La lettre juridique n°410 du 30 septembre 2010 : Éditorial

Vérité historique et Vérité politique : le rappel à l'ordre opéré par le juge

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Vérité historique et Vérité politique : le rappel à l'ordre opéré par le juge. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211190-verite-historique-et-verite-politique-le-rappel-a-lordre-opere-par-le-juge
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Chacun sait, depuis 2005 et le tollé suscité par le projet de loi visant à souligner le rôle positif de la colonisation dans les manuels scolaires, que l'Histoire appartient aux historiens et que Vérité historique et Vérité politique ne font pas bon ménage, malgré des lois mémorielles (la loi "Gayssot" de 1990 contre le négationnisme, celle du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien, et la loi "Taubira" du 21 mai 2001 qui reconnaît la traite esclavagiste "Atlantique" comme un crime contre l'Humanité) utiles pour défendre la mémoire des victimes. Deux écueils sont souvent cités à l'encontre d'une législation sur l'Histoire : la limitation de la liberté de recherche et l'anachronisme historique à vouloir juger rétroactivement un crime selon des valeurs et des concepts contemporains.

"Les événements effacent les événements ; inscriptions gravées sur d'autres inscriptions, ils font des pages de l'histoire des palimpsestes" écrivait avec justesse et en connaissance de cause, un brin chahuté par l'Histoire, le vicomte malouin dans ses Mémoires immémoriales.

On saura, désormais, à la lecture d'un arrêt de la cour d'appel de Limoges du 1er juillet 2010, sans doute passé trop inaperçu, que l'historien n'est pas non plus le dépositaire sacramentel de la Vérité historique et qu'il lui incombe de ne pas céder au syncrétisme, autant dire à la vulgate urbaine, afin d'illustrer un propos grave et nécessairement sensible quand il touche à la Collaboration et, indirectement, à la Shoah.

Le couperet est cinglant, mais il se doit de l'être quelle que soit l'opinion exprimée : le négationnisme comme la diffamation. Aussi, la liberté d'expression de l'historien n'est pas absolue et peut dégénérer en abus, source de responsabilité civile, en présence d'une dénaturation ou falsification des faits, voire d'une négligence grave dans la vérification des informations. Plus précisément, la légitime volonté de l'historien de rechercher les causes anciennes et profondes à un événement historique ne saurait l'exonérer de ses obligations d'illustrer son point de vue et de rédiger ses commentaires en se fondant sur des données objectives dont il a vérifié la source, surtout lorsqu'il fait incarner à une personne identifiée une attitude déconsidérée dans l'opinion publique et qu'il la relie, ne serait-ce qu'indirectement, à des actes de barbarie. En l'espèce, pour illustrer la collaboration économique entre la France et le IIIème Reich, l'historien prenait pour exemple Louis Renault, dirigeant de la célèbre entreprise éponyme.

Il faut dire que le "client" avait tout pour plaire : accusé à la Libération de "commerce avec l'ennemi", Louis Renault est mort des suites de son incarcération le 24 octobre 1944 et, le 1er janvier 1945, le Gouvernement provisoire de la République française prononçait la dissolution de la société Renault et sa nationalisation sous le nom de "Régie nationale des usines Renault". La petite histoire est connue de tous et répond à l'incontournable question : "dis papa, pourquoi l'Etat est-il actionnaire principal de Renault et s'amuse à fabriquer des voitures, alors qu'il ne s'agit pas d'une fonction régalienne ?" -je reconnais que la question n'est pas souvent posée dans les cours de récréation à l'inverse de : "qui c'est ce Guy Mocquet ?"-.

Le problème, c'est que l'exemplarité a rarement le droit de cité en matière d'Histoire ; tout simplement parce que l'Histoire est faite, relatée et interprétée par les Hommes. Il s'agit d'une matière pétrie d'humanité, qui, comme telle, souffre le subjectivisme, la recherche continuelle, la remise en question et l'explication permanente. Michelet et Chateaubriand n'ont pas la même lecture de l'Ancien régime et de la Révolution, pour autant, ni le fervent républicain et ni le légitimiste impénitent ne méritent l'opprobre ni le soupçon. Des lectures différentes des faits historiques sont nécessaires, pour autant que l'existence de ces faits ne soit pas éhontément remise en cause lorsqu'ils s'imposent d'évidence -d'où un sentiment partagé entre la valeur mémorielle de la loi "Gayssot" et celle de ses émules-.

Mais, pour revenir à notre homme présenté comme l'exemple du "collabo économique", là où le bât blesse, c'est qu'il fut jugé par l'opinion publique sans aucune autre forme de procès. Les motifs de l'incarcération sont aussi clairs que les conditions de détention et de torture de Louis Renault, que la période de l'épuration elle-même. Les motifs de nationalisation ne sont pas plus limpides. Pire, René de Peyrecave, directeur des usines sous l'Occupation, obtenait un non lieu, en 1949, "la justice admettant ainsi que les usines Renault n'avaient pas collaboré". On omettra de mentionner que Renault est le fabricant principal de matériel de guerre pour l'armée française et qu'en mai 1940, Louis Renault part aux Etats-Unis pour organiser la production de chars de combat en vue de lutter contre l'invasion allemande. Enfin, que loin de lui remettre la francisque, le gouvernement de Vichy le radiait de l'Ordre de la Légion d'honneur, alors qu'il était Grand-croix pour sa contribution à la victoire française en 1918. Décidément, l'Histoire s'écrit sur du papier déjà noirci...

Alors pourquoi nationaliser plus particulièrement Renault au sortir de la Guerre ? Stratégie militaire et économique pardi ! Nécessité fait loi... Nécessité fait l'Histoire. Et, dans cette affaire portée par les héritiers de Louis Renault à l'encontre de l'historien "peu précautionneux", ce que les juges condamnent c'est justement une Histoire illustrée par un historien trop proche de l'Histoire législative. Nul n'est censé ignorer la loi, pas même celle du 29 juillet 1967 qui reconnut le droit à l'indemnisation partielle de Jean-Louis Renault, unique héritier direct de Louis Renault vis-à-vis de biens personnels non industriels : la reconnaissance implicite d'une accusation trop rapide de l'homme, Louis Renault ; même s'il est inutile de nier la collaboration forcée des usines éponymes à l'effort de guerre allemand.

La collaboration économique, c'est d'abord l'Histoire d'une dette moyenne de 400 millions de francs par jour, l'équivalent de quatre millions de salaires journaliers d'ouvriers, auxquels il convient d'ajouter le service de travail obligatoire (STO) en Allemagne, soit 1,5 million de personnes. La collaboration économique, c'est encore l'Histoire d'une France qui, à la suite de la débâcle, a faim : un million de chômeur en octobre 1940 ; le gouvernement de Vichy autorise les entreprises françaises à accepter des contrats avec les Allemands et ce sont 125 000 chômeurs en 1942, le plein emploi en 1945. La raison économique fait froid dans le dos, mais l'Histoire se doit d'être froide pour ne pas paraître l'objet des passions ardentes, l'objet des manipulations partisanes.

Pour autant les juges du fond précisent que les articles 34, 31, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse, ne sont applicables aux diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des morts que dans les cas où leurs auteurs auraient eu l'intention de porter atteinte à l'honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants. La Vérité historique n'est pas l'affaire de l'intérêt particulier, mais celui de la collectivité. Une responsabilité collective sous l'Occupation à laquelle répond une responsabilité collective mémorielle qui se déclare incompétente (dixit la cour administrative d'appel de Bordeaux) et rejette la condamnation d'une société pour son rôle supposé dans la déportation de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; la compagnie n'ayant aucune autonomie face aux réquisitions forcées orchestrées par le gouvernement de Vichy. Ironie des circonstances, l'Histoire sera donc réécrite par un juge de Brooklyn qui a ouvert, dernièrement, une enquête sur la responsabilité de la compagnie ferroviaire dans la déportation de milliers de juifs français. Chacun aurait préféré, sans doute, que les américains se contentent de subventionner l'art et le patrimoine historique français (le château de Versailles pour ne citer que lui), et non tout simplement l'Histoire de France...

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