La lettre juridique n°293 du 21 février 2008 : Responsabilité

[Jurisprudence] L'éviction de l'article 1382 du Code civil parmi les règles de responsabilité du fait de l'expression

Réf. : Cass. civ. 1, 31 janvier 2008, n° 07-12.643, M. Stéphane Favier, F-P+B (N° Lexbase : A6112D47)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

Il est décidément des contentieux récurrents qui, en dépit des interventions répétées de la Cour de cassation, ne paraissent pas véritablement vouloir se tarir. Ainsi en est-il du refoulement de la responsabilité civile délictuelle pour faute de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) en cas de dommages causés par voie de presse lorsque les faits reprochés relèvent de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW). La question de principe, aujourd'hui bien connue, est la suivante : les abus de la liberté d'expression, prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881, peuvent-ils être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, lequel dispose que "tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer" ? En raison de la généralité des termes de l'article 1382 du Code civil, les juges n'ont pas hésité, dans un premier temps, à l'appliquer en cas d'abus de la liberté d'expression. Toutefois, ces derniers exigeaient que l'abus soit caractérisé. Une telle solution, appréhendée comme une menace à la liberté d'expression, fut vivement critiquée par une partie de la doctrine. Elle fut finalement remise en cause par deux arrêts du 12 juillet 2000, rendus par l'Assemblée plénière : opérant un revirement, les arrêts énoncent, en effet, que "les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être poursuivis et réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil" (Ass. Plén., 12 juillet 2000, 2 arrêts, n° 98-10.160, Consorts X. c/ Société Y. et autres N° Lexbase : A2598ATE et n° 98-11.155, Epoux X. c/ M. Y. et autres N° Lexbase : A2599ATG, Bull. civ. n° 8, D., 2000, Somm. p. 463, obs. P. Jourdain). La règle a été, ensuite, à plusieurs reprises, réaffirmée. Une incertitude paraît, cependant, exister quant à sa portée véritable. L'arrêt de la première chambre civile du 31 janvier dernier participe de ce débat et mérite, à ce titre, d'être signalé.

En l'espèce, dans des notes adressées au personnel d'un supermarché, le délégué syndical et le délégué du personnel du syndicat CFDT l'avaient informé des raisons pour lesquelles un membre du syndicat n'avait pas été choisi parmi les candidats aux élections. L'intéressé, se plaignant du contenu de ces écrits, avait fait assigner les syndicalistes sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. Les premiers juges, pour écarter la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action, avaient retenu que les propos litigieux constitutifs d'une diffamation n'avaient pas été tenus dans un lieu public.

Cependant, après avoir rappelé, sous le visa des articles R. 621-1 du Code pénal (N° Lexbase : L0962ABA), 23 et 65 de la loi du 29 juillet 1881, et 1382 du Code civil, que "les abus de la liberté d'expression, prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 et par l'article R. 621-1 du Code pénal, ne peuvent être poursuivis et réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil", la Haute juridiction casse l'arrêt rendu par la cour d'appel de Pau, aux motifs "qu'en statuant ainsi, quand bien même les destinataires des propos litigieux constituaient une communauté d'intérêt, circonstance étant de nature à écarter seulement la publicité, la cour d'appel a violé [les textes susvisés]". Et elle en déduit que "la prescription prévue par l'article 67 de la loi du 29 juillet 1881 n'a pu être interrompue par des actes fondés à tort sur l'article 1382 du Code civil".

On ne discutera pas ici de la solution quant au régime proprement dit de la loi du 29 juillet 1881, mais plutôt, sur le terrain de la responsabilité civile, de l'articulation des règles spéciales en matière de presse et des règles de la responsabilité pour faute de l'article 1382 du Code civil.

De la solution de l'Assemblée plénière du 12 juillet 2000, on avait pu déduire, par un raisonnement a contrario, que si les abus de la liberté d'expression n'étaient pas prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, alors ils pouvaient être poursuivis et réparés sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile pour faute, l'article 1382 du Code civil retrouvant en quelque sorte dans ce cas son empire. Mais, assez rapidement, la Cour de cassation a étendu l'éviction de l'article 1382 aux cas où les faits reprochés au défendeur n'auraient pas pu être punis ou poursuivis sur le fondement du texte spécial, dès lors qu'ils constituaient matériellement un délit de presse (Cass. civ. 2, 9 octobre 2003, n° 00-21.079, FS-P+B N° Lexbase : A7128C9U, Bull. civ. II, n° 293 et nos obs., La sanction des abus de la liberté d'expression, Lexbase Hebdo n° 94 du 13 novembre 2003 - édition affaires N° Lexbase : N9399AAD ; Cass. civ. 2, 20 novembre 2003, n° 01-16.787, F-P+B N° Lexbase : A1965DAZ, Bull. civ. II, n° 347 ; Cass. civ. 1, 12 décembre 2006, n° 04-20.719, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8999DS4, JCP éd. G, 2007, II, 10010). La Cour de cassation a même, ensuite, élargi la portée de la règle aux atteintes à la présomption d'innocence de l'article 9-1 du Code civil (N° Lexbase : L3305ABZ) (Cass. civ. 2, 8 mars 2001, n° 98-17.574, Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) c/ M. Godefroy, ès qualités de directeur de publication du journal La Grosse Bertha N° Lexbase : A4951ARS, Bull. civ. II, n° 46 ; Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n° 01-10.426, Société nationale de radiodiffusion Radio France c/ Mme Agnès Casero, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A0975DDH, Bull. civ. II, n° 387 ; voir cep., récemment, décidant que l'article 9-1 est de nature à exclure les dispositions de la loi 1881, Cass. civ. 1, 20 mars 2007, n° 05-21.541, Société Le Parisien libéré, FS-P+B N° Lexbase : A7425DUK, Bull. civ. I, n° 124) et à toutes les hypothèses où ces abus sont sanctionnés par un "texte spécial du Code pénal" (Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 00-16.934, FS-P+B N° Lexbase : A4796DBA, Bull. civ. II, n° 114), pour les cas de diffamation et d'injure, comme en l'espèce, non publiques. Une nouvelle étape a été franchie par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 27 septembre 2005 écartant la responsabilité civile pour faute de l'article 1382 du Code civil, alors même qu'aucun délit de presse ne serait caractérisé (Cass. civ. 1, 27 septembre 2005, n° 03-13.622, FS-P+B N° Lexbase : A5767DKS, Bull. civ. I, n° 438). L'arrêt avait, en effet, considéré que les abus de la liberté d'expression envers les personnes ne peuvent être poursuivis sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, sans plus viser les abus "prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881". Le feuilleton ne devait semble-t-il pas s'arrêter là, puisque, par la suite, la Cour de cassation avait repris la formule de l'Assemblée plénière du 12 juillet 2000 -et donc la limitation qu'elle contient à l'éviction de l'article 1382- (Cass. civ. 1, 7 février 2006, n° 05-10.309, F-P+B N° Lexbase : A8537DM7, Bull. civ. I, n° 57, JCP éd. G, 2007, II, 10010), avant, de nouveau, d'exclure l'application de ce texte sans se référer aux délits de presse et dans des hypothèses dans lesquelles aucun d'eux n'était caractérisé (Cass. civ. 2, 25 janvier 2007, n° 03-20.506, FS-P+B N° Lexbase : A6729DTE, Bull. civ. II, n° 19, RTDCiv., 2007, p. 354, obs. P. Jourdain).

On comprend mieux, dans ces conditions, l'intérêt que présente l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 31 janvier dernier : il paraît, à nouveau, faire "marche arrière" et cantonner l'exclusion du jeu de l'article 1382 du Code civil en matière d'expression au cas dans lequel les abus de la liberté d'expression en cause seraient tout de même prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. A suivre donc...

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