute personne suspectée d'avoir commis une infraction peut être placée en garde à vue [...] quelle que soit la gravité des faits qui motivent une telle mesure" (12). En d'autres termes, ce que le Conseil reproche à la législation actuelle relative au régime de la garde à vue de droit commun, c'est son domaine d'application illimité, là où la plupart de nos voisins européens subordonnent le placement en garde à vue à l'existence d'une infraction d'une certaine gravité (13). A cet égard, il faut noter que, quels que soient les projets de réforme envisagés, tous prévoient un seuil en-deçà duquel le placement en garde à vue est proscrit. Mais, si certaines propositions de lois entendent limiter le recours à la garde à vue aux délits punis d'une peine supérieure à cinq ans d'emprisonnement (14), le projet de loi tendant à limiter et encadrer les gardes à vue est bien moins ambitieux puisque pourront être placées en garde à vue les personnes soupçonnées d'un crime ou d'un délit puni d'une peine d'emprisonnement, la prolongation pouvant quant à elle intervenir pour les délits punis d'une peine supérieure à un an d'emprisonnement (15). Or, il est permis de se demander si ces prévisions permettront de parvenir à l'objectif affiché de "maîtriser les gardes à vue, en constante évolution depuis plusieurs années" (16), dès lors que ces dispositions n'ont en pratique pour effet que d'évincer les contraventions, tous les délits, ou presque, étant punis d'une peine d'emprisonnement.

Ce caractère exceptionnel de la garde à vue pourrait toutefois être obtenu par un autre biais, non point en exigeant un seuil de gravité des infractions pour lesquelles il est possible d'y recourir, mais en agissant sur les conditions de fond exigées pour procéder à un tel placement. En l'état actuel de la législation française, une personne ne peut être placée en garde à vue que s'il existe une ou plusieurs raisons de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction, là où l'article 5 de la CESDH (N° Lexbase : L4786AQC) n'exige pas une mais plusieurs raisons plausibles de nourrir de tels soupçons. Le droit français est donc aujourd'hui en-deçà des exigences conventionnelles, tant en son état actuel que dans le projet de loi tendant à limiter et à encadrer les gardes à vue (17). Toutefois, ce dernier projet se propose de faire de l'audition libre le principe, la garde à vue ne constituant que l'exception (18). Pour ce faire, le projet s'attache à encadrer plus strictement qu'aujourd'hui le recours à la garde à vue puisqu'il prévoit qu'il ne pourra être procédé au placement en garde en vue que s'il est nécessaire de garantir le maintien de la personne à la disposition des enquêteurs, d'empêcher qu'elle ne modifie les preuves matérielles, qu'elle ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ou encore qu'elle se concerte avec d'autres personnes susceptibles d'être ses coauteurs ou complices. Ce faisant, le projet viendrait briser la jurisprudence de la Cour de cassation qui, dans un arrêt remarqué du 4 janvier 2005, a éliminé l'exigence de nécessité du placement en garde à vue, pourtant exigée par les articles 63 et 77 du Code de procédure pénale, en décidant que "la décision de placer en garde en vue [...] relève d'une faculté que l'officier de police judiciaire tient de la loi et qu'il exerce, sous le seul contrôle du Procureur de la République" (19).

Toutefois, une chose est de poser des conditions destinées à restreindre le recours à la garde à vue ; autre chose est d'organiser un contrôle effectif exercé sur les conditions du placement en garde à vue. Or, sur ce point, la décision du Conseil constitutionnel peut paraître décevante.

B - Le contrôle de la décision de placement en garde à vue

Quant à l'autorité compétente pour exercer le contrôle de la décision de placement, le Conseil constitutionnel rejette le grief tiré de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L1332A99), selon lequel le procureur de la République, sous le contrôle duquel le placement en garde à vue est décidé, ne serait pas une autorité judiciaire indépendante (20).

A l'appui d'un tel rejet, le Conseil fait d'abord valoir que "l'autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet". L'argument paraît cependant bien faible en ce qu'il se fonde sur un critère purement formel, tiré de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature (N° Lexbase : L4885AGZ), selon lequel le corps judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet, et non sur un critère matériel fondé sur l'indépendance des magistrats chargés de contrôler le placement en garde à vue. Or, l'on sait qu'une telle position heurte de front la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme qui a jugé, dans le fameux arrêt "Medvedyev", que le procureur de la République n'est pas une autorité judiciaire au sens de la convention dès lors qu'il lui manque l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif (21). Les magistrats du parquet souffre, en effet, d'un déficit d'indépendance à l'égard du pouvoir politique, non seulement au regard de leur soumission hiérarchique au pouvoir exécutif (22), mais encore au regard des conditions de leur nomination (23). La solution du Conseil constitutionnel est d'autant plus décevante qu'elle conforte les pouvoirs publics dans leur volonté, déjà affichée, de ne pas réformer le statut du procureur de la République, en rompant le lien hiérarchique entre parquet et pouvoir exécutif (24). En ce sens d'ailleurs, l'article 73-8 du Code de procédure pénale tel que prévu par le projet de réforme vient confirmer que le contrôle de la garde à vue reste confié au procureur de la République et ce, ajoute l'exposé des motifs du projet de loi, conformément aux exigences constitutionnelles. Mais est-on sûr qu'une telle solution soit conforme aux exigences conventionnelles ?

Le deuxième argument avancé par le Conseil constitutionnel pour écarter le grief tiré de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution consiste, ensuite, à affirmer "que l'intervention d'un magistrat du siège est requise pour la prolongation de la garde à vue au-delà de quarante-huit heures". Mais l'argument est contradictoire avec le précédent. Car de deux choses l'une en effet. Soit, l'intervention du ministère public en tant qu'autorité judiciaire (premier argument) est suffisante comme organe de contrôle, et l'intervention postérieure d'un magistrat du siège pour la prolongation de la garde à vue devient dès lors inutile : si le ministère public est une autorité judiciaire, pourquoi prendre le soin de faire référence à l'intervention ultérieure d'un magistrat du siège ? Soit, l'intervention d'un magistrat indépendant est nécessaire au respect de la Constitution et, alors, elle devrait intervenir dès le placement en garde à vue et ce, d'autant que la Cour de Strasbourg a décidé, dans l'arrêt "Medvedyev", que si l'intervention d'un juge indépendant peut parfois être retardée, un tel retard doit être justifié concrètement par "circonstances tout à fait exceptionnelles" (25).

Mais si le Conseil constitutionnel se fonde notamment sur les dispositions relatives aux conditions du placement en garde à vue pour déclarer le dispositif légal contraire à la Constitution, c'est ensuite, et peut-être surtout, l'insuffisance des règles relatives à la "protection des droits de la défense" qui justifie sa décision d'inconstitutionnalité.

II - L'inconstitutionnalité des règles relatives à la protection des droits de la défense

Par cette décision, le Conseil constitutionnel décide que le régime de la garde à vue "ne permet pas à la personne interrogée, alors qu'elle est retenue contre sa volonté, de bénéficier de l'assistance effective d'un avocat ; qu'une telle restriction aux droits de la défense est imposée de façon générale, sans considération des circonstances particulières susceptibles de la justifier, pour rassembler ou conserver les preuves ou assurer la protection des personnes" (26). Si l'exigence de "l'assistance effective d'un avocat" mérite d'être saluée, on pourrait toutefois regretter le fait que le Conseil ait limité la portée de cette exigence à la seule garde à vue de droit commun (A), à l'exclusion du régime des gardes à vue dérogatoires, propres à la criminalité organisée (B).

A - Assistance effective d'un avocat et garde à vue de droit commun

En exigeant que la personne gardée à vue bénéficie de "l'assistance effective d'un avocat", le Conseil constitutionnel se situe dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme qui avait également, dans les arrêts "Salduz contre Turquie" (27) puis surtout "Dayanan contre Turquie" (28), posé une semblable exigence en se fondant sur l'article 6 § 3 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). L'alignement des jurisprudences est d'autant plus patent que, à l'instar de la Cour de Strasbourg, qui exige que les exceptions au principe de l'assistance d'un avocat soit justifiées par "des raisons impérieuses résultant des circonstances de l'espèce" (29), le Conseil décide que, si une restriction aux droits de la défense peut être prévue, elle ne saurait être "imposée de façon générale, sans considération des circonstances particulières susceptibles de la justifier, pour rassembler ou conserver les preuves ou assurer la protection des personnes".

Mais, la décision du Conseil constitutionnel n'en demeure pas moins incertaine quant à sa portée tant en ce qui concerne le moment de l'intervention de l'avocat qu'en ce qui concerne son rôle. Sur le premier point, l'exigence d'une "assistance effective" implique-t-elle une intervention de l'avocat dès le début de la garde à vue ? La Cour européenne pose très clairement le principe en décidant que la personne doit bénéficier de l'assistance de son avocat "dès le moment de son placement en garde à vue" (30). A cet égard, le droit français actuel pourrait paraître en conformité avec cette exigence puisque l'article 63-4 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0962DYB) dispose que la personne peut demander à s'entretenir avec un avocat "dès le début de la garde à vue". Mais c'est surtout quant au rôle assuré par l'avocat que la portée de l'exigence d'une "assistance effective" d'un avocat demeure incertaine. Ce terme, d'abord, doit-il être interprété restrictivement, comme visant uniquement l'office de défense et de conseil de la personne gardée à vue, ou au contraire largement, ainsi que le fait la Cour de Strasbourg dans l'arrêt "Dayanan", comme incluant la discussion de l'affaire, l'organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l'accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l'accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention ? Le droit français est bien loin de conférer un tel rôle à l'avocat, son "assistance" se limitant à l'heure actuelle à un entretien dont la durée ne peut dépasser trente minutes. La portée de la solution peut, ensuite, apparaître incertaine dès lors qu'il existe une multitude de degrés dans l'assistance, du simple entretien préalable à l'assistance de l'avocat pendant toute la durée de la garde à vue (31). En pointant du doigt le fait que la législation actuelle "ne permet pas à la personne interrogée, alors qu'elle est retenue contre sa volonté, de bénéficier de l'assistance effective d'un avocat", les Sages de la rue de Montpensier paraissent au minimum exiger la présence du conseil lors des interrogatoires. La Cour européenne des droits de l'Homme n'est, quant à elle, pas aussi affirmative sur ce point puisque l'arrêt "Dayanan" se contente de viser "la préparation des interrogatoires", et non l'assistance pendant les interrogatoires. Enfin, l'assistance effective d'un avocat implique-t-elle une communication du dossier à l'avocat, communication dont on sait qu'elle est l'une de leurs revendications principales ?

Devant tant d'incertitudes, on pourrait regretter le fait que le Conseil n'ait pas donné au législateur les clés de la réforme à venir de la garde à vue, en dégageant au moins des lignes directrices au regard des exigences constitutionnelles. Il est vrai que, ce faisant, les Sages restent cantonnés dans leur rôle, refusant de se substituer au législateur. Ce flou n'est cependant pas préjudiciable dès lors que le projet de réforme a pris le parti de retenir l'interprétation maximale, c'est-à-dire les solutions les plus favorables au respect des droits de la défense. Outre le fait que, comme en droit actuel, l'avocat pourra s'entretenir avec son client pendant trente minutes au début de la garde à vue puis au début d'une éventuelle prolongation de la mesure (32), le projet prévoit surtout que la personne gardée à vue pourra être assistée par son avocat lors des auditions et ce, dès le début de la mesure (33). Il prévoit encore un accès de l'avocat au dossier, lequel pourra désormais consulter le procès verbal de notification de placement en garde à vue ainsi que les procès-verbaux d'audition de la personne gardée à vue qui ont déjà été dressés (34). Encore faut-il noter qu'un tel accès restera la plupart du temps largement théorique, le dossier n'étant encore, à ce stade de la procédure, qu'en devenir et donc nécessairement incomplet.

Si de notables avancées dans la protection des droits de la défense au cours de la garde à vue peuvent ainsi être relevées, la question ne manquera toutefois pas de rebondir s'agissant de la nouvelle institution de "l'audition libre" prévue par un nouvel article 73-1 contenu dans le projet de loi. Ainsi que le soulève le rapport du groupe de travail sur les aspects constitutionnels et conventionnels de la réforme de la procédure pénale, "dès lors que les accusations justifiant la garde à vue et l'audition libre sont exactement les mêmes, il est difficilement compréhensible que les mêmes droits ne soient pas accordés au prévenu" (35). Cette mesure nouvelle est d'autant plus inquiétante que l'article 73-1 prévoit que l'officier de police judiciaire "reçoit le consentement de la personne à demeurer dans les locaux le temps strictement nécessaire [mais selon quels critères, sous le contrôle de quelle autorité ?] à son audition" sans que, pour autant, la personne librement auditionnée puisse bénéficier du régime protecteur de la garde à vue, notamment de l'assistance d'un avocat (36).

B - Assistance effective d'un avocat et garde à vue propre à la criminalité organisée

Le Conseil constitutionnel décide qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le régime de la garde à vue propre à la criminalité et à la délinquance organisées dès lors, d'une part, que les articles 706-73 et 63-4 du Code de procédure pénale ont déjà été déclarés conformes à la Constitution et, d'autre part, qu'aucun changement de circonstances en cette matière ne justifie un nouvel examen. Or, cette décision d'irrecevabilité des questions prioritaires relatives au régime des gardes à vue dérogatoires (37) peut paraître décevante, d'abord en ce que le dispositif actuel heurte la jurisprudence européenne selon laquelle une "restriction systématique" du droit pour le gardé à vue d'être assisté par un avocat "suffit à conclure à un manquement aux exigences de l'article 6 de la Convention" (38). Plus précisément, dans les affaires "Salduz" et "Dayanan", qui concernait d'ailleurs toutes deux des procédures exceptionnelles, la Cour européenne considère que, s'il est possible de restreindre le droit à l'assistance d'un avocat en garde à vue, "l'équité d'une procédure pénale requiert de manière générale [...] que le suspect jouisse de la possibilité de se faire assister par un avocat" (39) et, en conséquence, que les exceptions à ce principe doivent être justifiées par "des raisons impérieuses résultant des circonstances de l'espèce" (40). Or, le droit français actuel ne se situe assurément pas dans ce cadre puisqu'il pose des exceptions générales fondées sur des catégories abstraites d'infractions identifiées d'après leur gravité, et non sur des circonstances concrètes. D'ailleurs, l'arrêt "Salduz" condamne expressément une telle méthode abstraite en précisant, au contraire, que "c'est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible pour les sociétés démocratiques" (41). La méthode française paraît d'autant plus contestable que le régime actuel établit une corrélation entre la gravité de l'infraction et la durée de la privation de liberté. Or, la durée de la mesure ne devrait être dictée, non par la gravité de l'infraction, mais par la complexité de l'affaire, de sorte que le temps de la garde à vue devrait correspondre au temps nécessaire pour accomplir les actes destinés à la découverte de la vérité.

Cette décision d'irrecevabilité est d'autant plus regrettable que le Conseil disposait des instruments techniques pour réexaminer la constitutionnalité de ces dispositions dérogatoires. La présente décision du Conseil constitutionnel qui décide que le respect des droits de la défense implique "l'assistance effective" d'un avocat n'aurait-elle pas pu, en effet, être considérée en elle-même comme porteuse de circonstances de droit nouvelles, d'autant que le Conseil décide que si une restriction aux droits de la défense peut être prévue, elle ne saurait être "imposée de façon générale, sans considération des circonstances particulières susceptibles de la justifier" ? Or, l'énoncé de ce principe semble irrémédiablement frapper d'inconstitutionnalité le régime des gardes à vue dérogatoires. Bien plus, la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'Homme ne pouvait-elle être considérée comme véhiculant un changement de circonstances de droit justifiant le réexamen de la constitutionnalité des dispositions dérogatoires à la garde à vue de droit commun (42) ? Alors que la Cour européenne considère que plus le chef d'inculpation est grave, plus les droits de la défense doivent être respectés, le système français actuel consacre à l'inverse le principe selon lequel plus l'affaire est grave, moins l'avocat intervient au cours de la garde à vue. Il y a fort à parier que les juridictions du fond ne manqueront pas de soulever cette inconventionnalité manifeste et que les dispositions actuelles ne tarderont pas à remonter à Strasbourg...

En guise de conclusion, il faut envisager, au-delà du contenu de l'inconstitutionnalité, ses effets. Par la présente décision, le Conseil constitutionnel décide de différer l'abrogation des dispositions relatives à la garde à vue de droit commun au 1er juillet 2011 afin de laisser le temps au législateur de réformer la matière et, surtout, de ne pas créer un vide juridique préjudiciable pour l'ordre public (43). En conséquence, les placements en garde à vue effectués avant cette date ne pourront être contestés sur le fondement de l'inconstitutionnalité prononcée. Si la solution est compréhensible dès lors qu'il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de se substituer au législateur dans la création des normes juridiques et qu'une abrogation immédiate aurait effectivement entraîné de fâcheuses conséquences dans la lutte contre la criminalité, elle n'en encourt pas moins la critique. C'est là d'abord cautionner le fait que 700 000 gardes à vue environ (44) seront réalisées dans l'année à venir sur le fondement de dispositions dont l'inconstitutionnalité a pourtant été prononcée et ce, en méconnaissance, semble-t-il, du droit à un recours juridictionnel effectif tel que consacré par l'article 6 de la CESDH puisque cette décision interdit toute contestation des gardes à vue effectuées sur le fondement de l'inconstitutionnalité prononcée (45). C'est là ensuite exposer les gardes à vue à venir tant à des recours systématiques devant la Cour européenne des droits de l'Homme qu'à des décisions d'inconventionnalité prononcées par les juridictions du fond. Dans ces conditions, espérons simplement que les pouvoirs publics n'épuisent pas le délai qui leur a été octroyé par les Sages de la rue de Montpensier pour procéder à la réforme de la garde à vue de droit commun.


(1) Le Monde, 30 juillet 2010.
(2) V. les obs. de O. Bachelet, Gaz. Pal., 5 août 2005, p. 14.
(3) CEDH, 27 novembre 2008, Req. n° 36391/02 (N° Lexbase : A3220EPX), JCP éd. G, 2009, 104, n° 7, obs. Lecloux.
(4) CEDH, 13 octobre 2009, Req. n° 7377/03 (N° Lexbase : A3221EPY), JCP éd. G, 2009, Somm. 382.
(5) Pour faire le point sur la jurisprudence des juridictions du fond en la matière, v. A. Maron, M. Hass, Tandis que les gardes à vue explosent, la garde à vue implose... , DP, mars 2010, Dossier, n° 3, p. 10, avec de nombreuses décisions en annexe.
(6) Cf. communiqué de presse du ministère de la Justice et des Libertés, du 7 septembre 2010.
(7) Cons. const., 2 mars 2004, décision n° 2004-492, loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (N° Lexbase : A3770DBA).
(8) Cons. const., 11 août 1993, décision n° 93-326, loi modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du Code de procédure pénale (N° Lexbase : A8286ACU).
(9) Considérant n° 15.
(10) Considérant n° 16.
(11) Considérant n° 29.
(12) Considérant n° 27.
(13) Ainsi, en Allemagne, la mesure est-elle exclue lorsque la peine édictée pour l'infraction considérée est inférieure à six mois d'emprisonnement, de même que, en Espagne, elle est en principe exclue pour les infractions punies de moins de cinq ans d'emprisonnement (Sénat, Législation comparée, n° 204, La garde à vue, 31 décembre 2009).
(14) Propositions de lois n° 2356 et n° 2406 déposées le 24 février 2010 à la présidence de l'Assemblée nationale, et n° 286, enregistrée à la présidence du Sénat.
(15) Art. 73-4.
(16) Exposé des motifs du projet de loi tendant à limiter et à encadrer les gardes à vue.
(17) Art. 73-4. On notera, toutefois, par contraste, que l'article 73-1 du même projet de loi exige, pour l'audition libre, qu'il existe plusieurs raisons plausibles de soupçonner la commission d'une infraction, ce qui peut paraître incohérent car la critère du placement en garde à vue serait plus souple que celui de l'audition libre.
(18) Art. 73-1 du projet de loi tendant à limiter et à encadrer la garde à vue : "toute personne à l'encontre de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction, présumée innocente, demeure libre lors de son audition par les enquêteurs".
(19) Cass. crim. 4 janvier 2005, n° 04-84.876, F-P+F+I (N° Lexbase : A0950DGB), Bull. crim. n° 3 ; JCP éd. G, 2005, II, 10176, note Ph. Conte ; DP, 2005, comm. 49. V. toutefois contra, Cass. civ. 1, 25 novembre 2009, n° 08-20.294, F-D (N° Lexbase : A1611EPD), DP, 2010, comm. 11, qui décide que "c'est seulement pour les nécessités de l'enquête que l'article 63 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7288A4P) prévoit qu'un officier de police judiciaire peut placer une personne en garde à vue".
(20) Considérant n° 28.
(21) CEDH, gde ch., 29 mars 2010, Req. n° 3394/03 (N° Lexbase : A2353EUP), § 124. Adde, CEDH 10 juillet 2008 (5ème section) (N° Lexbase : A5462D98), D., 2009, J. 600, note J.-F. Renucci.
(22) V. art. 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 ; C. proc. pén., art. 30 (N° Lexbase : L0948DYR).
(23) Les magistrats du parquet sont nommés par le ministre de la Justice après consultation du Conseil supérieur de la magistrature (loi n° 93-952 du 27 juillet 1993 N° Lexbase : L8554IEK). Mais, si l'usage voulait que le Garde des Sceaux suive systématiquement l'avis du Conseil, la tendance s'est aujourd'hui inversée (v. Rapport d'activité annuel du CSM, 2007).
(24) V. en ce sens, les propos du Ministre de la justice (QE n° 34204 de Mme Bousquet Danielle, JOANQ 4 novembre 2008 p. 9472, Justice, réponse publ. 10 mars 2009 p. 2372 N° Lexbase : L2663IED) ainsi que le Rapport du Comité de réflexion sur la justice pénale, remis le 1er septembre 2009 au Président de la République et au Premier ministre, sur lequel lire nos obs., Projet de réforme de la procédure pénale : présentation du rapport définitif du comité de réflexion sur la justice pénale, Lexbase Hebdo n° 367 du 15 octobre 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N0886BMR).
(25) § 130.
(26) Considérant n° 28.
(27) CEDH, 27 novembre 2008, préc..
(28) CEDH, 13 octobre 2009, préc..
(29) CEDH, 27 novembre 2008, préc., § 35 ; CEDH, 13 octobre 2009, préc., § 30 et 31.
(30) CEDH, 13 octobre 2009, préc..
(31) Si cette dernière interprétation devait prévaloir, elle ne manquerait pas de soulever de délicats problèmes pratiques pour les petits barreaux qui devraient organiser des permanences mais aussi pour les avocats vivant de l'aide juridictionnelle.
(32) Art. 73-18.
(33) Art. 77-19. Ce même texte prévoit, toutefois, que l'officier de police judiciaire pourra, s'il estime que les nécessités de l'enquête justifient qu'il ne soit pas fait droit à cette demande, saisir le procureur de la République, lequel pourra décider, en raison des circonstances particulières, de différer la présence de l'avocat jusqu'à la douzième heure de la mesure.
(34) Art. 73-18.
(35) Rapport du groupe de travail sur les aspects constitutionnels et conventionnels de la réforme de la procédure pénale, § 30.
(36) A cet égard, l'avant-projet gouvernemental de réforme du Code de procédure pénale (cf. AJ pénal, 2010, p. 174), qui prévoyait que l'audition libre pourrait durer quatre heures au plus, pouvait paraître préférable.
(37) En matière de délinquance et de criminalité organisées, de terrorisme et de trafic de stupéfiants, l'intervention de l'avocat au cours de la garde à vue est systématiquement repoussée à l'issue de la quarante-huitième heure, parfois même de la soixante-douzième heure (C. proc. pén., art. 63-4, al. 7).
(38) CEDH, 13 octobre 2009, préc., § 33.
(39) CEDH, 13 octobre 2009, préc., § 30 et 31.
(40) CEDH, 27 novembre 2008, préc., § 35.
(41) CEDH, 13 octobre 2009, § 55.
(42) Il serait, toutefois, possible de se demander s'il ne s'agit pas là davantage d'un changement de circonstances nouvelles de fait dès lors que les décisions de la Cour européenne ne sont revêtues ni de l'autorité de la chose jugée ni de celle de la chose interprétée, ce qui n'aurait cependant aucune incidence sur la possibilité pour le Conseil de réexaminer les dispositions litigieuses puisque l'article 23-2, 2° de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, vise le "changement de circonstances", et non seulement le changement de circonstances de droit.
(43) Considérant n° 30.
(44) Nombre de gardes à vue effectuées au cours de l'année 2009.
(45) En ce sens, P. Cassia, Les gardes à vue particulières ne sont plus conformes à la Constitution, D., 2010, p. 1949.

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